Ce billet s'adresse au grand public et se veut donc compréhensible par tous[#]. Je vais parler de maths, pour une fois il ne s'agit pas de faire de la vulgarisation mathématique[#2] au sens où je ne vais pas expliquer du contenu mathématique, mais plutôt tenter de parler de « ce que ça fait de faire des maths », i.e., essayer de dire un mot sur comment les mathématiciens « pensent » les maths et en quoi consiste notre métier. Et peut-être en profiter pour dissiper quelques malentendus ou quelques idées reçues sur les mathématiciens ou la recherche en mathématiques.
[#] À l'exception de quelques brefs passages essentiellement limités aux notes en bas de paragraphe (où je ferai parfois référence à un concept technique), passages que je pense qu'on n'aura aucune difficulté à identifier et à ignorer si on ne les comprend pas.
[#2] Ni même de la méta-vulgarisation comme j'ai pu le faire ici, mais ça va rejoindre un peu certaines choses que je raconte dans ce billet.
Il va de soi que ce but est trop ambitieux pour que je puisse le mener avec succès. D'abord parce que tenter de parler de comment on fait des maths sans parler de maths revient, forcément, à brasser de l'air en agitant les mains. Ensuite, parce qu'il n'y a pas vraiment de pratique « typique » du métier de mathématicien (comme il n'y a pas de pratique « typique » de celui d'écrivain), donc je peux au mieux parler de la mienne (donc celle d'un mathématicien possiblement médiocre) en essayant de faire remarquer ce que je crois être plus ou moins partagé par mes collègues. Enfin, parce que j'avais de toute façon trop de choses à dire et que j'ai arrêté un peu quand j'en avais marre d'écrire, donc je relègue plein de choses (sur la communauté mathématicienne, notamment) à un éventuel billet ultérieur.
(Plan :)
- Quelques idées reçues
- L'abstraction et la généralité
- La beauté des mathématiques
- Les mathématiques existent-elles ?
- L'exploration d'un palais
- L'efficacité des mathématiques
- Que fait donc le mathématicien ?
- Comment trouver les questions
- La fabrique des théorèmes
- Formes et fonctions de la preuve
- Rigueur et intuition
- Deux exemples de raisonnements mathématiques
- Comment trouve-t-on des démonstrations ?
- La rédaction
- Fragmentation disciplinaire
- Fin (provisoire ?)
☞ Quelques idées reçues
Peut-être que je devrais commencer par dissiper des idées reçues courantes[#3] sur les mathématiciens ou les mathématiques, même si j'imagine que le lectorat de ce blog, quand bien même il n'est pas lui-même scientifique, a au moins des idées un peu moins approximatives que le grand public moyen à ce sujet.
[#3] Enfin, des idées reçues que je crois que le grand public a sur les mathématiciens. Parce que, honnêtement, je ne suis pas le mieux informé à ce sujet (même si j'ai pu en discuter de temps en temps avec des gens croisés au hasard — un chauffeur de taxi, un coiffeur, un moniteur d'auto-école, un médecin, un voisin dans le RER, etc. ; et bien sûr je vois l'image que toutes sortes de fictions donnent du mathématicien, qui doivent bien refléter une forme d'imaginaire collectif, au moins tel qu'il se manifeste dans l'esprit des écrivains ou scénaristes). Mais il n'est pas exclu que j'aie des idées reçues au sujet des idées reçues des gens sur les mathématiciens.
D'abord, je soupçonne que l'idée reçue la plus courante au sujet de
notre métier est que nous faisons des calculs très difficiles, et que
nous passons notre temps à écrire des formules très compliqués.
Or la plupart des mathématiciens ne font pas des
calculs[#4]. Il peut
certes tout à fait arriver qu'il y ait des calculs, même des calculs
compliqués, en mathématiques : selon les branches des maths, c'est
plus ou moins fréquent (même si tout dépend de ce qu'on appelle,
exactement, un calcul
), mais ce n'est généralement pas
l'activité principale. On ne peut pas non plus dire que le
mathématicien ait particulièrement souvent affaire à des nombres, ni,
en fait, à des formules (pour une acception assez large
de formule
, on peut convenir qu'il y en a beaucoup, mais même
là, on aurait tort de s'imaginer le chercheur en mathématiques comme
une sorte de chercheur de formules, comme je soupçonne que beaucoup de
gens se l'imaginent).
[#4] S'il y a des scientifiques qui font des calculs compliqués, c'est plutôt les physiciens (même si, là aussi, c'est un cliché, qui a forcément ses limites, il est sans doute plus juste à propos des physiciens que des mathématiciens).
