Mon moral fait des yoyos terribles. Je vais parler d'un peu tout
dans le désordre, et parfois de façon très émotionnelle, voire
agressive, je présente d'avance mes excuses mais je suis
émotionnellement à bout.
Mon moral fait des yoyos terribles, donc. Dans mes meilleurs
moments, je trouve des raisons d'espérer que la situation n'est pas si
grave que ça. Selon principalement trois points : ⓐ qu'il y
aurait encore beaucoup plus de cas
non-détectés que ce qu'on pensait, probablement des cas
difficilement détectables avec les tests actuels, si bien que le taux
de létalité serait beaucoup plus bas qu'initialement estimé, ⓑ que le
taux d'attaque final serait relativement modéré, en tout
cas beaucoup plus faible que les 80%
prédits par des modèles simplistes, mais bon, ça, je le pense
depuis le début, et ⓒ que la
Lombardie approcherait
du pic épidémique et que
ce serait
peut-être bien un pic largement « naturel », dû à l'immunité plus
qu'au confinement ; ces trois points vont largement ensemble,
et si on y croit on peut
espérer un pic épidémique en Lombardie dans peut-être une semaine ou
deux et ensuite une vraie décrue de l'épidémie, pas uniquement due au
confinement, et donc un espoir de retour à la normale à un horizon pas
trop lointain (il faut estimer pour combien de temps les autres
régions d'Europe en ont, mais ce n'est pas énorme, dès que l'une sera
tirée d'affaire, les autres suivront en bon ordre) ; avec, dans ce
scénario optimiste, une mortalité d'ensemble qui ne dépasserait
probablement pas 0.1% de la population, peut-être même moins dans les
pays où la démographie est plus favorable qu'en Italie, donc peut-être
moins de 50 000 morts en France, c'est nettement mieux que ce que je
pensais au tout début. (Il y
a une
étude d'épidémiologistes d'Oxford qui avance carrément le scénario
selon lequel une majorité de la population aurait déjà été infectée.
Cette étude a l'air un peu bizarre — c'est limite s'ils ne partent pas
de l'hypothèse en question pour arriver à la conclusion qu'elle est
valable — et il semble qu'ils veulent juste susciter le débat sur
cette question — mais c'est intéressant que des gens probablement
compétents la prennent au sérieux.) Bref, j'ai des moments
d'optimisme.
Puis je retombe dans le pessimisme. L'argument selon lequel
beaucoup de mes connaissances ont eu des symptômes grippaux a un
potentiel énorme pour être un pur biais d'observation (ou l'effet de
l'hypocondrie, ou de différences de mode de vie parce qu'on reste
longtemps dans des appartements souvent poussiéreux et insalubres) ;
toutes ces célébrités et ces hommes politiques testés positifs peuvent
tout à fait être le résultat d'effets
sociaux que j'explique moi-même ; l'argument de la recrudescence
des cas de grippe est plus convaincant, mais ne représente pas
forcément une sous-détection si énorme du nombre de cas (peut-être
autour de ×15 à ×30, mais je tablais déjà sur des chiffres de l'ordre
de ×10 dans mes calculs d'ordres de grandeur) ; et le ralentissement
en Lombardie peut tout à fait déjà être le résultat du confinement (le
fait qu'il soit indétectable en Sicile étant simplement lié au fait
que le signal y est beaucoup plus bruité). Beaucoup de spécialistes
ont l'air de croire que les tests sont forcément plutôt fiables et de
ne pas adhérer à l'idée qu'il y aurait un groupe énorme de gens très
peu symptomatiques et ne déclenchant pas les tests. Et en un rien de
temps, mais raisons d'espérer disparaissent. Je ne sais plus quoi
croire.
Ce qui me décourage le plus, en fait, ce sont les gens qui
affirment, et il y en a beaucoup, et à un certain niveau ils finissent
par me convaincre, regardez, le confinement
marche(ra)
: comme si on allait tous rester tranquillement
chez nous pendant le passage d'un orage, et remettre le nez dehors une
fois l'orage terminé. Mais une épidémie ne fonctionne pas comme
ça, j'ai peur que les gens le croient, mais ce n'est pas une
force externe qui se déchaîne, l'épidémie est en nous, si on s'isole
elle se résorbe, si on ressort elle réapparaît
(exemple).
