Je reproduis pour commencer la transcription d'un passage que
j'aime beaucoup (en fait, deux passages, à plus d'une heure
d'intervalle, mais ils se continuent) du Déclin de l'empire
américain, où est exposé le mème éponyme du film. Il s'agit
d'une entrevue radiophonique (de Dominique Saint-Arnaud par Claire
Léonard, deux des principaux personnages du film) :
— Dominique Saint-Arnaud, directrice du département
d'Histoire de l'Université, vous venez de publier aux presses
universitaires un livre que vous intitulez « Variance de l'idée du
bonheur » : pourriez-vous nous en parler un peu ?
— Oui, euh… c'est un livre qui part de l'hypothèse que
la notion de bonheur personnel s'amplifie dans le champ littéraire en
même temps que diminue le rayonnement d'une nation, d'une
civilisation.
— Et qu'entendez-vous par « bonheur personnel » ?
— Bien, disons l'idée de recevoir de sa vie quotidienne des
gratifications immédiates et que la mesure de ces gratifications
constitue le paramètre normatif du vécu.
— Pourriez-vous donner un exemple précis pour nos
auditeurs ?
— Bien… par exemple… le mariage. Dans les sociétés
stables, le mariage est un mode d'échange économique ou politique ou
encore une unité de production.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu'un mariage réussi n'a rien à voir avec
le bonheur personnel des deux individus mariés ensemble. À la limite,
la question ne se pose même pas, comme si une société en développement
se préoccupait davantage du bien collectif ou d'un bonheur
hypothétique futur plutôt que de satisfaction individuelle immédiate.
… Dans la littérature romaine, par exemple, la notion d'amour
conjugal commence à proliférer sous Dioclétien, au IIIe siècle, au
moment où la structure de l'empire s'effondre. Même phénomène dans
l'Europe du XVIIIe siècle, où l'idée rousseauiste de bonheur précède
de peu la Révolution française. … Et je pose la question
paradoxale : cette volonté exacerbée de bonheur individuel que nous
observons maintenant dans nos sociétés n'est-elle pas en fin de compte
historiquement liée au déclin de l'empire américain que nous avons
maintenant commencé à vivre ?
— Les signes du déclin de l'empire sont partout : la
population qui méprise ses propres institutions, la baisse du taux de
natalité, le refus des hommes de servir dans l'armée, la dette
nationale devenant incontrôlable, la diminution constante des heures
de travail, l'envahissement des fonctionnaires, la dégénérescence des
élites… Avec l'écroulement du rêve marxiste-léniniste, on ne
peut plus citer aucun modèle de société dont on pourrait dire :
« voilà comment nous aimerions vivre ». Comme sur le plan privé, à
moins d'être un mystique ou un saint, il est presque impossible de
modeler sa vie sur aucun exemple autour de nous. Ce que nous vivons,
c'est un processus général d'effritement de toute l'existence.
— Et ce processus vous paraît inévitable ?
— Ah oui, certainement. Même si, comme à toutes les époques,
vous trouverez des charlatans pour dire que le salut est dans la
communication, les micro-circuits imprimés, le renouveau religieux, la
forme physique, ou dans n'importe quelle autre sottise. Le déclin
d'une civilisation est aussi inévitable que le vieillissement des
individus. Au mieux, on peut espérer retarder un peu le processus :
c'est tout. Remarquez que nous, ici, nous avons la chance de vivre en
bordure de l'empire. Les chocs sont beaucoup moins violents. Il faut
dire aussi que la période actuelle peut être très agréable à vivre,
par certains côtés. Et de toute manière, notre fonctionnement mental
nous interdit toute autre forme d'expérience. Je crois pas qu'il y en
aurait beaucoup parmi nous qui pourraient vivre au milieu des
puritains de la Nouvelle-Angleterre de 1650.
— Dominique Saint-Arnaud, je vous remercie beaucoup.
En fait, ce qui m'incite à méditer sur la question du bonheur,
c'est d'avoir vu (avant-hier, avec mon frère et ma sœur) Ils se marièrent et
eurent beaucoup d'enfants (que je ne recommande pas
particulièrement, je l'ai trouvé un peu décousu), un film qui malmène
assez l'idée du bonheur dans le cadre du foyer conjugal et de la
fidélité.
