Spoilers à fond dans tout ce qui va suivre ce paragraphe. — Ah
oui, je m'étais promis d'utiliser le joli mot divulgâchis
à la
place. Donc, divulgâchis à fond. — Mais honnêtement, je doute
sérieusement qu'il y ait grand-monde qui ait envie ou besoin de lire
une critique pour décider s'il va ira voir un épisode
de Star Wars : il y a des gens qui
attendent ce moment depuis des années (et qui l'ont sans doute vu le
jour de sa sortie, voire avant), ceux qui ont la curiosité de se
demander ce qu'ils inventeront cette fois-ci, ceux qui n'iront de
toute façon jamais, et il y a ceux qui s'en foutent un peu et qui vont
aller le voir parce qu'ils ont des amis, des enfants,
un porg
de compagnie ou que sais-je encore qui va le voir, mais en tout cas,
pour ce genre de film, essentiellement personne ne doit choisir de
passer ou non 2h45 au ciné en se basant
sur la critique
de la séquelle (du reboot du remake) qu'il va regarder. Bref,
aucun intérêt d'éviter le divulgâchis (hum, j'ai quand même du mal
avec ce mot), on est tous là pour partager nos expériences,
post-épiphaniques ou post-traumatiques, ou pour montrer la profondeur
de notre herméneutique. Let's dive into it.
Je n'avais pas pris la peine d'écrire quelque chose au sujet
de l'épisode VII il
y a deux ans, mais franchement, l'intérêt était douteux, c'était
essentiellement une copie de l'épisode IV avec de gros moyens en plus
et Alec Guinness en moins. Je n'avais pas non plus pris la peine
d'écrire quelque chose au sujet de
l'épisode 3.999
l'an dernier, qui m'avait pourtant semblé nettement meilleur. Cette
fois, je fais l'effort, parce que j'ai trouvé que
l'épisode VIII
était intéressant. Je ne sais pas si c'est un bon film (il y a des
longueurs, et sans doute beaucoup trop de rebondissements, c'est en
tout cas ce que mon poussinet a trouvé) ; je ne sais même pas si c'est
un épisode réussi de Star Wars ; mais il y
a assurément des choix intéressants qui ont été faits. Peut-être
que intéressant
doit se comprendre comme dans cette
fameuse fausse
malédiction chinoise, puisses-tu vivre à une époque
intéressante !
En fait, peut-être que la meilleure critique
que j'aie trouvé est celle du webcomic Wondermark
dans ce dessin
et sa suite (mais bon, si
on n'a pas le goût de l'humour très particulier
de Wondermark, ça laissera sans doute très froid).
Comme je le disais ici juste
avant la sortie de l'épisode VII, je suppose que les épisodes IV–V–VI
(la « trilogie originale ») sont impossibles à juger parce qu'ils se
font partie, pour les gens de ma génération, des référents culturels
avec lesquels on a grandi et qui ont participé à la définition de la
culture pop de notre enfance, dans laquelle ils ont semé les graines
d'un nombre incalculable de références et de private jokes. Toutes
proportions gardées, essayer de faire une critique de ces épisodes est
comme essayer de faire une critique sans préconception de la Bible ou
de l'Odyssée : c'est le genre d'œuvre qu'il est quasiment impossible
de voir avec des yeux candides. Dans ces conditions, les
épisodes VII-VIII-IX font face à une tâche absurde : (toutes
proportions gardées, toujours,) c'est un peu comme si on essayait
d'écrire une suite officielle de la Bible ou de l'Odyssée — il y a peu
de chances qu'une telle entreprise soit couronnée de succès.
L'épisode VII avait choisi la voie du fan-service : les fans des
épisodes IV–V–VI aiment ces derniers non pas pour leurs valeurs
intrinsèques mais parce que ces épisodes et leurs personnages ont
baigné leur enfance, donc, on leur donne more of the
same.
L'épisode VIII a fait presque exactement le contraire :
ostensiblement, le sous-titre pourrait être quelque chose comme les
leçons de l'échec et l'importance et la difficulté de repartir à
zéro
; mais en plus de ça, il semble prendre un malin plaisir à
provoquer les fans en cassant leurs théories ou leurs perspectives.
Il y avait toutes sortes de spéculations sur l'identité des parents de
Rey, ou sur l'origine, les pouvoirs et le destin de Snoke ; toutes
sortes d'attentes pour Luke Skywalker ; toutes sortes de fantasmes sur
les Jedi ; toutes sortes de de préconceptions sur ce que la Force
permettait ou ne permettait pas ; toutes sortes de rumeurs sur la
manière dont Leïa se sacrifierait avec dignité ; et surtout, une règle
scénaristique importante de l'univers de Star
Wars : que quand les gentils partent dans une mission
totalement désespérée aux chances de succès microscopiques, cette
mission réussit toujours in extremis. Le dernier épisode fait
voler tout ça en éclats : Rey est la fille de personne, l'origine de
Snoke n'est pas expliquée et sa mort est amenée de façon peu
cérémonieuse, Luke est un héros à reculons, les Jedi ne sont peut-être
pas si parfaits que les épisodes précédents nous ont voulu le faire
croire, la Force permet des choses qu'on n'imaginait pas, Leïa ne
meurt pas, et la mission désespérée non seulement échoue mais cause la
mort inutile de plein de gens et la quasi destruction de
la rébellion résistance. Luke dit ouvertement qu'il faut
que l'ordre Jedi s'éteigne, et il s'avère à au moins deux reprises que
le courage héroïque n'est pas forcément une bonne idée (et qu'il faut
faire des choix, et que ceux-ci sont difficiles, et que les vrais
héros ne sont pas forcément ceux qu'on croit).
