David Madore's WebLog: Ma « phobie » des lieux industriels abandonnés

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(lundi)

Ma « phobie » des lieux industriels abandonnés

Le mot phobie est galvaudé et je l'utilise à la légère, et les lieux industriels abandonnés ne décrivent pas parfaitement bien ce dont je veux parler, donc le titre de cette entrée est merdique, mais peu importe. J'essayais de décrire à une amie cette angoisse que je ressens parfois, et je me suis rendu compte que c'était assez compliqué. Elle semble provoquée par une combinaison de trois facteurs :

  • Un endroit abandonné. Mais en fait il n'a pas besoin d'être réellement abandonné, il suffit qu'il donne l'impression de l'être, ou qu'il soit simplement désert ou isolé.
  • Des bâtiments industriels (usine, hangar, etc. ; mais aussi : ponts et tunnels, gares, stations de métro, aéroports, phares, etc.). Ou surtout, des styles archicturaux apparentés à, ou rappelant, ce type de bâtiments. Typiquement, le style révolution industrielle, constructiviste soviétique ou évidemment surtout brutaliste.
  • Une taille (des bâtiments) qui écrase la taille humaine.

Aucun de ces critères n'est exact, et mon analyse est sans doute approximative : je ne sais pas exactement ce qui provoque cette sensation d'angoisse ; l'éclairage joue sans doute aussi un rôle considérable. Ce qui est sûr, c'est que je ne ressens pas d'anxiété particulière devant des ruines antiques même si je les imagines abandonnées et éclairées par la pleine lune (bon, peut-être que si elles sont immenses ça commence à marcher) ; même l'idée d'un cimetière abandonné me fait moins d'effet. Les tableaux de Caspar David Friedrich (lien Google images pour les incultes flemmards ☺️) me touchent énormément, mais ce n'est pas la même chose — ou plus vraisemblablement, c'est une combinaison de choses, ayant certains ingrédients en commun avec ce dont je parle ici, mais qui n'est pas la même.

La sensation elle-même est bizarre. Il s'y mêle certainement une composante de vertige. D'ailleurs, comme pour le vertige, la peur est étrangement proche de la fascination, et j'aime souvent bien regarder des images (sur un écran, ou imprimées) d'endroits qui, dans la réalité, me feraient peur. Par exemple, cette photo d'une espèce de Fort Boyard au Daghestan ou encore celle-ci de la jetée ouest abandonnée de Brighton me paraissent très belles, mais dans en vrai je n'oserais pas m'en approcher (et l'idée de nager à proximité est tout bonnement terrifiante). Une autre composante de ma peur est certainement l'idée de me retrouver coincé sans qu'il y ait qui que ce soit pour m'aider, mais ce n'est ni aussi précis ni aussi matériel, c'est une angoisse un peu existentielle. Peut-être aussi la peur de remuer le passé.

Dans la réalité, j'ai ressenti cette angoisse à différents endroits et à différents niveaux, pas toujours de façon très logique. Par exemple, une fois ici à Paris [lien réparé] où je me baladais avec mon poussinet la nuit (nous cherchons à comprendre une bizarrerie géographique), à pied sur la piste cyclable : tout l'endroit est vraiment désagréable (ou en tout cas, l'était alors), c'est une sorte de quartier entier de Paris qui est un gigantesque échangeur routier, traversé par cette piste cyclable qui mène directement à Ivry sans aucune possibilité de s'arrêter avant, nous étions un peu perdus là-dedans, mais finalement coincés entre l'espèce d'autoroute d'un côté, la Seine de l'autre, et le périphérique sur nos têtes, je ne sais pas pourquoi, ce que je trouvais le plus sinistre, c'était ces lampes au-dessus de nous qui évidemment ne marchaient pas. • J'ai aussi ressenti cette peur quand nous étions à Berlin alors que nous étions entrés dans l'aéroport de Tempelhof qui était inexplicablement ouvert mais désert, et j'ai dû sortir rapidement. Ou encore, quand nous étions à Hambourg il y a deux ans, au moment de descendre prendre le tunnel sous l'Elbe, qui n'est pourtant pas abandonné (je ne suis même pas allé jusqu'au tunnel : j'ai préféré arrêter quand j'ai vu l'entrée mais d'en haut). • Et à un niveau bien moindre, mais néanmoins sensible, hier je passais à Lyon devant ce lycée à l'architecture si gracieuse, il n'est pas abandonné, il était juste désert parce que nous étions un dimanche en juillet, mais je retrouvais bien le genre de malaise dont je parle ici — disons que je ne pourrais certainement pas y rentrer de nuit.