Si le confinement marche, si c'est lui et non l'immunité qui cause et
limite le pic épidémique, je
l'ai expliqué à de nombreuses
reprises, on est complètement dans la merde parce qu'on n'a aucune
stratégie de sortie de crise. Même pas de piste de stratégie. Même
pas de début de commencement de piste de stratégie, à part des mots
lancés au hasard comme des tests dont on n'a pas les moyens (la France
n'a pas les moyens de fournir des masques à ses soignants,
même les
écouvillons manquent pour effectuer des prélèvements
rhino-pharyngés, alors effectuer des tests virologique ou sérologique
en grand nombre, ça ressemble un peu à une utopie… et même avec ces
tests, la stratégie coréenne, souvent érigée en exemple, repose sur
une approche globale de la société qui me semble inapplicable en
Europe, sans parler de mesures extrêmement liberticides comme le
traçage des téléphones mobiles pour repérer les contacts). Si le
confinement marche bien, on ne voit pas comment on pourrait le lever,
ou au minimum, comment on pourrait le lever sans tomber dans une
dystopie juste un peu plus light (mais plus durable) que le
confinement lui-même. Et personne n'a fait le moindre progrès sur
cette question.
Et je suis complètement effondré quand j'entends des gens discuter
de ce qu'ils feront ou ce qui se passera quand le confinement sera
levé, comme si cela impliquait un retour à la normale : sans doute,
oui, que le confinement finira par être levé dans un mois ou deux,
parce que ça deviendra vraiment impossible et intolérable de faire
autrement, mais, si on n'a pas acquis d'immunité de groupe
significative, l'idée d'un retour à la « normale » est simplement
impossible : on aura peut-être de nouveau le droit de sortir un petit
peu de chez nous, mais ce sera très très très loin de la « normale »
(c'est un peu ce qui se passe actuellement en Chine). Rappelons que
si le virus a un nombre de reproduction de 3, en l'absence d'immunité
importante, il faut passer 2/3 du temps en confinement pour le
contenir, et encore, ça c'est en supposant que le confinement est 100%
efficace.
Peut-être ce qui me fait le plus mal au moral, ce sont ces
articles, qui ont un énorme succès dans certains cercles, d'un certain
Tomas Pueyo (dont je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est pas
plus compétent que moi sur le sujet, c'est-à-dire peut-être qu'il est
aussi compétent que tous les experts comme je le disais plus haut).
Il a
commencé par
en écrire un sur le fait qu'il fallait agir vite, dont le message
principal est que l'effet d'une mesure prise au jour J
ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au
jour J+12 environ, ce qui est effectivement quelque
chose de très juste et de très important (et ne sais pas si le conseil
scientifique du gouvernement en a bien conscience vu qu'ils parlent
déjà de renforcer le confinement alors qu'il est tout simplement
impossible d'en juger les effets à ce stade). Puis il a viré au
partisan enthousiaste des solutions consistant à arrêter l'épidémie
(ce que j'appelais les stratégies ①) et fait preuve de la plus
hallucinante mauvaise foi
dans sa
façon d'exposer les choses, c'est-à-dire que la présentation des
stratégies de mitigation (②) est faite sous le jour le plus noir et
les hypothèses les plus pessimistes, tandis que pour ce qui est de ses
stratégies préférées, tout est rose au point qu'il invente purement et
simplement des chiffres de ce que pourraient être les mesures
appliquées pendant ce qu'il appelle la danse
(or c'est bien
dans la danse qu'est tout le problème).
Dans tous les cas, même dans le scénario résolument optimiste où
l'épidémie est massivement sous-évaluée ou bien où on arriverait
inexplicablement à contrôler les choses avec un confinement limité
dans le temps, les dommages causés à notre société seront
irréparables. L'empressement avec lequel la société a
accepté, sans broncher, sans qu'une voix discordante se fasse
entendre, des mesures dignes de ce qu'il y a trois mois j'aurais
qualifié de ridicule fiction dystopienne, au motif qu'il faut sauver
des vies, est absolument terrifiant. Le fait de découvrir, pour
commencer, que les gouvernements ont ce pouvoir que de mettre
toute la population en arrêt à domicile, sans même avoir besoin de
passer par une loi, est déjà en soi une blessure dont la démocratie ne
se relèvera jamais : on savait déjà que le prétexte bidon du
terrorisme justifiait des entraves démesurées aux libertés publiques
(confinement à domicile sans procès pour des personnes arbitrairement
qualifiées de « dangereuses », par exemple, justement), mais on a
franchi un bon nombre d'ordres de grandeur. Peu importe que ç'ait été
fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait
été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un
adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est
quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc,
maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion :
quand le confinement sera levé (et il le sera probablement, un jour,
sous une forme), ce fait restera. Le monde ancien est mort.
