Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
mars 2020 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
March 2020: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
De l'importance (et du manque) de tests aléatoires pour mesurer l'épidémie
L'idée, promue
par le Dr. Tedros, commence à faire son chemin de l'importance des
tests pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Mais une idée que je
ne vois pas assez souvent développée et qui est très importante, c'est
qu'il ne faut pas seulement des tests sur les malades ou les
cas suspects, il faut aussi des tests aléatoires non biaisés.
Ces tests ne jouent pas du tout le même rôle : les tests sur les
malades permettent d'orienter le traitement et, éventuellement, la
recherche de contacts (pour traquer l'épidémie) ; les tests sur cas
suspects permettent de confiner sélectivement et, là aussi, pour la
recherche de contacts (pour traquer l'épidémie). Les tests
aléatoires ont un rôle complètement différent : ils servent à mesurer
l'étendue réelle de l'épidémie, à savoir par quel
facteur le nombre de cas officiels est
sous-évalué (tout est possible à ce stade, probablement entre
×10 et ×100 mais même ça n'est pas certain), et donc, à quel taux de
létalité s'attendre et quelle sera la charge de pic sur les hôpitaux.
Il s'agit d'une mesure absolument essentielle que nous n'avons pas.
Nous progressons à l'aveugle et prenons des décisions en l'ignorance
des données les plus importantes (et forcément, ces décisions
deviennent hautement
confuses).
Rappelons qu'il y a plusieurs sortes de tests : des
tests virologiques de type rtPCR
(voir ici pour une petite explication du
principe) avec une variante automatisée rapide (voir autour
de ce
fil Twitter), qui détectent le virus lui-même, et des
tests sérologiques (en gros, de ce que j'ai compris : plus
compliqués à développer initialement, mais ensuite plus simples à
appliquer, plus rapides, mais aussi moins fiables ; voir autour
de ce
fil Twitter) qui détectent la réponse du système immunitaire (les
anticorps contre le virus). On a besoin des tous ces types de tests
(ne serait-ce que pour savoir à la fois qui est actuellement
infectieux et qui a été immunisé). Mais je ne connais pas grand-chose
à tout ça, et en tout état de cause, ceci est orthogonal au problème
de la population qu'on teste : malades, cas suspects, échantillon
aléatoire. Moi je veux parler des échantillons aléatoires, et tous
les types de test disponibles seront les bienvenus sur eux.
J'ai été très déçu que, pendant la conférence de presse
d'avant-hier, le ministre de la Santé
français, Olivier
Véran, qui a longuement parlé de tests, n'ait pas dit un mot sur
les tests aléatoires. Comment cela se fait-il ?
Je comprends qu'il y a toutes sortes de problèmes. D'abord, il
n'est pas facile de constituer un échantillon aléatoire sur une
population : et il n'est pas facile de convaincre cet échantillon de
se laisser mettre un écouvillon tellement profondément dans le nez
qu'ils auront l'impression que ça traverse leur cerveau, alors même
qu'ils ne se sentent pas malades. Néanmoins, je pense que proposer un
test gratuit (voire rémunéré !) à des volontaires, et contrôler (puis
égaliser) toutes sortes de données sociologiques peut aider à
approcher un échantillon aléatoire : les instituts de sondage ont
l'habitude de ce type de méthodes. D'ailleurs, il peut être
intéressant de coupler ces tests avec des questionnaires (quelqu'un
m'a
proposé celui-ci)
qui seraient posés à la fois aux personnes testées et à un échantillon
plus large histoire d'avoir un échantillon virtuel plus large même si
beaucoup moins fiable.
Il y a aussi le problème de la fiabilité des tests (qui, de ce que
je comprends, provient plus du problème de collecter l'échantillon que
de celui de faire la PCR). Je n'ai pas de bonne réponse
à ça, si ce n'est que même un mauvais point de données est mieux que
l'absence totale de données dans laquelle on nage actuellement.
Évidemment, ce serait encore mieux de pouvoir faire à la fois des
tests virologiques et sérologiques sur l'échantillon aléatoire, mais
mon point est que déjà quelques tests PCR aideraient
énormément.
Autre objection : on manque déjà de tests pour les malades.
Indéniablement, mais il semble que la France pratique actuellement
autour de 5000 tests par jour sur des malades ou cas suspects, et
détourner ne serait-ce que 1/50 de cette ressource, c'est-à-dire
100/j, pour faire des tests aléatoires dans les régions les plus
touchées, fournirait déjà un début de commencement d'idée de l'ampleur
de l'épidémie (je vais développer ci-dessous pour l'ordre de
grandeur). Il n'y a donc pas de raison d'attendre la possibilité de
faire plus de tests pour commencer les tests aléatoires !
Enfin, il y a la réponse mais il y a tellement peu de gens
infectés que c'est comme chercher une aiguille dans une botte de
foin. C'est peut-être vrai, mais, justement, on n'en
sait rien. Voici un point de données, quasiment le seul qu'on ait,
quasiment le seul test aléatoire non biaisé qui ait été réalisé,
qui suggère qu'il n'en est rien :
L'Islande a réalisé il y a quelques jours un test à peu près
aléatoire à grande échelle (eu égard à la population islandaise !), en
testant environ 2% de toute sa population, à savoir 6163 personnes.
Pour ça, elle a utilisé une cohorte qui avait été constituée pour des
analyses génétiques, la cohorte deCODE. De cet échantillon, pas loin
de 1%, à savoir 52 sur 6163
(source
officielle du gouvernement islandais ici) a testé positif au
SARS-CoV-2. Ce qui suggère qu'environ 3000 Islandais auraient été
positifs au moment de ce test. Ce qui rend cet échantillon
extrêmement intéressant, c'est qu'au même moment, l'Islande
n'enregistrait qu'un seul mort de Covid-19 (sur 360k habitants, donc),
et depuis il s'en est ajouté un deuxième au moment où j'écris ; et
seulement 1020 cas recensés par des moyens plus conventionnels (et
ayant néanmoins recours à des tests très nombreux). Ces chiffres sont
à prendre avec énormément de pincettes, mais ils vont au moins dans le
sens de suggérer que le taux d'attaque est largement
sous-évalué même dans un pays comme l'Islande qui teste
beaucoup (et, du coup, que le taux de létalité ne serait pas si élevé
que ça). Mais pour ce qui est de mon propos ici, le cas de l'Islande
suggère que même dans un pays qui n'enregistre que 0.0006% de
mortalité au Covid-19, on peut déjà avoir un taux d'attaque mesurable
par des tests aléatoires pas si massifs que ça.
Il est donc tout à fait possible que dans les départements français
les plus touchés, comme le Haut-Rhin, et a fortiori dans les
endroits les plus touchés de ces départements, le taux d'attaque, et
même le taux d'infection actuellement détectables, soit facilement
autour de 20%, peut-être encore beaucoup plus. Dès lors, il n'est pas
déraisonnable de chercher à le mesurer par des tests aléatoires (ne
serait-ce que pour confirmer ou infirmer ce chiffre). Je ne parle pas
de faire des tests aléatoires dans toute la population française, mais
des tests aléatoires dans les endroits les plus touchés, pour comparer
la valeur qui y sera mesurée avec les chiffres officiels et avoir une
idée de combien ceux-ci sont sous-estimés.
Rappelons que si le taux réel de positifs est de p et
qu'on effectue N mesures aléatoires fiables, on obtient un
nombre de positifs qui a une espérance de p·N et
une variance de p·(1−p)·N, donc une
erreur relative de √((1−p)/(p·N)).
Pour p≈20% et N≈1000, ceci donne une erreur tout
à fait acceptable de 6% sur la valeur de p (et
si p n'est pas du tout de l'ordre de 20%, ce sera une
information également importante). Plutôt que de faire 1000 tests en
une journée, il est probablement plus opportun d'en faire 100 par jour
pendant une dizaine de jours : cela donnera une moins bonne précision
sur la valeur (difficile à quantifier), mais une meilleure information
sur son évolution dans le temps (de nouveau, il s'agit de fournir des
chiffres à mettre en regard des chiffres officiels relevés avec les
mêmes méthodes que jusqu'à présent, ainsi que d'autres données comme
celles du réseau
Sentinelles, pour se faire une idée de combien de cas ils
ratent).
Je suis donc totalement convaincu de l'utilité d'essayer, dès
maintenant, et sans attendre les tests sérologiques, de lancer
des campagnes de tests aléatoires, ne serait-ce qu'avec les moyens
modestes dont on dispose actuellement, quitte à les amplifier par la
suite. Malheureusement, je n'ai pas l'oreille du ministère de la
Santé, mais si quelqu'un sait comment l'obtenir, ce qui précède est le
meilleur argumentaire que je puisse fournir.
Je tire l'idée (pas juste de l'intérêt des tests aléatoires, qui
est assez évidente, bien sûr, mais surtout du fait que ce n'est pas
déraisonnable d'essayer de les mener)
de cette
interview de l'épidémiologiste et méthodologiste John Ioannidis de
Stanford (que je n'ai pas fini de regarder, mais je parle ici de
ce qu'il raconte tout au début, notamment autour
de 9′18″ ;
ce que j'en ai vu, en tout cas, est absolument remarquable et je pense
déjà pouvoir recommander cette vidéo — et je remercie
beaucoup celui
qui me l'a signalée).
On navigue à l'aveugle, et je vais de plus en plus mal
Mon moral fait des yoyos terribles. Je vais parler d'un peu tout
dans le désordre, et parfois de façon très émotionnelle, voire
agressive, je présente d'avance mes excuses mais je suis
émotionnellement à bout.
Mon moral fait des yoyos terribles, donc. Dans mes meilleurs
moments, je trouve des raisons d'espérer que la situation n'est pas si
grave que ça. Selon principalement trois points : ⓐ qu'il y
aurait encore beaucoup plus de cas
non-détectés que ce qu'on pensait, probablement des cas
difficilement détectables avec les tests actuels, si bien que le taux
de létalité serait beaucoup plus bas qu'initialement estimé, ⓑ que le
taux d'attaque final serait relativement modéré, en tout
cas beaucoup plus faible que les 80%
prédits par des modèles simplistes, mais bon, ça, je le pense
depuis le début, et ⓒ que la
Lombardie approcherait
du pic épidémique et que
ce serait
peut-être bien un pic largement « naturel », dû à l'immunité plus
qu'au confinement ; ces trois points vont largement ensemble,
et si on y croit on peut
espérer un pic épidémique en Lombardie dans peut-être une semaine ou
deux et ensuite une vraie décrue de l'épidémie, pas uniquement due au
confinement, et donc un espoir de retour à la normale à un horizon pas
trop lointain (il faut estimer pour combien de temps les autres
régions d'Europe en ont, mais ce n'est pas énorme, dès que l'une sera
tirée d'affaire, les autres suivront en bon ordre) ; avec, dans ce
scénario optimiste, une mortalité d'ensemble qui ne dépasserait
probablement pas 0.1% de la population, peut-être même moins dans les
pays où la démographie est plus favorable qu'en Italie, donc peut-être
moins de 50 000 morts en France, c'est nettement mieux que ce que je
pensais au tout début. (Il y
a une
étude d'épidémiologistes d'Oxford qui avance carrément le scénario
selon lequel une majorité de la population aurait déjà été infectée.
Cette étude a l'air un peu bizarre — c'est limite s'ils ne partent pas
de l'hypothèse en question pour arriver à la conclusion qu'elle est
valable — et il semble qu'ils veulent juste susciter le débat sur
cette question — mais c'est intéressant que des gens probablement
compétents la prennent au sérieux.) Bref, j'ai des moments
d'optimisme.
Puis je retombe dans le pessimisme. L'argument selon lequel
beaucoup de mes connaissances ont eu des symptômes grippaux a un
potentiel énorme pour être un pur biais d'observation (ou l'effet de
l'hypocondrie, ou de différences de mode de vie parce qu'on reste
longtemps dans des appartements souvent poussiéreux et insalubres) ;
toutes ces célébrités et ces hommes politiques testés positifs peuvent
tout à fait être le résultat d'effets
sociaux que j'explique moi-même ; l'argument de la recrudescence
des cas de grippe est plus convaincant, mais ne représente pas
forcément une sous-détection si énorme du nombre de cas (peut-être
autour de ×15 à ×30, mais je tablais déjà sur des chiffres de l'ordre
de ×10 dans mes calculs d'ordres de grandeur) ; et le ralentissement
en Lombardie peut tout à fait déjà être le résultat du confinement (le
fait qu'il soit indétectable en Sicile étant simplement lié au fait
que le signal y est beaucoup plus bruité). Beaucoup de spécialistes
ont l'air de croire que les tests sont forcément plutôt fiables et de
ne pas adhérer à l'idée qu'il y aurait un groupe énorme de gens très
peu symptomatiques et ne déclenchant pas les tests. Et en un rien de
temps, mais raisons d'espérer disparaissent. Je ne sais plus quoi
croire.
Ce qui me décourage le plus, en fait, ce sont les gens qui
affirment, et il y en a beaucoup, et à un certain niveau ils finissent
par me convaincre, regardez, le confinement
marche(ra) : comme si on allait tous rester tranquillement
chez nous pendant le passage d'un orage, et remettre le nez dehors une
fois l'orage terminé. Mais une épidémie ne fonctionne pas comme
ça, j'ai peur que les gens le croient, mais ce n'est pas une
force externe qui se déchaîne, l'épidémie est en nous, si on s'isole
elle se résorbe, si on ressort elle réapparaît
(exemple).
Si le confinement marche, si c'est lui et non l'immunité qui cause et
limite le pic épidémique, je
l'ai expliqué à de nombreuses
reprises, on est complètement dans la merde parce qu'on n'a aucune
stratégie de sortie de crise. Même pas de piste de stratégie. Même
pas de début de commencement de piste de stratégie, à part des mots
lancés au hasard comme des tests dont on n'a pas les moyens (la France
n'a pas les moyens de fournir des masques à ses soignants,
même les
écouvillons manquent pour effectuer des prélèvements
rhino-pharyngés, alors effectuer des tests virologique ou sérologique
en grand nombre, ça ressemble un peu à une utopie… et même avec ces
tests, la stratégie coréenne, souvent érigée en exemple, repose sur
une approche globale de la société qui me semble inapplicable en
Europe, sans parler de mesures extrêmement liberticides comme le
traçage des téléphones mobiles pour repérer les contacts). Si le
confinement marche bien, on ne voit pas comment on pourrait le lever,
ou au minimum, comment on pourrait le lever sans tomber dans une
dystopie juste un peu plus light (mais plus durable) que le
confinement lui-même. Et personne n'a fait le moindre progrès sur
cette question.
Et je suis complètement effondré quand j'entends des gens discuter
de ce qu'ils feront ou ce qui se passera quand le confinement sera
levé, comme si cela impliquait un retour à la normale : sans doute,
oui, que le confinement finira par être levé dans un mois ou deux,
parce que ça deviendra vraiment impossible et intolérable de faire
autrement, mais, si on n'a pas acquis d'immunité de groupe
significative, l'idée d'un retour à la « normale » est simplement
impossible : on aura peut-être de nouveau le droit de sortir un petit
peu de chez nous, mais ce sera très très très loin de la « normale »
(c'est un peu ce qui se passe actuellement en Chine). Rappelons que
si le virus a un nombre de reproduction de 3, en l'absence d'immunité
importante, il faut passer 2/3 du temps en confinement pour le
contenir, et encore, ça c'est en supposant que le confinement est 100%
efficace.
Peut-être ce qui me fait le plus mal au moral, ce sont ces
articles, qui ont un énorme succès dans certains cercles, d'un certain
Tomas Pueyo (dont je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est pas
plus compétent que moi sur le sujet, c'est-à-dire peut-être qu'il est
aussi compétent que tous les experts comme je le disais plus haut).
