— Ce que nous appelons la réalité n'est qu'un minuscule fragment de la Réalité.
J'admirai mentalement la capacité de mon interlocuteur à signifier, par la modulation presque révérente de sa voix, la majuscule dont il gratifiait le dernier mot. Je me gardai bien de commenter et le laissai continuer :
— Regardez ici. Dans le monde physique brut, vous avez là des milliards d'atomes : personne ne peut décrire leur état exact, ils sont trop nombreux. Ils représentent trop d'information. Mais nous avons créé une catégorie mentale : là où se trouvent ces milliards d'atomes, nous voyons une pomme. Nous n'avons pas créé l'objet matériel, analytique, qui est la pomme (l'Urstoff de la pomme si vous voulez), mais nous avons créé la catégorie synthétique qui l'unifie. Il en va de même de tous les motifs dont nous peuplons notre univers mental. De l'immensité de la Réalité nous ne conservons qu'une forme simplifiée : la pomme, le pommier. Qui obéissent à des lois simplifiées : la pomme tombe, le pommier lui donne naissance.
Comme pour illustrer son propos, il souleva légèrement le fruit et le reposa sur le livre qui lui servait de support (l'Apocalypse révélée de Swedenborg). Il joua encore un instant avec, puis se décida à revenir à sa leçon :
— On peut très bien imaginer que dans l'espace physique où nous voyons des cellules, des pommes, des nuages et des galaxies on puisse interpréter les mêmes atomes pour y voir tout autre chose. Cet autre univers serait pourtant le même : mais qui sait comment les atomes de la pomme s'y liraient ? Peut-être se regrouperaient-ils autrement ou selon d'autres critères que leur emplacement. Comme dans ces illusions d'optique où l'on peut voir un chandelier ou deux visages qui se font face : plusieurs réalités, plusieurs lectures de la Réalité, pourraient occuper le même volume sans se déranger.
Je pensai que je pourrais lui faire abréger son discours en lui montrant que je comprenais cette idée qu'il prenait pour révolutionnaire. J'évoquai (non sans quelque honte) les mânes de Quine :
— Ou comme il se pourrait, dis-je donc, que dans une tout autre langue notre conversation ait aussi un sens, et un sens qui ne serait pas du tout le même que celui que nous croyons lui donner : ainsi y parlerions-nous de la Lune dans le ciel qui joue à travers les nuages, d'une fleur au parfum enivrant ou d'une clochette au tintement cristallin…
— Précisément. Et déjà nos catégories mentales deviennent dangereusement malléables lorsque nous parlons non plus de choses matérielles mais d'idées ou de sentiments : lesquels se reflètent indiscutablement dans les atomes du monde physique qui constitue notre cerveau mais de façon considérablement plus sophistiquée quand nous disons
Anne est tristeque quand il s'agit dela pomme tombe. Pouvons-nous être sûrs de comprendre la même chose quand nous prononçons le mottriste? Ou ne sommes-nous pas déjà en présence d'une multiplicité d'interprétations, alors même que le tissu de nos idées est en interaction, par notre comportement, avec les objets que nous avons dégagés ?Je croyais savoir que la meilleure façon d'abréger l'étalage du relativisme était de surenchérir :
— Peut-être, d'ailleurs, ne parlons-nous effectivement pas du tout la même langue, vous et moi, et peut-être ce que j'appelle une pomme n'est pas du tout ce que vous appelez une pomme.
— Nous nous comprenons bien. Mais je ne prétends pas seulement que le mot puisse recouvrir plusieurs concepts différents, je prétends aussi que la même matérialité physique peut se décoder pour donner différents objets exotériques selon la façon dont nous agençons les barrières mentales qui découpent la Réalité en morceaux intelligibles par nous.
Il s'interrompit le temps de boire un peu d'eau, puis s'exclama d'un ton quasi exalté :
— Or ces barrières mentales nous retiennent aussi prisonniers !
Sentant fondre sur moi un ramassis confus de platitudes allant du mythe de la caverne au bouddhisme zen, je préférai désamorcer moi-même ces sujets :
— Oui, comme les trop célèbres prisonniers de Platon qui ne voient des objet réels que les ombres. Ou comme les moines que Jōshū tente d'amener à l'Éveil spirituel en les forçant à penser autrement que dans le cadre de leurs barrières mentales habituelles.
— Comme, surtout, les gnostiques…
Je n'avais pas pensé à le devancer à propos des gnostiques. Il me fallut donc l'entendre m'expliquer :
— Comme, surtout, les gnostiques qui voyaient le monde matériel comme une prison, un simulacre pour nos sens, créé par le démiurge, et dont on peut chercher à se délivrer par la connaissance spirituelle, c'est-à-dire la rédemption de notre part divine. Pardonnez-moi si je simplifie de façon caricaturale !
— Simplifiez, simplifiez ! répondis-je (espérant en entendre le moins possible au sujet des gnostiques). Nous nous comprenons.
— Et bien sûr, le Serpent de la Genèse, vénéré par les ophites, qui promet à l'Homme la divinité par la Connaissance. Bref, le thème est récurrent, et toutes les religions voient à leur façon cette idée de recherche d'une Vérité supérieure, et surtout de la limitation de l'homme par les œillères qu'il s'impose lui-même. Toutes les sciences, toutes les religions et même les différentes formes d'art représentent des œillères différentes, mais toutes constituent des tentatives pour concevoir la Réalité de façon moins fractionnaire.
C'est ainsi que Madame Blavatsky fit dans le discours de mon hiérophante une irruption aussi fracassante que le gigantesque portrait d'elle au-dessus du bureau le laissait présager.
Je m'emparai la pomme et je la mangeai.