Ajout () : J'aurais sans doute dû mentionner ceci quelque part dans ce billet, et je ne sais pas bien où l'ajouter, alors on va le mettre ici : les maths que la plupart des non-mathématiciens rencontrent dans leurs études (disons au moins jusqu'au baccalauréat, et même un peu après) n'ont qu'un rapport assez distant avec la recherche en mathématiques. Ce sont des maths qui eurent été fraîches il y a environ 150 ans, mais qui ne le sont plus du tout (ce qui ne veut pas dire qu'elles ne soient pas correctes, bien sûr), et surtout, ce sont des maths globalement ternes et inintéressantes (même par rapport à ce qui se faisait à l'époque). Pour faire une comparaison un peu gratuite, disons que si on a fait des maths jusqu'au lycée, on a rencontré quelque chose qui est à la recherche mathématiques un peu comme si l'enseignement de l'histoire se limitait à apprendre par cœur la liste des rois de France et leurs dates : ce ne sont pas des informations fausses, mais ce n'est vraiment pas très intéressant. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que des gens en retirent l'impression que les maths sont un sujet profondément ennuyeux se limitant à peu près à faire des calculs pénibles sur des situations sans intérêt, qu'ils n'arrivent pas à comprendre qu'il puisse y avoir de la beauté dedans, qu'ils se fassent une image tout à fait fausse du métier de mathématicien, ou même qu'ils pensent qu'il n'y a plus de recherche sur le sujet. (D'un autre côté, je ne sais vraiment pas comment on pourrait présenter les maths autrement au niveau lycée. L'expérience des « maths modernes » en a échaudé plus d'un ; voir aussi la note #41 plus bas à ce sujet.)
Pour le reste, je dois mentionner que je ne crois pas que les mathématiciens soient particulièrement distraits, particulièrement asociaux[#5], ou particulièrement intelligents[#6] : je ne sais même pas si ce sont des choses que les gens s'imaginent vraiment, mais c'est certainement ainsi que nous avons tendance à être présentés dans les rares films où apparaît un mathématicien.
[#5] Le cliché du mathématicien dans les films ou séries télé (et, pour le coup, j'espère quand même qu'il n'est pas si répandu dans la tête des gens), c'est quelqu'un de froid, déconnecté de la réalité, presque dénué d'émotions et d'empathie (comme s'il voyait le monde comme une série de chiffres), et d'ailleurs généralement privé de sens de l'humour. (En fait, ce sont largement les mêmes clichés que ceux qui concernent les personnes autistes, donc on peut aussi ajouter le cliché de la proximité entre ces deux catégories.) Tout ça est juste complètement con. Le manque de sens de l'humour est même particulièrement faux, les mathématiciens sont plutôt farceurs, au contraire. (Et amateurs de canulars, cf. par exemple ceci.) Ce qui est peut-être vrai, en revanche, mais je ne sais pas si c'est un cliché que les gens ont, c'est que beaucoup de mathématiciens sont mauvais en calcul mental. Disons qu'il y a trois types de mathématiciens : ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas.
[#6] Il faut que j'écrive un billet sur ce que je pense au sujet de l'intelligence, mais en attendant je peux renvoyer à celui-ci qui en parle un peu. Il y a énormément de formes différentes d'intelligence, c'est un terme qui veut tout et rien dire, et si les mathématiciens sont, forcément, doués pour les raisonnements mathématiques et ce qui s'y approche (détecter les erreurs de logique, par exemple), ce qu'on peut considérer comme une forme particulière d'intelligence, il serait à la fois faux et prétentieux (et, en fait, dénué de sens) d'affirmer que nous sommes plus intelligents en général.
Ce qui est sans doute plus vrai (même si ça reste, évidemment,
extrêmement simplifié), c'est que les mathématiciens ont tendance à
être assez précis et pointilleux, par exemple, dans le choix des
termes avec lesquels ils s'expriment (et souvent ça déteint sur
d'autres choses, comme la typographie) : parce que dans un énoncé
mathématique, on ne peut pas se permettre d'approximation sur ce qu'on
dit, et cette habitude de ne pas dire une chose pour une autre va
facilement déteindre sur l'ensemble de ce qu'on dit. (À titre
d'exemple, j'avais fait remarquer que quelqu'un qui prétendait
discuter de politique et de démocratie semblait confondre les
affirmations toute décision devrait être approuvée par une majorité
de citoyens
et tout citoyen devrait approuver une majorité de
décisions
: c'est exactement le genre de distinction, et aussi
d'ailleurs le pli de discuter l'une ou l'autre dans l'abstrait et sans
prendre position sur sa véracité, qui est typique du raisonnement
mathématique et essentiel pour lui, et qui déteint facilement quand on
parle d'autres domaines.)