Il a
commencé par
en écrire un sur le fait qu'il fallait agir vite, dont le message
principal est que l'effet d'une mesure prise au jour J
ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au
jour J+12 environ, ce qui est effectivement quelque
chose de très juste et de très important (et ne sais pas si le conseil
scientifique du gouvernement en a bien conscience vu qu'ils parlent
déjà de renforcer le confinement alors qu'il est tout simplement
impossible d'en juger les effets à ce stade). Puis il a viré au
partisan enthousiaste des solutions consistant à arrêter l'épidémie
(ce que j'appelais les stratégies ①) et fait preuve de la plus
hallucinante mauvaise foi
dans sa
façon d'exposer les choses, c'est-à-dire que la présentation des
stratégies de mitigation (②) est faite sous le jour le plus noir et
les hypothèses les plus pessimistes, tandis que pour ce qui est de ses
stratégies préférées, tout est rose au point qu'il invente purement et
simplement des chiffres de ce que pourraient être les mesures
appliquées pendant ce qu'il appelle la danse (or c'est bien
dans la danse qu'est tout le problème).
Dans tous les cas, même dans le scénario résolument optimiste où
l'épidémie est massivement sous-évaluée ou bien où on arriverait
inexplicablement à contrôler les choses avec un confinement limité
dans le temps, les dommages causés à notre société seront
irréparables. L'empressement avec lequel la société a
accepté, sans broncher, sans qu'une voix discordante se fasse
entendre, des mesures dignes de ce qu'il y a trois mois j'aurais
qualifié de ridicule fiction dystopienne, au motif qu'il faut sauver
des vies, est absolument terrifiant. Le fait de découvrir, pour
commencer, que les gouvernements ont ce pouvoir que de mettre
toute la population en arrêt à domicile, sans même avoir besoin de
passer par une loi, est déjà en soi une blessure dont la démocratie ne
se relèvera jamais : on savait déjà que le prétexte bidon du
terrorisme justifiait des entraves démesurées aux libertés publiques
(confinement à domicile sans procès pour des personnes arbitrairement
qualifiées de « dangereuses », par exemple, justement), mais on a
franchi un bon nombre d'ordres de grandeur. Peu importe que ç'ait été
fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait
été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un
adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est
quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc,
maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion :
quand le confinement sera levé (et il le sera probablement, un jour,
sous une forme), ce fait restera. Le monde ancien est mort.
Pour ce qui est des conséquences politiques plus larges, je suis
assez d'accord avec les inquiétudes formulées
dans ce
fil
ou cet
article de blog.
Que les choses soient bien claires parce que je sais qu'il y a des
gens qui préparent déjà leurs hommes de paille à faire brûler : je ne
suis certainement pas en train de dire que poursuivre le but d'une
distanciation sociale forte de la population n'est pas une bonne idée,
au moins transitoirement. Par exemple pour se donner le temps d'y
voir plus clair (amasser des données scientifiques, développer des
tests virologiques et sérologiques et les pratiquer aléatoirement pour
mesurer l'ampleur de l'épidémie, rechercher toutes les options
thérapeutiques et prophylactiques, etc.) ou de parer au plus pressé
(remédier aux pénuries les plus pressantes, faire un plan de bataille,
réorganiser ce qui peut l'être, permettre aux soignants qui tomberont
malades en premier d'avoir le temps de guérir et de revenir immunisés,
etc.). Il n'y a aucun plan d'action raisonnable qui ne passe pas par
un minimum de mesures telles que l'interdiction de rassemblements de
groupes, la fermeture de toutes sortes de lieux publics, une
obligation de déployer le télétravail là où il peut l'être, etc. ; et
il est raisonnable de chercher à aller encore plus loin que ce
minimum, pour que les gens s'évitent vraiment à bonne distance —
mais la question qui devrait faire débat, et qui n'a fait
l'objet d'aucun débat, c'est quels sont les moyens qu'on doit
s'accorder pour ce but.
C'est un peu la différence entre dire que la connerie humaine est
un problème, chose qui fera sans doute consensus, et vouloir prendre
un décret contre la connerie, qui me semble une mauvaise idée pour
toutes sortes de raisons : ce n'est pas parce que je serais contre un
tel décret que je serais favorable à la connerie. C'est juste que je
ne confonds pas je suis contre X et je suis
favorable à n'importe quelle mesure de lutte contre X
(je pensais avoir déjà expliqué mille et une fois sur ce blog
l'importance de ne pas perdre le sens de ce que les logiciens
appellent les modalités, mais je ne retrouve plus).
Le problème fondamental sous-jacent pour apprécier les moyens
déployés, c'est qu'on ne sait pas quelle est la stratégie visée. On
m'a accusé de trop être braqué sur
la dichotomie que j'ai évoquée
entre les stratégies que j'ai appelées ① et ② (ou Charybde et
Scylla) : je conviens que le confinement peut aussi avoir pour but, je
l'écris ci-dessus et je l'ai déjà dit plusieurs fois, de juste gagner
du temps (encore faudrait-il faire quelque chose avec ce temps gagné,
et je n'ai pas entendu dire que la France fabriquait des respirateurs
et des lits d'hôpitaux à toute la force de son appareil de
production). Mais ce qui me fait le plus peur c'est qu'en
fait il n'y ait juste aucune stratégie. Je n'ai même pas
l'impression qu'il y ait prise de conscience du fait qu'il faut
faire des choix. J'ai l'impression qu'on réagit juste dans
l'immédiat : surcharge du système de santé ⇒ confinons tout le monde,
sans chercher à nous demander s'il y a un plan, ou un début de
commencement de plan, pour sortir de l'impasse. J'ai vaguement
quelques sursauts d'espoir quand le ministre de la Santé ou ses
sous-fifres parlent d'aplatir la courbe (ce qui est une stratégie qui
se tient, c'est essentiellement ce que j'ai appelé ②), mais je n'ai
toujours pas la certitude s'il s'agit de mots prononcés au hasard ou
s'ils ont effectivement compris ce que ça veut dire (parce que ce plan
suppose de ne pas confiner trop, i.e., de ne pas faire comme
en Chine, et je n'ai vu aucun début de commencement de signe que
quelqu'un de haut placé ait pigé ce fait). J'avais vaguement un petit
espoir qu'il y ait des cerveaux qui fonctionnent derrière les
décisions prises quand j'ai appris que le gouvernement avait réuni un
conseil scientifique pour lui suggérer des mesures, mais on a entendu
des gens de ce conseil scientifique admettre qu'ils avaient recommandé
le confinement parce qu'ils avaient été pris de court par la vitesse
de l'épidémie (je ne sais plus la formulation exacte, ni lequel a dit
ça, mais quelqu'un va sans doute me la retrouver), ce qui suggère
qu'ils n'ont pas le niveau scientifique pour extrapoler une
exponentielle, et ça, ça me fait vraiment très très peur s'il
s'agit de guider le pays dans une crise aussi énorme. Donc je ne
crois plus du tout à l'existence d'une stratégie autre que celle du
cervidé pris dans les phares d'une voiture. Et je suis vraiment
terrifié.
À un niveau plus large, d'ailleurs, je suis assez désabusé quant au
niveau scientifique des spécialistes en épidémiologie, dont je
remarque trop souvent qu'ils arrivent (de façon certes plus précise et
mieux argumentée, mais pas fondamentalement différente) aux mêmes
conclusions que j'ai exprimé dans mon blog des jours ou des semaines
plus tôt. (Par exemple, le papier d'Imperial qui a fait beaucoup
parler de lui, cf. ici, ne fait que
reprendre la dichotomie que j'ai
exposée au
moins une semaine plus tôt sur Twitter, avant même que le
Royaume-Uni ne commence à parler d'immunité grégaire ; ses calculs de
nombre de morts ne sont pas franchement plus sophistiqués que ceux
qu'on peut faire avec un modèle très
simple ou en fait simplement en
multipliant deux nombres — et le problème d'instabilité si on
tente de supprimer l'épidémie est une évidence que je répète à tout le
monde depuis belle lurette.) Je pourrais être fier de moi, mais je
n'ai pas envie d'être fier de moi, j'ai envie de croire qu'il y a des
gens qui voient beaucoup plus loin que moi et qui ont une petite idée
de où nous allons et de ce que nous pourrions faire !
Des entraves énormes ont été mises à toute vie personnelle, en
revanche, le contrôle sur les employeurs est minimal, par
exemple : apparemment, sauver des vies justifie qu'on
anéantisse la vie personnelle des Français mais il ne faut surtout pas
trop toucher leur vie professionnelle. On en arrive à la
situation absurde et incroyablement injuste où certains voudraient
sortir de chez eux et n'en ont pas le droit, tandis que d'autres
voudraient avoir le droit de rester protégés chez eux mais n'en ont
pas non plus la possibilité (sauf à perdre leur emploi).
Au-dessus de ça, les modalités d'application du confinement ne sont
pas moins absurdes. Comme quelqu'un
l'a très
justement dit sur Twitter, le gouvernement a perdu de vue
le but (la distanciation sociale) pour se focaliser sur le moyen (le
confinement). Une mesure de distanciation tout à fait sensée
aurait été de rendre obligatoire la distance de 2m entre les personnes
dans tout lieu public, et de verbaliser ceux qui s'approchent
inutilement des autres, et par ailleurs d'inciter les gens à rester
chez eux (sans contrainte personnelle mais avec un fort contrôle des
employeurs qui prétendent avoir besoin de faire venir leurs employés).
Mais on se doute bien que quand ils sont munis de la légitimité
apparente de sauver des vies, les enthousiastes de l'autoritarisme
n'allaient pas s'en tenir là. On en arrive maintenant à des
formulaires de dérogation de plus en plus humiliants, et on discute de
la distance et du temps maximal auxquels on a le droit de s'éloigner
de chez soi. Formulaires qu'il faut
d'ailleurs remplir
à l'encre indélébile sous peine d'amende si on essayait d'en
réutiliser un (là ça ressemble tellement à quelque chose tiré de Kafka
que ce serait drôle si ce n'était pas tragique). On en vient à
interdire le vélo de loisir, chose pour laquelle il n'a été donné
aucune forme de justification, alors qu'il est facile de se tenir à
bonne distance des autres quand on est en vélo ; on en vient à la mise
en place d'un couvre-feu dans certaines villes alors que
rationnellement il vaut mieux étaler le plus possible les heures où
les sorties sont autorisées pour qu'il y ait le moins de monde à un
moment donné : s'il fallait démontrer que ceux qui prennent
ces décisions n'ont aucune fin rationnelle en tête, c'est la meilleure
preuve possible. Encore un autre problème est que les règles
sont appliquées selon le bon
vouloir très
aléatoire et très arbitraire des agents de police chargés de les
appliquer, ce qui cause des injustices et une insécurité juridique
incroyables.
Mais, comme me l'a suggéré une amie, l'absurdité de toutes ces
règles vise sans doute un autre objectif, qui est le
détournement de culpabilité. Le vrai scandale, c'est
l'impréparation de la France face à une épidémie qui était éminemment
prévisible jusque dans son timing pour quiconque sait extrapoler une
exponentielle. Le scandale de fond, c'est le manque de moyens de
l'hôpital public (ou, dans une autre ligne d'idées, le manque de
moyens des transports publics qui sont en permanence bondés,
favorisant la transmission de toutes sortes d'infections). Et le
scandale immédiat, c'est le manque de masques qu'on cherche à cacher
derrière l'idée que les masques ne servent à rien pour le grand
public. (Il y a aussi l'histoire des élections municipales dont le
premier tour n'a pas été reporté — ceci dit, je pense qu'on monte un
peu trop cet épisode en épingle et je soupçonne que le nombre de
contaminations à cette occasion a été très faible.) Alors pour
distraire l'attention de tous ces scandales, on en crée un autre :
tout est la faute de ces irresponsables qui osent s'aventurer à plus
de 1km de chez eux, ou faire un tour en vélo dans un endroit où ils ne
rencontreront personne, ou sortir acheter du Coca-Cola (ou des
serviettes hygiéniques !) au lieu de limiter aux courses essentielles.
On fustige à la fois ceux qui achètent trop (ils créent des
pénuries !) et ceux qui n'achètent pas assez (ils sortent sans
raison !). Le Français moyen est placé dans la position de l'âne de
la fable de la Fontaine, 135€ d'amende à la clé.
Maintenant, pour ne pas blâmer que les dirigeants, l'incohérence de
la réaction des Français est également digne de commentaire. D'un
côté, il semble que tout le monde applaudisse les mesures de
confinement (un sondage qui ne vaut certainement rien mais qui donne
quand même une petite idée, prétend que 93% des Français y sont
favorables). Mais d'un autre côté, si c'est effectivement
vrai que tout le monde comprend et approuve la nécessité de tenir ses
distances… ce n'est pas la peine de rendre les choses
obligatoires ! Si 90% de la population respecte les mesures
de distanciation, que ce soit par sens du devoir civique ou par peur
personnelle ou n'importe quelle combinaison de tout ça, ça suffit très
largement à stopper la progression de l'épidémie (le papier d'Imperial
qui a été si souvent cité partait du principe que 75% suivraient la
consigne, laquelle serait facultative : donc on ne peut pas m'accuser
d'inventer moi-même mes compétences en épidémiologie). La conclusion
que j'en tire, c'est que l'immense majorité des Français réclame qu'on
impose à tous des mesures qu'elle n'est pas prête à tenir spontanément
par elle-même : c'est ce qu'on appelle de l'hypocrisie.
Il est légitime de se demander dans quelle mesure la distanciation
devrait être considérée comme une décision individuelle. À part le
cas réellement problématique des rapports professionnels, et à part la
scandaleuse pénurie de masques, il me semble que chacun peut se
protéger personnellement avec un assez bon niveau de sécurité sans
avoir à attendre des autres que de ne pas lui tousser dessus. (Je
pense qu'on a tendance à surestimer un peu l'infectiosité de ce
virus : pour mémoire : si 10% de la population était contagieuse, ce
qui est est probablement encore surévalué, quelqu'un qui ne prendrait
aucune précaution particulière, si j'en crois le rythme de 0.2/j où
progressait l'exponentielle avant le confinement, l'attraperait en
50 jours environ.) Une personne isolée n'a donc pas grand-chose à
craindre, en fait. Mais admettons que ce ne soit pas une décision
individuelle mais collective, il reste encore qu'on pourrait
considérer que, dans cette décision collective, les gens sont amenés à
voter avec leurs pieds : si on se contente d'une recommandation de
distanciation sociale et que les gens ne la suivent pas, c'est qu'ils
votent avec leurs pieds pour le risque des conséquences de ce choix,
aussi bien individuelles que collectives.
Mais au lieu de nous poser sérieusement ces questions, au lieu
d'envisager de développer une distanciation sociale fondée sur une
combinaison entre responsabilité morale, choix collectif et protection
personnelle, nous avons sauté dans les bras de l'autoritarisme avec
une indicible et mâle volupté.
⁂
Je tourne un peu en rond, là, j'en suis conscient. Les pensées
tournent en rond dans ma tête comme je tourne en rond dans mon
appartement. Parlons un peu de moi-même, parce que je ne vais
vraiment pas bien.
Il y a d'abord le confinement lui-même qui est dur. Je souffre
énormément de ne plus pouvoir sortir, moi qui aimais tellement me
promener entre les arbres dans les forêts d'Île-de-France. Je souffre
de l'injustice profonde de l'interdiction de telles promenades alors
qu'il est tellement facile de tenir ses distances en forêt (il y a dix
jours, quand j'ai fait la dernière, j'ai pu vérifier expérimentalement
qu'il n'y avait aucune difficulté à garder 2m d'écart avec tout le
monde, même quand les autres ne font aucun effort de leur côté). Je
souffre de voir ce soleil radieux dehors et de ne pas pouvoir en
profiter, moi qui comptais les jours jusqu'à l'arrivée du printemps
après un hiver interminablement pluvieux, moi qui m'étais promis de
faire mille et une balades dès que le temps le permettrait. Je
souffre de toutes d'autres lacérations psychologiques provoquées par
les éclats de ma vie ancienne qui a explosé en vol : de tous ces
moments où je continue à penser à ce que j'aurais fait, ce que
j'aurais pu faire, si j'avais été libre, avant de me rappeler que je
ne le suis plus du tout, — de tous ces petits plaisirs qui ne sont
plus que des souvenirs qui me narguent cruellement quand j'y
repense.
