J'éprouve toujours une certaine satisfaction un peu puérile quand je redécouvre ou réinvente quelque chose qui était déjà connu ou inventé. Il y a longtemps je m'étais demandé comment on devrait fabriquer une monnaie fictive qui représente une sorte de moyenne de devises existantes pour pouvoir, par exemple, toutes les comparer à cette moyenne plutôt que les unes aux autres (notamment pour atténuer les fluctuations dans le point de comparaison lui-même), et j'avais conclu pour plusieurs raisons que la bonne chose à faire était indiscutablement de prendre une moyenne géométrique et pas arithmétique des monnaies. Les deux arguments les plus évidents sont : (1) que ce qui a un sens important, ce ne sont pas vraiment les cours relatifs des devises, ce sont leurs logarithmes[#] — d'ailleurs, il faudrait toujours afficher les graphiques boursiers sur une échelle logarithmique — et que prendre la moyenne des logarithmes, c'est justement prendre une moyenne géométrique ; et (2) une moyenne arithmétique n'a pas trop de sens parce qu'il faut savoir comment on la pondère : on voit bien que prendre la moyenne arithmétique également pondérée au sens idiot entre 1$ et 1¥, c'est-à-dire 0.50$+0.50¥, ne va refléter que les variations du dollar et pas celles du yen vu que celui-ci compte, au final, pour à peu près 1.3% du total. Ceci étant, je ne voyais pas trop la moyenne géométrique utilisée, et je me suis dit, bon, ça doit être une idée saugrenue de matheux que j'ai eue.
Je savais bien qu'il existait un truc appelé
un panier
de monnaies (par exemple
l'écu[#2]
était un panier des monnaies européennes) (il existe d'ailleurs des
paniers de beaucoup de choses : un panier de biens pour mesurer
l'inflation des prix, un panier d'actions pour constituer des indices,
etc.), mais la (mauvaise) explication qu'on lit en général, c'est
qu'un panier est obtenu en prenant les différentes valeurs
constituantes dans différentes proportions, et ceci semble suggérer
une moyenne arithmétique. Pourtant, à regarder d'un peu plus près, on
se rend compte que les proportions sont déterminées en
proportion du panier et pas comme des fractions absolues des
valeurs du panier. Qu'est-ce que cela signifie ?
Imaginons que je cherche à constituer un panier, le zorkmid (symbole ¤), avec pour simplifier deux monnaies dedans, disons le dollar ($) et l'euro (€). A priori je vais poser : 1¤ :≡ u$ + v€, où les coefficients u et v sont susceptibles de varier dans le temps : à ce stade-là il s'agit d'une moyenne arithmétique ou plutôt d'une combinaison linéaire, et je n'ai rien dit du tout. Après tout, l'euro lui-même a un cours en dollars (ou vice versa), donc je pourrais écrire 1€ = z$ (pour le coup, il est certain que z varie au cours du temps) et 1¤ = (u+v·z)$ et du coup j'ai plutôt trop de variables. (Noter que j'utilise ‘=’ pour indiquer une égalité des cours, alors que j'ai écrit ‘≡’ pour indiquer quelque chose de peut-être un peu plus fort, reste à savoir ce que ça veut dire au juste.) Cherchons à voir ce qu'on pourrait imposer de plus.
La première condition consiste à se dire, comme je le suggère plus haut, que les coefficients u et v, au lieu d'être fixés de façon absolue, sont contraints par le fait qu'on veut que le dollar et l'euro comptent pour des proportions respectivement p et q (fixes, cette fois, avec p+q=1) de la valeur totale du zorkmid. Autrement dit, la valeur de u$ et v€ est dans des proportions p et q du total : en introduisant le taux de change 1€=z$, on va donc imposer que v·z = (q/p)·u (je répète qu'ici, u, v et z sont des fonctions du temps et que p et q, a priori, sont constants). Cette condition dit donc qu'on va ajuster les coefficients u et v de sorte que les u$ et v€ constituant le zorkmid soient toujours dans les proportions p contre q (si l'une des monnaies s'effondre par rapport à l'autre, le coefficient dans lequel elle entre augmentera relativement à l'autre pour compenser).
