Le silver lining, dans la crise de la dette
européenne, c'est que ça nous oblige un peu, si on veut comprendre
quoi que ce soit à ce qui se passe, à prendre des cours accélérés
d'économie monétaire et financière. Enfin, c'est un gros si
,
ça. Ça devrait être le rôle des journalistes de nous expliquer les
choses en commençant par les bases, mais les journalistes n'ont ni les
compétences pour faire ça, ni leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs
la patience d'écouter un cours d'économie fût-il abrégé, si bien qu'on
nous donne toujours des explications tronquées, abusivement
simplifiées, ou autrement trompeuses, et forcément on en ressort avec
une impression d'extrême confusion. Malheureusement aussi, les
articles de Wikipédia sur l'économie monétaire sont assez mauvais
(sans doute parce que c'est un sujet qui a tendance à réveiller les
crackpots polémistes, cf. ce que je racontais
sur Bitcoin), et les livres
d'économie sont difficiles à trouver (j'ai écumé plein de rayons chez
Gibert et chez d'autres sans rien trouver de satisfaisant) et rarement
écrits de façon satisfaisante pour un geek matheux (je ne dois
vraiment pas avoir la même façon de penser que les gens qui font de
l'économie — c'est encore pire que les juristes — parce
qu'à chaque fois que j'arrive à comprendre ce qu'ils disent, il faut
que je le retraduise dans ma langue et ça devient complètement
différent[#]). Comme il y a en
plus des questions de comptabilité publique qui s'en mêlent, c'est
encore plus compliqué (cf. ce que
je disais à ce sujet il y a quelques
années[#2]).
En fait, ce que j'ai encore trouvé de plus clair, c'est de lire les publications de la Banque centrale européenne elle-même. Notamment, on y trouve un livre intitulé (en français) La Banque centrale européenne : histoire, rôle et fonction de Hanspeter K. Scheller (2e édition 2006) : ça ne répond pas exactement à mes questions qui sont plus générales ou au contraire plus précises, mais c'est fort clair et bien expliqué. Et il y a aussi les rapports annuels de la BCE qui sont étonnamment lisibles et intéressants pour le non-initié : mais bon, il s'agit bien sûr de statistiques, et pas d'explications générales sur la façon dont fonctionne le système bancaire et monétaire (quoique de telles explications peuvent se trouver de façon incidente).
Mais je reviens à la dette, la Grèce et tout et tout.
Parmi les choses que je ne trouve pas claires, il y a un certain
nombre de présupposés qui sont traités comme allant de soi mais dont,
quand on y réfléchit bien, je ne vois pas vraiment de raison pour
qu'ils aillent de soi. Par exemple ceci : quel est le rapport, au
juste, entre la crise de la dette du gouvernement grec, et l'euro ?
(Notamment, en quoi le fait que la Grèce ait l'euro pour monnaie
implique-t-il que l'endettement de l'État ait des répercussions sur
cette monnaie ?) Il y a beaucoup de choses tout à fait évidentes à
dire, et je me fais plus ingénu que je le suis vraiment en posant
cette question, mais je ne peux pas dire avoir une
explication totalement satisfaisante. Une autre façon de
poser la question serait : puisqu'une des solutions qui a été proposée
de temps en temps à la crise était la sortie de la Grèce de la zone
euro (en passant sous silence les extraordinaires difficultés légales,
pratiques et même économiques que cela poserait), autant je vois bien
pourquoi du point de vue de la Grèce c'est une manœuvre
potentiellement pertinente (ça lui permettrait de dévaluer sa monnaie
pour stimuler ses exportations), autant du point de vue du reste
de la zone euro, et du point de vue de l'euro lui-même (ou de
la BCE), je ne trouve pas ça si clair que ça (investir
dans la dette grecque, et investir dans l'euro, ce n'est pas la même
chose, même si la Grèce est dans l'euro, et on ne voit pas forcément
pourquoi les deux seraient liées, ou pourquoi le manque de confiance
ne l'une affecterait l'autre) ; de nouveau, je pose les choses de
façon délibérément très candide, j'ai tout de même des explications
partielles, mais c'est pour illustrer là où je voudrais plus de
lumière. En fait, plus généralement, j'aurais envie de poser la
question semi-philosophique de savoir quelle est la nature de l'union
entre un pays et sa monnaie, et ce qui fait qu'un pays a
telle
ou telle monnaie, ce que cela signifie au juste. (Comme je suis
matheux, la façon dont je conçois ce genre de questions, c'est à
travers des cas limites ou des contre-exemples tordus : par exemple un
pays qui établirait deux banques centrales différentes avec deux
monnaies différentes. Les économistes n'utilisent jamais ce genre
d'expérience de pensée pour expliquer les choses, et c'est bien
dommage.)
