David Madore's WebLog: Sur le mythe des contrats librement consentis

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(vendredi)

Sur le mythe des contrats librement consentis

Je ne parle pas souvent politique sur ce blog, et je n'aime pas trop ça, mais ce qui suit est un point auquel je pense souvent, et comme une discussion récente sur Twitter (qui est partie de la question de savoir si les pilotes de course moto ont des clauses dans leur contrat leur interdisant de rouler à moto sur route, et si une telle clause serait légitime et/ou permise par le droit français) m'a amené à m'exprimer à ce sujet, je vais essayer de rassembler mes idées un peu mieux (c'est-à-dire plus longuement) qu'une collection de tweets ne le permet. Si vous voulez juste le résumé, lisez les points énumérés en caractères gras ci-dessous.

Le sujet concerne les contrats, au sens juridique, et surtout au sens de la philosophie du droit qui les sous-tend. Ce que je veux dénoncer, et cette dénonciation devrait être un grand enfonçage de portes ouvertes à la hache bénie +2 trempée dans la potion de banalité, c'est l'idée des contrats librement consentis par les contractants et l'argument complètement bullshitesque si tu n'es pas content, il ne faut pas signer.

De quoi est-ce que que je parle ? Il existe une philosophie politique, parfois connue sous le nom de libéralisme mais comme ce mot désigne tout et n'importe quoi il faut peut-être l'éviter ou le qualifier comme libéralisme classique à la Locke, Smith et Bastiat, que je me permet de simplifier au point de la caricature en le résumant ainsi : primo, le but de l'État est (uniquement) de préserver la paix entre individus (i.e., l'absence de violence) et de leur garantir la vie, la liberté, et la propriété (qui est conçue comme une extension de la liberté en ce qu'elle est le terrain sur lequel s'exerce la liberté), et secundo, toute construction sociale doit passer par des échanges entre individus, librement consentis parce que mutuellement bénéfiques, et codifiés sous forme de contrats, qu'il est donc du devoir de l'État de faire appliquer (au travers d'un système juridique et notamment de cours de justice capables de faire usage du monopole de la violence légitime dont dispose l'État pour régler les différends et tenir chacun des contractants à ses obligations).

Un contrat, donc, c'est un document légal (normalement écrit et signé, mais peu importe, le système juridique définira une façon de vérifier le consentement) par lequel deux parties ou plus choisissent librement de se donner des obligations réciproques (synallagmatiques), par exemple je te donne X et en échange tu me donnes Y, se créant ainsi une sorte de loi pour elles-mêmes, le service de l'État étant alors de rendre cette loi applicable (i.e., d'obliger les parties à tenir leurs promesses).

Le fondement théorique de l'intérêt de la notion de contrat peut se comprendre, par exemple, sous l'angle de la théorie des jeux : dans un dilemme du prisonnier, par exemple, en l'absence de contrat, les deux parties ont chacune intérêt à faire défaut quel que soit le choix de l'autre, ce qui conduit à une situation collectivement pessimale ; mais si le jeu (ou un Léviathan quelconque) permet aux parties de signer un contrat de coopération mutuelle, en se liant les mains de façon synallagmatique pour s'obliger à coopérer, elles arrivent à un équilibre meilleur. Dans un jeu à somme nulle les contrats ne peuvent pas avoir d'intérêt, mais le monde réel n'est pas à somme nulle, il y a énormément de situations gagnant-gagnant, et c'est là que les contrats ont leur intérêt.

La promesse de la théorie philosophique que j'essaie de résumer (et que, de nouveau, je suis surtout en train de simplifier à outrance), c'est — à partir de cette constatation théorique — que cette société basée sur un État minimal qui se contente de faire appliquer les contrats peut fonctionner de façon stable : qu'elle évite la guerre perpétuelle de tous contre tous, qu'elle ne dégénérerait pas en concentration excessive de pouvoirs entre les mains d'un petit nombre, et notamment que le libéralisme évite « naturellement » les situations de monopole par une sorte de magie du libre marché que je n'ai jamais bien comprise (quelque chose comme il n'est l'intérêt de personne qu'un monopole se forme, donc s'il risque de se former, une concurrence apparaîtra), si bien que les forces restent toujours grosso modo équilibrées (au moins si on part d'une situation où c'est le cas) et que les contrats sont donc légitimes.