Pour ce qui est des conséquences politiques plus larges, je suis
assez d'accord avec les inquiétudes formulées
dans ce
fil
ou cet
article de blog.
Que les choses soient bien claires parce que je sais qu'il y a des
gens qui préparent déjà leurs hommes de paille à faire brûler : je ne
suis certainement pas en train de dire que poursuivre le but d'une
distanciation sociale forte de la population n'est pas une bonne idée,
au moins transitoirement. Par exemple pour se donner le temps d'y
voir plus clair (amasser des données scientifiques, développer des
tests virologiques et sérologiques et les pratiquer aléatoirement pour
mesurer l'ampleur de l'épidémie, rechercher toutes les options
thérapeutiques et prophylactiques, etc.) ou de parer au plus pressé
(remédier aux pénuries les plus pressantes, faire un plan de bataille,
réorganiser ce qui peut l'être, permettre aux soignants qui tomberont
malades en premier d'avoir le temps de guérir et de revenir immunisés,
etc.). Il n'y a aucun plan d'action raisonnable qui ne passe pas par
un minimum de mesures telles que l'interdiction de rassemblements de
groupes, la fermeture de toutes sortes de lieux publics, une
obligation de déployer le télétravail là où il peut l'être, etc. ; et
il est raisonnable de chercher à aller encore plus loin que ce
minimum, pour que les gens s'évitent vraiment à bonne distance —
mais la question qui devrait faire débat, et qui n'a fait
l'objet d'aucun débat, c'est quels sont les moyens qu'on doit
s'accorder pour ce but.
C'est un peu la différence entre dire que la connerie humaine est
un problème, chose qui fera sans doute consensus, et vouloir prendre
un décret contre la connerie, qui me semble une mauvaise idée pour
toutes sortes de raisons : ce n'est pas parce que je serais contre un
tel décret que je serais favorable à la connerie. C'est juste que je
ne confonds pas je suis contre X
et je suis
favorable à n'importe quelle mesure de lutte contre X
(je pensais avoir déjà expliqué mille et une fois sur ce blog
l'importance de ne pas perdre le sens de ce que les logiciens
appellent les modalités, mais je ne retrouve plus).
Le problème fondamental sous-jacent pour apprécier les moyens
déployés, c'est qu'on ne sait pas quelle est la stratégie visée. On
m'a accusé de trop être braqué sur
la dichotomie que j'ai évoquée
entre les stratégies que j'ai appelées ① et ② (ou Charybde et
Scylla) : je conviens que le confinement peut aussi avoir pour but, je
l'écris ci-dessus et je l'ai déjà dit plusieurs fois, de juste gagner
du temps (encore faudrait-il faire quelque chose avec ce temps gagné,
et je n'ai pas entendu dire que la France fabriquait des respirateurs
et des lits d'hôpitaux à toute la force de son appareil de
production). Mais ce qui me fait le plus peur c'est qu'en
fait il n'y ait juste aucune stratégie. Je n'ai même pas
l'impression qu'il y ait prise de conscience du fait qu'il faut
faire des choix. J'ai l'impression qu'on réagit juste dans
l'immédiat : surcharge du système de santé ⇒ confinons tout le monde,
sans chercher à nous demander s'il y a un plan, ou un début de
commencement de plan, pour sortir de l'impasse. J'ai vaguement
quelques sursauts d'espoir quand le ministre de la Santé ou ses
sous-fifres parlent d'aplatir la courbe (ce qui est une stratégie qui
se tient, c'est essentiellement ce que j'ai appelé ②), mais je n'ai
toujours pas la certitude s'il s'agit de mots prononcés au hasard ou
s'ils ont effectivement compris ce que ça veut dire (parce que ce plan
suppose de ne pas confiner trop, i.e., de ne pas faire comme
en Chine, et je n'ai vu aucun début de commencement de signe que
quelqu'un de haut placé ait pigé ce fait). J'avais vaguement un petit
espoir qu'il y ait des cerveaux qui fonctionnent derrière les
décisions prises quand j'ai appris que le gouvernement avait réuni un
conseil scientifique pour lui suggérer des mesures, mais on a entendu
des gens de ce conseil scientifique admettre qu'ils avaient recommandé
le confinement parce qu'ils avaient été pris de court par la vitesse
de l'épidémie (je ne sais plus la formulation exacte, ni lequel a dit
ça, mais quelqu'un va sans doute me la retrouver), ce qui suggère
qu'ils n'ont pas le niveau scientifique pour extrapoler une
exponentielle, et ça, ça me fait vraiment très très peur s'il
s'agit de guider le pays dans une crise aussi énorme. Donc je ne
crois plus du tout à l'existence d'une stratégie autre que celle du
cervidé pris dans les phares d'une voiture. Et je suis vraiment
terrifié.