Pour parler de choses moins vaseuses et plus concrètes, une chose que je ne comprends pas, c'est pourquoi les banques grecques ne se sont pas toutes effondrées depuis longtemps. Dès qu'on a commencé à ne serait-ce qu'envisager la possibilité du retrait de la Grèce de la zone euro, si j'étais Grec, la première chose que j'aurais fait, c'est prendre toutes mes économies et les récupérer soit sous forme de billets en euros (qui resteront des euros quoi qu'il arrive) soit, pour éviter de me balader avec une valise de billets et de la faire garder, en les virant dans une banque allemande. Et de fait, c'est ce qui s'est plus ou moins produit, mais pas de façon aussi catastrophique que je l'aurais cru. Cet article (d'un ton assez eurosceptique, mais c'est normal, c'est anglais) évoque cette possibilité, et de façon inquiétante : les dépots auprès des banques grecques, c'est une somme beaucoup plus colossale que la dette de l'État grec, et si crise bancaire il y avait l'État grec ne serait évidemment pas en mesure de garantir les comptes.
Mais ceci soulève une autre question qui reste mystérieuse pour
moi : qui, et dans quelle mesure (la réponse étant
possiblement personne, et pas du tout
) garantit les comptes en
banque ? Parce que le système bancaire
(à
multiplicateur de crédit) fait que les banques ne sont pas en
mesure de répondre en cas de ruée pour en retirer son argent —
leur obligation de réserve n'est que de 2% dans la zone euro (ce qui
signifie qu'un euro émis par la BCE peut théoriquement
être multiplié jusqu'à un facteur 50 sous l'effet des prêts consentis
par les banques
commerciales[#3]). La réponse
classique que j'ai en tête, c'est que c'est l'État qui
(éventuellement, et sous certaines conditions) garantit les comptes en
banque. Mais la BCE a-t-elle également un rôle à jouer ?
Le principe du système bancaire repose tout de même aussi sur le fait
qu'un euro de la banque commerciale X ou un euro de la
banque centrale ont toujours la même valeur et sont interconvertibles
(quel que soit X) : si on commence à douter de la
solvabilité des banques, ce n'est plus le cas, et ça met en péril tout
le système. Et a priori une des fonctions d'une banque centrale est
d'être prêteur
en dernier ressort : donc de permettre à la banque de se
refinancer[#4] justement dans
ce genre de situation — donc honorer les euros de la
banque X comme des euros de banque centrale. Mais si c'est
le cas, pourquoi dit-on que c'est l'État qui garantit les comptes en
banque, et comment une faillite bancaire par manque de confiance
est-elle possible ? À l'inverse, si ce n'est pas le cas, comment une
crise bancaire grecque peut-elle menacer la BCE comme le
prétend
l'article de
la BBC déjà mentionné ci-dessus ? Est-ce qu'ils
écrivent n'importe quoi ? Tout cela me laisse assez perplexe.
J'apprends d'autre part que la BCE est le principal
créancier de la Grèce (à hauteur d'une cinquantaine de
G€[#5]) et que c'est la
principale raison pour laquelle M. Trichet ne voulait absolument pas
admettre une restructuration, même partielle, de la dette grecque (et
qu'il a fallu hier et aujourd'hui quelque chose comme dix heures de
négociations pour qu'il cède — comme disait feu M. Duisenberg,
qui avait l'air d'être un bonhomme rigolo : Central
Bankers are like cream. The more you whip them, the stiffer they
get.