☞ L'abstraction et la généralité
Si les maths ne sont pas la science des nombres ni celle des formules, j'aurais tendance à dire que c'est celle du raisonnement précis sur les structures abstraites, mais il faut admettre que cette définition est exaspérément vague et pourrait ressembler à une définition de la philosophie. Je n'ai pas vraiment mieux (cf. aussi ce billet où j'essayais de définir l'informatique, et son intersection avec les maths). Mais ce n'est pas vraiment mon but ici de discuter de la question de ce que sont les maths sub specia æternitatis : je veux juste dire que la pratique des maths par les mathématiciens se caractérise surtout par des raisonnements plus que par des calculs, et que ces raisonnements portent plutôt sur des abstractions (plus ou moins reculées par rapport à une situation concrète) que sur des quantités.
Pour ce qui est des abstractions, je pense qu'une bonne explication[#7] à fournir au grand public est la suivante : un mathématicien est quelqu'un qui pense que l'abstraction, au lieu de compliquer les problèmes, les simplifie, car elle consiste justement à ne garder que l'essentiel du problème en jetant tout ce qui est une circonstance particulière distrayante. Le mathématicien cherche typiquement à détacher un problème ou raisonnement des particularités de telle ou telle instance spécifique, pour retrouver sa forme la plus abstraite et universellement applicable.
[#7] Je vole cette remarque à Nalini Anantharaman dans cette vidéo, qui est d'ailleurs intéressante en rapport avec le sujet de ce billet. Mais je la développe ici à ma sauce, donc je ne prétends pas que Nalini Anantharaman sera forcément d'accord avec ce que j'écris.
C'est la raison pour laquelle nous avons un tropisme à la
généralisation : même si l'instance spécifique qui a donné naissance à
une question de maths comporte un paramètre qui a une valeur numérique
précise, le mathématicien va typiquement chercher à savoir si cette
valeur est vraiment importante — et, si elle ne l'est pas, généraliser
le problème à tout n
pour éviter de se laisser
distraire par le n particulier qui n'a pas d'importance —
tandis que si la valeur est importante (et bien sûr parfois elle
l'est) on cherchera à savoir ce qui fait qu'elle l'est,
Par exemple, si je pose le problème de la tablette de chocolat (que je vais énoncer plus bas) en évoquant une tablette de chocolat 3×5, c'est peut-être plus parlant pour le grand public que si j'évoque une tablette de chocolat m×n, mais pour le mathématicien, le problème avec la tablette de chocolat m×n est à la fois plus général et plus simple, parce qu'il nous dit que ce n'est pas la peine de chercher des particularités des nombres 3 et 5 qui feraient marcher le problème dans ce cas et dans ce cas seulement.
Bien sûr, tout le monde n'a pas le même amour pour la généralité
pour elle-même : car de la même manière qu'on peut remplacer un entier
particulier (comme 42) par l'abstraction un entier quelconque
(et lui donner un nom de variable, n), on peut aussi
chercher à généraliser plus loin, et remplacer
l'hypothèse entier
(i.e., élément de ℤ
) par quelque
chose de plus général (remplacer ℤ par, disons, un anneau
commutatif
) et se demander si la question a encore un sens, et le
cas échéant admet la même réponse. On peut toujours généraliser plus
loin, et il faut bien décider un jour de s'arrêter : certains trouvent
plaisir à généraliser autant qu'ils peuvent, d'autres s'arrêtent dès
qu'ils estiment avoir retiré ce qui est purement superflu, et il
serait faux de dire que les mathématiciens recherchent
systématiquement l'abstraction maximale. Il y a une branche des
mathématiques qui s'attache plus que toute autre aux généralisations,
et qu'on pourrait presque qualifier de spécialiste de l'abstraction
pour le plaisir de l'abstraction, qui est un peu au reste des
mathématiques ce que les mathématiques sont à des problèmes concrets :
il s'agit de la théorie des
catégories[#8] ; mais tout le
monde n'aime pas forcément cette approche consistant à trouver la
version la plus abstraite et générale possible de n'importe quel
énoncé. Au moins pour la pédagogie, les mathématiciens peuvent aimer
énoncer un résultat dans un cas particulier, pour dire ensuite en
fait, ceci se généralise de la façon suivante
plutôt que de
commencer par la version la plus générale.