C'est ironique, parce que je serais a priori intéressé par l'« exploration urbaine », mais dans les faits, cette sorte de phobie, combinée avec la peur un peu plus rationnelle de me retrouver perdu ou coincé, me l'interdit complètement. La phobie dont je parle recouvre même assez précisément ce que les gens qui font de l'exploration urbaine doivent trouver intéressants. Par exemple, il y a dix ans, quand j'étais (enseignant) à l'ENS, je me suis aventuré, de nuit, avec mon poussinet (qui n'était pas encore mon poussinet) et un autre copain, dans les bâtiments de physique de l'ENS, lesquels sont un peu un peu un parc d'exploration en eux-mêmes, et nous avons fini par trouver un endroit qui était quasiment mythique dans le folklore normalien : un puits qui descend bien plus bas que le dernier sous-sol, et qui mène à une petite salle construite très profondément pour être à l'abri des rayons cosmiques. Tous les ingrédients réunis pour faire peur : le sous-sol poussiéreux et quasi abandonné d'un bâtiment des années '30, un monte-charge cassé depuis une éternité dont la légende dit que quelqu'un y est mort, une échelle avec garde-corps qui donne le vertige et descend dans les entrailles de la terre, plus de courant depuis peut-être un demi-siècle… Bref, je n'y suis pas descendu, mais mes copains, si. Et maintenant je le regrette un peu. ☹️ Je regrette en tout cas de ne même pas avoir pris une photo, ou noté plus de détails.

Toujours est-il que je ne suis pas le seul à avoir une « phobie » de ce genre : voir par exemple cet article de blog, ou encore cette page de discussion (il y a beaucoup d'endroits où on parle de peur des endroits abandonnés, mais les deux liens que je viens de donner me semblent un chouïa plus précis en direction de ce que je ressens — la peur des structures industrielles abandonnées, alors que par exemple cette litste de photos ne me fait globalement pas le même effet). Et comme je disais que cette phobie contient aussi une part de fascination, la fascination est sans doute encore plus répandue : le site Urban Ghosts, par exemple, a l'air largement consacré à des photos de lieux abandonnés (voire, des images de synthèse et vues d'artistes).

Bien sûr, grâce à la magie de Google images, on peut trouver plein d'images intéressantes : celles pour urban exploration collent globalement assez bien avec ce qui me fait peur (et me fascine à la fois), et on peut chercher des choses plus précises : abandoned factory, abandoned power station, abandoned metro station, abandoned bridge (voir aussi cette page), abandoned tunnel, etc. (Comme je le disais plus haut, le fait que les endroits soient réellement ou complètement abandonnés n'est pas un critère absolument nécessaire pour m'inquiéter, mais c'est évidemment plus facile à rechercher sur Google images.) • Allez savoir pourquoi, les piscines abandonnées, qu'elles soient vides ou remplies d'une eau verdâtre, me semblent aussi particulièrement effrayantes (voir aussi ici).

Ajout () : l'entrée Kenopsia du Dictionary of Obscure Sorrows recouvre au moins en partie ce que je décris ici.

Ajout : cette entrée ultérieure est plus ou moins une suite (et dans une certaine mesure, une correction) de celle-ci.

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