Le mot naturolâtrie
est de mon invention, et on peut lui
reprocher d'être un hybride latin-grec (comme télévision
), le
terme standard (enfin, relativement plus standard) et purement
hellénoglosse pour adoration de la nature
étant physiolâtrie
mais je trouve qu'il présente un risque de
confusion avec adoration de la physique
ou adoration du
physique [p.ex., des gens]
ce qui me fait préférer mon néologisme
à moi, qui ne signifie d'ailleurs pas seulement adoration de la
nature
que tout un tas de choses entre engouement excessif pour
ce qui est perçu comme naturel
et volonté de se conformer aux
règles de la Nature personnifiée
.
Qu'est-ce que j'entends par naturolâtrie
, donc ? Disons
qu'il s'agit d'un regroupement de tout un tas d'idées autour du
principe général et approximatif que :
Si c'est naturel, alors c'est bien.
— ou peut-être plutôt : Si c'est naturel, alors c'est mieux que
si ce n'est pas naturel.
Ce n'est pas tout à fait pareil que le
principe suivant, même si cela peut le recouper pas mal, et surtout,
peut être confondu avec : Si cela préserve (ou fait du bien à) la
nature, alors c'est mieux
(qui est nettement plus raisonnable,
mais on notera bien la différence qui tient au fait que ce qui est
naturel ne préserve pas forcément la nature et vice versa).
Toute la question, bien sûr, est ce que signifie naturel
là-dedans, et la réponse est souvent ce que la personne qui invoque
ce principe a dans la tête
, mais elle tient à dépendre d'une
lecture d'une sorte de volonté de la Nature, ou d'ordre de ce qui est
naturel.
Pour la définition que j'aurais moi-même tendance (peut-être un
poil facétieusement) à utiliser de naturel
, l'obéissance à
l'ordre naturel est une tautologie : c'est naturel
signifie
(selon moi facétieux, donc) aucune loi de la nature, i.e., de la
physique, n'a été enfreinte
. Je peux donc fièrement annoncer que
j'ai vécu une existence 100% naturelle : j'ai pris grand soin de ne
jamais dépasser la vitesse de la lumière, j'ai toujours respecté
scrupuleusement la conservation de l'énergie, et je m'en tiens
toujours
au principe
de moindre action, bref, je n'ai jamais été coupable de la
violation des lois de cet Univers et de son ordre naturel.
Mais plus sérieusement, naturel
est pris ici dans le sens
d'un certain ordre des choses qui s'oppose à l'ordre artificiel imposé
par l'humain, et souvent à géométrie variable selon ce qui arrange le
naturolâtre qui l'invoque.
Par exemple, certains homophobes justifient leur condamnation de
l'homosexualité en expliquant que ce n'est pas naturel, c'est-à-dire
que les rapports homosexuels sont contraires à leur vision de l'ordre
naturel des choses qui passe par la reproduction hétérosexuelle. Le
truc avec ce genre de bêtises c'est qu'il y a tellement de choses
foireuses là-dedans qu'on ne sait pas par quel bout les attaquer : il
est à la fois faux que les actes sexuels entre individus du même sexe
n'existent pas ailleurs dans le règne animal (et laissons de de côté
la question foireuse de si ce sont des « erreurs », il y a diverses
théories pouvant expliquer que l'existence de tels comportement, au
moins chez les espèces sociales, soit bénéfiques pour la reproduction
de tel ou tel trait, ou soit simplement corrélée à d'autres phénomènes
qui le sont), mais en même temps l'identification de
constructions sociales humaines complexes comme l'hétérosexualité ou
l'homosexualité avec des comportements observés ailleurs dans le règne
animal n'est pas moins foireuse, et de toute façon le
principe même que parce que ce ne serait pas naturel ce ne serait pas
bien est encore plus foireux. Donc on est obligé de répondre : si,
si, c'est naturel, sauf que naturel ne veut rien dire ici, et quand
bien même ça voudrait dire quelque chose, il n'en résulte pas que ce
soit souhaitable
— et à attaquer trois bêtises à la fois la
réfutation perd de sa force (mais si on n'en attaque qu'une on semble
implicitement accepter que les autres n'en sont pas).
