Je recopie/complète/paraphrase ici ce que j'ai écrit sur un forum de discussion ailleurs.
Pour une raison bien mystérieuse, beaucoup de gens se mettent à
parler, en français et en anglais, de mots dérivés de
l'arabe جِهَاد
(ǧihād), signifiant quelque chose comme effort
. La
première lettre de ce mot est ‘ج’ (ǧīm, en Unicode U+062C ARABIC
LETTER JEEM), et le mot est généralement rendu en anglais
comme jihad
, et en français comme jihad
ou djihad
. Pourquoi ce ‘d’ initial, et comment faut-il
transcrire cette lettre ou ce mot ?
Pour ce qui est de la translitération, différents standard existent. Si on regarde ce tableau récapitulatif (globalement, ce site est très précieux pour comparer les translitérations de toutes sortes de langues), on voit que le ‘ج’ est rendu comme : ‘ǧ’ en DIN-31635 et ISO-233, ‘j’ dans la transcription des Nations-Unies et celle de la Bibliothèque du Congrès, et ‘dj’ dans celle de l'Encyclopædia of Islam (deuxième édition).
Différentes prononciations existent aussi. (Pour ceux qui ne
connaissent pas l'alphabet phonétique, ce que je note [ʒ] dans ce qui
suit est le son de la consonnne du mot français jeu
, tandis que
[dʒ] est ce qu'on entend avant et après la voyelle dans
l'anglais judge
, et [g] est la consonne du mot
français ou anglais gay
.) Globalement, de ce que je comprends,
et peut-être de manière simplifiée, le ‘ج’ arabe est prononcé [dʒ] en
Arabie, [ʒ] en Syrie et Jordanie, et aussi au Maroc, [g] en Égypte
(cf. le nom du
cryptosystème ElGamal,
pour الجمل
(al-ǧamal), le nom du monsieur qui l'a
inventé, litéralement le chameau
). Plusieurs
prononciations existent en Algérie (peut-être bien les trois), et en
plus, ça dépendra du type d'arabe (classique ou dialectal, mais la
prononciation de l'un peut déteindre sur l'autre) et peut-être du
registre de langue. L'Assimil
arabe (qui prétend enseigner
l'arabe
standard moderne) prononce [ʒ].
Historiquement (à l'époque coranique et classique), il semble que c'était un [ɟ], c'est-à-dire une occlusive palatale voisée, un son pas super facile à expliquer (il y a un enregistrement sur l'article Wikipédia que je viens de lier), qui est susceptible de pas mal de variabilité, et que des gens peuvent entendre de différentes manières, mais en gros c'est le ‘gy’ du hongrois. Il n'est pas très surprenant que ce son ait pu glisser soit vers [dʒ], soit vers [ʒ], soit vers [g], ou les trois à la fois. De façon encore plus ancienne (en proto-sémitique), c'était probablement, et logiquement, un [g].
Je ne sais pas comment le calife autoproclamé prononce quand il lit le Coran. Je n'ai pas essayé de lui écrire pour lui demander, mais je soupçonne que ce serait une Mauvaise Idée®.
Mais alors, que vaut-il mieux faire quand on importe un mot arabe en français ?
Pour ce qui est d'une translitération fidèle (j'ai
déjà écrit ce que je pensais en général
ici), je trouve qu'ISO-233-2 (utilisée par
la BNF
et documentée
ici) est la meilleure, et la lettre est alors notée ‘ǧ’, donc par
exemple, ǧihād
. Cette transcription ‘ǧ’ a l'avantage de rendre
assez bien compte à la fois de la multiplicité des prononciations et
de l'historique de la lettre. (Elle a, en revanche, l'inconvénient de
se confondre facilement avec le ‘ğ’ du turc, qui n'a rien à voir et se
prononce en allongeant la voyelle qui précède, comme dans le nom du
président-bientôt-à-vie de la Turquie, Erdoğan. Si vous avez du mal à
voir la différence, sur le ‘ǧ’ de la transcription arabe il y a
une sorte de petit
‘v’ tandis que sur le ‘ğ’ turc il y a
une sorte de petit
‘u’)
Quand on ne peut pas transcrire ‘ǧ’, et il faut admettre que ce
n'est pas forcément évident à taper ou à typographier (notamment dans
les provinces reculées où la lumière bienfaisante d'Unicode n'Éclaire
pas encore le monde), je trouve que ‘j’ est un succédané acceptable.