(Je suis maintenant pleinement convaincu, même si je le pensais
déjà depuis longtemps, que la prison est une forme de torture
psychologique digne du Moyen-Âge (enfin, façon de parler, parce qu'au
Moyen-Âge, justement, il me semble qu'on n'emprisonnait pas beaucoup).
Mes conditions sont incomparablement meilleures qu'une prison et déjà
je n'en peux plus.)
(Et sinon, je pense qu'à un moment où un autre, quand je ne
tiendrai vraiment plus, je vais faire le confinement buissonnier et
fuguer dans la forêt pour une après-midi. Je suis preneur de vos avis
sur la meilleure façon d'y arriver en ayant le moins de chances
possibles de me faire prendre : à quel moment, par quel chemin, et
éventuellement en prévoyant quel prétexte.)
Mon équilibre émotionnel était largement basé sur la présence
réconfortante et rassurante des habitudes quotidiennes qui rythmaient
ma vie ancienne. Il n'en reste plus rien. Je ne sais plus à quoi me
raccrocher. Je perds complètement pied. Par moments je deviens
colérique avec mon poussinet.
Je n'arrive pas à penser à autre chose. Je ne parviens plus à
faire des maths si ce n'est pas de l'épidémiologie. Je n'arrive
quasiment plus à regarder un film ou un documentaire : tout ce qui ne
parle pas du Covid-19 me semble tellement insignifiant que je suis
incapable de rentrer dedans, et tout ce qui en parle ne fait
qu'empirer mon angoisse.
Je n'imagine absolument pas comment je vais pouvoir tenir un mois
ou deux comme ça.
Si au moins y avait, au bout, l'espoir d'un retour à une forme de
normalité, s'il y avait de la lumière au bout du tunnel, je trouverais
sans doute la force en moi de traverser le tunnel, mais tant que je
n'ai pas le moindre indice que qui que ce soit sait où nous allons, la
seule lumière que j'aperçois c'est celle des maigres espoirs que j'ai
rappelés au début de cette entrée, et je me demande si elle n'est pas
complètement dans mon imagination.
Et encore !, tout ce désespoir, c'est en faisant totalement
abstraction de l'inquiétude liée à la maladie elle-même (vous
remarquerez que je n'en parle pas du tout), comme si moi-même et mes
proches en étions totalement invulnérables — chose qui n'est
évidemment pas le cas. Si cette inquiétude devait s'y ajouter, je
n'imagine pas comment je pourrais la gérer.
(À un certain moment, j'en étais presque à supplier mes amis que
j'estime intelligents mais si tu ne désespères pas complètement,
toi, c'est bien que tu dois avoir une idée de comment les choses
pourraient ne pas tourner trop mal ?, mais comme personne n'était
capable de répondre à cette question, j'ai fini par conclure que tout
le monde a une capacité que je n'ai pas pour faire abstraction des
catastrophes don on ne voit aucune issue.)
Voilà où j'en suis, et je ne pense pas que ça va s'améliorer.
Sur l'impact de la structure du graphe social dans le taux d'attaque des épidémies
Je suis vraiment débordé (le temps que je passe à me documenter sur
l'épidémie et
à répondre
aux présentations biaisées et autres conneries sur Twitter
représente une surcharge de travail absolument énorme qui s'ajoute au
fait que tout est devenu tellement plus long et compliqué dans ma vie,
je ne vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça), donc je me contente
ici de reproduire en français ce que j'ai écrit dans
un fil
Twitter :
Il s'agit d'expériences numériques sur l'influence de la structure
du graphe social sur le taux d'attaque des épidémies (taux
d'attaque = le nombre de personnes infectées cumulé pendant
l'épidémie).
Rappelons la situation basique : j'ai déjà
écrit ici sur mon blog
(et ici
en anglais sur Twitter) sur ce que prédit le modèle
épidémiologique SIR au sujet du taux d'attaque. En bref,
il prédit un taux d'attaque énorme : 89% (de la population
touchée) pour un nombre de reproduction de 2.5. (La formule, comme je
l'ai expliqué, est 1 +
W(−κ·exp(−κ))/κ = 1 −
exp(−κ) + O(κ·exp(−2κ))
où κ est le nombre de reproduction. Par ailleurs, il faut
bien différencier ce taux d'attaque du seuil d'immunité grégaire qui,
lui, vaut, 1 − 1/κ, et qui est le taux d'infectés à partir
duquel l'épidémie commence à régresser, c'est-à-dire le taux d'attaque
au pic épidémiologique.)
Or les épidémies réelles ne semblent pas avoir des taux d'attaque
aussi énormes, même avec des nombres de reproduction de l'ordre de ce
que je viens de dire. Bien sûr, on connaît mal le taux d'attaque
même a posteriori, mais (malgré une absence d'immunité
préalable aux souches) il semble que les grippes de 1918 et 1957 aient
infecté autour de 30% de la population à différents endroits, pas
franchement autour de 90%.
Alors que se passe-t-il ? Mon explication est
que SIR, étant un modèle basé sur des équations
différentielles, ne connaît qu'une seule chose, c'est la proportion de
la population qui est susceptible, infectée et rétablie, et pas où ces
personnes sont ni comment elles interagissent socialement.
Autrement dit, un tel modèle suppose un « mélange parfait » : tout
individu a la même probabilité d'infecter n'importe quel autre
individu. Ce n'est bien sûr pas du tout le cas dans
la réalité. En réalité, une bonne proportion des contaminations suit
un graphe social (famille, amis, collègues).
Même les modèles plus sophistiqués qui stratifient la population
par catégories d'âge (disons) supposent toujours un mélange parfait
dans chaque catégorie. Je soupçonne que c'est la raison pour laquelle
le papier d'Imperial obtient un taux d'attaque si élevé (j'en ai déjà
parlé dans cette entrée, voir
aussi ce
fil Twitter).
Alors, comment peut-on prendre en compte le fait que les
contaminations suivent des graphes sociaux, et que doit-on en
attendre ? Je m'attendais, et je voulais tester, deux effets
apparentés mais distincts :
Le premier effet est que si l'épidémie doit suivre les liens d'un
graphe social de connectivité relativement modeste (chacun n'ayant
qu'un petit nombre de parents/amis/collègues par rapport à toute la
population), elle va s'étouffer plus rapidement, même pour un nombre
de reproduction donné, par rapport au cas de mélange aléatoire : c'est
ce que j'ai essayé de
dire ici
sur Twitter ainsi que dans cette
entrée dans la phrase la première [sous-raison] c'est (a) que
quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets d'un
graphe (en l'occurrence celui des contacts humains), il cesse de
« percoler », c'est-à-dire qu'on ne peut plus passer d'un sommet à un
autre. Ce phénomène est, en effet, lié à des questions
de seuil
de percolation dans les graphes (qui est, en gros, la proportion
des sommets, ou des arêtes selon la définition, qu'il faut retirer
aléatoirement à un graphe pour qu'il cesse d'avoir une composante
connexe géante) : l'idée est que quand suffisamment de personnes
(=sommets, =nœuds) sont immunisées, l'épidémie ne peut plus se
propager d'un point à un autre : même avec l'hypothèse de mélange
parfait le nombre d'immunisés ralentit l'épidémie, mais le seuil de
percolation suggère qu'une proportion plus faible d'immunisés peut
arrêter complètement la propagation (et, probablement, on la ralentit
plus vite avant de l'arrêter complètement).
Le second phénomène est différent : non seulement il doit suffire
de retirer relativement peu de nœuds pour arrêter l'épidémie (comme je
viens de l'expliquer), mais en plus l'épidémie va retirer
(c'est-à-dire infecter et rendre immuns) en premier les nœuds les plus
« précieux » à sa propre propagation, parce que ce sont les nœuds les
plus connectés, les « célébrités ». C'est ce que j'ai essayé
d'exprimer ici
et là (+ tweet
suivant) sur Twitter, ainsi que dans la
même entrée que mentionée dans la phrase (b) les infections ont
tendance à infecter en premier les personnes qui sont hautement
connectées dans le graphe, et en les rendant immunes, elle neutralise
en premier les liens qui lui permettaient le plus facilement de se
propager.
Tout ça n'est que mon intuition ! Maintenant, voyons si je peux
modéliser ces phénomènes, pour au moins montrer qu'ils existent. Je
ne vais pas chercher à quantifier les effets (il y a tout simplement
trop de paramètres avec lesquels jouer), seulement d'illustrer qu'ils
peuvent exister et semblent jouer dans la direction que je
pensais.
J'ai donc écrit un petit programme Perl qui simule un modèle
épidémique SEIR stochastique. SEIR, ça
signifie que les nœuds (les individus) passent entre quatre
états, S = susceptible = non-infecté,
puis E = exposé = en incubation,
puis I = infectieux et enfin R
= rétabli = immunisé ou mort. Stochastique, ça signifie que
plutôt que modéliser les choses avec des équations différentielles, je
prends un grand nombre de nœuds (300 000 dans mes expériences) et les
contaminations ont lieu au hasard. Ça rend les calculs
non-reproductibles, mais cela permet de gérer des situations bien plus
complexes qu'avec des équations différentielles.
Le nombre de cas de Covid-19 serait-il massivement sous-évalué ? (Ce serait une bonne nouvelle…)
Voici enfin quelque chose qui ressemble à une bonne nouvelle. Je
ne sais pas combien j'ose y croire, parce que j'ai un peu peur de me
laisser aller à trop espérer et d'être déçu, mais il y a des éléments
très significatifs : il semble que la grippe soit en recrudescence…
sauf que cette « grippe », ce serait en fait le Covid-19, qui serait
énormément plus fréquent que ce qu'on imagine. Pourquoi serait-ce une
bonne nouvelle ? Reprenons au début.
Commençons par l'anecdotique.
La semaine dernière, le poussinet a eu une sorte de rhume, plutôt
typique mais avec quelques symptômes inhabituels (comme un goût sucré
persistant dans la bouche). Évidemment, il s'est inquiété et si
c'était le Covid-19 ? ; je lui ai fait remarquer que le nombre de
cas était encore extrêmement faible rapporté à la population
française, et que même s'il est largement sous-estimé et qu'il faut
multiplier encore par un facteur de croissance de l'exponentielle
entre les premiers symptômes et le moment où un cas est recensé, ça
n'apparaissait toujours vraiment pas probable, surtout que son rhume
collait quand même très peu avec les symptômes de Covid-19 (pas de
fièvre, pas de fatigue, pas de maux de tête) et quand même bien avec
un rhume classique (nez qui coule, toux plutôt grasse). J'ai fini par
le convaincre. Mais entre temps nous avons demandé à un certain
nombre d'amis s'ils n'avaient pas eu des symptômes particuliers ces
derniers temps…
…et le nombre de réponses a été hallucinant. Plein de gens, mais
vraiment plein (peut-être 20% d'un échantillon aléatoire, même si
c'est vraiment difficile de compter parce qu'on obtient plus
facilement des réponses positives que négatives), et, ce qui est
important, des gens indépendants (par exemple des connaissances par un
forum informatique qui ne se voient que rarement en vrai et n'ont pas
de raison d'être des contaminations croisées) m'ont signalé avoir eu
des symptômes grippaux très modérés, souvent juste un ou deux jours,
ces derniers temps. Qui une toute petite poussée de fièvre, qui une
toux sèche inhabituelle, qui une grande fatigue un jour, et ainsi de
suite. Des symptômes qui sont assez inhabituels pour qu'on se
dise tiens, c'est bizarre, mais pas assez importants pour qu'on
consulte, et puis ils passent, et on n'y pense plus jusqu'à ce que je
pose la question. Certains ont eu des cas plus sérieux : un ami qui
fait de l'anosmie complète, un autre qui a eu une grosse fièvre avec
une grande fatigue et difficulté à se concentrer pendant plusieurs
jours. Sur Twitter aussi, je vois plein de gens dire des choses
comme ah, j'ai de la fièvre… bon, espérons que ce n'est qu'une
grippe. Faut-il vraiment espérer que ce ne soit qu'une
grippe ?
Moi-même, hier, j'ai eu une forme de toux sèche, légère mais très
inhabituelle (ni la toux grasse que j'ai en fin de rhume, ni la toux
sèche qui lui succède ensuite quand je sens bien que j'ai la gorge
iritée, mais l'impression déplaisante d'avoir quelque chose à sortir
qui ne vient vraiment pas). Puis cette impression est passée, je me
suis dit que c'était probablement la poussière de l'appartement où je
n'ai pas l'habitude de rester confiné, ou simplement l'effet nocebo dû
au stress, et je n'y ai plus repensé, sauf qu'un peu avant 20h j'ai eu
un énorme coup de fatigue, avec une grande difficulté à me concentrer
sur quoi que ce soit. Je ne sais pas quoi en penser. (Je note qu'en
ce qui me concerne, je suis vacciné contre la grippe.)
Bon, tout ça c'est de l'anecdotique, même si c'est de l'anecdotique
qui commence à devenir frappant quand mon poussinet et moi avons vu
s'accumuler les réponses d'amis et collègues qui nous disaient avoir
fait une grippounette.
Mais alors regardons des données moins anecdotiques. Plein de pays
ont des réseaux de surveillance de la grippe qui enregistrent le
nombre de consultations de médecins pour syndromes grippaux
(ILI : Influenza-Like
Infection). Et là on constate que, au moins en France, en Suisse,
en Belgique, à New York (cf. les graphes
de ce
fil Twitter), alors que l'épidémie de grippe était en phase de
recul, il y a ces derniers jours une nette recrudescence de
consultations pour syndromes grippaux, comme si un nouveau pic de
grippe arrivait. Or la grippe saisonnière ne fait jamais deux pics :
elle vient, elle culmine, elle repart. (Une épidémie peut faire
plusieurs pics si, par exemple, les gens prennent peur et s'isolent,
avant qu'assez d'immunité se soit installée dans le pays, puis
ressortent quand ils ont l'impression que le danger est passé. Mais
ceci n'est pas du tout le cas pour la grippe. Au contraire, les
mesures anxiogènes autour de Covid-19 devraient plutôt avoir un effet
accélérant la fin de l'épidémie de grippe.) Si ce n'est pas la
grippe, quel autre virus pourrait être responsable de nouveaux cas de
grippe un peu partout ?
Non, en fait, ce n'est pas si simple : il y a une autre explication
naturelle, c'est que les gens s'inquiètent plus et se surveillent
plus, donc remarquent des symptômes qui en temps normal ne l'auraient
pas été, ou encore qu'ils font une forme d'hypocondrie. J'ai du mal à
croire que ça puisse être d'une telle ampleur (mes amis me décrivent
des symptômes légers mais inhabituels d'après eux ; et ceux qui vont
consulter un médecin ont probablement des symptômes un peu plus que
complètement anecdotiques).
Cette
prépublication (par Pierre-Yves Boëlle, du
réseau Sentinelles de surveillance de la grippe en
France) rapporte une corrélation significative, à travers les régions
françaises, entre l'excès à la normale du nombre de consultation pour
syndromes grippaux et le nombre de cas de Covid-19 rapportés dans la
région, ainsi qu'une croissance de ceux-ci dans le temps ayant une
pente logarithmique compatible avec la progression de l'épidémie de
Covid-19. Il semble assez peu vraisemblable qu'un effet purement
psychologique se comporte de cette manière (même si tout cela est très
difficile à quantifier). Le texte signale que le
réseau Sentinelles a eu des tests positifs au Covid-19
parmi les échantillons prélevés aléatoirement pour analyse de
différents virus (il ne donne malheureusement pas le nombre, qui n'est
probablement pas assez significatif pour qu'on puisse en tirer quelque
conclusion que ce soit à part « il y a des cas »).
Bref, tout ça n'est pas une preuve absolue, mais il y a des indices
qui commencent à devenir très forts que beaucoup de syndromes grippaux
bénins sont en fait des cas de Covid-19.