Par le passé, on a eu — au sens où les structures de la
société, ou au contraire d'un contre-courant important de la société,
en proposaient — des archétypes assez clairs, des modèles du
bonheur, des idéaux à atteindre ou au moins des codes de morale. Cela
pouvait être le Dulce et decorum est pro patria
mori, l'espoir d'une résurrection aux côtés de Dieu, un idéal
Républicain, le rêve marxiste-léniniste, ou encore le modèle hippie,
que sais-je encore. C'est sans doute quelque part dans les années '70
ou '80 du XXe siècle que les dernières icônes du bonheur se sont
effritées. Ou plus exactement, s'il y en a encore (par exemple, un
bon nombre de films hollywoodiens en ont une idée très précise, de ce
qui doit constituer le bonheur sous-jacent à un happy
end), ils ne sont pas pris assez sérieusement, ou peut-être ne
comportent pas une part d'inatteignable suffisante ou un
système convenablement développé, pour pouvoir fournir un but
véritable (à la jeunesse, et, par extension, à tout le monde). En ce
début de XXIe siècle, chacun est invité à construire sa propre vision
du bonheur et du sens de la vie, ce qui est peut-être une bonne chose
(paradoxalement, se prétendre individualiste tend à être mal vu), mais
il n'est pas sûr qu'on puisse en trouver qui résiste à la
déconstruction systématique. Assurément, des modèles marginaux
existent encore, la quête du Sens finit toujours par mener quelque
part si on la poursuit assez (comme le dit Dominique Saint-Arnaud : la
communication, les micro-circuits imprimés, le renouveau religieux, la
forme physique, ou n'importe quelle autre sottise ; vous pouvez
adhérer à telle ou telle religion, ou telle ou telle secte, devenir
goth[#], ou encore revenir aux
vieilles bonnes valeurs traditionnelles comme le nationalisme ou le
trotskisme) ; il y a toujours eu une certaine variance de l'idée du
bonheur. Mais, inexplicablement, la sauce semble avoir plus de mal à
prendre : on cherche d'autant plus et on a d'autant moins de méthode.
Je ne sais pas si cela s'explique.
Milan Kundera, dont j'ai tout récemment lu La Lenteur,
m'offre, au chapitre 3 de ce dernier livre, une piste de
réflexion :
Dans le langage de tous les jours, la notion d'hédonisme désigne un
penchant amoral pour la vie jouisseuse, sinon vicieuse. C'est
inexact, bien sûr : Épicure, le plus grand théoricien du plaisir, a
compris la vie bienheureuse d'une façon extrêmement sceptique :
éprouve du plaisir celui qui ne souffre pas. C'est donc la souffrance
qui est la notion fondamentale de l'hédonisme : on est heureux dans la
mesure où on sait écarter la souffrance ; et comme les plaisirs
apportent souvent plus de malheur que de bonheur, Épicure ne
recommande que des plaisirs prudents et modestes. La sagesse
épicurienne a un arrière-fond mélancolique : jeté dans la misère du
monde, l'homme constate que la seule valeur évidente et sûre est le
plaisir, si menu soit-il, qu'il peut lui-même ressentir : une gorgée
d'eau fraîche, un regard vers le ciel (vers les fenêtres du bon Dieu),
une caresse.
Modestes ou pas, les plaisirs n'appartiennent qu'à celui qui les
éprouve, et un philosophe, à juste titre, pourrait reprocher à
l'hédonisme son fondement égoïste. Pourtant, selon moi, ce n'est pas
l'égoïsme qui est le talon d'Achille de l'hédonisme mais son caractère
(oh, pourvu que je me trompe !) désespérément utopique : en effet, je
doute que l'idéal hédoniste puisse se réaliser ; je crains que la vie
qu'il nous recommande ne soit pas compatible avec la nature
humaine.
Le XVIIIe siècle, dans son art, a fait sortir les plaisirs de la
brume des interdits moraux ; il a fait naître l'attitude qu'on appelle
libertine et qui émane des tableaux de Fragonard, de Watteau, des
pages de Sade, de Crébillon fils ou de Duclos. C'est pour cela que
mon jeune ami Vincent adore ce siècle et, s'il le pouvait, il
porterait comme un insigne sur le revers de sa veste le profil du
marquis de Sade. Je partage son admiration mais j'ajoute (sans être
vraiment entendu) que la vraie grandeur de cet art ne réside pas dans
une quelconque propagande de l'hédonisme mais dans son analyse. C'est
la raison pour laquelle je tiens Les Liaisons dangereuses
de Choderlos de Laclos pour l'un des plus grands romans de tous les
temps.
Ses personnages ne s'occupent de rien d'autre que de la conquête du
plaisir. Toutefois, peu à peu le lecteur comprend que c'est moins le
plaisir que la conquête qui les tente. Que ce n'est pas le désir de
plaisir mais le désir de victoire qui mène la danse. Que ce qui
apparaît d'abord comme un jeu joyeusement obscène se transforme
imperceptiblement et inévitablement en une lutte à la vie et à la
mort. Mais la lutte, qu'a-t-elle de commun avec l'hédonisme ?
Épicure a écrit : « L'homme sage ne cherche aucune activité liée à la
lutte. »
Et là, le maître Zen nous dit : le seul bonheur qu'on peut trouver
dans la vie, c'est celui qu'on y a mis.
[#] Le mouvement
« gothique » est-il, justement, un culte du déclin ?