Dan Ariely est professeur d'économie comportementale à Duke University, c'est-à-dire quelque chose entre un économiste classique et un psychologue. J'avais entendu parler de lui par ses exposés à TED ; sa spécialité est de montrer, d'analyser et d'expliquer la tendance que nous avons tous à nous comporter de façon irrationnelle quand il s'agit de faire des choix — et de façon non seulement irrationnelle, mais prévisiblement irrationnelle, c'est-à-dire qu'il y a tout un tas de motifs d'erreurs cognitives qui se répètent chez la majorité des gens.
Un exemple d'erreur cognitive que j'ai appris par lui et qui m'avait frappé est le phénomène suivant. On propose à un groupe de gens tirés au hasard le choix entre deux offres, A et B, qui ne sont pas évidentes à comparer ; et à un autre groupe de gens on propose le même choix, mais en ajoutant une troisième option, A′, qui est très semblable à A mais évidemment moins bonne (par exemple il pourrait s'agir d'une offre strictement incluse dans celle de A mais pour exactement au même prix). Personne n'a rationnellement intérêt à choisir A′, et de fait, les gens ne le choisissent pas, mais ce n'est pas là le phénomène intéressant. Le phénomène qui se produit dans beaucoup de situations est que le second groupe (celui qui a le choix entre A, B ou A′ avec A′ moins bon que A) opte plus pour A par rapport au premier groupe (celui qui n'avait pas l'option A′). Autrement dit, la simple existence du choix A′, même si personne ne le prend, rend le choix A plus attirant ; si on était rationnels, l'existence de A′ ne devrait pas jouer sur la comparaison entre A et B, celle-ci ne devant faire intervenir que les mérites respectifs de ces derniers. Le phénomène n'a pas lieu systématiquement ou dans tous les domaines, mais la tendance est générale, et Dan Ariely l'illustre dans des situations assez différentes.
Il s'agit d'un des exemples qu'il évoque dans ses exposés à TED, mais qu'il détaille aussi dans son livre, Predictably Irrational[#], que j'ai récemment fini de lire. C'est un ouvrage que j'ai trouvé très intéressant : il est construit sur autant de chapitres que de types d'erreurs de jugement qu'il illustre, à chaque fois, par un certain nombre d'expériences, et qu'il tente de généraliser à des phénomènes plus larges, comme des phénomènes de société. On peut lui reprocher de ne pas donner systématiquement les conditions exactes de ses expériences, ou de ne pas toujours indiquer si elles ont été reproduites et confirmées par d'autres, et évidemment on peut s'interroger sur le fait que ses généralisations soient parfois hâtives, mais pour un ouvrage de vulgarisation, j'ai trouvé ça très bien. Dan Ariely tient aussi un blog dans lequel il rapporte un certain nombre d'expériences ou de réflexions de ce genre.
Dans un genre semblable, il y a Dan Gilbert (est-ce que tous les chercheurs sur le sujet s'appellent Dan ? ), dont j'ai également beaucoup aimé les exposés à TED. Lui est psychologue (à Harvard), donc a priori moins concerné par l'aspect économique, plutôt par (par exemple) notre relation à notre moi passé ou futur, mais il signale également dans ces exposés quelques réactions irrationnelles que nous avons fortement tendance à avoir. La suivante m'avait amusé. Considérons deux situations : situation 1, je vais au théâtre, j'ai en poche un billet de banque de 20€ et un billet pour la pièce, que j'ai déjà acheté, et qui m'a aussi coûté 20€ ; mais juste en arrivant, mon billet de théâtre tombe de ma poche dans une bouche d'égout où je n'ai aucune chance de le récupérer : vais-je choisir d'en acheter un autre pour aller quand même voir la pièce ? Situation 2 : presque identique, je vais au théâtre, mais cette fois je n'ai pas encore acheté ma place, j'ai en poche deux billets de banque de 20€ ; mais juste en arrivant, un des deux billets de banque tombe de ma poche dans une bouche d'égout où je n'ai aucune chance de le récupérer : vais-je acheter un billet pour voir la pièce ? Dans la situation 2, a priori, on répond oui : on est venu pour voir la pièce, le fait qu'on ait perdu 20€ ne change pas le fait qu'on veut voir cette pièce, donc on achète un billet. Dans la situation 1, souvent, les gens répondent non, au motif qu'on a déjà acheté un billet, on ne va pas en acheter un deuxième même si le premier s'est perdu. Mais quand on y pense, c'est idiot, on est ramené exactement à la même situation que dans le 2, et la décision à prendre ne doit pas dépendre du passé : on est devant le théâtre, avec 20€ en poche, on a envie de voir la pièce, il se trouve qu'on a perdu un morceau de papier qui valait 20€ mais peu importe puisqu'il est perdu dans un égout. Pourtant les gens réagissent souvent différemment[#2].