Voilà, c'est vraiment simplifié et même caricaturé (surtout pour un domaine du paysage politique qui incorpore énormément de diversité), mais il y a des gens qui croient à ce genre de choses : dans une version plus imagée pour les geeks, que l'État est (= devrait être) une sorte de noyau de système d'exploitation de la société, qui assure juste un mécanisme de protection entre processus et un système de communication et d'arbitrage de ressources, et ensuite tout le reste doit être construit au-dessus de cette couche minimale par le mécanisme des contrats. Ça peut plaire aux geeks parce que c'est une forme de minimalisme qui, informatiquement, se tient.

(Même si je n'adhère pas à cette vision des choses, je veux quand même la défendre sur un point, c'est que beaucoup de gens associent le libéralisme à droite sur l'axe politique gauche-droite : et certainement, tant qu'on a affaire à une vision idéalisée de la société, on peut penser un idéal libéral de droite qui est une sorte de capitalisme glorifié où les acteurs majeurs de l'économie seraient des entreprises ; mais je souligne qu'on peut aussi imaginer un libéralisme de gauche, où les acteurs majeurs seraient des associations à but non lucratif, des mutuelles, qui se formeraient pour remplir les différentes missions de service public, le rôle des contrats étant alors essentiellement de maintenir tous les acteurs dans leur bonne foi. Cette société rêvée est celle d'un État minimal, qui se contente de faire appliquer les contrats, mais avec des services publics forts et solidaires, dont la force est justement qu'il sont créés séparément et indépendants du risque de captation par l'État : les services publics apparaissent parce qu'ils conduisent à une situation gagnante pour tout le monde. Je ne développe pas parce que ce n'est pas mon propos ici, et parce que, de nouveau, je ne crois pas spécialement à cette utopie, mais je la mentionne pour rejeter au passage l'idée que le libéralisme tel que défini dans les paragraphes précédents est forcément « de droite ».)

C'est évidemment une utopie, une sorte d'utopie de la liberté comme on pourrait avoir une utopie de l'égalité (la société communiste) ou une utopie de la fraternité (façon peace and love). J'aime bien les utopies parce qu'elles fournissent une sorte de cadre de pensée auquel comparer le monde réel, mais il faut garder à l'esprit que les utopies ne sont pas le monde réel et que lourd est le parpaing de la réalité sur la tartelette aux fraises de nos illusions.

Alors bien sûr nous ne sommes pas du tout dans ce monde utopique (certainement pas dans sa forme « de gauche », mais pas non plus, quoi que disent ses adversaires, dans sa forme « de droite »). Mais cette vision des choses, cette grille de lecture, a beaucoup d'influence sur notre société réelle : à la fois du côté du droit, qui reconnaît la notion de contrat et les garantit, même s'il y met toutes sortes de limites, mais aussi du point de vue de la perception (psychologique, morale…) que nous avons de la notion d'engagement (si tu n'es pas content, il ne fallait pas signer).

Les choses que je veux dire, donc, et qui, de nouveau, sont (ou devraient être) surtout de l'enfonçage de portes ouvertes, sont les suivantes :