En quoi est-ce que ça remet en cause beaucoup de chose qu'on
croyait ? Cela suggère un ordre de grandeur vraiment différent du
nombre de cas. L'article de Boëlle estime à 84 par 100 000 habitants
l'excès du nombre de consultations pour syndromes grippaux, en semaine
2020-W10, sur l'ensemble de la France, c'est-à-dire 59 000
consultations supplémentaires sur cette semaine, alors que les cas
nouveaux de Covid-19 officiellement recensés sur cette semaine étaient
de 1000 environ, qu'il faut probablement multiplier par un facteur 2
ou 3 avant de comparer, pour tenir compte du fait qu'il y a quelques
jours (pendant lesquels la croissance exponentielle continue…) entre
le moment où un cas est au niveau qui amène la personne à consulter et
le moment où il est au niveau qui l'amène éventuellement à l'hôpital
et où on ferait un test. Je me doutais bien que la grande majorité
des infections n'étaient pas testées (j'utilisais l'ordre de grandeur
de ×10 tiré du recollement d'estimations très grossières), mais là on
est vraiment au-delà de ce que je pensais. Ou pour le dire autrement,
comme il semble que la mort se produise généralement autour d'une
semaine après les premiers symptômes, sur ces 59 000 consultations
supplémentaires suspectes en 2020-W10, seules 100 sont mortes de
Covid-19 en 2020-W11, ce qui fait une létalité autour de 0.2% parmi
les cas suffisamment graves pour justifier une consultation chez un
médecin, dont on peut eux-mêmes penser qu'ils sont encore loin de
représenter l'ensemble des infections (la plupart des amis que j'ai
évoqués plus haut ne sont pas allés voir un médecin ! évidemment,
rien ne dit qu'ils avaient Covid-19, et évidemment ils ont tendance à
être plus jeunes que la médiane, mais c'est une idée à garder à
l'esprit).
En quoi serait-ce une bonne nouvelle ? En ce que cela suggère que
la létalité aurait été fortement surestimée. Il faut se dire qu'on a
affaire à un iceberg (qui grossit !) : on n'en voit que la partie
émergée (les morts, les cas de détresse respiratoire aiguë, et
d'autres cas assez graves pour être traités par les services d'urgence
et faire l'objet d'un test qui sera comptabilisé dans les statistiques
s'il est positif). Mais on ignore la taille de la partie submergée
(les cas qui se présentent comme une grippe banale, voire une
grippounette, peut-être même une absence totale de symptômes). Si on
ne regarde que la partie émergée, l'iceberg est très inquiétant, parce
qu'il va grossir jusqu'à des proportions démesurées. Mais si la
partie submergée est assez grosse, c'est que nous sommes bien plus
avancés qu'on le pensait dans l'infection, et le seuil d'immunité
n'est plus forcément si loin. I.e., l'aplatissement de la courbe
nécessaire pour traverser l'épidémie ne semble plus aussi
invraisemblablement inatteignable.
Le nombre de décès et de cas graves est évidemment ce qu'il est.
Le débordement des services d'urgences où il a lieu est un fait
incontestable et qui appelle au minimum à ce qu'on ralentisse
fortement l'épidémie, mais la différence est que cette situation
représenteraient une épidémie déjà bien avancée et pas le tout début
du bout de son nez. Ce serait incontestablement une bonne
nouvelle.
Pour dire les choses autrement, si on suppose que chez 90% de la
population (chiffre complètement pifométrique) l'infection au Covid-19
ne produit que des symptômes tellement modérés que personne ne se rend
compte de rien, et peut-être que ces personnes ne sont que très
faiblement infectieuses, et que leur charge virale reste trop faible
pour que les tests soient fiables auprès d'eux, cela ne changera pas
beaucoup la dynamique connue de l'épidémie jusqu'à présent, sauf que
c'est comme si la population à infectée était dix fois plus faible, et
avec elle le nombre de morts à prévoir.
Si tout ça est juste, il me semble clair que la stratégie
d'« aplatir la courbe » (celle que j'appelais ②), et pas celle de
chercher à arrêter à tout prix l'épidémie (celle que j'appelais ①),
est la bonne. On a toujours un
choix[#] entre Charybde et
Scylla, mais Scylla est moins horrible que ce qui était initialement
prévu. Bien sûr, pour l'instant, on navigue à vue et il est trop tôt
pour essayer de savoir de combien.
[#] Enfin, à supposer
qu'on ait un choix, parce qu'il n'est pas clair que le niveau maximal
de confinement acceptable pour la population soit suffisant pour
ramener le nombre de reproduction en-dessous de 1… Quand je regarde
les données pour le village italien de Lodi, qui est confiné depuis le
2020-02-23, j'ai l'impression qu'on tourne autour de 1 (ces chiffres
sont malheureusement très difficiles à lire parce qu'il ne semble pas
que le nombre de cas actifs soit publié, seulement le nombre de cas
cumulé).
Quelques remarques, cependant. Le nombre de cas ne peut pas avoir
été trop lourdement sous-estimé : la Corée du Sud contrôle son
épidémie par une campagne de tests massifs : s'il y avait trop de cas
presque asymptomatiques mais testant positifs, ça se refléterait sur
leur taux de létalité qui n'est pas si bas que ça ; et s'il y avait
trop de cas presque asymptomatiques testant négatifs, leur stratégie
pour retrouver les contaminations ne marcherait pas, sauf si ces
personnes ne sont pas du tout contagieuses : c'est pour ça que
l'hypothèse à avancer est que ces cas en questions sont presque
asymptomatiques, sont généralement négatifs aux tests, et sont peu
contagieux. Cette hypothèse pose toujours un problème, qui est qu'il
y a eu des événements de contamination de groupe où un grand nombre de
personnes ont été contaminées parmi la population présente, ce qui
laisse penser que le taux d'asymptotiques ne peut pas être trop bas.
Mais l'hypothèse a été avancée (voir par
exemple ici)
que toutes les contaminations ne se valent pas : la gravité pourrait
dépendre du nombre de contacts, des doses infectantes, et/ou de la
voie d'infection : ceci expliquerait que les événements
supercontaminateurs ne représenteraient pas des statistiques
habituelles.
L'autre point crucial à souligner, c'est que tout ce que j'ai dit
n'est une bonne nouvelle que si les contaminations presque
asymptomatiques sont néanmoins assez pour conférer une immunité. Là
je ne suis pas du tout qualifié pour m'exprimer,
mais cette
analyse semble suggérer qu'on peut être prudemment optimiste à ce
sujet.
Et bien sûr, il faut garder à l'esprit dans tout ça qu'un facteur
énorme à prendre en compte, c'est combien les personnes âgées sont
touchées par l'épidémie.
Voir cet
excellent article qui analyse le cas de l'Italie par rapport à la
Corée (la plus grosse différence dans le taux de létalité semble venir
du nombre de personnes âgées infectées). Si on veut utiliser comme
stratégie d'aplatir la courbe, il faut aussi prendre garder à protéger
plus soigneusement les personnes âgées que les jeunes.
Bon, quelle sera la stratégie suivie en France et en Europe ? Et comment va se dérouler la suite ?
Je suis tombé
sur cette
modélisation effectuée par la Imperial College Covid-19 Response
Team et publiée hier teste l'effet de différentes mesures sociales sur
l'épidémie de Covid-19 au
Royaume-Uni. Il
semble qu'une étude du même genre a été fournie à la France mais
pas rendue publique.
Le fait qu'ils évoquent 500 000 morts au Royaume-Uni si on ne fait
rien risque de faire beaucoup parler. Je pense pour ma part que cette
chiffre est exagérément pessimiste : le taux d'attaque final qu'ils
prédisent, à savoir 81% de la population en tablant pour un nombre de
reproduction R₀=2.4, est très proche de la valeur
calculée par SIR, ce
qui me suggère qu'il s'agit probablement d'un modèle de ce type, avec
des raffinements pour la catégorisation par âge mais pas de vraie
structure de graphe social (dont les effets atténueraient beaucoup le
taux d'attaque final comme je l'ai déjà expliqué). Je pense en fait
que le but des auteurs n'était pas de prédire le taux d'attaque mais
simplement de montrer l'effet relatif sur celui-ci de différentes
mesures de distanciation et isolation, dont on peut penser que ça ne
dépend pas trop de la structure sociale complexe. Donc je pense qu'il
ne faut pas tabler sur 81% de contaminés et 500 000 morts au
Royaume-Uni même si on ne fait absolument rien, mais ça donne
une idée de l'ampleur du problème.
Cependant, ce qui m'intéresse surtout est qu'ils confirment,
presque exactement comme je l'expliquais, ce que je dis depuis
longtemps, à savoir l'existence d'une dichotomie importante entre
les pistes ① et ②, qu'ils formulent
de la manière suivante (dans le même ordre que moi) :
Whilst our understanding of infectious diseases and their
prevention is now very different compared to in 1918, most of the
countries across the world face the same challenge today with
COVID-19, a virus with comparable lethality to H1N1 influenza in 1918.
Two fundamental strategies are possible2:
(a) Suppression. Here the aim is to reduce the
reproduction number (the average number of secondary cases each case
generates), R, to below 1 and hence to reduce case numbers to low
levels or (as for SARS or Ebola) eliminate human-to-human
transmission. The main challenge of this approach is that NPIs
[Non-Pharmaceutical Interventions] (and drugs, if available) need to
be maintained – at least intermittently - for as long as the virus is
circulating in the human population, or until a vaccine becomes
available. In the case of COVID-19, it will be at least a 12-18
months before a vaccine is available3. Furthermore, there is no
guarantee that initial vaccines will have high efficacy.
(b) Mitigation. Here the aim is to use NPIs (and
vaccines or drugs, if available) not to interrupt transmission
completely, but to reduce the health impact of an epidemic, akin to
the strategy adopted by some US cities in 1918, and by the world more
generally in the 1957, 1968 and 2009 influenza pandemics. In the 2009
pandemic, for instance, early supplies of vaccine were targeted at
individuals with pre-existing medical conditions which put them at
risk of more severe disease4. In this scenario, population immunity
builds up through the epidemic, leading to an eventual rapid decline
in case numbers and transmission dropping to low levels.
The strategies differ in whether they aim to reduce the
reproduction number, R, to below 1 (suppression) – and thus cause case
numbers to decline – or to merely slow spread by reducing R, but not
to below 1.
In this report, we consider the feasibility and implications of
both strategies for COVID-19, looking at a range of NPI measures. It
is important to note at the outset that given SARS-CoV-2 is a newly
emergent virus, much remains to be understood about its transmission.
In addition, the impact of many of the NPIs detailed here depends
critically on how people respond to their introduction, which is
highly likely to vary between countries and even communities. Last,
it is highly likely that there would be significant spontaneous
changes in population behaviour even in the absence of
government-mandated interventions.
We do not consider the ethical or economic implications of either
strategy here, except to note that there is no easy policy decision to
be made. Suppression, while successful to date in China and South
Korea, carries with it enormous social and economic costs which may
themselves have significant impact on health and well-being in the
short and longer-term. Mitigation will never be able to completely
protect those at risk from severe disease or death and the resulting
mortality may therefore still be high. Instead we focus on
feasibility, with a specific focus on what the likely healthcare
system impact of the two approaches would be. We present results for
Great Britain (GB) and the United States (US), but they are equally
applicable to most high-income countries.
Il est donc clair que les gouvernements français et britannique ont
reçu le message que ces deux stratégies existent, Charybde et Scylla.
Le document discute (c'est son but principal) quelques manières de
rendre ② un peu moins horrible (et montre qu'on peut réduire le nombre
de morts d'un facteur 2 et le nombre de lits de réanimation d'un
facteur 3 environ en réduisant le taux d'attaque — qui restera
largement au-dessus du seuil de l'immunité grégaire), confirme que ①
est complètement instable (dans leur analyse, si on confine toute la
population du Royaume-Uni pendant cinq mois, l'épidémie disparaît, et
à peine un mois plus tard elle est de nouveau là), et évoque quelques
façons de rendre ① plus subtil, comme celle où les mesures de
confinement sont déclenchées automatiquement dès que le seuil
d'occupation des lits d'hôpital dépasse un certain niveau, mais bon,
il est clair que cela implique de passer quand même environ deux tiers
des mois en confinement jusqu'à la découverte d'un hypothétique
vaccin. Bref, sous n'importe quelle forme le dilemme reste atroce
(j'ai évoqué des thèmes et
variations hier en cherchant ce que je trouvais de moins
noir).
Je reste persuadé que cette étude est pessimiste : on doit pouvoir
atteindre un taux d'attaque encore plus bas que le 40% qu'ils estiment
sous les meilleures méthodes d'aplatissement de la courbe si on tient
compte des effets de structuration sociale (encore une fois, les
effets qui ont fait que je ne sais combien d'hommes politiques ont été
infectés en premier : ils sont hautement connectés, donc les retirer
du graphe a un vite impact très fort) : c'est peut-être de la méthode
Coué, mais je crois assez fort au 20% que me souffle mon intuition.
Ils sont aussi possiblement pessimistes sur le nombre de cas
asymptomatiques ou bénins :
d'après un
article paru hier dans Science
(Substantial undocumented infection facilitates the
rapid dissemination of novel coronavirus (SARS-CoV2)),
seulement 14% des infections de l'épidémie initiale du Húběi auraient
été recensés (parmi lesquels 14% et 5% étaient classés comme sérieux
ou critiques
d'après l'article The
Epidemiological Characteristics of an Outbreak of [Covid-19]
(CDC Weekly), tableau 1 page 4) ce qui
suggère que peut-être seulement 2% (resp. 1%) de toutes les infections
nécessitent une hospitalisation, respectivement un passage en
réanimation alors qu'ils se basent sur 4.4% environ. Troisième source
de pessimisme, ou plutôt, présentation pessimiste : ils ne tiennent
pas compte de la possibilité tout de même énorme de créer de nouveaux
lits d'hôpital par réaffection, ou plus exactement, ils comparent
juste leurs courbes au nombre de lits disponibles
actuellement (même pas le nombre de lits total, alors comme les lits
sont pleins à environ 90%, évidemment, ça paraît vite énorme).
Dernier point : comme ils sont épidémiologues et pas sociologues, ils
ne peuvent pas s'exprimer sur la chance que l'épidémie et la peur qui
va avec conduise la population à durablement voire définitivement
changer certaines habitudes (serrage de mains, attention portée à
l'hygiène) qui modifierait le nombre de reproduction.
Bref, je les crois pessimistes (et pourtant je ne vois pas les
choses en rose). Mais qui sait si le conseil scientifique réuni par
le gouvernement français aura la même analyse ?
Et surtout que décideront Emmanuel Macron et les autres
gouvernements européens quand on leur aura expliqué qu'ils ont le
choix entre la mort de centaines de milliers de personnes (avec une
part énorme de personnes âgées) et un confinement dont on ne voit
aucune issue ? Voilà la question dont dépend notre sort à tous (au
moins en Europe : aux États-Unis, ça va être chacun pour soi).
Je ne pense pas qu'on puisse imaginer une seconde que la France se
laisse confiner indéfiniment comme la Chine, ni qu'Emmanuel Macron (ou
Angela Merkel, ou Boris Johnson, etc.) ait l'idée de tuer ainsi
complètement ce qui reste de l'économie. Ni même confiner
régulièrement deux mois sur trois comme le papier le suggère. Je ne
les vois pas non plus accepter trop facilement de laisser mourir des
centaines de milliers de morts ou qu'on puisse les accuser de ne rien
avoir fait. Le confinement était donc logique. Mais la question est
celle de savoir ce qui se passe ensuite.
Pendant dix à quinze jours, il est évident que le nombre de cas
officiels ne va faire qu'augmenter, exponentiellement, à un rythme à
peu près constant (en exp(0.21·t), c'est-à-dire +24% par
jour, ou encore un doublement tous les 3.2 jours, un décuplement tous
les 10.8 jours), car je rappelle que l'effet d'une mesure prise au
jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de
malades, qu'au jour J+12 environ. Le confinement
total de l'Italie ne pourra donc se voir sur les chiffres officiels
qu'autour de samedi, et celui de la France qu'autour de samedi 28 : à
ce moment-là, dans les chiffres officiels, la France aura 85 000 cas
recensés environ, mais ce chiffre-là est prévisible ; il est aussi
évident que la pente logarithmique va baisser quand apparaîtra l'effet
de la nouvelle mesure, mais toute la question est : à quel point ? Si
le rythme des contaminations passe au-dessous de celui des guérisons
(ce qui demande de passer de 0.21 à 0.06 environ), le nombre de cas
ouverts va décroître et l'épidémie se résorber ; sinon, elle
continuera à croître, juste un peu moins vite.