). Bon, mais alors j'aimerais bien qu'on m'explique en détail
comment la BCE s'est retrouvée à détenir de la dette
grecque, parce que c'est le cœur du problème. Il me semblait
qu'un des grands principes de l'indépendance des banques centrales et
de contrôle de l'inflation, c'est que les banques centrales ne
prêtaient jamais à leurs États (ce serait faire marcher la « planche à
billet ») ou n'achetaient jamais directement leurs obligations. Alors
je comprends que M. Trichet a consenti à accepter les obligation
grecques comme collatéral[#6]
pour les opérations de financement… mais le principe d'un
collatéral, c'est qu'il sert uniquement de garantie, et devrait rester
la propriété de la banque qui l'a hypothéqué, sauf en cas de défaut
(et il ne me semble pas qu'il y en ait eu). Dans le genre étonnant,
je ne comprends pas non
plus cet
article, qui évoque le risque que la BCE elle-même
devienne insolvable (si, justement, les obligations grecques sont
marquées comme en état de défaut de paiement par les agences de
notation) : je ne comprends pas comment une banque centrale peut être
insolvable (en tout cas dans la monnaie qu'elle émet).
[#] Die
Mathematiker sind eine Art Franzosen: redet man zu ihnen, so
übersetzen sie es in ihre Sprache, und dann ist es alsobald ganz etwas
Anderes.
(J. W. von Goethe)
[#2] Tiens, mais je me rends compte que je n'ai jamais raconté sur ce blog que j'avais cherché à trouver le RIB du compte unique du Trésor Public à la Banque de France, afin d'y faire un virement de 5€, histoire que quelqu'un soit tout perplexe que dans cette comptabilité méticuleusement tenue (enfin, j'espère) il apparaisse 5€ surgis de nulle part. (Oui, je rêve, je sais très bien que personne ne s'apercevrait de rien et j'aurais juste perdu 5€. Mais c'est rigolo, voilà.) Pour ça j'avais commencé à reverse-engineerer les différents RIB qu'on voit parfois passer pour des sous-comptes du compte de l'État (différentes trésoreries) et j'avais essayé de les corréler avec des documents comme celui-ci (‹ Instruction codificatrice Nº05-005-P-R du 25 janvier 2005 (NOR: BUD R 05 00005 J, publiée au Bulletin Officiel de la Comptabilité Publique) sur la comptabilité de l'État (tome 1 — système comptable et nomenclatures — volume 1 — titre 2), portant mise à jour de la nomenclature générale des comptes de l'État ›) ; j'avais conclu que le RIB en question commençait probablement par 30001 00512 (le 30001 est le code de la Banque de France et le 512 semble être le numéro utilisé par toute la comptabilité de l'État pour le compte du Trésor à la Banque de France, cf. la page 82 du PDF ci-dessus) mais je n'ai pas compris le sens qu'ils donnaient aux chiffres suivants — c'est assez mystérieux, parce que les différents RIB qu'on voit passer pour des paiements au trésor ont des formats étrangement différents.
[#3] En réalité, d'après ces chiffres, je vois qu'il y a 9647.3G€ dans l'agrégat M3 et même si je ne sais pas exactement quel chiffre correspond à la monnaie « banque centrale », c'est-à-dire réellement émise par la BCE, je suis sûr que ça contient au moins les 862.4G€ de billets et pièces en circulation. Donc le multiplicateur réel est inférieur à 12. (Je pense en fait que la monnaie « banque centale » est la somme des 862.4G€ circulés sous forme de billets et pièces et des 1238.4G€ déposés auprès de la BCE par les institutions de crédit. Auquel cas le multiplicateur serait moins de 5.)
[#4] Et a priori si la banque X n'est pas capable d'honorer son passif (les comptes de ses clients), c'est qu'elle a émis des prêts, qui sont donc des créances à son actif, et ces créances devraient être acceptées par la banque centrale comme collatéral pour lui accorder un prêt.
[#5] Au fait, si par
hasard ce n'est pas clair pour tout le monde, G€
(giga-euro) signifie milliard d'euros
.
J'ai déjà ranté à ce sujet.
[#6] Enfin, je ne sais
pas quel niveau de décision
était impliqué, en fait. Il paraît
que si les agences de notation classifient la décision d'aujourd'hui
comme un défaut, la BCE n'a plus le droit d'accepter les
obligations grecques comme collatéral. Mais, euh, qui a écrit ces
règles, au juste, et pourquoi sont-ce des agences de notations
extérieures, et pas la BCE elle-même, qui décideraient ce
que la BCE peut accepter ?