  1. Un contrat n'est véritablement légitime (et concrètement, ne conduira à une situation réellement gagnant-gagnant) que lorsque les parties contractantes sont à peu près équilibrées dans leur rapport de force. Dans le cas contraire, ce n'est pas un contrat légitime mais moralement inique (parce qu'il ne fait qu'exploiter le jeu de pouvoir qui préexiste), et il y a même un nom pour ça : c'est du chantage.
  2. Il y a un test simple permettant de savoir si effectivement les deux parties contractantes sont dans une situation à peu près équilibrée : c'est de regarder si elles ont réellement contribué de façon à peu près égale au choix et à la rédaction des clauses et termes du contrat (ou au moins, qu'il aurait été possible pour chacune d'elle de le faire, de faire valoir ses objections). Lorsque ce n'est pas le cas, l'une des deux parties, celle qui n'a pas pu choisir les termes, est la partie faible, et le contrat est inique.
  3. Notamment, mais je ne saurais le dire assez haut et assez fort, la seule liberté de ne pas signer et d'aller voir ailleurs ne vaut rien du tout, c'est un faux choix un peu comme la bourse ou la vie.
  4. L'immense majorité des contrats auxquels nous avons affaire en tant qu'individus, sont de ce type inique. À la fois comme travailleurs et comme consommateurs (donc à la fois en gagnant de l'argent et en le dépensant), nous sommes victimes de ces contrats iniques.
  5. L'idée que l'État (ou la société, c'est-à-dire en pratique, la justice) devrait se contenter de faire appliquer les contrats en feignant d'ignorer cette iniquité est honteuse.
  6. La défense des parties faibles dans les contrats doit s'organiser autour de deux axes : encadrer ce qu'un contrat peut contenir pour en interdire les clauses les plus typiquement scandaleuses, d'une part, et chercher à rééquilibrer les forces, par exemple en fédérant les parties faibles pour leur redonner de la force de négociation.

Nous sommes dans une société où on n'arrête pas de nous faire signer des trucs et des machins. Ce rituel de la signature est un simulacre de consentement véritablement obscène : il entretient l'illusion d'une liberté alors que, en réalité, l'immense majorité des signatures sont des faux choix. Lorsque la signature est apposée en bas d'un contrat que nous avons à peine le temps de lire, et certainement pas le loisir de négocier, ce contrat est inique, et la mascarade de la signature sert simplement à donner bonne conscience à toutes les parties impliquées en camouflant le chantage qui est en réalité en train d'avoir lieu sous les atours d'un pacte librement consenti entre égaux.

Prenons, je ne sais pas, moi, le contrat qui me lie avec mon opérateur téléphonique ou avec ma banque. L'ai-je écrit ? Non, évidemment. Je comprends à peine ce qu'il signifie, et ce que je comprends est, en gros nous avons tous les droits que la Loi nous permet d'avoir, vous n'en avez aucun. Aurais-je pu le faire modifier ? Non, bien sûr : si j'avais proposé la moindre modification on m'aurait juste répondu, désolé, on ne négocie pas les contrats, vous devez le signer tel quel ou pas du tout. Mais cette réponse fait complètement voler en éclats l'illusion du contrat librement consenti, c'est-à-dire, librement négocié. Et cette réponse prouve que, dans l'affaire, il y a une partie faible, moi, et une partie forte, celle qui a écrit le contrat et qui en a décidé les termes.

La partie faible n'a qu'une seule arme, qui est de ne pas signer le contrat : mais c'est un faux choix, et l'argument prétendant que cette possibilité de ne pas signer rend le contrat légitime est de la connerie en barres (probablement débitée par quelqu'un qui veut tellement fort croire à l'utopie évoquée plus haut que cette personne se met à l'appliquer dans la réalité en oubliant que la réalité, justement, n'est pas l'utopie). D'abord, la possibilité de ne pas signer est souvent complètement théorique, parce qu'en pratique on ne peut pas se passer de banque ni de téléphone (ni, dans un autre domaine, de travail), donc c'est comme la bourse ou la vie : on ne peut pas dire que la personne qui choisit la bourse ait donné son consentement libre, elle a juste été victime d'un chantage. Et même si on a affaire à quelque chose dont on peut effectivement se passer (disons, adhérer à un club de sport), avoir un seul bit d'information sous son contrôle (signer ou ne pas signer) ne constitue pas un début de commencement d'équité face à la partie qui a complètement rédigé le contrat.

Si la seule liberté qu'on a est de signer ou ne pas signer, ce n'est pas de la liberté, c'est du chantage.

Il en résulte, d'ailleurs, qu'il n'est pas tellement utile, contrairement à ce qu'on prétend, de lire ce qu'on signe : le contrat va toujours contenir des choses scandaleuses, puisque vous êtes la partie faible, le contrat dit en gros que vous vendez votre âme à l'autre partie puisque vous n'avez pas le choix pourquoi ne serait-ce pas dans le contrat, et les seules limites sont, en fait, celles de la Loi (si le contrat vous donne quelque droit, c'est parce que la Loi l'y oblige, et parfois il ne va même pas vous le donner explicitement, il sera juste interprété comme ça parce que, justement, c'est la Loi qui vous protège). J'exagère un petit peu, mais à peine.