À Wǔhàn, l'épidémie s'est résorbée, mais au prix d'un confinement
vraiment draconien. Je ne sais pas si celui à l'italienne ou à la
française peut suffire. Je suppose que l'idée de commencer par
15 jours était de se donner le temps de réfléchir. Peut-être aussi de
frapper l'opinion publique avec la gravité de la crise. Et peut-être
surtout d'avoir cette information de l'effet d'une telle mesure de
confinement sur le nombre de reproduction.
Maintenant, je pense qu'il va se passer la chose suivante, en
continuant à essayer d'être optimiste comme je peux, mais sans
invoquer non plus de miracle :
(Scénario I.) Au bout de 15 (ou peut-être 30) jours de confinement
de tous les Français, le nombre de cas ouverts étant à peu près en
stagnation (ou en légère recrue), Emmanuel Macron fera une allocution
solennelle expliquant qu'il lève le côté impératif et contraignant des
mesures, parce qu'on ne peut pas empêcher indéfiniment les gens de
vivre et que l'État ne peut pas être derrière chacun, mais qu'il
appelle à la responsabilité de tous pour continuer à prendre le même
soin de rester autant que possible chez eux, s'abstenir des contacts
physiques et de respecter les gestes barrière, à ne voir leurs amis
qu'avec la plus grande parcimonie et à éviter tout contact avec les
personnes âgées. (Les écoles resteront fermées pour un moment, ainsi
que beaucoup de lieux publics, mais les restaurants et cafés auront le
droit d'ouvrir à condition de respecter des règles extrêmement
restrictives sur la séparation des convives et le lavage de la
vaisselle.) Cela ne suffira pas, évidemment, mais cela ralentira au
moins pas mal la courbe des contaminations : pas seulement sous
l'effet de la responsabilisation, mais aussi sous celui de la peur (et
aussi du fait que les moins prudents auront été infectés en premier et
seront devenus immuns). L'épidémie va donc progresser à un rythme
nettement ralenti mais néanmoins positif. Pendant le confinement (ou
plutôt pendant les 12 jours qui vont suivre), le système de santé aura
eu le temps de parer au plus pressé (monter des hôpitaux de campagne
dans des hôtels et des stades), mais surtout les médecins malades
auront eu le temps d'acquérir l'immunité, et peut-être qu'on aura pu
improviser des lits et des respirateurs. Grâce à la diminution de la
vitesse de reproduction, le pic épidémiologique sera à la fois aplati
et étendu dans le temps (durant en gros six mois au lieu de trois et
infectant peut-être seulement 15% de la population, causant seulement
50 000 morts). Au bout d'un moment, ce pic premier étant passé, les
mauvaises habitudes reviendront (et on aura rouvert les écoles), et il
y aura un deuxième pic, qui sera cependant plus plat parce que
beaucoup de gens auront déjà l'immunité (pas assez pour qu'il y ait
immunité grégaire, mais assez pour ralentir nettement), et on sera
mieux préparés. Enfin, on mettra au point un vaccin pour protéger les
personnes âgées qui auront eu la force de rester enfermées chez elles
pendant des mois. (Bonus : on entre dans une ère où l'hôpital public,
et les services publics en général, sont massivement revalorisés, et
Donald Trump n'est pas réélu président des États-Unis soit parce qu'il
est devenu massivement impopulaire à cause des morts incroyablement
nombreux suite à on inaction, soit simplement parce qu'il est décédé
du Covid-19.)
Voilà à peu près ce que je peux offrir de plus optimiste en restant
vaguement réaliste à la fois sur l'épidémiologie, la sociologie des
Français et la psychologie du président. Si vous avez mieux, je suis
toujours preneur. (Pour du très pessimiste, c'est trop facile : il
suffit d'imaginer que l'immunité ne dure qu'un mois et le vaccin
impossible, et que le syndrome interstitiel provoqué par le virus
devienne de plus en plus probable à chaque infection, et vous avez la
recette parfaite de la fin du monde.)
Essayons d'imaginer quelques scénarios avec au moins une lueur d'espoir
Comme je l'écrivais dans l'entrée
précédente, je suis complètement paniqué par la pandémie de
Covid-19, et réfléchir sur le sujet me fait sans doute du mal. Je
vais essayer d'imaginer quelques scénarios possibles en m'efforçant de
ne pas pencher vers l'apocalypse : supposons que les choses ne se
passent pas trop mal, comment cela est-il possible ?
L'état actuel des choses en France est que le gouvernement a
ordonné la fermeture de tous les commerces « non-essentiels »
(apparemment, « essentiel » signifie : magasins d'alimentation,
pharmacies, stations essence, banques, bureaux de tabac et de presse ;
et apparemment aussi, magasins de bricolages, ce qui me soulage un peu
parce que j'avais peur qu'ils soient oubliés de la liste).
Il y a une chose dont il faut bien se rendre compte (c'est un point
très important, expliqué
sur cet
article qui a beaucoup circulé, mais je n'aime pas trop cet
article pour d'autres raisons), c'est que l'effet d'une mesure
prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du
nombre de malades, qu'au jour J+12 environ, parce
que les infections contractées le jour J montrent leurs
premiers symptômes typiquement vers J+3 et envoient les
gens à l'hôpital, si c'est le cas, vers J+12 (tout ceci est
très approximatif, mais c'est l'idée). Depuis aujourd'hui, la pente
logarithmique du nombre de personnes infectieuses a donc forcément dû
baisser, celle du nombre de symptomatiques baissera dans environ trois
jours, mais on ne le saura toujours pas, et celle du nombre de
personnes arrivant à l'hôpital baissera dans environ 12 jours. Et la
question super importante, c'est : de combien ? Et y a-t-il moyen de
le savoir à l'avance ? J'imagine que les gens qui conseillent le
gouvernement cherchent tous les moyens d'y arriver, et j'espère qu'ils
le pourront. (La piste la plus prometteuse me semble être de demander
aux généralistes de faire des tests aléatoires sur les cas de
syndromes grippaux, ou au moins de rapporter ces nombres, sachant
qu'ils verront généralement ces malades avant leur passage à
l'hôpital. Le rapport du nombre est fait, j'en suis sûr ; les tests
aléatoires, je ne sais pas, mais j'espère.)
On entre ensuite dans des scénarios très différents selon que le
nombre de nouveaux cas, dans une douzaine de jours, va commencer à
baisser, continuer à augmenter mais plus lentement, ou rester à peu
près constant (ce qui est probablement le scénario le plus
souhaitable). Et bien sûr, la question est de savoir ce que le
gouvernement va viser (essayer absolument d'obtenir la décroissance,
accepter une explosion juste un peu ralentie, ou tenter de viser le
point magique où les nouveaux cas stationnent).
Une chose qui m'a redonné un peu le moral, c'est d'apprendre qu'en
1956–1958 l'épidémie de « grippe asiatique » (de type A-H2N2) a par
beaucoup de points ressemblé à la pandémie actuelle : avec une
létalité autour de 1% en France (par pneumonie virale plus que par
complications bactériennes), elle a causé autour de 100 000 morts
[mise au point () : en fait,
ce chiffre semble contesté, et la source n'est pas claire :
écouter ce
podcast de CheckNews pour Libération
pour des précisions, qui affirme que c'était plutôt ≤25 000],
soit environ 0.2% de la population, chiffres qui ne sont pas trop loin
de mes estimations raisonnablement optimistes pour Covid-19 ; et je
suppose que beaucoup de ces gens passaient par les hôpitaux, qui ont
été complètement débordés. Le pays a donc déjà vécu ça, et ne s'en
souvient pas si bien (je connaissais l'épidémie, mais pas son taux de
létalité). Mais à l'époque, il ne semble pas que des mesures de
confinement aient été prises.
Je vois de plus en plus les mesures de confinement extrêmes visant
ce que j'avais appeler la stratégie ①, c'est-à-dire, comme en Chine,
arrêter à tout prix l'épidémie, comme une réaction d'orgueil contre la
nature : c'est dire nous allons arrêter la tempête, coûte que
coûte ! ; mais le fléau exige son tribut en vies humaines : il
exige ses 30%, peut-être 20%, peut-être 50% (je ne crois pas du tout
au 70%) de la population de contaminés. Il ne se laissera pas si
facilement tricher de son dû. On peut négocier sur qui, sur comment
et sur quand, mais on ne peut pas négocier sur le nombre, sauf à
trouver un vaccin, lequel ne viendra jamais à temps. Nous devons tous
nous préparer à perdre des proches. Nous devons comprendre qu'il est
vain de s'imaginer que la médecine moderne puisse sauver des vies à
une telle échelle : nous devons considérer que nos moyens médicaux
sont à peine meilleurs qu'en 1957 ou même 1918, parce que les
appareils magiques qui sauvent bien plus de vies ne sont
disponibles qu'en toute petite quantité.
Les rumeurs selon lesquelles le gouvernement français pourrait
décréter, demain, un confinement total de la population, me glacent le
sang. D'abord parce que je crois que ce serait une très lourde erreur
(on ne pourra jamais sortir du confinement sans que l'épidémie
reparte, et on n'aura rien gagné sauf lourdement traumatiser les
personnes confinées), et parce que l'effet sur mon moral sera encore
plus grave, moi qui ai sans arrêt besoin de soleil et qui attendais ce
printemps avec tant d'espoir après un hiver interminablement gris et
pluvieux. Mais j'ai promis de chercher les scénarios avec une lueur
d'espoir.
Inspiré par le commentaire de Cigaes dans l'entrée précédente, je
cherche à élargir mes idées au-delà des pistes ① et ② que j'avais
évoquées.
Scénario A. Le gouvernement prend rapidement des mesures de
confinement très fortes, mais elles ne sont que temporaires, pas
destinées à arrêter complètement l'épidémie mais à gagner du temps
dans le but de rassembler les forces et donner tous les moyens
supplémentaires possibles aux équipes médicales : réquisition de tout
ce qui peut servir d'hôpital et de lits pour ces hôpitaux, moyens
extraordinaires pour fabriquer à une vitesse incroyable des masques et
bouteilles à oxygène, des ventilateurs bird, peut-être aussi des
appareils à oxygénation par membrane extra-corporelle, pour en
bricoler avec des bouts de ficelle ou pour en récupérer partout où on
peut (y compris jusqu'à ceux prévus à usage vétérinaire) ;
parallèlement, pour ce qui est du personnel, on forme en extrême
urgence tous les médecins du pays, les étudiants en médecine, les
infirmiers, et peut-être même jusqu'aux dentistes, pharmaciens et
vétérinaires (pour gérer les cas les plus simples) à ce qu'il faut
savoir pour traiter au mieux les cas modérés et laisser les plus
graves aux plus spécialistes. On arrive ainsi à garder un taux de
létalité pas beaucoup plus grand que 1% même avec un nombre
gigantesque de malades en même temps. On relâche les mesures de
confinement, l'épidémie repart, elle ne touche au final que 15%, et on
s'en tire avec seulement 0.15% de morts. L'économie et la société
sont très très durement secouées, mais finissent par s'en
remettre.
Scénario B. On ne prend que des mesures de confinement modérées,
pour ralentir l'épidémie sans pour autant chercher à la limiter.
Néanmoins, les gens finissent par prendre peur et se confinent
eux-mêmes dans une certaine mesure, et de plus, ils adoptent
durablement une meilleure hygiène : ceci diminue le nombre de
reproduction. De cette manière, seulement 10% de la population est
touchée. Le système de soins est totalement submergé, on doit décider
qui vit et qui meurt, le taux de létalité tourne autour de 3%, mais on
(la société) finit par accepter que c'est un pêché d'orgueil que
d'espérer sauver tout le monde. L'épidémie tue 0.3% de la population.
Elle revient peut-être en une seconde vague parce que les changements
des habitudes ne sont que temporaires, mais cette fois-là on est mieux
préparés, on a peut-être un vaccin, ou peut-être effectué les
préparations évoqués au scénario A. L'économie et la société s'en
remettent. C'est le scénario le plus probable pour un retour à la
« normale » assez rapide.
Scénario C₁. Le gouvernement prend des mesures de confinement
sévères, l'épidémie régresse, mais la population se révolte et finit
par décider qu'emprisonner tout le monde chez soi est pire que de voir
mourir peut-être 1% de la population. On est ramené à un des
scénarios précédents.
Scénario C₂. Le gouvernement prend des mesures de confinement
sévères, l'épidémie finit par disparaître, il lève des mesures,
l'épidémie repart immédiatement à partir de cas importés ou mal
détectés, et la population finit par comprendre le dilemme et la suite
est comme en C₁.
Scénario D. Le gouvernement commence par prendre des mesures de
confinement sévères jusqu'à ce que l'épidémie disparaisse presque
complètement, puis les relâche progressivement, deux semaines par deux
semaines, en ayant les yeux rivés sur la vitesse à laquelle les
nouveaux cas se multiplient. On finit par atteindre le niveau de
confinement un peu réduit qui donne un nombre de reproduction du virus
presque exactement égal à 1. La société doit s'habiter à vivre sans
écoles, sans restaurants, sans musées, sans aucun lieu public, et à ce
que tous les rassemblements soient interdits et que des policiers
surveillent régulièrement le respect des distances de sécurité dans
les rues et autres espaces publics, mais il n'est pas totalement
interdit de sortir de chez soi (il y a peut-être des horaires ou des
jours à respecter). Les transports en commun sont autorisés
uniquement à condition du port d'une combinaison de protection, ou au
minimum, d'un masque approprié, pour tous les usagers. L'économie
s'effondre complètement mais finit par se retructurer autour d'autres
pôles (encore plus d'importance étant donnée aux communications et au
virtuel). Le nombre de morts de l'épidémie est extrêmement faible.
On tombe dans un monde dystopien, mais on apprend à l'accepter et à
vivre avec, et c'était le prix à payer pour sauver tous ces gens.
(C'est le plus optimiste que j'arrive à trouver pour la piste ①.
C'est la voie que semblent prendre la Chine, la Corée et
d'autres.)
Scénario E. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit
peu réduit, mais seulement le temps de développer un vaccin (mais du
coup, il n'y a pas de restructuration de l'économie, ni d'acceptation
de la nouvelle normalité, seulement un très très long moment à passer
dans une société dystopienne).
Scénario F. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit
peu réduit, mais à la différence que le nombre de reproduction est
maintenu aussi proche que possible de 1 avec juste assez de
malades à tout moment pour que le système de santé puisse les
encaisser ; au bout d'assez longtemps, soit on a atteint un niveau
d'immunité permettant de lever le confinement (progressivement), soit
on trouve un vaccin et alors on retombe sur le scénario E.
Scénario G (ajout : suggéré par « @/2 » en
commentaire, un peu modifié/précisé par mes soins). Mesures de
confinement énergiques donnant un pic épidémique à environ 1% de la
population, ce qui produit une immunité grégaire dans certaines
régions mais pas sur l'ensemble du territoire. Une fois l'épidémie
disparue du pays (qui devra garder ses frontières extrêmement
surveillées avec les voisins qui ne sont pas dans la même situation),
on peut relâcher le confinement en étant prêts à faire du confinement
local extrêmement agressif et du traçage de contacts à la moindre
apparition d'un nouveau cas. La société apprend à vivre avec des
bouclages réguliers de villes ou régions entières à cause de la
détection d'un cas de Covid-19.
Scénario H (ajout : suggéré par « jean » en
commentaire, reformulé par mes soins). Comme le scénario G, mais en
utilisant des tests extrêmement massifs en plus du traçage de
contacts, comme solution temporaire en jusqu'au développement d'un
vaccin, si on y arrive.
Voilà à peu près le tour de mes idées un tout petit peu optimistes.