[#8] Pour caricaturer
un peu, disons que si le mathématicien va avoir tendance à
remplacer 42
dans un problème par n,
où n est un entier
, et l'algébriste l'ensemble ℤ des
entiers par un anneau commutatif A quelconque, le
théoricien des catégories va, à son tour, remplacer la catégorie des
anneaux commutatifs par une catégorie d'algèbres sur une monade, puis
la 2-catégorie des catégories par une 2-catégorie vérifiant ceci ou
cela, bref, on n'en finit jamais de généraliser. De même qu'il y a
une blague standard sur les jésuites selon laquelle quand on a fini de
leur poser une question on ne comprend plus la question qu'on a posée,
il y a son équivalent avec les théoriciens des catégories au sein des
mathématiques (ils vont vous expliquer que votre problème consiste à
définir une structure d'∞-groupoïde enrichi cocomplet sur certaines
computades globulaires, et quand vous cherchez à comprendre n'importe
lequel de ces mots vous vous rendez compte qu'il est défini
par le nLab au
moyen de 12 autres mots que vous ne comprenez pas non plus).
Il y aurait sans doute lieu ici de faire une distinction entre maths pures et maths appliquées, même si je pense que cette distinction n'est pas aussi pertinente qu'on veut bien le faire croire[#9] (et certainement c'est une frontière floue, qui souffre d'ailleurs d'être discrétisée par la gestion administrative des sections du Conseil National des Universités) : pour simplifier à outrance, le mathématicien appliqué apprécie l'abstraction en ce qu'elle aide à résoudre un problème en le débarrassant de ce qui est superflu, tandis que le mathématicien pur apprécie l'abstraction en ce qu'il aide à dégager un concept plus général et plus élégant. Mais dans les deux cas, on aime ne pas se compliquer de détails sans pertinence.
[#9] Je pense que la
majorité des mathématiciens sont convaincus de la
profonde unité des mathématiques (ou, comme le disent
certains pour insister sur cette unité, de la mathématique
comme on peut dire de la physique
), les mathématiques pures et
appliquées n'étant que des tendances au sein d'un tout
fondamentalement uni. Je vais revenir plus loin sur cette unité.
☞ La beauté des mathématiques
Je pense qu'une chose sur laquelle quasiment tous les mathématiciens seront d'accord, c'est que les mathématiques ont une très grande beauté interne. C'est quelque chose qu'il est difficile de faire comprendre au grand public, et qui est à la fois une motivation et un défi pour la vulgarisation (cf. ici) : même si on peut parfois en tirer certaines jolies images visibles avec les yeux (comme ici ou là ou là ou encore là pour certaines que j'ai moi-même mis sur YouTube), l'essentiel de la beauté des mathématiques n'est perceptible que par l'intellect, et l'essentiel des objets mathématiques n'admettent aucune sorte d'image qu'on puisse représenter sous forme graphique. Donc parler au grand public de la beauté des mathématiques, comme j'aime bien le dire, c'est un peu comme vivre dans un monde où tout le monde est sourd et d'essayer d'expliquer la beauté d'une symphonie de Beethoven alors que personne ne l'a jamais entendue jouer, on ne peut qu'en lire la partition.
Pour ce qui est de la recherche, cette beauté des mathématiques est à la fois une motivation et un fil conducteur. C'est une motivation, parce que je pense que tous les mathématiciens ont, à un certain niveau, le plaisir de faire des mathématiques parce que c'est beau[#9b] et c'est satisfaisant pour l'esprit (je ne prétends pas que ce soit la seule, ni même la plus importante pour tout le monde, mais elle doit être au moins un élément important chez quasiment tous les mathématiciens professionnels, peut-être même plus que la curiosité commune à tous les scientifiques). Beaucoup de mathématiciens (« purs » comme « appliqués ») trouveront un problème intéressant et « naturel » en ce qu'il éveille leur sens esthétique. Mais c'est aussi un fil conducteur dans la recherche, en ce sens que les constructions et les techniques de démonstrations les plus puissantes sont souvent, quoique pas toujours (et ça dépend fortement des domaines), les plus élégantes : du coup, on peut, dans une certaine mesure, se laisser guider dans ses recherches par son sens de l'esthétique.
[#9b] Ajout
() : Pour illustrer le fait que ce n'est pas
que moi qui pense ça, Hermann Weyl a dit quelque chose comme
ceci : dans mon travail, j'ai toujours tenté d'unifier le beau et
le vrai ; mais quand j'ai dû choisir entre les deux, j'ai généralement
choisi le beau
. Et G. H. Hardy écrit dans A
Mathematician's Apology : The mathematician's
patterns, like the painter's or the poet's must be beautiful;
the ideas like the colours or the words, must fit together in a
harmonious way. Beauty is the first test: there is no permanent place
in the world for ugly mathematics.