Il est utilisé par des standards respectables, il ne prête pas à
confusion, et il permet assez bien d'imaginer que les deux
prononciations [dʒ] et [ʒ] existent. Il y a bien des langues où on
transcrit ‘j’, y compris en français, le son [dʒ] : le
japonais[#], par exemple. De
même, si on ne peut pas noter ‘ā’, taper ‘â’ est un remplacement
raisonnable, et on peut donc écrire jihâd
. • À la limite, on
pourrait aussi transcrire ‘g’ sans diacritique, comme c'est déjà fait
dans différents cas, comme Alger
pour الجزائر
. • En revanche, ‘dj’ est
complètement merdique comme transcription, notamment parce qu'il
s'agit d'une unique consonne en arabe alors que la combinaison dāl+ǧīm
est possible (au moins en théorie ; je ne sais pas si elle se produit
effectivement sans voyelle[#2]),
et aussi parce que ça interdit qu'on puisse imaginer plusieurs
prononciations.
[#] Et je ne vois pas
des gens proposer d'écrire djudo
(ou djoudo
) pour éviter
que les français prononcent [ʒydo] l'art martial
que, pour une fois, ce sont les anglophones qui prononcent de façon plus
proche de l'original.
[#2] C'est très
difficile à trouver, faute de dictionnaire arabe en ligne qui ne soit
pas merdique. Je crois que le verbe de
radical د-ج-ل (d-ǧ-l),
soit دَجَلَ
(daǧala), mentir (enfin, il a
menti
), donne à l'inaccompli يَدْجُلُ
(yadǧulu), il ment
. Mais il semble que ce verbe sert surtout
sous sa forme dérivée II دَجَّلَ
(daǧǧala, de même
sens), qui elle doit donner يُدَجَّلُ
(yudaǧǧalu),
donc sans la combinaison dǧ
que je cherche. Sinon, mon
Bescherelle des verbes arabe liste un
radical د-ج-و (d-ǧ-w),
soit دَجَا
(daǧā), qui donnerait à
l'inaccompli يَدْجُو
(yadǧū), mais ils n'en donnent
pas le sens et je ne l'ai trouvé dans aucun dictionnaire, donc je ne
sais pas si c'est une invention. (On devinera au passage que la
grammaire arabe m'a
inspiré ici.)
Je suppose que la transcription ‘j’ a été surtout introduite par
des anglophones, qui préfèrent logiquement la lire [dʒ] d'autant que
le [ʒ] seul est rare en anglais (et n'a pas vraiment d'orthographe
standard : on le trouve orthographié ‘s’
dans pleasure
et
dans vision
, mais ‘z’
dans azure
). Je me demande si les français ne
sont pas tentés demettre un ‘d’ devant juste pour reproduire la
prononciation anglaise (qui, comme je l'ai expliqué,
est valable, mais en aucun cas la seule possible).
J'ai remarqué en tout cas que c'est ce qui s'est passé s'agissant de la lettre persane ژ (U+0698 ARABIC LETTER JEH), transcrite ‘ž’ dans les bonnes transcriptions, qu'on trouve par exemple dans le nom du président Aḥmadīnežād [je ne suis pas sûr de la transcription DIN-31635, qui serait sans doute la meilleure parce que ISO-233-3 a l'air cassé]. Cette lettre persane se prononce [ʒ], et les anglais arrivent quand même à la transformer en [dʒ] parce qu'ils n'ont pas l'habitude du [ʒ], du coup on trouve ce nom transcrit Ahmadinejad et prononcé avec [dʒ], y compris par des francophones qui reprennent ainsi la bizarrerie des anglophones (alors qu'en français, même si on transcrit « Ahmadinejad », il n'y a pas de raison de lire [dʒ]). Même si en arabe ce n'est pas aussi critiquable puisque le ǧīm peut effectivement se dire [dʒ], je soupçonne quand même que le même mécanisme a pu jouer.
Pour la prononciation en français comme pour l'orthographe, le
français est de toute façon incohérent dans sa façon de rendre les
mots arabes. Mais on dit algèbre
pas aldjèbre
, Alger
pas Aldjer
, une orange
pas une orandje
, un tajine
pas un tadjine
,
et l'hégire
pas l'hédjire
, donc à chaque fois [ʒ] et pas
[dʒ]. À cause de tous ces exemples, je trouve plus raisonnable de
s'en tenir à [ʒ], même s'il est vrai que pour un ǧinn (jinn ? djinn ?)
cela va à l'encontre de l'habitude. (Apparemment, c'est Victor Hugo
qui a popularisé ce mot, au moins en France, à travers
son célèbre
poème : a-t-il été peut-être influencé par une traduction anglaise
des Mille et Une Nuits ? que je sache,
Galland écrit toujours génie
pour rendre l'arabe al-ǧinn. D'un
autre côté, Hugo écrit avant la célèbre traduction anglaise
par Edward
Lane.) En tout état de cause, je propose de
transcrire jihâd
ou même gihâd
si on ne peut pas
écrire ǧihād
, et de prononcer [ʒ] en français (mais quand même
[dʒ] en anglais).