Le mercredi après-midi, au département de maths de
l'ENS, nous avons notre thé hebdomadaire : tout le monde
(enseignants, chercheurs, invités de passage, étudiants… et
quelques informaticiens déçus qu'il n'y ait rien de tel dans
leur département), enfin, tous ceux qui veulent venir, se
retrouve en salle Jean-Louis
Verdier[#] pour partager
thé[#2], jus d'orange et petits
gâteaux achetés sur les fonds secrets du département
(enfin, aujourd'hui, on était à court de petits gâteaux, mais
normalement il y en a). Et c'est décidément un moment très
convivial.
La conversation, naturellement, outre les sujets récurrents chez les normaliens[#3], tourne autour de potins et de ragots mathématiques[#4], mais aussi autour de mathématiques proprement dites, souvent de façon plus ou moins ludique. Par exemple on évoque régulièrement des résultats mathématiques qui nous semblent particulièrement surprenants, ou choquants : le fait que la somme de deux convexes du plan de frontière C∞ a une frontière C6 mais pas C7 en général ; le fait que toute variété différentiable homéomorphe à Rn est difféomorphe à Rn sauf pour n=4 ; le fait qu'une série de distributions delta, en des points tous distincts, pondérées par des coefficients tous non nuls peut converger vers la distribution nulle ; etc. Nous avons également débattu de savoir quel style de rédaction mathématique offre la plus grande clarté (vaut-il mieux une démonstration compréhensible ligne à ligne et dont la rigueur est inattaquable mais dont on ne parvient pas à dégager les idées directrices générales, ou au contraire une démonstration qui fasse clairement ressortir les idées sous-jacentes mais demeure perfectible dans beaucoup de détails parfois fastidieux à compléter ? et comment parvenir à allier les qualités de ceux styles tout en évitant leurs défauts ?).
Aujourd'hui, nous[#5] nous sommes mis à papoter sur le
corps à un élément et sur le corps résiduel des
réels. Cela va sembler complètement sibyllin aux
non-mathématiciens, mais il s'agit (surtout pour le premier) d'une
fantaisie récurrente des algébristes (dont le statut varie, selon les
circonstances, entre de la recherche sérieuse et une blague de
matheux) ; la plupart des personnes ayant fait des maths au niveau du
second cycle savent bien qu'un corps doit avoir au moins deux éléments
(à savoir 0 et 1, qui ne coïncident que dans l'anneau nul, ce dernier
n'étant pas un corps) : mais il se trouve qu'un nombre
important de résultats d'algèbre ou de théorie des nombres semblent
pouvoir s'expliquer, par analogie, comme si elles provenaient de
l'existence d'un objet que, à l'heure actuelle, personne ne sait
définir correctement (et qui n'est certainement pas un corps au sens
usuel, et qui n'a probablement pas non plus un élément en aucun sens
naïf[#6]) mais que suite à ces
analogies on appelle corps à un élément
(sur lequel, notamment,
l'anneau des entiers serait une algèbre), F1. Là où
il s'agit d'une blague, c'est quand on se met à explorer les analogies
les plus fumeuses sur le corps à un élément, du style :
comme tout corps fini, le corps à un élément à une extension de
degré n, qui est le corps à 1n
éléments, qui n'est bien sûr pas la même chose que le corps à un
élément ; et il a un frobenius, qui est l'élévation à la puissance 1,
qui n'est bien sûr pas l'identité
… si vous êtes un être
humain normal, donc pas un algébriste, il est sans doute naturel que
vous ne trouviez pas ça drôle. Là où c'est plus
sérieux, c'est quand on espère qu'une définition rigoureuse de cet
objet mystérieux permettrait de tirer correctement des analogies :
notamment, l'hypothèse de
Riemann (dont la tête est
mise à prix) aurait des chances de pouvoir être abordée comme
l'analogue des conjectures de
Weil (qui, comme leur nom ne l'indique pas, sont maintenant des
théorèmes) pour le spectre des entiers vu comme variété sur le corps à
un élément. Malheureusement, si des définitions partielles ont été
proposées pour le corps à un élément (ici
et là par
exemple), non seulement aucune n'est complète (aucune, notamment, ne
permet de donner un sens intelligent au produit tensoriel de Z
avec lui-même au-dessus de F1) mais en plus elles ne
sont pas d'accord entre elles. Quant au corps résiduel des réels,
c'est quelque chose dans le même style… ce serait un corps fini
qui aurait la bizarre propriété d'avoir une unique extension, de degré
deux (le corps résiduel des complexes) qui soit algébriquement close ;
là, personne n'a trop d'idée de combien d'éléments il serait censé
avoir (on peut donner des arguments pour 0, 1, 2, 3, ou même
2.718… ou une infinité ; personnellement, j'ai tendance à
croire qu'il a un seul élément mais dont deux sont non nuls !).
