Supposons que je sois perdu tel Robinson Crusoë sur une île déserte, sans aucun instrument de mesure précis : aurais-je un moyen d'estimer la taille de la Terre, ou au moins d'en connaître l'ordre de grandeur ?
On connaît sans doute la fameuse expérience d'Ératosthène qui consiste à mesurer la différence d'angle entre la position du Soleil au même moment à deux villes passablement éloignées et dont la distance est connue : cette expérience donne une bonne précision, mais évidemment, sur mon île, je n'ai pas le moyen de la mener. Comment faire ?
L'observation la plus classique permettant de démontrer que la Terre est ronde consiste à regarder un bateau apparaître à l'horizon et remarquer qu'on en voit le sommet du mât avant (ou après, si le bâteau s'éloigne) la coque. Mais si je vois un bâteau à l'horizon, je serai plus intéressé à l'appeler à l'aide qu'à mesurer la taille de la Terre.
Ce que je peux faire en principe, en revanche, c'est utiliser un coucher de Soleil. Le principe, où l'on suppose la Terre parfaitement ronde, est le suivant : si un point à l'infini est exactement sur l'horizon au niveau du sol, alors quand on le regarde depuis une hauteur h, ce point apparaît au-dessus de l'horizon d'un angle α tel que cos(α)=R/(R+h) où R est le rayon de la Terre, c'est-à-dire, plus exactement, que l'horizon est plus bas de cet angle α. Cet angle α est aussi l'angle, mesuré au centre de la Terre, entre la base du point d'où l'on observe, et la limite de visibilité (le point le plus loin qu'on puisse voir). Lorsque h est très petit devant R, ceci donne α=√(2h/R). Si on arrive à mesurer α, on connaît donc h/R.
La difficulté, évidemment, c'est que mesurer α va être très technique. On peut essayer d'attendre un coucher du Soleil, mettre ses yeux au niveau de l'eau (puisqu'on est sur une île), attendre l'instant exact où le Soleil a fini de disparaître à l'horizon, puis se redresser de toute sa hauteur et estimer la fraction du disque solaire qu'on voit remonter au-dessus de l'horizon (ce sera vraiment très grossier parce que l'angle α sera de l'ordre de 2′, ou quelque chose comme un quinzième du diamètre apparent du Soleil ; on peut aussi l'estimer en se faisant une idée du temps qu'il faut pour que le Soleil disparaisse de nouveau complètement depuis la hauteur qu'on a prise — ce sera de l'ordre d'une dizaine de secondes — mais ceci dépend bien sûr de la latitude de l'île, encore qu'on peut estimer celle-ci en cherchant l'élévation du pôle céleste autour duquel les étoiles semblent tourner ; une autre source d'imprécision sera la réalisation du niveau de la mer, parce qu'une erreur de quelques centimètres sur celui-ci donne facilement une erreur de quelques fractions de minute sur l'angle α). Tout de même, si on cherche simplement à avoir un ordre de grandeur très grossier sur R (ou plutôt, sur R/h), c'est déjà quelque chose. Peut-être qu'une meilleure mesure consisterait, si l'île est dotée de falaises, à regarder à quelle vitesse l'ombre de la nuit monte sur la falaise.
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Je ne sais pas bien dans quelle mesure la valeur assez précise trouvée par Ératosthène pour la taille de la Terre était encore connue au Moyen-Âge ou à la renaissance. On s'imagine parfois que les gens au Moyen-Âge croyaient que la Terre était plate, c'est complètement faux et je ne sais pas d'où est sortie cette légende urbaine, qui va parfois jusqu'à suggérer l'idée totalement saugrenue que Christophe Colomb aurait navigué vers l'ouest pour prouver — ou parce qu'il était le seul à savoir — que la Terre était ronde, ce qui est tout de même assez stupide comme idée. Ce qui est sans doute plus vrai, c'est que Colomb croyait pour une raison ou une autre à une valeur fausse (i.e., nettement plus petite) de la taille de la Terre, alors que tout le monde voyait bien que c'était déraisonnable, sauf à supposer rencontrer un providentiel continent en chemin, de partir de Palos de la Frontera pour arriver à Cipango (qui mûrit le fabuleux métal en ses mines lointaines) par l'ouest.