Si vous en avez d'autres, vous pouvez les poster en commentaire, ou
écrire quel scénario vous paraît le plus désirable, d'une part, et le
plus probable, d'autre part. (J'ai tendance à dire que A ou B est le
plus désirable et que C₂ est le plus probable)
Je choisis Scylla, et je suis complètement terrifié
Je suis complètement terrifié. Je fonds en larmes régulièrement,
je ne dors quasiment plus, ma digestion est complètement déréglée, et
cela empire de jour en jour (même s'il y a des hauts et des bas : un
moment j'arrive à lâcher prise, le moment suivant je repense à
ce qui va arriver et l'angoisse me glace). Le poussinet et moi nous
communiquons mutuellement notre peur et même l'amplifions parfois dans
nos tentatives pour chercher du réconfort l'un auprès de l'autre en
parlant de ce qui va arriver. Je n'ose pas trop aller vers mes autres
amis pour ne pas déverser ma propre angoisse sur celle qu'ils peuvent
déjà avoir (ou, s'ils ont la chance de ne pas en avoir, leur
transmettre la mienne).
J'essaie de m'accrocher aux branches : je pense que la société ne
va probablement pas s'effondrer (mais elle va être secouée comme elle
ne l'a jamais été depuis la seconde guerre mondiale), et que je ne
vais probablement pas mourir (en tout cas pas du virus, peut-être d'un
paroxysme d'angoisse), mon poussinet non plus, et beaucoup de mes
proches non plus. Donc ce n'est pas la fin du monde. Mais c'est
indéniablement la pire crise de notre génération. Socialement,
politiquement, psychologiquement, économiquement, il y aura un avant
et un après Covid-19. Je ne sais pas ce qu'il restera des petits
éléments confortables de ma vie quotidienne dans le monde d'après.
Est-ce que je peins le tableau trop noir ? Je ne sais pas.
Peut-être que cette entrée de blog paraîtra grotesquement
catastrophiste dans un an ou deux. Je prends sans hésiter le risque
du ridicule, j'accueille même le ridicule à bras ouverts si les choses
se déroulent moins mal que ce que je crains. Faites que je sois
ridicule !, j'en serai tellement heureux. Faites que dans cinq ans je
sois le premier à rire de mes prévisions d'apocalypse.
Écrire tout ceci me fait du mal, j'en suis conscient, donc je vais
essayer que cette entrée-ci soit la dernière où je rumine sur le
sujet. (Déjà j'ai hésité à commencer cet article de blog en me disant
que je me faisais du mal au lieu de trouver la catharsis, et que je
pouvais faire du mal à ceux qui me liraient.) Mais parler d'autre
chose me semble tellement difficile, tellement futile, que je bloque
complètement. Je vais peut-être mettre ce blog en pause, probablement
me déconnecter de Twitter qui ne fait qu'alimenter ma terreur, je ne
sais pas encore.
J'écrivais dans le billet
précédent que je voyais deux pistes pour lutter contre une
épidémie, un dilemme atroce entre deux options horribles, dilemme qui
commence tout doucement à faire son chemin dans l'opinion, mais
souvent en braquant le choix vers une seule de ces options présentée
comme évidemment la bonne : or il n'y en a pas de bonne, les deux sont
horribles, et la personne qui pense qu'on doit évidemment préférer
celle-ci ou celle-là n'a (je pense) rien compris à la situation.
Les options sont : ① (contenir, qu'on pourrait aussi
appeler le chêne), c'est-à-dire arrêter l'épidémie à tout prix,
ou ② (gérer, le roseau), la ralentir mais en la laissant
suivre son cours jusqu'à ce qu'elle s'arrête d'elle-même. Je renvoie
à l'entrée précédente pour les
explications plus détaillées notamment sur le concept d'immunité
grégaire.
Les deux sont atroces. Gérer, cela signifie qu'une proportion
significative de la population, peut-être 20% si on est optimiste (des
gens disent 70% mais même moi qui panique je ne crois pas à ça comme
je l'ai expliqué), sera infectée. Au bas mot 0.5% de ces gens
mourront, c'est-à-dire 75 000 personnes en France. Mais en fait
beaucoup plus, parce que ralentir cache une horrible vérité :
si on ralentissait vraiment au point que le système de santé arrive à
gérer sereinement les choses (comme le suggère le
slogan Flatten
The Curve), à supposer qu'on y arrive, cela prendrait de
nombreuses années voire des décennies de blocage, et on retombe sur un
autre nom pour l'autre solution, qui est de tout bloquer.
Contenir : tout bloquer, c'est-à-dire plus d'écoles, plus de
transports en commun, plus de lieux de vie commune, plus de
restaurants, cafés, cinémas, théâtres, plus aucune vie économique
au-delà du minimum vital, comme en Italie en ce moment, et ce pendant
un temps indéfini : jusqu'à trouver un vaccin, qu'on arrive à le
produire et qu'on puisse le répandre au monde entier, au moins, ce
dont on imagine difficilement que ça puisse prendre moins de deux ans,
et peut-être indéfiniment parce que le vaccin n'est pas toujours
techniquement possible. En attendant, vivre dans la terreur
perpétuelle du fléau qui peut se faire réapparaître son affreux visage
dès que le blocage est un peu desserré.
Gérer : ralentir certes un peu l'épidémie avec des fermetures
partielles, mais en sachant que ça ne suffira jamais assez pour que le
système de santé tienne le choc. Ce choc est tellement énorme qu'il
est presque impossible à visualiser : si ~20% de la société doit être
infectée, que 2.5% de ces infectés doivent passer en réanimation
(j'estime à 50% les cas asymptomatiques, et je prends 5% des cas
symptomatiques), cela fait 5000 personnes passant en réanimation pour
chaque million d'habitant. Dans un pays raisonnablement bien équipé
comme la France, il y a 75 lits de réanimation par million
d'habitant : en réquisitionnant tout ce qui peut servir (salles de
réveil, salles d'opération, vieux respirateurs ou appareils bricolés
avec trois bouts de ficelle), on peut peut-être espérer passer à 150.
Donc ~30 personnes à passer dans chaque lit+respirateur : s'il faut ne
serait-ce qu'une semaine de réa par personne, ce qui semble très
optimiste, cela fait 25 semaines : il faut lisser l'épidémie sur six
mois, à supposer qu'on ait un contrôle si fin. Six mois encore pires
que la crise actuelle en Italie, mais dans le pays tout entier — dans
le monde entier. Ou bien trois mois d'une crise encore deux fois pire
que ça, et seulement la moitié des malades trouveront un lit, les
autres mourront sans soins, et les médecins devront choisir qui vit et
qui meurt.
Ou bien sinon : le blocage complet qui ne pourra être levé qu'à la
faveur de la découverte d'un vaccin providentiel.
Ces deux options sont glaçantes. Celui qui émet une préférence
d'emblée, sans être horrifié par la monstruosité d'un tel choix, a
complètement loupé le roman. (Encore une fois, je renvoie
au billet précédent pour des
explications plus précises sur pourquoi on doit faire ce choix.)
Je me suis torturé pour savoir laquelle me semblait la moins
horrible, et je pense finalement que c'est de gérer (la ②).
J'ajouterais la nuance : mobiliser absolument tous les moyens de
l'État pour construire, fabriquer ou réquisitionner en un temps
record, et peu importent les coûts, des hôpitaux préfabriqués, des
lits de fortune (pour la France, il en faut des centaines de
milliers), et des respirateurs de toute sorte (simples ventilateurs à
oxygène en nombre énorme, des milliers voire dizaines de milliers de
respirateurs avec intubation, et des centaines ou milliers d'appareils
à oxygénation par membrane extra-corporelle). Et former absolument
tous les personnels en rapport avec la médecine (au moins tous les
médecins de toutes les spécialités, et tous les infirmiers) à
l'utilisation de ces machines, pour que les anesthésistes-réanimateurs
puissent se concentrer sur la supervision et la gestion des cas les
plus complexes. Éventuellement appliquer la solution ① un mois ou
deux le temps d'arriver à faire ça. Si tout ceci semble de l'ordre du
ridiculement impossible (et je le pense), c'est dire l'ampleur de la
montagne qu'il s'agit d'aplatir.
Sérieusement, il ne faut plus rêver aux 0.5% de taux de mortalité
(1% des cas symptomatiques) : lorsque les hôpitaux seront débordés,
cela sera plutôt 3% (soit 6% des cas symptomatiques). Donc, dans
cette option, 3% de 20% de la population, mettons 0.5%, mourra —
350 000 personnes pour la France. Je sais que mes chiffres sont
complètement sortis de mon chapeau (j'aurais pu dire le double), mais
ils sont plausibles : ils donnent une idée des ordres de
grandeur, ils permettent de se faire une idée de la catastrophe qui
nous attend (et de nouveau, Angela Merkel s'est montrée encore plus
pessimiste en évoquant 70%). Avec un pic à peut-être autour de 25 000
morts en une journée. Les mots manquent.
Je pense pourtant (et de nouveau c'est un choix atroce et ce n'est
pas la peine de me rappeler à quel point il l'est) que c'est
préférable à la fermeture des écoles et tous autres lieux de vie
publique possiblement à perpétuité. Je pense que l'option ① maintenue
trop longtemps n'aurait pas juste un coût économique et social
tellement important qu'elle entraînerait indirectement la mort de plus
d'individus encore, mais qu'elle conduirait à la transformation de la
société en une dystopie post-apocalyptique, ou peut-être
l'effondrement complet de toutes ses structures. C'est donc avec la
plus grande horreur que, si j'étais chef d'État (et je n'ai jamais été
aussi heureux de ne pas l'être), je choisirais l'option ②, gérer, avec
la nuance que j'ai donnée ci-dessus qu'il faut quand même ralentir
autant que possible même si ça ne suffira jamais, et chercher tous les
moyens possibles pour augmenter les moyens qui seront toujours
ridiculement insuffisants du système de soins.
Je crois comprendre qu'Emmanuel Macron a fait ce choix. Boris
Johnson l'a fait de façon tout à fait claire, sa conférence de presse
évoque explicitement l'immunité grégaire, et suggère une variante
assez dure de l'option ②. Angela Merkel en évoquant le chiffre de 70%
(pessimiste selon moi, je le répète) fait clairement référence à cette
même option. Cela me fait le plus grand mal à écrire, mais je pense
qu'ils ont raison (au moins sur l'idée générale). La Chine, mais même
la Corée du Sud, sont dans l'impasse maintenant qu'elles ont choisi ①,
et j'ai très peur de ce qui va leur arriver (même pour la Chine, ça
peut être un instrument de contrôle entre les mains du pouvoir, mais
ne plus pouvoir mettre les enfants à l'école est très très
embêtant).
Mais ce dont j'ai encore plus peur, c'est du yoyo entre les choix.
L'opinion publique a le plus grand mal à comprendre le dilemme : les
gens disent regardez la Corée, l'épidémie régresse : pourquoi on ne
peut pas faire pareil ? (eh oui, c'est vraiment difficile
d'expliquer les choses). L'OMS elle-même a appelé à
suivre l'option ① (probablement parce que ce sont des médecins avant
tout, donc ils font passer la lutte contre la maladie en premier). On
ne peut vraiment pas qualifier un des choix d'idiot. Mais une fois
qu'on en a fait un, il faut s'y tenir : que va faire l'Italie
maintenant ? L'épidémie va se tasser, et ensuite ? Si le bouclage
sert à rétablir un petit peu d'ordre dans le système de santé,
admettons : mais, sauf dans les toutes petites régions géographiques
les plus touchées, le chemin parcouru vers un espoir d'immunité
grégaire est encore minuscule par rapport au chemin restant à
accomplir (c'est vraiment terrifiant), donc il n'y a que deux options,
continuer en se disant que ce sera encore bien pire, ou s'arrêter et
tous ces morts auront été en vain. (Parce que si on voulait vraiment
suivre l'option ①, il fallait implémenter un bouclage complet du pays
déjà il y a un mois, en se rendant bien compte que c'est peut-être
pour toujours.)
Beaucoup de voix qualifient déjà de criminel le choix de gérer.
L'homme politique qui le fait doit se rendre compte que sa carrière
est terminée : on ne lui pardonnera jamais, ou peut-être seulement
avec le recul de nombreuses années, d'avoir laissé mourir 0.5% de sa
population, la propriété des dilemmes horribles est que le choix qu'on
a fait semble toujours le mauvais puisqu'on n'a pas les horreurs de
l'autre sous les yeux.
Bref, j'ai peur que, face à la révolte inévitable de l'opinion (qui
crie qu'on sacrifie des vies à l'économie, ou qu'on joue à une
horrible expérience scientifique sur un concept incertain), le choix
effectué se transforme en regret, et qu'il y ait volte-face comme ça a
peut-être été le cas en Italie. Et là on aura, en quelque sorte, le
pire des deux options. (Mieux vaudrait une volte-face dans l'autre
sens : prendre ① jusqu'à ce que l'opinion publique réclame la levée du
blocage, auquel point elle sera peut-être prête à accepter ②.)
(Un blocage très bien ciblé dans le temps, juste au moment du pic
de la pandémie, ce qui signifie qu'il faut prévoir ce dernier une
douzaine de jours à l'avance, peut en revanche avoir un sens, parce
que dès qu'on a franchi le seuil d'immunité grégaire on peut
travailler à arrêter activement la pandémie. De même pour un blocage
ciblé dans l'espace quand il y a des inégalités entre régions :
concernant l'Italie, je comprends le principe d'une fermeture complète
dans les provinces les plus durement touchées, parce que celles-ci ont
possiblement atteint le point d'immunité grégaire, ou pourront
l'atteindre en un temps raisonnable, mais le bouclage du pays entier
est une volte-face.)
Comme je l'ai dit plus haut, je n'en dors plus (et je ne sais pas
comment Macron, Johnson, Merkel et les autres, peuvent dormir en ce
moment !).
Ça pourrait presque sembler préférable d'être complètement
démunis : dans une société qui n'aurait ni les moyens d'implémenter un
blocage sérieux, ni de système de soins digne de ce nom qui puisse se
retrouver débordé, la question est vite vue : l'épidémie sera arrêtée
par l'immunité, il n'y a pas de dilemme, juste beaucoup de morts.
C'est comme ça que les grandes pandémies ont toujours fonctionné,
jusqu'à celle de grippe en 1918 dont l'horreur est tout simplement
inconcevable. Gérer, c'est reconnaître qu'on ne peut rien contre la
nature déchaînée, on peut juste atténuer un peu le coup et pleurer
d'envoyer ainsi les médecins au casse-pipe avec les moyens dérisoires
dont on dispose. (Je l'ai déjà dit, mais dimensionner le système de
soins pour pouvoir faire face à une telle crise signifierait avoir des
lits vides à 90% en attendant la prochaine pandémie dont on ne sait
pas quelle forme elle prendra : ce n'est pas un problème de moyens,
même si plus de moyens auraient évidemment été souhaitables et que
l'indigence de l'Hôpital public rende le combat plus dérisoire
encore.)
Lâcher prise, donc, pour la société. Admettre que les médecins
vont vivre le pire des enfers pendant quelques mois, et que le reste
de la société se devra d'arriver à fonctionner comme elle peut,
encaisser, avec la grande majorité des gens qui ne seront que très peu
malades. (C'est vraiment ça qui est si étrange dans cette maladie,
l'écart entre une majorité de cas complètement banals et un tout petit
nombre de cas très graves, mais ce petit nombre suffisant déjà à
submerger le système de santés.)
Il faut moi aussi que j'apprenne à lâcher prise sur ce sur quoi je
n'ai aucun contrôle, et que j'arrête d'écrire des textes comme
celui-ci, que je trouve le moyen de retrouver le sommeil et de
continuer à vivre aussi normalement que je pourrai malgré l'hécatombe
qui frappera forcément assez près de moi, voire très près, et malgré
le bouleversement de tous mes repères familiers, les petits éléments
de ma vie d'avant, les petits plaisirs comme le brunch dominical du
bobo que je suis, petit élément d'une vie passée qui me semble
maintenant tellement lointain et tellement futile. (Lâcher prise
aussi sur le fait que je n'arriverai jamais à faire comprendre le
dilemme à ceux qui ont décidé que telle ou telle option était
évidemment la seule valable, même si mes petits textes peuvent aider
un tout petit peu.)