À un niveau plus large, d'ailleurs, je suis assez désabusé quant au
niveau scientifique des spécialistes en épidémiologie, dont je
remarque trop souvent qu'ils arrivent (de façon certes plus précise et
mieux argumentée, mais pas fondamentalement différente) aux mêmes
conclusions que j'ai exprimé dans mon blog des jours ou des semaines
plus tôt. (Par exemple, le papier d'Imperial qui a fait beaucoup
parler de lui, cf. ici, ne fait que
reprendre la dichotomie que j'ai
exposée au
moins une semaine plus tôt sur Twitter, avant même que le
Royaume-Uni ne commence à parler d'immunité grégaire ; ses calculs de
nombre de morts ne sont pas franchement plus sophistiqués que ceux
qu'on peut faire avec un modèle très
simple ou en fait simplement en
multipliant deux nombres — et le problème d'instabilité si on
tente de supprimer l'épidémie est une évidence que je répète à tout le
monde depuis belle lurette.) Je pourrais être fier de moi, mais je
n'ai pas envie d'être fier de moi, j'ai envie de croire qu'il y a des
gens qui voient beaucoup plus loin que moi et qui ont une petite idée
de où nous allons et de ce que nous pourrions faire !
Des entraves énormes ont été mises à toute vie personnelle, en
revanche, le contrôle sur les employeurs est minimal, par
exemple : apparemment, sauver des vies justifie qu'on
anéantisse la vie personnelle des Français mais il ne faut surtout pas
trop toucher leur vie professionnelle. On en arrive à la
situation absurde et incroyablement injuste où certains voudraient
sortir de chez eux et n'en ont pas le droit, tandis que d'autres
voudraient avoir le droit de rester protégés chez eux mais n'en ont
pas non plus la possibilité (sauf à perdre leur emploi).
Au-dessus de ça, les modalités d'application du confinement ne sont
pas moins absurdes. Comme quelqu'un
l'a très
justement dit sur Twitter, le gouvernement a perdu de vue
le but (la distanciation sociale) pour se focaliser sur le moyen (le
confinement). Une mesure de distanciation tout à fait sensée
aurait été de rendre obligatoire la distance de 2m entre les personnes
dans tout lieu public, et de verbaliser ceux qui s'approchent
inutilement des autres, et par ailleurs d'inciter les gens à rester
chez eux (sans contrainte personnelle mais avec un fort contrôle des
employeurs qui prétendent avoir besoin de faire venir leurs employés).
Mais on se doute bien que quand ils sont munis de la légitimité
apparente de sauver des vies, les enthousiastes de l'autoritarisme
n'allaient pas s'en tenir là. On en arrive maintenant à des
formulaires de dérogation de plus en plus humiliants, et on discute de
la distance et du temps maximal auxquels on a le droit de s'éloigner
de chez soi. Formulaires qu'il faut
d'ailleurs remplir
à l'encre indélébile sous peine d'amende si on essayait d'en
réutiliser un (là ça ressemble tellement à quelque chose tiré de Kafka
que ce serait drôle si ce n'était pas tragique). On en vient à
interdire le vélo de loisir, chose pour laquelle il n'a été donné
aucune forme de justification, alors qu'il est facile de se tenir à
bonne distance des autres quand on est en vélo ; on en vient à la mise
en place d'un couvre-feu dans certaines villes alors que
rationnellement il vaut mieux étaler le plus possible les heures où
les sorties sont autorisées pour qu'il y ait le moins de monde à un
moment donné : s'il fallait démontrer que ceux qui prennent
ces décisions n'ont aucune fin rationnelle en tête, c'est la meilleure
preuve possible. Encore un autre problème est que les règles
sont appliquées selon le bon
vouloir très
aléatoire et très arbitraire des agents de police chargés de les
appliquer, ce qui cause des injustices et une insécurité juridique
incroyables.