Dans cet ordre de question, je me suis toujours demandé si lors de l'expédition de Magellan on avait pensé que les membres de l'expédition verraient s'écouler un jour de moins que ceux restés en Espagne. (L'article Wikipédia suggère que ce fait a causé une grande excitation et qu'on en a même fait part au pape : ça ne dit pas vraiment si on y avait pensé avant, si le fait était controversé, si c'était une véritable découverte, ou quoi encore.) Je pense que c'est la première manière dont on a pu se rendre compte, concrètement, de l'existence d'un décalage horaire entre les parties du globe (parce que les premières horloges suffisamment précises pour permettre d'estimer correctement la longitude ne sont venues qu'assez tard — en fait, la question qui se pose concrètement est de comparer d'une part la vitesse du bateau par rapport à la vitesse de la Terre et d'autre part la précision des meilleures horloges : ce n'est que quand le premier devient supérieur au second qu'on peut apercevoir concrètement un décalage horaire sans faire le tour de la Terre).
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J'ai toujours trouvé assez fascinant de me demander quels phénomènes astronomiques, ou quels ordres de grandeur, on peut réussir à estimer, au moins grossièrement, par des expériences extrêmement simples. Notre Robinson Crusoë sera peut-être plus intéressé à estimer sa latitude (ou déjà à chercher, s'il ne le sait pas, dans quel hémisphère il se trouve, en voyant si le Soleil va plutôt de la gauche vers la droite ou de la droite vers la gauche dans le ciel) qu'à mesurer la taille de la Terre, mais admettons. Peut-on estimer d'autres choses ? Il semble qu'historiquement la taille de la Lune ait été estimée — par Aristarque de Samos — lors d'une éclipse de Lune : on peut alors remarquer que l'ombre de la Terre est très grossièrement trois ou quatre fois plus grosse que la Lune, ce qui donne à la fois un ordre de grandeur de sa taille et de sa distance (puisqu'on connaît son diamètre apparent) ; je ne vois pas trop d'autre moyen d'y arriver sans connaître les lois de Newton. Quant à la distance ou la taille du Soleil, je ne vois qu'une façon d'en obtenir une minoration (très très grossière) en constatant que lors d'un quartier de Lune (c'est-à-dire lorsque l'angle Soleil-Lune-Terre, mesuré à la Lune, est droit) la séparation angulaire entre le Soleil et la Terre (c'est-à-dire l'angle Soleil-Terre-Lune, mesuré à la Terre) est à peu près aussi droit qu'on peut le juger : ceci ne permet que de se rendre compte que le Soleil est beaucoup plus loin de la Terre que ne l'est la Lune, mais il semble que la première détermination à peu près précise de la distance Soleil-Terre n'a été faite qu'en 1672 par Cassini et Richer (par mesure du parallaxe de Mars entre Paris et Cayenne).
L'estimation, extrêmement grossière, de la distance à une étoile proche, a été faite une vingtaine d'années plus tard par Huygens en partant du principe que les étoiles avaient la même luminosité intrinsèque que le Soleil (ce qui est complètement faux en général, et assez faux pour l'étoile qu'il avait choisie, mais pas déraisonnable comme principe si on veut se faire une idée des distances cosmiques) : il a cherché à réaliser un trou dans un disque de métal d'une taille telle que le Soleil vu à travers ce trou soit à peu près de la même luminosité, jugée à l'œil, que Sirius ; c'est une estimation incroyablement difficile à faire, et de fait, Huygens s'est trompé d'un ordre de grandeur : il a trouvé que Sirius vu depuis la Terre était environ 30000² fois moins lumineux que le Soleil (i.e., qu'il fallait faire un trou de 1/30000 du diamètre apparent du Soleil pour obtenir la même luminosité) alors qu'en fait il est plutôt 100000² (c'est-à-dire 1010) fois moins lumineux ; comme en plus il ne savait pas que Sirius est intrinsèquement 25 fois plus lumineux que le Soleil, il a trouvé une distance Terre-Sirius de 30000 unités astronomiques (distances Terre-Soleil) au lieu de 540000 : mais peu importe, le principe de l'idée est absolument génial, et je ne vois pas comment on aurait pu faire mieux à son époque. (On a pu commencer à mesurer vraiment la distance aux étoiles en observant leur parallaxe, mais ça a été plus compliqué que prévu parce que Bradley, en cherchant à y arriver vers 1725, est d'abord tombé sur le phénomène d'aberration de la lumière.)
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Je redescends sur Terre, ou du moins, plus près d'elle.