Mais il me reste une condition à trouver, totalement indépendante de la précédente (et qui consiste, en quelque sorte, à expliquer ce que signifie le ‘≡’ ci-dessus). C'est l'affirmation que, quand la valeur du dollar et de l'euro change, la valeur du zorkmid change de la même façon comme prescrit par les coefficients u et v (c'est-à-dire, comme si on avait effectivement u dollars et v euros) et pas suite à des changements de u et v eux-mêmes. De façon peut-être plus claire : en imaginant qu'on décompose les choses en variations infinitésimales, dans un premier temps la valeur du dollar et de l'euro change, ce qui change la valeur du zorkmid comme u dollars plus v euros, puis dans un second temps on change u et v mais en préservant alors la valeur du zorkmid. De façon plus succincte : cette condition affirme qu'on n'apporte pas d'argent et qu'on n'en retire pas au panier, on se contente de changer les proportions u et v. De façon encore plus parlante : on a en permanence un capital (le zorkmid) formé de u dollars et v euros, la valeur de ce capital évolue au fur et à mesure que ces devises varient, et on joue à convertir l'une en l'autre ou vice versa (par exemple pour vérifier la condition précédente, ou peut-être une autre) mais c'est la seule opération qu'on se permet de faire pour modifier u et v — on n'apporte pas d'argent de l'extérieur. Cette condition se traduit de la façon suivante : (u+v·z)′=v·(z′) où ′ dénote la dérivée par rapport au temps (le membre de gauche représentant la variation de la valeur du zorkmid en dollars au cours du temps, et le terme de droite impose qu'il soit donné uniquement par la variation de l'euro puisqu'on a exprimé les choses en dollars ; ce serait heureusement équivalent de les exprimer en euros). Autrement dit (en développant la dérivée du membre de gauche), la seconde condition est : u′ + v′·z = 0 (on me souffle que ça s'appelle la condition d'autofinancement, justement parce que cela signifie qu'on n'apporte ni ne retire d'argent au panier).
Maintenant, si je mets ensemble les deux conditions que je viens d'exprimer, j'ai un système d'équations différentielles (les variables étant u et v, et z une fonction paramètre) dont la solution est : u = K·p·zq et v = K·q·z−p où K est une constante arbitraire (on rappelle que q=1−p), c'est-à-dire que le zorkmid vaut 1¤ = (K·zq)$ = (K·z−p)€. C'est précisément ce qu'on appelle, à une constante multiplicative près, la moyenne géométrique (pondérée des coefficients p et q) entre le dollar et l'euro ! (La moyenne géométrique entre 1$ et 1€=z$ est (1p·zq)$ = (zq)$.) Ceci se généralise assez simplement à un nombre quelconque de monnaies.
On ne peut pas dire que ce soient des maths de haute sophistication, mais je suis quand même content d'avoir retrouvé la moyenne géométrique, et d'avoir redécouvert tout seul comme un grand ce qu'est un panier (et on me confirme que je ne me suis pas trompé). Mais au-delà de ça j'ai deux remarques à faire.