Mais, comme me l'a suggéré une amie, l'absurdité de toutes ces
règles vise sans doute un autre objectif, qui est le
détournement de culpabilité. Le vrai scandale, c'est
l'impréparation de la France face à une épidémie qui était éminemment
prévisible jusque dans son timing pour quiconque sait extrapoler une
exponentielle. Le scandale de fond, c'est le manque de moyens de
l'hôpital public (ou, dans une autre ligne d'idées, le manque de
moyens des transports publics qui sont en permanence bondés,
favorisant la transmission de toutes sortes d'infections). Et le
scandale immédiat, c'est le manque de masques qu'on cherche à cacher
derrière l'idée que les masques ne servent à rien pour le grand
public. (Il y a aussi l'histoire des élections municipales dont le
premier tour n'a pas été reporté — ceci dit, je pense qu'on monte un
peu trop cet épisode en épingle et je soupçonne que le nombre de
contaminations à cette occasion a été très faible.) Alors pour
distraire l'attention de tous ces scandales, on en crée un autre :
tout est la faute de ces irresponsables qui osent s'aventurer à plus
de 1km de chez eux, ou faire un tour en vélo dans un endroit où ils ne
rencontreront personne, ou sortir acheter du Coca-Cola (ou des
serviettes hygiéniques !) au lieu de limiter aux courses essentielles.
On fustige à la fois ceux qui achètent trop (ils créent des
pénuries !) et ceux qui n'achètent pas assez (ils sortent sans
raison !). Le Français moyen est placé dans la position de l'âne de
la fable de la Fontaine, 135€ d'amende à la clé.
Maintenant, pour ne pas blâmer que les dirigeants, l'incohérence de
la réaction des Français est également digne de commentaire. D'un
côté, il semble que tout le monde applaudisse les mesures de
confinement (un sondage qui ne vaut certainement rien mais qui donne
quand même une petite idée, prétend que 93% des Français y sont
favorables). Mais d'un autre côté, si c'est effectivement
vrai que tout le monde comprend et approuve la nécessité de tenir ses
distances… ce n'est pas la peine de rendre les choses
obligatoires ! Si 90% de la population respecte les mesures
de distanciation, que ce soit par sens du devoir civique ou par peur
personnelle ou n'importe quelle combinaison de tout ça, ça suffit très
largement à stopper la progression de l'épidémie (le papier d'Imperial
qui a été si souvent cité partait du principe que 75% suivraient la
consigne, laquelle serait facultative : donc on ne peut pas m'accuser
d'inventer moi-même mes compétences en épidémiologie). La conclusion
que j'en tire, c'est que l'immense majorité des Français réclame qu'on
impose à tous des mesures qu'elle n'est pas prête à tenir spontanément
par elle-même : c'est ce qu'on appelle de l'hypocrisie.
Il est légitime de se demander dans quelle mesure la distanciation
devrait être considérée comme une décision individuelle. À part le
cas réellement problématique des rapports professionnels, et à part la
scandaleuse pénurie de masques, il me semble que chacun peut se
protéger personnellement avec un assez bon niveau de sécurité sans
avoir à attendre des autres que de ne pas lui tousser dessus. (Je
pense qu'on a tendance à surestimer un peu l'infectiosité de ce
virus : pour mémoire : si 10% de la population était contagieuse, ce
qui est est probablement encore surévalué, quelqu'un qui ne prendrait
aucune précaution particulière, si j'en crois le rythme de 0.2/j où
progressait l'exponentielle avant le confinement, l'attraperait en
50 jours environ.) Une personne isolée n'a donc pas grand-chose à
craindre, en fait. Mais admettons que ce ne soit pas une décision
individuelle mais collective, il reste encore qu'on pourrait
considérer que, dans cette décision collective, les gens sont amenés à
voter avec leurs pieds : si on se contente d'une recommandation de
distanciation sociale et que les gens ne la suivent pas, c'est qu'ils
votent avec leurs pieds pour le risque des conséquences de ce choix,
aussi bien individuelles que collectives.
Mais au lieu de nous poser sérieusement ces questions, au lieu
d'envisager de développer une distanciation sociale fondée sur une
combinaison entre responsabilité morale, choix collectif et protection
personnelle, nous avons sauté dans les bras de l'autoritarisme avec
une indicible et mâle volupté.