J'ai pris rendez-vous chez un psychiatre pour voir s'il peut
m'aider au moins à retrouver un semblant de sommeil et d'appétit. Je
vais essayer de me trouver une hygiène de vie dans ce monde nouveau où
je ne comprends pas ce que je fais. Je vais essayer de me laisser
porter par ce courant qui m'emporte sans que je puisse m'y
opposer.
Écrire cette entrée m'a fait verser assez de larmes : j'arrête.
Tous mes vœux de courage et de force à tous les habitants de la Terre
pour les mois qui viennent, et particulièrement aux médecins, aux
infirmiers et tous ceux qui seront en première ligne dans un combat
vraiment héroïque.
Deux approches pour lutter contre une épidémie (contenir ou gérer : Charybde et Scylla)
Je ne sais pas pourquoi, en ce moment, l'épidémiologie intéresse
plein de gens, alors je reviens à la charge en reproduisant (en
français et en plus développé)
un fil
que j'ai écrit sur Twitter
(ici
sur Thread Reader). J'écrirai encore au moins une entrée pour
parler de combien mon moral va très mal à cause de (mais pas
uniquement de) cette histoire, mais comme une partie de ça vient de la
constatation que « nous » avons le choix entre deux options absolument
atroces, il faut que j'explique ce que sont ces deux options, telles
que je les vois, pour faire face à une épidémie. (Pour ce que ça
vaut, il y aura très peu de maths dans ce qui suit, contrairement à
l'entrée précédente qui
présupposait que le lecteur comprend ce qu'est une équation
différentielle.) Peut-être que ça me fait du mal de me torturer à
penser à ce genre de choses, mais je n'arrive vraiment pas à me
distraire et ça a quand même un côté cathartique. (Mais si vous avez
quelques remarques ne serait-ce qu'un peu optimistes à écrire en
commentaires, elles seront les bienvenues, surtout si c'est
pour me dire que je me trompe complètement.)
Voilà, c'est une idée que j'ai eu du mal à comprendre et qui est
donc mal, voire pas du tout, reflétée dans les deux-trois dernières
entrées autour de Covid-19 : l'idée qu'il y a deux principales
approches pour gérer une épidémie. Je vous préviens qu'aucune des
deux n'est réjouissante, et il s'agit de choisir entre deux maux quel
est le moindre (ou éventuellement de faire un compromis entre les
deux, mais il est possible que le compromis donne le pire des deux sur
tous les plans ; ou éventuellement de chercher à faire l'une et
d'échouer et de retomber sur l'autre en encore plus mal : ne
négligeons pas les possibilités que ça se passe encore pire que
prévu). Ces deux stratégies sont :
① (contenir) l'arrêter à tout prix, ou
② (gérer) la ralentir mais la laisser suivre son cours jusqu'à ce que
l'immunité de la population la rende stabilisable.
De quoi s'agit-il ? Dans une population donnée (selon les
comportements sociaux et individuels de la population et selon la
nature et le mode de transmission de l'agent infectieux), l'infection
a un certain nombre de reproduction
(noté R, même si j'ai utilisé κ dans
l'entrée précédente), qui est le
nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour ;
plus exactement, il y a un nombre « basique » de
reproduction, R₀, c'est-à-dire si on ne fait rien de
particulier pour retenir ou contrôler l'infection, et un nombre effectif
en fonction de ce qu'on a fait, de l'immunité déjà installée, et de
toutes sortes d'autres choses.
Si le nombre de reproduction est >1, chaque personne infectée en
infecte plus qu'une, et le nombre de personnes infectées croît
exponentiellement (ce qui ne veut pas dire que ça aille très vite :
une infection qui durerait toute la vie mais où chaque personne
infectée en contaminerait en moyenne une nouvelle tous les dix ans
aurait un nombre de reproduction très élevé, mais l'exponentielle
serait quand même lente : il n'empêche). Une croissance exponentielle
ne peut pas durer indéfiniment si la population est finie : le nombre
effectif de reproduction va forcément finir par tomber. Qu'est-ce qui
fait qu'il diminue ?
Ce qui le fait baisser, ça peut être que les gens changent de
comportement : le nombre de reproduction ne dépend pas que de
l'infection mais aussi de comment les gens se comportent : si chacun
reste cloîtré chez soi et ne rentre en contact avec personne sauf en
portant une combinaison hazmat, le nombre de reproduction sera
essentiellement zéro. Mais ça peut aussi être l'immunité : dans
beaucoup d'infections, les personnes qui ont contracté l'infection,
une fois guéries, deviennent immunes, et ne la reproduisent pas. Ça
peut aussi être la mort, qui est une immunité ultime (encore que,
certaines infections peuvent se transmettre par les cadavres, mais a
priori on s'intéresse plutôt à la propagation d'une infection dans la
population vivante). Je vais faire l'hypothèse que les personnes
infectées et guéries sont immunes (ou au moins le sont en grande
partie, et de façon assez durable ; ce n'est peut-être pas
parfaitement vrai dans le cas de Covid-19, mais j'ai cru comprendre
que les virologues pensaient quand même que ça restait au moins très
largement vrai). Grosso modo, les deux stratégies s'appuient
① surtout sur le changement des comportements et ② surtout sur
l'immunité mais temporairement sur le changement des
comportements.
Le point clé à propos de l'immunité, ce n'est pas juste que les
personnes immunisées n'attrapent pas la maladie : c'est surtout que
les personnes immunisées ne transmettent pas la maladie.
Donc en faisant l'hypothèse qu'une personne guérie est immunisée, elle
est effectivement retirée de la population, pas seulement en tant que
potentiel d'infection mais en tant que vecteur d'infection :
l'infection détruit ses propres ponts, et les liens qu'elle peut
utiliser pour se propager décroissent avec sa progression, ce qui,
fatalement, la ralentit, c'est-à-dire, diminue son nombre de
reproduction.
Plus la proportion de personnes rétablies est élevée, plus le
nombre de reproduction sera bas à cause de l'immunité (cette baisse se
cumule, bien sûr, à celle due à un éventuel changement des
comportements, par exemple si les gens prennent peur et restent chez
eux ou sont confinés par les autorités !).
Il existe une valeur critique du nombre de personnes immunes
au-dessus de laquelle le nombre effectif de reproduction de l'épidémie
passe en-dessous de 1, c'est-à-dire qu'elle commence à s'éteindre.
Ce seuil critique de population immune est celui qui détermine
l'immunité grégaire : il n'est pas nécessaire que
tout le monde soit immunisé pour que l'infection ne puisse pas
progresser exponentiellement, il faut juste qu'une certaine fraction
critique le soit.
Mais que vaut ce seuil à partir duquel il y a immunité grégaire et
non-propagation de l'épidémie ? C'est, évidemment, la question que
tout le monde se pose. Ce qui est sûr c'est que ça dépend hautement
du nombre de reproduction.
Dans le modèle le plus simpliste, celui d'une population homogène
avec des contacts aléatoires, le seuil à partir duquel se produit
l'immunité grégaire vaut 1 − (1/R₀) où R₀ est le
nombre basique de reproduction (c'est-à-dire 100% −
(100%/R₀) pour ceux qui ont du mal avec les nombres entre
0 et 1 et qui préfèrent les pourcentages ; oui, j'avais promis pas de
maths, mais là, quand même…). Donc par exemple si R₀ vaut
environ 3 ça donnerait environ 2/3 ou ~65%. J'ai expliqué pourquoi
dans le 2e paragraphe (mis en exergue) dans
l'entrée précédente (et qui est
indépendant du reste de celle-ci avec lequel elle n'a pas grand
rapport).
Dans la réalité, le vrai nombre est certainement beaucoup plus
petit (il n'y a pas besoin d'immuniser les 2/3 de la population pour
qu'une épidémie dont le nombre effectif de reproduction d'une épidémie
avec R₀=3 cesse de se propager). La raison est
essentiellement à chercher dans la nature du graphe des contacts
humains qui n'est pas du tout aléatoire mais hautement structuré (les
personnes que vous renconterez aujourd'hui et avec qui vous avez une
chance d'échanger une infection ne sont pas du tout des personnes
aléatoires parmi la population humaine mais ont des chances d'être, au
moins, très majoritairement du même pays). Il y a deux sous-raisons
dont je n'ai pas les idées totalement claires sur si c'est deux
facettes de la même ou deux raisons différentes : la première, c'est
(a) que quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets
d'un graphe (en l'occurrence celui des contacts humains), il cesse de
« percoler », c'est-à-dire qu'on ne peut plus passer d'un sommet à un
autre.
Pour la deuxième sous-raison, il faut évoquer le fait que
l'immunité grégaire, en fait, ne dépend pas seulement du nombre de
personnes immunes mais de la manière dont elles sont réparties dans la
population : si une personne totalement isolée de tout le monde
attrape l'infection par un coup de malchance invraisemblable, le fait
qu'elle devienne immune ne nous aide pas beaucoup. Mais justement, ça
tombe bien, (b) les infections ont tendance à infecter en premier les
personnes qui sont hautement connectées dans le graphe, et en les
rendant immunes, elle neutralise en premier les liens qui lui
permettaient le plus facilement de se propager. Autrement dit, les
premières personnes à être rendues immunes (quand c'est la propagation
de l'épidémie elle-même qui confère l'immunité, et pas un vaccin
appliqué à une certaine partie de la population) ne sont pas des
personnes au hasard, ce sont justement les personnes dont l'immunité
est la plus précieuse pour tout le monde.
À titre d'exemple si j'ai bien compris (et en
petits caractères parce que ce sont des maths), si je suppose que la
population est un réseau carré (plan) infini et que chaque personne
infectée transmet l'infection à coup sûr à ses quatre voisins, le
nombre de reproduction au tout début de l'épidémie vaut 4. Pourtant,
(a) il faut retirer en gros 41% des nœuds du réseau et pas 3/4 pour
qu'il cesse
de percoler, c'est-à-dire qu'en vaccinant 41% de la population on
empêcherait celle-ci de se propager loin, et (b) dès que l'épidémie
elle-même se propage, son nombre de reproduction chute de façon
vertigineuse, puisque la croissance n'est pas exponentielle, elle est
seulement linéaire (on a un losange de carrés infectés faisant la
frontière entre son intérieur formé de personnes rétablies et
l'extérieur encore susceptible, et ce qui compte est le périmètre du
losange, comme on me
l'a fait
remarquer).
Bref, à quel seuil critique faut-il s'attendre pour
un R₀ valant environ 3 ? Je n'en sais rien, mais
clairement moins que les ~70% prédits par la formule simpliste 1 −
1/R₀. Des épidémies passées avec des R₀
comparables ont touché « seulement » autour de 20% ou 30% de la
population mondiale, donc c'est un chiffre plausible. Mais il ne faut
pas s'attendre à beaucoup moins. Certainement pas moins que quelques
pourcents.
Je souligne que ce seuil critique permettant le déclenchement de
l'immunité grégaire n'est pas la même chose que la proportion
des personnes qui seraient finalement infectées (= le taux d'attaque
final) si on laisse l'infection complètement incontrôlée : ce dernier
est plus élevé (j'ai calculé 94% dans
l'entrée précédente avec un modèle
simpliste pour R₀=3), parce que quand l'infection dépasse
le seuil critique (son nombre de reproduction devient <1), elle ne
s'arrête pas instantanément, il y a toujours des gens infectés, qui
vont en infecter d'autres (mais un peu moins), et à leur tour d'autres
(encore un peu moins), etc. C'est juste que les choses sont en phase
de ralentissement. Le seuil critique n'est donc pas le taux d'attaque
final, il est le taux d'attaque à partir duquel il
devient stable d'arrêter l'épidémie : s'il reste des gens
infectées, ce n'est pas grave, elles en infecteront un peu moins
(faute de personnes susceptibles à contaminer), puis un peu moins, et
ainsi de suite. Mais le seuil critique est le nombre vraiment
important : il sépare la région où l'infection peut être contrôlée
facilement de celle où tout cas aura tendance à partir en croissance
exponentielle.
Donc, tant que le seuil critique d'immunité grégaire n'est pas
atteint, contenir une épidémie sera terriblement difficile. Soit il
faut détecter immédiatement chaque cas avant qu'il en contamine
d'autres, soit il faut faire des changements importants aux
comportements, habitudes ou structure sociale. Cela peut être par des
mesures individuelles (combien de personnes on fréquente en une
journée, quels contacts physiques on a avec eux, comment on se lave
les mains, etc.) ou collectives (fermeture des écoles et des lieux
publics, interdictions de rassemblements et réunions de groupes,
restrictions sur les déplacements, etc.). Retenons que si le nombre
de reproduction est de ~3 à la base, il « suffit » que chacun ait
trois fois moins de contacts infectieux dans une journée pour qu'il
passe en-dessous de 1 : par exemple, cela pourrait être ~1.5 fois
moins de contacts et que la probabilité que chacun soit soit
infectieux soit ~2 fois plus faible. Il ne faut pas se dire que le
nombre de reproduction est une donnée de la maladie : c'est une donnée
de la société dans laquelle elle s'inscrit. Le problème, bien sûr,
c'est que changer la société est très difficile, et que les mesures de
type fermeture des écoles et des lieux publics ont un coût social
énorme.
Tout ceci étant dit, quelles sont les deux stratégies ?
La ① consiste à ne pas compter sur l'immunité. Faire baisser le
nombre de reproduction en changeant les comportements, y compris par
des mesures draconiennes d'ordre public (fermeture des lieux publics,
interdiction des rassemblements, etc.), jusqu'à ce que ce nombre de
reproduction soit nettement inférieur à 1, si bien que l'épidémie
s'éteint. Le gros problème c'est que c'est instable : si on
relâche ces mesures, le nombre de reproduction redevient >1 (on n'a
fait que le diminuer artificiellement, donc temporairement), donc dès
qu'il y a quelques personnes infectées, la croissance exponentielle
repart. On risque donc de devoir appliquer ces mesures à perpétuité,
parce qu'on découvrirait que dès qu'on les relâche, l'épidémie repart.
(Bien sûr, on peut les rendre un peu moins draconiennes, il suffit de
viser un nombre de reproduction légèrement inférieur à 1, voire
légèrement supérieur en étant en état d'alerte pour redéployer les
mesures dès qu'on détecte de nouveaux cas ; mais passer en-dessous
de 1 demande probablement déjà des mesures assez sévères si la valeur
normale est 3.) Avec cette technique, on ne résout jamais le problème
sous-jacent à moins qu'il n'y ait plus une seule personne contaminée
sur Terre, et ça, dans le cas de Covid-19, je pense qu'on a largement
dépassé le point où on peut l'espérer. Au strict minimum, on doit
maintenir les mesures jusqu'à ce que la pandémie soit en net déclin
sur toute la Terre, et les avoir les mesures perpétuellement prêtes à
être dégainées à la moindre résurgence dans le pays. Et là il faut
considérer le coût social et économique de fermer les transports en
commun, les écoles, les universités, tous les lieux de vie, etc.,
pendant une période qui pourrait s'étaler sur des mois, des années, ou
à perpétuité (ou au minimum, revenir régulièrement et
imprévisiblement).
La stratégie ② est un compromis entre ① et ne rien faire,
jusqu'à ce que l'épidémie s'éteigne d'elle-même par immunité
grégaire (ce qui est, après tout, la stratégie naturelle,
si j'ose dire). L'idée est de laisser l'épidémie contaminer des gens,
mais essayer de la rendre gérable : c'est-à-dire, le plus important,
la ralentir, idéalement au point de laisser le système de soins
arriver à traiter un peu les malades sans être complètement débordé
par leur afflux. L'idée, donc, n'est pas d'éradiquer l'infection (et
reconnaître qu'on n'y arrivera pas) mais de chercher à atteindre le
seuil critique de l'immunité grégaire, après quoi on peut la contenir
de façon stable. Le slogan dont on parle en ce moment,
c'est Flatten
The Curve (voyez le graphique sur ce tweet, il aide vraiment à
comprendre) : applatir la courbe, lisser le pic, rendre
l'épidémie gérable en l'étalant dans le temps sans pour autant
l'arrêter complètement ; appuyer sur ralentir mais pas
sur pause. En plus de ça, on peut espérer contrôler dans une
certaine mesure qui est infecté, prendre des mesures qui
protègent plus les personnes vulnérables (par exemple en fermant
complètement les établissements pour personnes âgées jusqu'à ce
qu'assez des autres aient été infectés pour qu'ils les protègent par
leur propre immunité).