Je comprends que ça rende furieux les fans (ou en tout
cas, des fans). Disney n'a pas vraiment à s'en inquiéter :
ils iront quand même voir l'épisode IX (et tous les autres numéros,
entiers ou non, qui seront produits par la marque). Personnellement,
dans l'absolu, j'aime bien les histoires qui ne sont pas en noir et
blanc mais en nuances de gris un peu compliquées : mais quand même,
venant de Star Wars, qui a fait du noir et
blanc non seulement son thème central mais presque sa marque de
fabrique (le côté obscur et le côté clair de la
force), c'est aussi inattendu que l'irruption du monde réel dans un
conte de fées, je comprends qu'on s'en chagrine. Je serais curieux de
savoir comment de tels choix scénaristiques se prennent : est-ce que
Rian Johnson (le réalisateur) avait une certaine liberté, ou est-ce
que tout choix qu'il faisait devait recueillir l'approbation d'un
comité de contrôle et de pilotage chez Disney ? de qui venait la
décision de tout casser ? je n'en ai aucune idée.
Globalement, je crois que je mets plutôt une bonne note à cet
épisode VIII (meilleure que l'épisode VII, en tout cas), mais je
m'interroge sur la difficulté dans laquelle il place l'épisode
suivant. Sur plusieurs plans :
D'abord, il y a le problème de Leïa. Vu que l'actrice qui
l'incarnait est décédée, la solution évidente (et attendue) était de
la faire mourir héroïquement dans cet épisode, ce qui aurait été assez
facile au montage. Le choix contraire n'est pas spécialement une
mauvaise surprise, mais laisse l'épisode suivant devant le trilemme de
la faire mourir (ou partir en retraite) hors écran, de la faire jouer
par une autre actrice, ou de recourir à un subterfuge comme des images
de synthèse (ou lui faire porter un masque, ou ne la montrer que de
dos ou que sais-je encore). Aucune de ces solutions n'est très
satisfaisante. Bon, tout ça est assez extrinsèque à l'intrigue, mais
a tout de même de l'importance, et d'autant plus que Carrie Fisher est
maintenant inextricablement liée à l'idée du personnage de la
princesse Leïa.
Mais l'autre souci sans doute plus grave est que l'épisode VIII
laisse à la fois les gentils dans une position extrêmement affaiblie
et les méchants dans une position désorganisée. Le problème avec les
gentils est qu'ils ont perdu quasiment toutes leurs forces : soit
l'épisode IX commence avec une résistance largement reconstituée,
auquel cas ça ressemblera à de la triche, soit il commence au point où
l'épisode VIII a fini, auquel cas la suspension d'incrédulité sera
encore plus difficile à invoquer s'ils doivent vaincre. Concernant
les méchants, ils ont perdu leur supreme leader,
et le nouveau n'a pas l'air d'être un bon organisateur, mais surtout,
il ne fait vraiment pas peur, le personnage est très réussi en tant
que second couteau vaguement ridicule qui voudrait ressembler à Papy
Vador, mais en tant que grand méchant ultime, il n'est pas du tout
crédible. Si l'épisode IX présente un combat entre une résistance
diminuée et un Premier Ordre amputé, il risque de manquer sérieusement
de souffle épique (cf. ce que je
disais ici, à propos de Tolkien sur
la déflation épique
).
Et la manière dont ils ont choisi d'évacuer Snoke pose son propre
problème : on ne nous a fourni aucune explication sur son apparition,
ce qui est sans doute une bonne idée (ça permet de se concentrer sur
les personnages vraiment importants), mais ça signifie du même coup
que les scénaristes se sont ouverts une porte d'où peut apparaître à
tout moment un deus ex machina surpuissant. Je
comprends qu'on ne veuille pas s'intéresser à Snoke, mais il fallait
trouver moyen de fermer cette porte pour garantir au spectateur qu'il
n'apparaîtra pas un troisième empereur-like (ou, a contrario,
un gentil surpuissant jusque là inconnu et qui sauverait tout le
monde, parce que, après tout, si un méchant surpuissant peut
apparaître de nulle part, un gentil surpuissant pourrait aussi). Ne
serait-ce que parce que tant que cette porte ne sera pas fermée,
aucune fin ne saurait être définitive.
Une solution partielle à ces problèmes serait de situer
l'épisode IX nettement plus loin dans le temps que l'épisode VIII :
ceci permettrait d'expliquer une renaissance de la résistance dont les
graines ont été plantées dans l'épisode VIII, de justifier que Leïa
soit morte ou bien jouée par une autre actrice (très âgée), de mettre
en scène de nouveaux Jedi (ou peut-être un tout nouveau nom), et de
transformer Kylo Ren pour qu'il soit plus puissant et plus
impressionnant. En plus, cela laisserait à Disney la possibilité
d'avoir des épisodes 8½, 8¼, 8¾, etc. (autant d'œufs en plus de la
poule aux œufs d'or), tout en préservant une fin définitive. En
contrepartie, il faudrait sans doute renouveler tout le casting, au
risque de décevoir ceux qui se sont mis à aimer certains acteurs ou
certaines actrices ; et il reste le problème de trouver comment une
fin définitive est possible, donc de fermer la porte à l'existence
de dei ex machina comme Snoke. Mais je suis
assez convaincu que ma bonne idée ne sera pas suivie.