⁂
Je tourne un peu en rond, là, j'en suis conscient. Les pensées
tournent en rond dans ma tête comme je tourne en rond dans mon
appartement. Parlons un peu de moi-même, parce que je ne vais
vraiment pas bien.
Il y a d'abord le confinement lui-même qui est dur. Je souffre
énormément de ne plus pouvoir sortir, moi qui aimais tellement me
promener entre les arbres dans les forêts d'Île-de-France. Je souffre
de l'injustice profonde de l'interdiction de telles promenades alors
qu'il est tellement facile de tenir ses distances en forêt (il y a dix
jours, quand j'ai fait la dernière, j'ai pu vérifier expérimentalement
qu'il n'y avait aucune difficulté à garder 2m d'écart avec tout le
monde, même quand les autres ne font aucun effort de leur côté). Je
souffre de voir ce soleil radieux dehors et de ne pas pouvoir en
profiter, moi qui comptais les jours jusqu'à l'arrivée du printemps
après un hiver interminablement pluvieux, moi qui m'étais promis de
faire mille et une balades dès que le temps le permettrait. Je
souffre de toutes d'autres lacérations psychologiques provoquées par
les éclats de ma vie ancienne qui a explosé en vol : de tous ces
moments où je continue à penser à ce que j'aurais fait, ce que
j'aurais pu faire, si j'avais été libre, avant de me rappeler que je
ne le suis plus du tout, — de tous ces petits plaisirs qui ne sont
plus que des souvenirs qui me narguent cruellement quand j'y
repense.
(Je suis maintenant pleinement convaincu, même si je le pensais
déjà depuis longtemps, que la prison est une forme de torture
psychologique digne du Moyen-Âge (enfin, façon de parler, parce qu'au
Moyen-Âge, justement, il me semble qu'on n'emprisonnait pas beaucoup).
Mes conditions sont incomparablement meilleures qu'une prison et déjà
je n'en peux plus.)
(Et sinon, je pense qu'à un moment où un autre, quand je ne
tiendrai vraiment plus, je vais faire le confinement buissonnier et
fuguer dans la forêt pour une après-midi. Je suis preneur de vos avis
sur la meilleure façon d'y arriver en ayant le moins de chances
possibles de me faire prendre : à quel moment, par quel chemin, et
éventuellement en prévoyant quel prétexte.)
Mon équilibre émotionnel était largement basé sur la présence
réconfortante et rassurante des habitudes quotidiennes qui rythmaient
ma vie ancienne. Il n'en reste plus rien. Je ne sais plus à quoi me
raccrocher. Je perds complètement pied. Par moments je deviens
colérique avec mon poussinet.
Je n'arrive pas à penser à autre chose. Je ne parviens plus à
faire des maths si ce n'est pas de l'épidémiologie. Je n'arrive
quasiment plus à regarder un film ou un documentaire : tout ce qui ne
parle pas du Covid-19 me semble tellement insignifiant que je suis
incapable de rentrer dedans, et tout ce qui en parle ne fait
qu'empirer mon angoisse.
Je n'imagine absolument pas comment je vais pouvoir tenir un mois
ou deux comme ça.
Si au moins y avait, au bout, l'espoir d'un retour à une forme de
normalité, s'il y avait de la lumière au bout du tunnel, je trouverais
sans doute la force en moi de traverser le tunnel, mais tant que je
n'ai pas le moindre indice que qui que ce soit sait où nous allons, la
seule lumière que j'aperçois c'est celle des maigres espoirs que j'ai
rappelés au début de cette entrée, et je me demande si elle n'est pas
complètement dans mon imagination.
Et encore !, tout ce désespoir, c'est en faisant totalement
abstraction de l'inquiétude liée à la maladie elle-même (vous
remarquerez que je n'en parle pas du tout), comme si moi-même et mes
proches en étions totalement invulnérables — chose qui n'est
évidemment pas le cas. Si cette inquiétude devait s'y ajouter, je
n'imagine pas comment je pourrais la gérer.
(À un certain moment, j'en étais presque à supplier mes amis que
j'estime intelligents mais si tu ne désespères pas complètement,
toi, c'est bien que tu dois avoir une idée de comment les choses
pourraient ne pas tourner trop mal ?
, mais comme personne n'était
capable de répondre à cette question, j'ai fini par conclure que tout
le monde a une capacité que je n'ai pas pour faire abstraction des
catastrophes don on ne voit aucune issue.)
Voilà où j'en suis, et je ne pense pas que ça va s'améliorer.