David Madore's WebLog: Comment débattre sur la vie, la mort, la conscience, et le moi-transcendental-selon-Kant

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(dimanche)

Comment débattre sur la vie, la mort, la conscience, et le moi-transcendental-selon-Kant

Il y a des fois où j'ai l'impression d'être un personnage d'un film de Woody Allen. Récemment, donc, j'ai réussi à m'engueuler (avec un philosophe) au sujet de la question métaphysique ultime — celle de la vie, de la mort et de la conscience, autrement dit, que devient-on après la mort ? Ma position là-dessus n'était pas très différente de ma position sur l'existence de Dieu[#] :

La notion que nous nous forgeons de l'identité de soi est un concept qui part de notre conscience (ou notre moi transcendental[#2] au sens de Kant) et qui s'étend de façon commode grâce à nos souvenirs (vers le passé) ou notre prévoyance (vers l'avenir). Je veux dire qu'il n'y a pas de raison particulière m'identifier à la personne appelée David Madore dix ans dans le passé ou dix ans dans l'avenir[#3] si ce n'est que j'ai les souvenirs de l'un et que je suis généreux[#4] envers l'autre, et, bien sûr, que c'est commode pour les autres (empiriquement commode, si l'on veut). Scientifiquement il est vrai que le tas de cellules qui constitue l'individu biologique appelé David Madore naît le 3 août 1976 et meurt (…), mais le choix d'identifier le moi actuel au prolongement de ce même individu biologique vers le passé et l'avenir n'est rien d'autre qu'une convention utile (utile car elle rend bien compte de notre comportement, et utile car elle est simple à manipuler dans la vie de tous les jours). Au-delà de la mort, ou avant la naissance (les deux sont parfaitement symétriques, bien sûr) cette convention n'a plus de sens. On peut choisir de dire, donc, qu'il n'y a rien pour prolonger le moi actuel, mais on peut aussi choisir une convention arbitraire. Toutes sont également valables et également vraies, c'est juste une question de définition de ce qu'on appelle moi. (Et il n'y a même pas de raison que l'identification se fasse avec une entité dans l'Univers matériel qui nous entoure plutôt que, par exemple, avec un personnage de fiction ou n'importe quoi d'autre.)

Je conclus donc que le Dalaï-Lama qui prétend être la réincarnation du Dalaï-Lama est la réincarnation du Dalaï-Lama (ceci est tout aussi vrai que de dire que je suis le David Madore d'il y a cinq minutes ou dix ans) : c'est juste une question de définition de l'individu en question (et si on est tolérant on laissera chacun se définir comme il le souhaite). Celui qui croit qu'il vivra une éternité heureuse après sa mort vivra effectivement une éternité heureuse après sa mort par cela même qu'il se définit comme l'individu matériel Untel maintenant et comme vivant une éternité heureuse après sa mort. Scientifiquement, rien de tout cela n'a de sens particulier (de toute façon, scientifiquement, quand bien même cela aurait un sens d'étiqueter les atomes, il est à craindre qu'il y ait fort peu d'atomes communs entre un individu au moment de sa naissance et le « même » individu au moment de sa mort) : et métaphysiquement c'est simplement une question de choix de définition.

À ceux qui se demandent ce qu'ils trouveront après leur mort, je réponds donc : exactement ce que vous voudrez y trouver. Et vous n'êtes même pas obligé d'attendre votre mort pour ça, vous pouvez[#5] vous identifier à un individu différent dans les cinq secondes qui suivent.

Peut-être que mon point de vue sera plus clair si je l'exprime de la façon suivante (en réponse à la suggestion que peut-être un jour une découverte scientifique permettrait d'y voir plus clair) :

Je pense que se demander ce que je deviens après ma mort est comme se demander ce que la Joconde devient si brûle le tableau qui est au Louvre : pour certains, le tableau n'existe plus, point-barre, (sauf technique de SF permettant de le reconstituer à partir de ses cendres), pour d'autres, il existe encore et de toute éternité parce que le dessin a été vu et reproduit sous plein de formes, donc les mèmes qui le constituaient (si on veut) survivront très longtemps[#6] ; on ne peut pas dire qu'un de ces points de vue soit meilleur qu'un autre, ce sont juste des façons de définir ce qu'on entend par la Joconde (le tableau concret, ou sa version platonique), et il me semble un peu bizarre de penser que des connaissances plus avancées (en quoi ? en peinture ? en histoire de l'Art ? en physique ?) permettront de trancher entre ces différentes visions — non, pour moi, c'est juste une question de définition, et il en va exactement de même de moi après ma mort. Notre manque de connaissance en neurobiologie, en psychologie, ou en whatever, n'a à peu près aucun rapport avec la difficulté à répondre à cette question, et d'ailleurs il me semble qu'il n'y en a pas particulièrement. C'est un autre problème, évidemment, d'expliquer pourquoi nous trouvons que la Joconde est belle !

