La langue française est absolument insupportable[#] avec sa façon de distinguer le
tu
et le vous
(de politesse, je veux dire) et ses règles
tordues et contradictoires qui régissent le choix du pronom. En
l'occurrence, imaginons (ce n'est pas un cas de figure imaginaire) que
je souhaite m'adresser (par mail, de façon relativement informelle, et
pas dans le cadre de ses fonctions) au directeur du département de
sciences sociales de l'ENS : pour fixer les idées,
c'est un jeune (il a à peine cinq ans de plus que moi) économiste très
brillant[#2] et sans doute pas du
genre à se formaliser. En principe, une tradition ancestrale voudrait
qu'entre normaliens on se tutoie toujours, quelle que soit la
différence d'âge ou de statut ; mais c'est assez pipo, je me verrais
mal tutoyer Jean-Pierre
Serre ou Alain Juppé
(et pour ce que je sais des personnages, ils apprécieraient peu). Et
entre enseignants à l'ENS ? Vraisemblablement (au
département de maths, en tout cas, tout le monde se tutoie), mais là,
il ne me connaît pas, et puis, il a quand même un statut (directeur de
département) nettement plus élevé que le mien.
Alors normalement j'ai une règle facile : si X tutoie
Y, il indique en passant qu'il n'a pas d'objection à ce que
Y le tutoie en retour. (En effet, la seule exception
claire que je peux imaginer à ça, c'est un adulte parlant à un
enfant.) Évidemment, cette règle n'est utile que si l'un des deux
prend l'initiative de tutoyer en premier : normalement on s'attend à
ce que ce soit le plus âgé dans le « grade » le plus élevé qui prenne
l'initiative — du coup, le vouvoiement a peut-être tendance à
durer plus longtemps entre des gens d'âge et de « grade » à peu près
comparables, car aucun ne prend l'initiative de dire tu
. Comme
dans le cas concret que j'évoque mon interlocuteur envisagé m'a déjà
tutoyé (OK, c'est l'unique fois qu'il m'a adressé la
parole), ma règle me dicterait de faire de même. Mais je montre mon
brouillon de mail à un ami qui réagit très vivement : Ça ne va pas
de le tutoyer ???
Bon, pourquoi me casser la tête alors que c'est plus simple de
vouvoyer et que les gens ne s'en offusquent jamais[#3] ? Le problème, c'est que passer
du tu
au vous
ne change pas seulement le degré de
politesse, ça change aussi le ton du message, et il y a des phrases
qui deviennent totalement inacceptables (à mes yeux) après ce
changement : en fait, si je commence un courrier par je me permets
de t'écrire
, c'est une ouverture polie mais simple, alors que
je me permets de vous écrire
introduit nécessairement une
lettre extrêmement formelle et codifiée.
Pfiou. Je crois que je vais tout simplement laisser tomber. Mais bon, c'est le genre de cas qui explique que je passe souvent des heures à écrire un mail fort simple.
[#] Ce n'est pas la
seule, bien sûr, et d'autres (le japonais ?) sont bien pire. Encore
que certains m'ont affirmé que le français est particulièrement
insidieux dans la difficulté à choisir : je ne connais pas assez bien
l'allemand par exemple (et surtout, les relations sociales dans les
pays germanophones) pour m'en faire une idée. Il est certain qu'il y
a des cas où en français je pourrais tutoyer alors qu'en allemand je
dirais sans la moindre hésitation Sie
(et en
russe, вы
) ; ce qui ne veut pas dire
grand-chose : peut-être simplement qu'on est plus hésitant à tutoyer
quand on connaît mal la langue.
[#2] Professeur d'économie au MIT à 22 ans, quand même, ça calme. Je comprends qu'il y a des gens qui le vénèrent complètement. Et en plus il est beau comme un dieu et excellent orateur… Mais passons.
[#3] Enfin, pas
complètement clair non plus. Je ne peux pas vraiment imaginer une
situation où je n'apprécierais pas qu'on me dise tu
, alors que
s'adresser en disant vous
est un peu une façon de dire :
gardons nos distances, nous ne serons jamais amis
.