(Le cas le plus extrême, est celui des conditions générales d'utilisation — parce qu'à ce niveau, l'obscénité du procédé est tellement évidente que la pudeur semble rechigner à les qualifier de contrat — qui accompagnent toutes sortes de choses, notamment des sites web où on est censé cocher une petite case pour déclarer qu'on a lu (ce n'est jamais le cas) et qu'on accepte (ce n'est pas plus le cas) les conditions générales en question. Alors là je pense que l'absence de négociation, et la réduction au minimum même du simulacre de consentement qu'est normalement la signature d'un contrat, est tellement criante que presque personne ne prétendrait que ces conditions puissent légitimement contenir une clause véritablement exigeante de la part du « signataire » : et si on se contente d'accepter des choses de la partie qui a écrit les conditions sans vraiment s'engager en retour, le principe est déjà plus légitime. Mais je mentionne cet exemple, ce paroxysme du contrat-dicté-par-une-partie-maintenant-approuvez-ou-allez-ailleurs, pour illustrer le fait que quand on pousse le bouchon trop loin, quasiment tout le monde reconnaît que le truc qu'on n'ose même plus appeler contrat ne peut pas vraiment engager la partie qui n'a fait que dire oui.)

Alors oui, bien sûr, il y a un tout petit élément de choix, ou plutôt une petite illusion de choix, même dans les contrats qu'on ne négocie pas, et qui porte le nom de concurrence : l'argument en question, ou plutôt le sophisme, c'est que votre liberté de ne pas signer est quand même un vrai choix, même si vous n'avez pas négocié le contrat, parce que vous pouvez aller voir ailleurs (comprendre, chez la concurrence). Cette théorie me fait rigoler et me donne envie de faire un dessin humoristique qui représenterait la concurrence chez les voleurs : plusieurs voleurs vous disent la bourse ou la vie ! et votre liberté de décider auquel vous donnez votre bourse est censée montrer que vous avez librement consenti à la donner. Merveille de la sophistique qui permet de légitimer les contrats scandaleux qui me lient à telle ou telle banque (tu pouvais mettre ton argent ailleurs), telle ou telle compagnie d'assurance, tel ou tel opérateur téléphonique.

Il existe bien sûr un petit nombre de contrats que j'ai signés et qui sont réellement légitimes, selon le test que j'ai effectivement participé à leur rédaction, ou au moins que j'aurais pu sans difficulté majeure faire valoir mon point de vue, négocier telle ou telle clause ou telle ou telle modification : il s'agit du contrat de PACS que j'ai signé avec mon poussinet, et des actes par lesquels j'ai acheté et vendu des appartements (deux achats et une vente), qui ont certes été rédigés par des notaires mais pour lesquels on m'a vraiment consulté, ainsi que l'autre partie, pour savoir si j'avais des clauses particulières à y mettre (non). Mais pour tous les autres contrats que j'ai signés, on ne peut déduire de ma signature qu'une vague adhésion au principe général (je saurais de mauvaise foi en prétendant que je ne consens pas à payer pour mon club de sport, par exemple, mais c'est tout), voire rien du tout dans le cas des contrats pour lesquels je n'avais essentiellement aucun choix (on doit avoir un compte en banque).

Mon but en disant tout ça n'est pas forcément d'appeler à la révolution. Il serait certainement intéressant de savoir ce qui adviendrait si on passait une loi déclarant qu'aucun contrat ne lie une partie qui n'avait pas les moyens réels et effectifs de le négocier (et que donc si on veut conclure un contrat qui lie quelqu'un, on doit lui fournir ce moyen réel et effectif de participer à la rédaction du contrat — à un juge de déterminer au cas par cas si négociation réelle et effective il y a eu) ; mais je n'appelle pas forcément à quelque chose d'aussi radical. (Quoi que, encore une fois, ce serait intéressant de savoir ce qui se passerait si on décidait ça. À ce propos, j'avais entendu raconter qu'à un certain moment la justice russe avait donné raison au client d'une banque qui, ayant reçu des conditions générales à signer, les avait modifiées de son côté avant de les signer et les renvoyer à la banque : les juges avaient estimé, si j'ai compris ce qu'on m'a raconté, que s'il est considéré comme normal de donner à un particulier à lire et à signer tout un long texte juridique abscons, il n'y a pas de raison que la réciproque ne puisse pas être vraie, et c'était à la banque de faire preuve de diligence en regardant ce qu'elle acceptait. Je suppose que le droit ou la jurisprudence ont dû être « corrigés » depuis, mais c'était certainement un cas intéressant.)