Mais ce n'est pas simplement mon point de vue : ce que je dis là me semble être totalement stupide et évident. À tel point que je n'arrive pas à comprendre[#7] qu'il y ait pu avoir quelque débat que ce soit concernant l'existence de Dieu ou la vie après la mort alors que la réponse est si simple. ☺️ (Oui, oui, je fais au moins en partie la même réponse que Wittgenstein : Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. Mais seulement en partie, puisque j'admets comme valable toutes définitions métaphysiques qui ne tente pas de se mêler de l'épistémologie scientifique.)

Malgré tout, on ne semble pas pouvoir échapper aux débats interminables ou, finalement, il semble que l'idée initialement la plus claire devient de plus en plus floue au fur et à mesure qu'on tente d'en discuter. Je crois que je sais pourquoi je fais des maths et pas de la philo !

Ajout () : CGPGrey a fait une vidéo sur le sujet qui, comme d'habitude, est plutôt claire et amusante (même s'il ne dit rien de nouveau).

[#] Je suis athée (au sens où je ne crois pas à l'existence d'un pouvoir surnaturel dans l'Univers), mais je considère que les croyants créent leur Dieu en y croyant, et que cette forme d'existence (analogue à l'existence des personnages d'un roman), si elle n'est pas scientifique (ou physique, en tout cas pas matérielle) n'est pas pour autant inférieure ou illusoire : le Bien et le Juste sont aussi des créations humaines (selon moi ou selon tout matérialiste) et ce ne sont pas pour autant des créations mineures. Si, comme l'a suggéré Nietzsche, Dieu est mort et c'est nous qui L'avons tué, alors sans doute chacun d'entre nous a le pouvoir de le ressusciter ou de le faire naître. L'erreur serait de se dire que, parce que ce Dieu est issu de notre croyance, il est illusion, il est fantasme, il est un faux dieu. Au contraire : parce qu'Il est issu de la croyance de celui qui croit en Lui, Il est réel, Il est tout-puissant — celui qui ne croit pas ça ne Lui donne pas vraiment naissance.

[#2] C'est là essentiellement le concept qu'on m'a accusé de ne pas avoir compris, ou de nier, ou de confondre avec un concept métaphysique comme l'« âme ».

[#3] Je n'ai pas plus de contrôle sur le David Madore d'il y a dix ans ou de dans dix ans que sur un autre individu maintenant : tous me sont étrangers, et ce n'est que par une construction mentale d'identification que je choisis de me prolonger en ceci plutôt qu'en cela.

[#4] Cette générosité s'explique très bien par des raisons évolutives : il est manifestement favorisé par l'évolution (tant génétique que mémétique) d'avoir des individus qui adoptent un comportement « altruiste » (si j'ose dire) envers leur moi futur. Il est donc à penser que l'évolution a favorisé l'émergence des mécanismes mentaux (quels qu'ils soient) créant une identification au moi passé et futur, et que ce sont ces mécanismes qui nous expliquent (du point de vue scientifique) l'impression d'être conscient — et l'impression de la continuité de cette conscience.

[#5] Évidemment, le fait que (cinq secondes après) le même individu biologique s'exclame mais ça n'a pas marché ne réfute rien du tout : ce n'est, justement, plus la même personne (au sens de l'identification de soi), seulement quelqu'un qui a le souvenir d'avoir voulu, cinq secondes plus tôt, être un autre !

[#6] Selon le point de vue : jusqu'à la fin de l'humanité (tant qu'il y a quelqu'un pour se souvenir), jusqu'à la destruction des dernières traces matérielles contenant l'information, ou de façon totalement intemporelle (comme le nombre 42 existe de façon intemporelle et immortelle).

[#7] Là je suis faussement naïf, bien sûr : je comprends parfaitement que des mécanismes psychologiques comme ceux que j'ai exposés dans la note 4 ci-dessus font qu'on soit persuadé qu'il y a une « meilleure » réponse à ces questions. Et je suis moi-même sujet à ces mécanismes puisque, par exemple, j'ai un instinct fort de préservation de soi qui fait que je ne saute pas par la fenêtre après avoir « décidé » que je me réincarnerais en Untel !

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