Bon, heureusement, pendant que certains mathématiciens se demandent combien d'éléments a un corps à un élément, d'autres font des choses utiles, comme se pencher sur les manières de construire un filtre à spam efficace : mes collègues statisticiens organisent à l'ENS un colloque sur les fondements mathématiques de l'apprentissage, ou comment apprendre (à un ordinateur, disons), à partir d'un échantillon de données et de réponses associées (du style, ceci est un spam, ceci n'est pas un spam — mais je ne voudrais pas donner l'idée que l'apprentissage ne sert qu'à trier le spam !), à tirer des réponses correctes sur d'autres données. Par exemple, le filtre à spam que j'utilise, qui est essentiellement un filtre bayesien avec quelques améliorations (comme je ne suis pas statisticien, je ne comprends pas grand-chose, là), a tendance à se faire avoir à cause du problème suivant : quasiment tous les mails que je reçois en anglais sont du spam, contre très peu des mails en français — du coup, au lieu d'apprendre à reconnaître le spam et le ham (= non-spam), il a surtout appris à reconnaître l'anglais du français, et quand on m'envoie un mail en anglais, très souvent il passe à la poubelle… alors je me sens assez concerné par ce genre de questions !
[#] Note mentale : il faudra créer un article Wikipédia sur Verdier.
[#2] Il est vrai que c'est plutôt le café que les matheux sont censés transformer en théorèmes, mais il faut un peu de tout : avec du thé on produit des conjectures, l'espresso donne des lemmes, le capuccino des corollaires, le jus d'orange des définitions, etc. En revanche, il faut éviter le déca : avec ça, on produit des contre-exemples — ça a la saveur d'un théorème, mais on send bien qu'il manque quelque chose. Et évidemment, le Coca-Cola, lui, donne des programmes informatiques.
[#3] Comme l'incompréhension totale devant les dernières mesures prises par les responsables hygiène et sécurité de l'établissement, ou la difficulté de trouver un quatrième partenaire pour jouer au bridge.
[#4] En cette saison de
l'année, ce genre de potins prennent assurément une tournure la vie
est dure
, mais ce n'est pas toujours le cas. Un de mes collègues
soutient bientôt sa thèse, alors on discutait de comment il faut
décoder les phrases dans les rapports du jury : si c'est écrit
a prouvé de bonnes qualités d'enseignant
, ça veut dire qu'ils
pensent que tu es un mauvais chercheur…
[#5] Nous
, en
l'occurrence, c'est surtout Xavier Caruso et moi.
Il peut tout nier mais des gens l'ont vu.
[#6] D'ailleurs, on remarquait justement que, selon les auteurs, le corps a un élément semble avoir (au sens du nombre de points de le droite affine sur ce corps…) deux ou trois éléments. Mais si on tient absolument à avoir une réponse intuitive, l'idée serait que le corps à un élément a un 1 mais n'a pas de 0 — explication à ne pas prendre très au sérieux, cependant !