Nous sommes plus d'un an avant les prochaines élections françaises
(enfin, prochaines
exception faite des trucs comme les
sénatoriales) et la frénésie médiatique à ce sujet est déjà fatigante.
(Remarquez, j'aime toujours mieux ça que le mariage de Princecharmant
avec Princessecharmante dont rien qu'en France je trouve que j'entends
déjà trop parler même si Princecharmant et Princessecharmante seront
peut-être un jour mes roi et reine — alors qu'est-ce que ce
serait en Angleterre.) Apparemment il est maintenant de
rigueur de commémorer le 21 avril comme l'anniversaire d'un jour
où la démocratie française a pris une cuite, sans qu'on sache
exactement quelle leçon en tirer. Alors voici mes 20 millizorkmids à
ce sujet :
(1) Je suis et je reste profondément attaché au
régime parlementaire, qui a pris beaucoup de plomb dans l'aile en
France depuis 1958, et encore plus depuis 2000 (mais on reste au moins
formellement dans un système parlementaire, au sens où l'Assemblée
nationale peut renverser le gouvernement). Je pense que le président
de la République devrait avoir pour seule fonction de faire des jolis
discours consensuels et de ne prendre aucune position politique, et je
regrette la décision d'élire ce poste au suffrage universel
(referendum du 28 octobre 1962), et plus profondément encore celle de
l'élire avant l'Assemblée (loi organique du 15 mai 2001). Il n'y
aurait sans doute rien à changer à la Constitution pour faire du
président de la République une potiche : c'est surtout une question de
pratique des institutions (et, de fait, sous la
IIIe République, c'est ce qui s'est passé après un bras de
fer célèbre entre Mac-Mahon et Gambetta, ce dernier ayant invité le
premier à se soumettre ou se démettre
) ; et faire élire le
président en premier, pour tenter de capitaliser sur le principe
stupide (effet d'entraînement
) qu'une fois quelqu'un élu au
poste de président il faut bien lui donner la cohérence d'une majorité
(stupide, car les cohabitations ont finalement très bien marché, et
peut-être même que les Français aimaient ça), contribue justement à
présidentialiser la République (et c'est l'intention avouée de ce
calendrier électoral). Autrement dit, plutôt qu'inviter les électeurs
à se prononcer sur un projet, on les invite à se prononcer sur une
personne, avec tout l'aléatoire que cela comporte (que tel
candidat bien placé fasse une bourde stupide, ou qu'un scandale éclate
à son sujet, et l'avenir du pays pour cinq ans est modifié : je ne
vois vraiment pas l'intérêt de se soumettre à un tel aléa), et avec
tous les inconvénients du pouvoir personnel.
(2) Certes, le régime parlementaire a mauvaise presse en France, notamment à cause des difficultés de la IVe République et qui étaient pourtant, à bien y regarder, plutôt liées à la décolonisation qu'à la pratique législative. Je reconnais que les coalitions douteuses et les ministres d'État sans portefeuille (même si c'est un titre ronflant — j'aimerais bien être ministre d'État sans portefeuille, moi, ça doit être pépère) ne sont pas l'idéal, mais il existe des mécanismes pour assurer des majorités législatives ou des gouvernements stables, qui ne consistent pas à faire de l'élection d'un seul homme une espèce de sacre républicain. (À titre d'exemples : faire des élections législatives à la proportionnelle — peut-être par région ou par département — avec une prime à la majorité ; ou exiger d'une motion de censure qu'elle soit constructive, si bien que le gouvernement ne peut tomber que si une nouvelle coalition s'est mise en place. Mais déjà, en l'état actuel, l'élection de l'Assemblée nationale française dégage effectivement des majorités correctes, et il n'y a pas de raison de penser que cela ne fonctionnerait pas si le président n'était pas élu juste avant : après tout, en 1986, en 1993 et en 1997 ce fut bien le cas.)
(3) Un des problèmes avec le fait de mettre l'élection présidentielle avant les élections législatives, et donc d'en faire l'« élection importante », c'est que les petits partis ont alors besoin de présenter un candidat à la présidentielle, pour pouvoir exister dans le débat public. Même si ce candidat n'a aucune chance d'être élu (ou même d'être représenté au second tour), et même si le parti admet publiquement ce fait en accordant d'emblée son soutien (à voix tempérée) à tel ou tel autre candidat au second tour. Or la multiplicité de ces petits candidats fait que le mode de scrutin est inadapté, ce qui m'amène au point suivant :
(4) Dans la mesure où on décide néanmoins d'élire une seule personne au suffrage universel direct, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours (ce qu'on utilise en France) n'est pas terrible. Ce n'est pas le plus mauvais, certes (à un seul tour, ce serait bien pire ; quant à ce qu'ont les États-Unis c'est une vaste blague) ; on peut même dire que ce système est assez bien quand il n'y a que deux candidats vraiment sérieux, ou éventuellement trois à condition dans ce cas qu'il n'y ait guère de petits candidats qui sont là juste pour exister (cf. le point précédent). Quand il s'agissait de montrer que le général De Gaulle avait la confiance absolue des français, ce mode de scrutin était peut-être approprié. Mais maintenant, il n'a plus beaucoup de sens : je viens d'expliquer que les petits candidats étaient obligés d'y participer, or en ce faisant ils contribuent à ce que le nom des deux candidats arrivés en tête à l'issue du premier tour soit peu représentatif de quoi que ce soit.