La moindre des choses que j'affirme, en revanche, c'est que, au moins sur le plan moral à défaut du plan juridique, les arguments du style si tu n'es pas content, tu n'a(vai)s qu'à pas signer, et autres variations sur ce thème, sont de la connerie en barre.

Mais bien sûr, je considère également important et souhaitable qu'on prenne différentes mesures juridiques pour protéger un minimum la partie faible d'un contrat (définie, je répète, comme la partie qui n'a pas de possibilité réelle et effective de le négocier, et dont la liberté se limite à « signer ou ne pas signer » dont je ne saurais répéter assez souvent que c'est une fausse liberté). Heureusement, c'est déjà un minimum le cas : dans le domaine du droit du travail et dans le domaine du droit de la consommation (qui sont les plus importants domaines où on trouve ces contrats iniques), le droit de la plupart des pays un minimum civilisés encadre les contrats pour mettre au moins quelques restrictions sur ce que la partie forte peut exiger de la partie faible, de façon à protéger cette dernière. Ces mesures sont généralement assez ad hoc et typiquement insuffisantes, mais c'est mieux que rien, et un des objets de tout le rant qui précède (et en quoi il est un enfonçage de portes ouvertes) est simplement de dénoncer les gens qui, sous prétexte d'un principe à la con selon lequel il ne faudrait pas mettre de restrictions aux contrats librement consentis, réclament moins de telles mesures.

(Le point de départ de la discussion sur Twitter liée tout au début était de savoir s'il est légitime, et/ou légal en droit français (ce point demeure confus), qu'un contrat de travail interdise la pratique de sports à risque pendant le temps de loisir. Voilà l'exemple-type de ce qui est, selon moi, profondément inacceptable : un contrat de travail ne doit pas pouvoir imposer de contraintes à la partie faible en-dehors du temps de travail. Même si on parle de sportifs de haut niveau (qui peut-être sont en position de négocier réellement et effectivement les clauses de leur contrat), le fait de ne pas leur accorder une telle protection s'étendrait à d'autres qui sont réellement la partie faible du contrat.)

Le droit du travail est celui auquel beaucoup de gens pensent avant tout en matière de contrats inégaux. Je ne sais pas bien pourquoi une bonne partie de la gauche politique accorde tellement plus d'importance au droit du travail qu'au droit de la consommation au sens large (comme si les défavorisés n'étaient victimes de l'exploitation de leur faiblesse qu'au moment de gagner de l'argent et pas au moment de le dépenser, alors que les deux vont de pair et que l'un n'a de l'intérêt qu'avec l'autre), peut-être parce que Marx était obsédé par cette lecture des choses[#], peut-être parce que l'exploitation était plus criante côté travail que côté consommation à son époque, mais je pense qu'il s'agit d'une vision à réévaluer : au fur et à mesure que le travail humain devient un facteur de moins en moins important dans la production de biens et de services (en relation à d'autres éléments, comme l'énergie, les matières premières, etc.), et que le rapport consommation sur production penche de plus en plus en faveur du premier, il est essentiel de considérer la défense des défavorisés sous un angle plus large que celui des travailleuses, travailleurs !.

[#] Ou peut-être parce qu'ils ont identifié la société de consommation au capitalisme, ce qui est profondément con : s'il y a des gens qui travaillent, donc qui produisent, c'est qu'il y a des gens qui consomment ou qui accumulent, et la société de l'accumulation ça me semble encore mieux décrire le capitalisme que la société de la consommation !