La première concerne la réalisabilité du panier. Si je dois réaliser une combinaison u$ + v€ avec u et v constants (une combinaison arithmétique/linéaire, quoi), c'est facile, on prned u dollars plus v euros, on n'y touche pas, et la combinaison est ainsi réalisée. Pour le panier décrit ci-dessus, on doit en permanence convertir les monnaies l'une en l'autre au fur et à mesure qu'elles fluctuent pour maintenir vraie la première condition, v·z = (q/p)·u. Or ceci n'est pas possible de façon infinitésimale. Mais ce qui est magique, c'est qu'en vertu d'une inégalité classique (de convexité ou de moyenne ou de Hölder ou je ne sais quoi, j'ai la flemme de réfléchir à celle qui sert vraiment), si on a 1¤ sous la forme u0$ + v0€ à un certain moment t0, et que les cours relatifs de l'euro et du dollar changent, quelle que soit la durée qu'on attende, on aura au moins 1¤ (c'est-à-dire que u0+v0·z ≥ u+v·z si u = K·p·zq et v = K·q·z−p et pareil avec des indices 0). Autrement dit, bien qu'au niveau infinitésimal on ait mis une condition d'autofinancement, si j'attends un temps fini, j'extrais de l'argent de mon u$ + v€ pour conserver 1¤ (ou bien : si j'ai 1¤ sous la forme u0$ + v0€ au moment t0 et que je le garde sur ma table sous la forme de u0 dollars et v0 euros, une semaine plus tard quand les cours auront changé, si je fais les conversions qui s'imposent pour revenir dans les proportions p et q, j'aurai plus que 1¤). Je suppose même que c'est une façon certes très simple mais raisonnable de hedger contre les variations de monnaies, et je suppose que c'est un fait bien connu. (En revanche, plus ou fait souvent les rééquilibrages des proportions de l'euro et du dollar dans le panier, moins on extrait d'argent, et à la limite si on le fait en continu, on n'extrait rien puisqu'il y a autofinancement.)
L'autre remarque concerne une analogie dont je ne sais pas très bien quoi faire. Un fait bien connu en thermodynamique est le suivant : si je prends deux corps, de capacités calorifiques constantes, disons égales pour simplifier, qui sont à des températures différentes, et que je les mets bêtement en contact, à l'équilibre la température sera la moyenne arithmétique (naïvement, si je mélange 1kg d'eau à 20°C et 1kg d'eau à 80°C, j'obtiens à peu près 2kg d'eau à 50°C, même si ce n'est pas tout à fait exact parce que la chaleur spécifique de l'eau varie un peu avec la température) ; en revanche, si au lieu de les mettre bêtement en contact je fais tourner un moteur idéal pour extraire tout le travail que je peux de cette différence de température, c'est-à-dire que je fais le mélange sans produire d'entropie, alors la température résultante est la moyenne géométrique des températures thermodynamiques absolues des deux corps (qui est plus basse que la moyenne arithmétique justement par l'inégalité mentionnée ci-dessus, et la différence a été récupérée sous forme de travail par le moteur). Il y a une certaine analogie dans les formules avec ce que je viens de dire ci-dessus, ce qui n'est certes pas surprenant vu que la moyenne géométrique apparaît à cause d'une différentielle logarithmique quelque part (dans le cas de la thermo, c'est la quantité d'entropie δQ/T qui s'écrit c·dT/T lorsque la chaleur spécifique c est constante, et c'est de là que tout sort), mais il reste que la condition d'autofinancement évoquée ci-dessus évoque quand même de façon surprenante la condition de non production d'entropie. Peut-on dire qu'en récupérant de l'argent de la réalisation du zorkmid évoquée au paragraphe précédent on est en train de faire fonctionner un moteur de Carnot entre le dollar et l'euro ? Ou est-ce que je suis en train de virer au crackpotisme, là ?
Je vais m'arrêter sur cette angoissante question, et sur l'étonnement du nombre de mots que j'arrive à pondre sur un sujet aussi trivial, mais au moins j'aurai fait le service que je dois au fan-club de la moyenne géométrique (dont je suis un membre militant).
[#] Une « règle du pouce » est que quand une grandeur ne peut pas être négative, il est probable que ce soit une grandeur logarithmique (au sens où c'est son logarithme, éventuellement rapporté à une origine arbitraire, qui a un sens naturel). Une indication supplémentaire, c'est que ça ait beaucoup plus de sens que cette grandeur soit doublée ou divisée par deux que augmentée ou soustraite d'une quantité constante.
[#2] On apprend des choses amusantes en lisant cet article de Wikipédia, notamment que les états américains de l'Illinois et de New York ont passé des lois déclarant que l'euro est le successeur de l'écu, par prudence pour éviter que certains contrats rencontrent des difficultés légales.