Parlons un peu de la station spatiale internationale. Beaucoup de gens s'imaginent sans doute qu'elle est très loin de la Terre, et que la raison pour laquelle les astronautes à l'intérieur sont en état d'impesanteur est que cette distance est suffisamment grande pour que la gravité soit très faible. C'est tout à fait faux : la station spatiale internationale est à une altitude très faible par rapport au rayon de la Terre (autour de 400km : c'est certes 50 fois la hauteur de la plus haute montagne du monde — le K2 — mais c'est à peine 6% du rayon de la Terre) : l'accélération de la gravité y est donc quasiment la même qu'à la surface (plus exactement, elle est 11% plus faible). La raison pour laquelle l'intérieur de l'ISS est en impesanteur est simplement le principe d'équivalence : la station spatiale est en chute libre (au sens où elle n'est soumise qu'à la gravitation), et plus exactement, en orbite, ainsi que tout ce qui est à l'intérieur.
Quelle est la vitesse (horizontale, bien sûr) de la station spatiale par rapport au sol ? En fait, l'altitude n'a guère d'importance vu qu'elle est faible, on pourrait se poser la question au niveau du sol : à quelle vitesse faut-il se déplacer à la surface de la Terre pour être en orbite au niveau du sol, c'est-à-dire, ne plus sentir de poids ? La réponse est simplement, à la vitesse v telle que l'accélération centrifuge ressentie du fait de parcourir le tour de la Terre à vitesse v compense justement l'accélération g de la pesanteur. C'est-à-dire v²/R = g ou v=√(R·g). Comme R vaut environ 6400km (soit 6.4×106m) et g vaut 9.8m/s², on en déduit une vitesse de 7900m/s (ou 28000km/h) : juste en allant tout droit à cette vitesse on est en état d'impesanteur. (Pour la station spatiale, c'est un chouïa moins, 7700m/s.) C'est amusant parce que, à un chiffre significatif, le calcul se fait vraiment de tête, sans rien savoir : je pense que c'est un bon test pour savoir si quelqu'un a compris sa physique de lycée, « quelle est la vitesse de la station spatiale internationale ». On peut aussi y arriver avec la troisième loi de Kepler ou avec le principe que, pour un objet en orbite circulaire, l'énergie cinétique égale −½ fois l'énergie potentielle gravitationnelle.
Et il y a un rapport avec la première chose que je racontais. En effet, mettons que je monte à une certaine hauteur h (très petite devant le rayon R de la Terre) : depuis cette hauteur, je vois le sol jusqu'à une distance d=√(2R·h) (c'est-à-dire R·α avec mes notations précédentes) ; eh bien cette distance est justement celle v·t que parcourt la station spatiale (ou du moins un objet en orbite au niveau du sol) dans le temps t=√(2h/g) qu'il faut pour qu'un objet en chute libre (sans frottements) tombe depuis la hauteur h. Pour dire ça de façon plus imagée : si je monte en haut d'une tour et que quand la station spatiale est à mon niveau je fais tomber une balle du haut de cette tour, la balle touche le sol au même moment que la station arrive au niveau de mon horizon de visibilité. Ce n'est pas un hasard : c'est justement ce que fait la station : de façon très imagée, elle est en chute libre et, pour compenser cette chute libre, elle doit se déplacer à juste la distance qu'il faut pour que la convexité de la Terre crée la même hauteur sous ses pieds.
Ça me fait penser à une autre égalité
astucieuse un peu dans la même ligne de pensée : si la Terre
s'arrêtait brutalement sur son orbite, combien de temps faudrait-il
pour qu'elle tombât dans le Soleil ? (Je pose la question avec la
Terre et le Soleil plutôt qu'avec un objet qui orbiterait la Terre au
niveau de la surface, parce qu'il faut que la source de gravité soit
ponctuelle.) La réponse est : à peu de choses près, trois mois.
Pourquoi ? parce que la troisième loi de Kepler s'applique encore pour
décrire la trajectoire elliptique dégénérée de la chute en question,
dont le demi-grand-axe est quasiment le même que la trajectoire
orbitale précédente, c'est-à-dire une distance Terre-Soleil, donc la
période orbitale doit être la même, et le temps de tomber dans le
Soleil correspond à un quart de période, i.e., le quart de douze mois.
(Cette question avait été posée au Concours général de physique
l'année où je l'avais passé, et j'avais été assez content de trouver
cette réponse.) [Correction
() : Je dois mal me rappeler la
question, parce que, comme on me le signale en commentaire, j'ai
mélangé grand-axe et demi-grand-axe dans cette histoire : la
trajectoire de chute a un grand-axe égal au demi-grand-axe (rayon) de
la trajectoire normale de la Terre (et par ailleurs le temps de chute
est une demi-période), donc on ne peut plus rien dire d'intelligent (à
moins d'invoquer la relation précise dans la troisième loi de Kepler,
ce qui fait 3/√2 mois, mais n'est clairement pas l'esprit donc le
problème devait être différent ; peut-être qu'il s'agissait simplement
de trouver un ordre de grandeur).]