Dans le cas spécifique du droit du travail, je mentionne au passage que je suis très favorable à l'instauration d'un revenu universel (d'autres préfèrent le terme de salaire à vie ou quelque chose comme ça : la différence semble porter uniquement sur la question de savoir s'il inclut des cotisations sociales et les droits qui vont avec : je pense bien sûr que oui, indépendamment du terme, mais ce n'est pas ce dont je veux parler ici) comme manière cruciale de remettre un peu d'équilibre entre les deux parties du contrat. Les trois raisons typiques que je vois pour lesquelles la négociation entre un employeur et un employé sont inégales sont que ⓐ l'employé est généralement dans une situation de besoin vital (même si le risque de mourir littéralement de faim ou de froid est atténué de nos jours dans les pays développés, avoir une forme d'emploi est pour la grande majorité des gens une précondition pour avoir des conditions de vie minimalement décentes), ⓑ l'employeur est généralement plus gros et mieux organisé (y compris pour ce qui est de la connaissance du droit des contrats), et ⓒ dans beaucoup de secteurs (mais pas tous), l'équilibre du marché du travail est plutôt dans une situation d'abondance de main-d'œuvre à employer que d'abondance d'emplois à pourvoir. Le revenu universel tend à pallier le problème ⓐ (disons qu'il va restaurer un équilibre raisonnable dans le cas d'une personne employée par un petit employeur dans une branche d'activité où il n'y a pas trop d'abondance de main-d'œuvre), mais il ne faut pas oublier les deux autres. En outre, je ne vois pas bien comment transposer cette solution, même en principe, au droit de la consommation.

Le fait (ⓑ) que la partie forte d'un contrat soit souvent forte simplement en vertu du fait qu'elle est plus grosse et mieux organisée devrait conduire à la fédération des parties faibles en syndicats qui puissent mener la négoctation de façon concertée. Là aussi, ce point de vue est classique en droit du travail, où il est généralement admis, certes à différents degrés selon la position sur le spectre politique, qu'il doit y avoir dialogue social entre syndicats d'employés et d'employeurs ; mais je pense que c'est un point de vue exagérément étroit de se limiter à ce domaine : si je déplore déjà que le dialogue social soit insuffisamment développé en France entre syndicats d'employés et d'employeurs, la situation est encore bien pire entre associations de consommateurs et de fournisseurs (de biens et services) qui est virtuellement inexistante et certainement trop peu promue par les pouvoirs publics. (Je ne crois pas avoir souvent entendu que le Premier ministre avait rassemblé à Matignon associations de consommateurs et de fournisseurs pour négocier les clauses habituelles de tel ou tel type de contrats.) C'est pourtant uniquement dans le cadre d'un tel dialogue, et avec une pression suffisante pour qu'il ait lieu, qu'on peut espérer égaliser le fait (ⓑ) que je viens de dire, et commencer à parler de contrats réellement négociés et pas juste dictés par une partie et tendus à l'autre comme offre à prendre ou à laisser (c'est-à-dire, comme chantage). Cette remarque a aussi objet de répondre à l'objection (facile et lassante) qu'il serait ingérable en pratique pour un fournisseur de services ayant des milliers de clients de gérer des milliers de contrats différents : je ne suis même pas sûr que cette objection tienne vraiment quand un particulier, qui a des milliers de fois moins de moyens, est bien « censé » se débrouiller avec un bon nombre de contrats (pour son travail, pour sa banque, pour son fournisseur d'énergie, etc.), mais une réponse possible est d'accepter que constitue une négociation réelle et effective du contrat le fait qu'elle ait été menée par une association de consommateurs raisonnablement représentative — et cela devient alors beaucoup plus gérable pour le fournisseur.

J'arrête ici mon rant, qui commence à partir dans tous les sens, mais j'espère au moins avoir démoli l'idée profondément conne que dans la mesure où on avait le droit de ne pas signer c'est qu'on avait le choix : on ne peut pas déduire, du fait que j'aie signé les conditions générales de ma banque ou de mon fournisseur d'accès Internet, que je les aie acceptées dans un quelconque sens moral : j'ai juste été victime, comme nous le sommes tous, d'un chantage, et je refuse de le syndrome de Stockholm consistant à intérioriser ce simulacre d'acceptation comme une approbation.

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