(5) Il existe quantité de modes de scrutin qui
seraient moins mauvais. Le plus évident consiste à ajouter un tour de
scrutin selon des modalités à préciser (la difficulté étant alors de
convaincre les électeurs à se déplacer : dans ce cas, il vaudrait
mieux résoudre plusieurs problèmes d'un coup en organisant les
législatives en même temps que la présidentielle). Ce n'est
qu'un pis-aller, mais c'est le plus simple à expliquer aux gens.
D'autres modes de scrutin mathématiquement bien meilleurs sont sans
doute trop difficiles à présenter aux électeurs (quoique — ce
n'est pas forcément rédhibitoire, après tout l'électeur moyen n'a
aucune idée de la façon
dont sont étaient
élus les conseils régionaux) : par exemple, toutes sortes de
variations autour des scrutins de
Condorcet[#] (où on demande aux
électeurs de classer les candidats, et on garantit comme critère
minimal que s'il existe un candidat qui est préféré à tout autre
candidat par une majorité d'électeurs, alors ce candidat sera élu), ou
des systèmes à base de
points[#2]. S'il faut quelque
chose d'équitable et compréhensible, le mieux me semble encore le
scrutin par assentiment (=chaque électeur coche des cases en face des
candidats qui lui conviennent, et le candidat élu est celui qui a le
plus de cases cochées, point final).
[#] J'en avais décrit ici une particulière, que j'appelle scrutin de Condorcet-Nash — il s'agit du système électoral qui assure la stratégie mixte optimale pour le jeu dont la fonction de gain est le nombre d'électeurs qui préfère tel résultat sur tel autre — et ce système est optimal en un certain sens. [Ajout () : ce système est considéré ici.] Néanmoins, il est un peu compliqué à mettre en pratique, très difficile à expliquer aux non-mathématiciens, et a l'inconvénient politiquement inacceptable de faire intervenir le hasard quand il n'y a pas de gagnant au sens de Condorcet. J'ai appliqué ce mode de scrutin pour prendre des décisions entre amis, mais je ne le recommande pas pour l'élection présidentielle française.
[#2] En voici un exemple, qui est mathématiquement très satisfaisant, assez simple à implémenter, mais malheureusement toujours difficile à expliquer pour le non mathématicien : chaque électeur i attribue à chaque candidat j un nombre xi,j de points quelconque (pas forcément entier, mais cela ne change rien en pratique de demander qu'il soit toujours entier) ; on normalise les choix xi de l'électeur i pour la norme 2, c'est-à-dire qu'on divise chaque xi,j par √(∑jxi,j²) de façon à avoir ∑jxi,j²=1. Le candidat élu est celui qui (après un unique tour de scrutin) a la plus grande valeur de ∑ixi,j. (Autre façon, géométrique, de présenter la même chose : s'il y a n candidats, on part d'un point P à l'origine dans un espace affine de dimension n−1, chaque électeur peut déplacer le point (indépendamment de tous les autres) d'une distance au plus 1 dans la direction qui lui plaît, et le candidat élu est celui déterminé par la face d'un simplexe régulier centré à l'origine coupée par la demi-droite reliant l'origine au point P après somme de tous les déplacements.) Ce mode de scrutin permet donc de voter pour un candidat, contre un autre, ou toute autre combinaison de cela, avec les poids xi,j que l'on veut, en assurant que chaque électeur aura un poids euclidien total borné.
(6) Néanmoins, je suis parfaitement persuadé que
rien ne bougera. Il est impossible de changer le mode d'élection (ou
le calendrier électoral) avant l'élection sous peine d'être accusé de
manipulation électorale, et après l'élection plus personne n'y pense.
Quand on voit depuis combien de temps existe cette verrue sur la
démocratie française qu'est le Sénat (Victor Hugo exhortait déjà en
1848 (ou était-ce dans les années 1870 ?) : défense de déposer un
Sénat le long de la Constitution
; cela n'a pas empêché la
IIIe République de le faire en 1875 et Hugo lui-même d'y
entrer… depuis, on attend toujours la sénatusectomie).