J'ai pris l'exemple de l'homosexualité, mais de nos jours et dans nos pays c'est peut-être plus à la mode d'attaquer les personnes trans ou non-binaires pour cette supposée violation de l'ordre naturel idéalisé et qui serait, en l'occurrence, instancié par la binarité et l'immutabilité du sexe biologique, ce qui, de nouveau, est faux, mais, là aussi, même si c'était vrai ça ne changerait rien. Quand quelqu'un invoque une idée simpliste sur la biologie (qu'il s'agisse de toutes sortes de poncifs sur les différences hommes-femmes ou de considérations racistes ou physiognomoniques) pour en tirer des injonctions sur l'ordre social, faut-il avant tout démonter ces idées simplistes ou réfuter le principe même que ces affirmations biologiques, fussent-elles vraies, eussent à dicter l'ordre social ? (Logiquement, si quelqu'un affirme P et P⇒Q pour conclure Q, et que les deux sont faux, on peut réfuter n'importe lequel des deux, mais rhétoriquement, comme je le dis ci-dessus, soit on n'en attaque qu'un, ce qui peut laisser penser qu'on admet l'autre, soit on réfute les deux et la réfutation se disperse.)
Pour réfuter l'idée selon lequel si ce n'est pas dans la nature
alors ce n'est pas bien
, ce n'est pas vraiment difficile : la
personne qui tient implicitement cet argument vit certainement
ailleurs que dans une grotte, porte probablement des vêtements,
peut-être même des lunettes pour corriger un défaut de ses yeux
« naturels », et probablement à un moment ou un autre de son existence
(ou de celle d'un de ses proches) a eu recours à la médecine pour
soulager les maux dont nous inflige la « nature » ; il suffit donc de
montrer du doigt son hypocrisie. Préfère-t-elle la
vie nasty, brutish and short (pour voler les mots
célèbres de Hobbes) de l'homme dans la « nature » ?
Mais je ne veux pas partir dans un débat philosophique oiseux (Hobbes contre Rousseau !) ou des considérations sur la nature humaine, le bonheur dans l'état de nature et ce genre de choses.
Disons juste que les sciences naturelles ne sont pas prescriptives, elles sont descriptives : c'est évident pour la physique comme je l'ai dit plus haut (ce n'est pas bien de rester en-dessous de la vitesse de la lumière, c'est juste… comme ça que c'est), donc on n'y pense même pas, mais c'est aussi le cas pour la biologie. Chercher à tirer des conséquences morales de ce qui est naturel est donc une erreur de catégorie, un passage injustifié du descriptif au prescriptif.
Le fait que nous autres êtres vivants soyons un truc que les gènes
ont trouvé pour se reproduire (au travers, s'agissant des mammifères,
la reproduction sexuée, la gestation et l'allaitement), par exemple,
c'est peut-être le ❝but❞ que les gènes avaient pour nous si on
attribue aux gènes une téléonomie, mais ce n'est pas une prescription
que nous devons faire nôtre : les humains n'ont pas d'obligation
morale à faire des enfants, ni les femmes à allaiter le leur, par
exemple, il n'y a pas d'impératif moral croissez et multipliez-vous
et remplissez la Terre
dans la nature pas plus qu'il n'y en a à la
survie des plus aptes, c'est juste une description de la
manière dont la nature fonctionne. Cette confusion entre description
et prescription, entre loi naturelle et impératif moral, est
particulièrement hasardeuse s'agissant de ce mécanisme de l'évolution
biologique qu'est la sélection naturelle par la survie des plus aptes
(apte
étant apte à reproduire ses gènes, pas une aptitude
morale quelconque) : car c'est ici presque le fondement de notre
morale, justement, d'aller à l'encontre de ce principe : nous
construisons une société humaine essentiellement pour nous payer le
luxe de ne pas avoir à lutter perpétuellement pour notre survie, et
pour que cette survie s'étende à autre chose qu'aux plus aptes.
Les lois de la nature, qu'il s'agisse des lois de l'évolution, de celles de la thermodynamique ou de la gravité, ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni douces ni cruelles, elles sont juste ce qu'elles sont ; mais on a le droit de trouver qu'elles nous emmerdent et de chercher, puisqu'on ne peut pas les abolir, au moins à les contourner (s'agissant de la gravitation, par exemple, en inventant le ballon dirigeable et l'avion). Vouloir faire des lois de la biologie une source de morale — et par exemple s'en servir pour défendre la binarité du sexe ou l'importance de la reproduction — est aussi idiot que de vouloir le faire pour la gravitation et d'estimer qu'il est moralement préférable de stocker les objets plus près du sol parce que c'est ce que cherche à faire la nature. Au contraire, toute notre société est basée sur le principe de contourner celles des lois de la nature qui nous emmerdent (ce qui ne veut pas dire qu'elles nous emmerdent toutes tout le temps, ni que ce soit bien en soi de s'en affranchir).
Bref.