Cela nous force à remettre un peu en question les principes de
l'économie classique (non-comportementale
), qui supposent à un
certain niveau que les gens se comportent de façon rationnelle, qu'ils
ont des désirs (des fonctions d'utilité
) bien définies et se
reflétant dans les choix qu'ils font selon un certain ordre de
préférence… ce genre d'hypothèses. Dan Ariely parle un peu de
la façon dont le caractère simplifié (voire carrément faux) de ces
hypothèses peut conduire à des conclusions économiques erronées
— et, actualité oblige, dans
l'édition[#3] que j'ai de son
livre il explique notamment son avis sur la crise des subprimes
et des conséquences qui ont suivi. Son but n'est pas d'envoyer à la
poubelle l'économie classique, mais d'en explorer les limites, et
d'essayer de décrire les phénomènes qui peuvent apparaître quand on
s'approche de ces limites.
Je ne sais pas comment les économistes classiques réagissent aux
mises en gardes de l'économie comportementale ; le tout petit
échantillon (totalement non représentatif) que j'ai sous la main a une
réaction du type certes, c'est amusant, mais bon, c'est très
empirique, et pour le genre de choses qui me concernent, ces
phénomènes ne sont pas importants
, et de continuer, dans toute
discussion politique ou sociétale, à utiliser abondamment comme axiome
que les gens se comportent rationnellement par rapport à une relation
de préférence. Quand on insiste que, non, vraiment, les gens ne sont
pas rationnels, des réactions possibles sont : (A) ce n'est pas
important, ce sont des effets individuels qui n'existent plus à
l'échelle collective (pur acte de foi), ou bien (B) ce n'est pas
grave, faisons quand même comme s'ils l'étaient, parce que c'est plus
simple, ou pour « récompenser » les gens rationnels, voire, pour
favoriser la survie des mèmes
rationnels dans la société (une forme d'eumémisme ? en tout
cas, ça devient n'importe quoi). Ou parfois avec des arguments que
j'appellerai ad
basiursum[#4], consistant à
prétendre que l'interlocuteur (=moi, en l'occurrence) rêve d'un monde
de bisounours où les irrationalités des gens seraient gentiment prises
en compte, et caricaturer sa position. Ce genre de réaction de
mauvaise foi (mais je répète que je n'ai qu'un échantillon
microsocopique d'environ 1.618 personne) me fait un peu penser à celle
d'un physicien newtonien qui refuserait de prendre en compte les
corrections relativistes parce que c'est trop difficile à calculer, ou
ça ne doit pas exister à l'échelle de l'orbite de Mercure, ou encore
les planètes apprendront à se comporter selon les lois de Newton si on
calcule leurs trajectoires comme ça…
[#] Le
mot predictably me gêne : j'ai toujours envie de
l'écrire avec un ‘i’ à la place du ‘a’, à
cause du français prédictible (anglicisme qui, d'ailleurs,
d'après les puristes, n'est pas du français : il faut
dire prévisible
; mais si c'est vraiment un anglicisme, on se
demande pourquoi ce n'est pas prédictable
).
[#2] Quelque chose de
semblable à l'expérience de pensée m'est arrivé, d'ailleurs. Je
venais d'acheter un livre de maths très
cher, après avoir beaucoup hésité à savoir si je voulais vraiment
l'acheter ou non, et le jour même je l'ai perdu (ou plutôt,
on me l'a volé — je l'avais oublié dans une salle de
l'ENS et il avait disparu une heure plus tard, et mes
mails à tout le département demandant si personne ne l'avait vu n'ont
rien donné). Je suis donc allé le racheter : j'ai dû combattre la
partie irationnelle en moi qui me disait c'est trop cher !
150€ ça t'a beaucoup fait hésiter, alors 300€ c'est
complètement exorbitant
— réaction complètement stupide, car
j'avais perdu ces 150€, peu importe qu'ils aient pris la
forme d'un livre, mais puisque j'avais finalement décidé que je
voulais ce livre à ce prix, je devais logiquement être prêt à faire la
même dépense dans les mêmes conditions.
[#3] J'ai l'édition d'ISBN 978-0-00-725653-2. Bizarrement, Amazon.com ne la connaît pas, mais Amazon.fr si. Ça doit être une édition britannique plutôt que nord-américaine.
[#4] Basiursus
est évidemment le
mot latin désignant
un bisounours.