Mais il faut bien noter dans cette stratégie ② qu'on laisse des
gens se faire infecter : pas directement, bien sûr, mais en ne prenant
délibérément pas les mesures les plus draconiennes qu'on pourrait
prendre, ce qui serait la stratégie ①.
Bref, ① = frapper le plus fort possible, rendre le nombre effectif
de reproduction aussi petit que possible, et espérer arrêter
complètement l'épidémie, mais se retrouver dans un état instable,
tandis que ② = frapper juste assez fort possible pour que le système
de santé puisse gérer, maintenir le nombre de reproduction proche
de 1, et atteindre un état stable protecteur.
Les deux ne s'opposent pas toujours : si (et tant qu')on a un
nombre de reproduction élevé, et si le système de santé se laisse
complètement déborder, chose qu'il faut anticiper en se rappelant
que l'épidémie est en train de croître exponentiellement et que toute
mesure qu'on peut prendre n'aura effet qu'au mieux un temps
d'incubation plus tard, les stratégies ① et ② imposent toutes les
deux de prendre des mesures fortes de prévention de la contagion. La
différence apparaît vraiment une fois qu'on découvre qu'on est
effectivement capable de réduire le nombre de reproduction au-dessous
de 1 (si on n'y arrive pas du tout, le dilemme est clos : on fait tout
ce qu'on peut, l'épidémie passe et il y a beaucoup de morts, mais au
moins on n'avait pas de dilemme moral à se poser !).
Bon, ces deux stratégies étant posées, laquelle est la meilleure ?
Franchement, je n'en sais rien. (J'étais persuadé que ② était mieux,
maintenant que j'ai regardé les chiffres de plus près, je n'en sais
plus rien, je suis vraiment terrifié.) L'avenir est vraiment très
sombre dans les deux cas. Mais je pense qu'il est important de les
exposer clairement.
La stratégie ① a permis d'arrêter le SRAS (version 1),
qui était significativement plus létal que Covid-19. (On peut dire
que l'Humanité l'a échappé belle, je crois qu'on a trop peu conscience
de combien de centaines de millions de vies auraient pu y passer, avec
peut-être à la clé l'effondrement
complet de la civilisation.) Mais le SRAS avait des
caractéristiques (en ce qui concerne les symptômes, leur
reconnaissabilité, la période d'incubation) qui permettait de le
traquer plus facilement que son petit cousin, et même comme ça, ça n'a
vraiment pas été facile.
La Chine a clairement choisi la stratégie ① dans sa lutte contre
Covid-19, et a montré que c'était possible. La Corée du Sud semble
montrer que c'est possible même dans le cadre d'une société
démocratique (mais au prix de moyens énormes et passablement
dystopiques eux aussi, quoique différemment de ce qu'a fait la Chine).
Hong Kong, Taïwan et Singapour suggèrent eux aussi que ① est possible
(avec cette fois-ci plutôt l'idée d'empêcher l'épidémie de prendre
pied plutôt que de l'arrêter une fois qu'elle s'est déjà développée,
c'est plus facile mais même pour ça il faut des mesures énergiques
dont on se demande si elles pourront jamais être levées) ; je ne
suis pas sûr de comprendre ce qui se passe au Japon, mais c'est sans
doute semblable. La plupart de ces pays ont l'expérience
du SRAS version 1 et misent sans doute sur la stratégie
qui a permis d'y mettre fin. Mais voilà, la Chine semble se rendre
compte maintenant qu'elle s'est coincée dans un cul-de-sac et ne sait
pas comment redémarrer son appareil productif, comment lever les
restrictions, sans que les efforts aient été vains. Combien de temps
peut-on maintenir tout le pays à l'arrêt ? Combien cela coûte-t-il en
termes de vies humaines ?
Peut-être que l'option ② est préférable, alors ? (Ou peut-être
simplement qu'on échoue à mener ① et qu'on fait du mieux qu'on peut.)
Je m'étais convaincu de ça, mais je me rends compte que la réalité de
l'option ② est elle aussi horrible. Le
slogan Flatten The Curve a l'air sympa jusqu'à ce
qu'on se rende compte que la courbe doit être tellement étalée que
l'option ② commence à ne pas être très différente de l'option ① si on
ne veut pas sacrifier beaucoup beaucoup de vies.
Le problème est que pour rendre l'épidémie gérable, il faut
atteindre le seuil critique que j'ai évoqué plus haut, et qui est
peut-être de 20%. Ceci est un chiffre complètement sorti de mon
chapeau, personne n'en sait rien, mais il est au moins vaguement
plausible : en tout cas, on n'aura pas d'immunité intéressante avant
au minimum une poignée de pourcents.
Or là on se rend compte que l'Italie croule sous la charge de
l'infection dans son système de santé (pourtant moderne et
raisonnablement bien équipé) alors que 0.02% de sa population est
répertoriée comme infectée. À peine un cinquantième d'un pourcent.
Alors je vous laisse réfléchir au temps qu'il faudrait pour atteindre
20% d'infectés en ne dépassant pas 0.02% pendant un mois : on n'est
pas en train de lisser le pic, là, on est en train d'essayer de faire
passer le Mont Everest sous un trou de souris.
Bon, il faut un peu nuancer la gravité de ce chiffre : d'abord, les
cas répertoriés en Italie ne sont que les cas les plus graves, il y a
beaucoup beaucoup d'infectés, une grande majorité, même, qui passent
complètement sous le radar parce qu'ils sont asymptomatiques ou juste
bénins et non comptabilisés. Sur la base de 800 morts, on peut
estimer qu'il y a plus près de 80 000 cas que des 12 000 recensés,
voire 150 000 infections y compris les asymptomatiques (or ce qui
compte est plutôt le nombre de personnes infectées que de cas
cliniquement manifestes) : donc on atteint plutôt 0.25% de la
population italienne ; et en fait, il faut diviser par la population
des régions les plus sévèrement touchées, voire des provinces ou
disticts hospitaliers (quel que soit le bon terme). Peut-être qu'on
atteint 1% ou plus. Il serait important d'essayer de savoir
précisément : si quelqu'un (préférablement comprenant bien l'italien)
peut essayer de trouver des chiffres précis ce serait intéressant.
Mais bon, même en admettant que ce soit 1% et que les hospitalisations
durent autour d'un mois, et qu'on veut atteindre 20% d'infectés, si on
maintient l'infection à ce niveau-là, il faut imaginer que tous les
hôpitaux du pays soient à ce stade de débordement. Pendant vingt
mois. Tout en maintenant les mesures de confinement à un niveau
suffisant pour empêcher l'épidémie de s'emballer, bien sûr (même si
contrairement à l'option ① elles pourront progressivement être levées
parce qu'au fur et à mesure que l'immunité progresse l'infection
devient plus facile à contrôler). C'est gigantesque. Et c'est
terrifiant.
Le problème est que nos systèmes de soins ne sont tout simplement
pas dimensionnés pour des épidémies d'une telle ampleur
(l'ampleur étant ici la proportion des cas qui nécessitent une
hospitalisation ou, surtout, un passage prolongé en respiration
artificielle). Le ~1% de létalité du Covid-19 ne serait pas
franchement terrifiant à lui tout seul : ce qui l'est, c'est les ~5%
qui ont besoin de soins intensifs et très lourds alors que le système
de santé n'est tout simplement pas prévu pour une épidémie touchant
une proportion significative de la population et nécessitant de tels
soins. Je lis qu'il y a en France 75 lits de réanimation par million
habitants (j'avais fait une erreur de division dans un commentaire en
écrivant 7, ce qui rendait la chose encore plus désespérée, mais on va
voir que même avec 75 le compte est très loin d'y être ; bien sûr,
quand on parle de lits, je pense que ce qui importe, en fait, c'est le
nombre de respirateurs) : je ne sais pas combien de temps les 5% des
personnes ayant besoin de respiration artificielle en ont besoin en
moyenne : apparemment ceux qui décèdent passent typiquement jusqu'à un
mois en soins intensifs, mais je ne connais pas la typologie précise,
et je suppose que certaines personnes étiquetées critiques passent
nettement moins qu'un mois intubés. Néanmoins, si ne serait-ce que 1%
de la population est infectée à un moment donné et que 5% de ceux-ci
ont besoin de soins intensifs, c'est plutôt dans les 500 par million
qu'on va chercher. Et quelque chose me laisse soupçonner que les 75
lits par million qu'a la France ne sont pas tous vides et tout prêts à
recevoir les malades !
Je ne parle même pas des ~15% qui ont besoin d'une hospitalisation
n'allant pas jusqu'aux soins intensifs : il me semble que la situation
est légèrement moins critique à leur sujet, mais légèrement moins
critique ne signifie pas que tout est rose pour autant.
On peut critiquer le manque de moyens de l'Hôpital public, et je
suis le premier à signer ces critiques, mais face à une demande d'une
telle ampleur, ce n'est plus tellement le manque de moyens qui est en
cause : à moins d'imaginer un système hospitalier qui serait ~10× plus
grand, avec des lits 90% vides et des médecins passant 90% de leur
temps à se tourner les pouces en attendant que vienne l'épidémie du
siècle, je ne vois pas comment on peut faire face.
Donc lisser la courbe jusqu'à rendre le système de santé capable de
gérer la crise, ça commence à ressembler beaucoup à l'option ①. Ou
disons, les deux commencent à ressembler à la solution pourrie se
terrer dans un trou en espérant un miracle, sous la forme d'un vaccin,
d'une thérapie symptomatique fulgurante, ou d'une construction en
temps record de respirateurs (après, je ne sais pas juger :
peut-être qu'en fait la chloroquine ça marche vraiment, après tout ;
ou peut-être que les vétos ont des tonnes de respirateurs qui peuvent
servir sur des humains quitte à signer la bonne paperasse ou bien
qu'il y a moyen d'en bricoler trente-cinq mille en un mois avec
trente-cinq mille fois trois bouts de ficelle).
Ajout : voir cependant
une entrée ultérieure pour un petit
espoir que la situation soit moins grave que prévue parce qu'on serait
passés à côté d'un nombre gigantesque de cas.
À l'inverse, on peut pousser l'option ② plus loin (je ne sais pas
s'il faut appeler ça ③ ou juste l'extrême de ②) en disant tant pis,
il faut que l'épidémie passe : on va la ralentir comme on pourra,
placarder encore plus fort le message qu'il faut se laver les mains,
mais pas au prix de boucler complètement le pays de façon durable ; le
système de soins sera complètement submergé, mais on va quand même lui
donner un facteur 2 ou 3 de répit par rapport à si on ne faisait
absolument rien pour contrôler l'épidémie, et il sauvera bien quelques
vies. À ce compte-là, il faut réévaluer la létalité du Covid-19 à
plutôt 5% que 1% (des cas cliniquement manifestes, cela fait peut-être
2.5% plutôt que 0.5% de toutes les infections), et donc compter sur un
taux de mortalité final de ~0.5% de la population (si le taux
d'attaque est de 20%). C'est-à-dire peut-être 350 000 morts en France
en l'espace de quelques mois (contre peut-être 70 000 si le système de
santé tient le coup).
Voilà le choix horrible devant lequel « nous » sommes. Enfin,
devant lequel sont nos responsables politiques, dont j'espère au moins
qu'ils ont conscience (et qu'on leur a clairement expliqué) de ce que
sont ces deux options, sous une forme ou une autre. Je suis vraiment
soulagé de ne pas avoir moi-même à faire ce choix, et de ne pas avoir
la certitude que, quel que soit la route qui sera prise, elle leur
sera lourdement reprochée parce que le chemin non suivi a toujours
l'air plus rose (ou du moins, moins noir). Moi-même je ne sais
vraiment pas ce que je souhaiterais ou quel est le moins pire. Quant
à savoir ce qui va se passer, je parie plutôt sur l'option ②
sous une forme assez dure (proche du ③ que j'évoque) : le fait que
l'Italie ait laissé les choses aller jusque là avant de réagir
(j'espère qu'ils étaient conscients que la réaction prendrait une
bonne semaine à faire effet, et qu'ils savent extrapoler une
exponentielle), que la France refuse encore de fermer les écoles, et
qu'Angela
Merkel ait
avancé le chiffre de 70% de personnes finalement
infectées (taux d'attaque qui, je le répète, est sans doute surestimé,
mais qui donne une idée du scénario qu'elle a en tête et qui implique
le décès d'au moins 300 000 personnes en Allemagne), tous ces éléments
me le laissent plutôt penser. Aux États-Unis c'est encore plus
clair : je ne sais même pas s'il est constitutionnellement possible
d'y prendre des mesures restrictives comme en Italie, mais de toute
façon l'accès aux respirateurs sera réservé aux plus riches et ceux-ci
n'ont donc que très peu de motivation à ne pas laisser l'épidémie
suivre son cours tandis que leurs portefeuilles dépendent du fait que
l'économie continue à tourner.
Tout ça n'est pas la fin du monde (qui a survécu à la grippe de
1918 laquelle a tué plutôt dans les 2% ou 3% de la population mondiale
alors que là je ne pense pas qu'on atteindra cette proportion), mais
c'est vraiment un désastre majeur que nous avons devant nous quelle
que soit le chemin exact par lequel nous le traversons. Je me suis
moi-même laissé un peu embobiner par le slogan que ce n'est qu'une
grosse grippe : ce slogan est trompeur à quatre comptes, d'abord parce
que 10× plus de létalité c'est vraiment un ordre de grandeur
au-dessus, ensuite parce que la létalité de 0.1% pour la grippe est
une surmortalité lue indirectement dans les statistiques, c'est-à-dire
qu'elle compte toutes sortes de décès seulement indirectement liées à
la grippe elle-même (les décès directs causés par la grippe
aux urgences sont plutôt de l'ordre de 0.002% des cas), mais surtout
parce que le problème avec Covid-19 c'est vraiment le nombre de gens
qui ont besoin de soins intensifs qu'il est extrêmement difficile
d'imaginer qu'on puisse fournir en tel nombre, et que si le système de
soins est débordé, ces gens-là mourront et le taux de létalité grimpe
encore d'un facteur peut-être 5.
Ah, et au rayon des bonnes nouvelles, il faut aussi se rappeler que
même si l'épidémie est contenue par immunité grégaire, elle ressurgira
possiblement quand le virus aura assez muté pour que l'immunité ne
soit plus efficace, voire, que la vague d'infections devienne
saisonnière. (Il est cependant plausible, mais en aucun cas certain,
que dans ce cas le virus deviendrait moins létal : les gens sont
obsédés par les mutations des virus, mais il faut se rappeler que le
but d'un virus n'est pas de nous tuer, c'est de se reproduire ; or les
virus qui ont le plus de succès en la
matière sont
les rhinovirus qui ne sont pas une calamité.)
Quoi qu'il en soit, n'hésitons pas à répéter une fois de plus le
message de bien se laver les mains, de faire attention où on
tousse et d'éviter tous les contacts physiques de personne à
personne : ce n'est pas une blague, cela peut avoir un impact
significatif sur la reproduction de ce virus et ça au moins ce sont
des mesures qu'on peut considérer comme définitives sans en souffrir
comme une mise à l'arrêt du pays.
❦
Ajout () : J'ai vraiment de
plus en plus peur des conséquences sociales et sociétales de ce
dilemme. Il me semble évident que la stratégie ① n'est pas tenable :
il n'est pas imaginable d'éradiquer le virus dans tous les pays du
monde, il y aura forcément des endroits où l'épidémie se limitera par
l'immunité naturelle, donc, qui auront toujours des cas par-ci par-là,
et à ce moment-là, à moins de fermer hermétiquement toutes les
frontières, le virus fera régulièrement son chemin partout dans le
monde ; or on ne peut pas imaginer vivre en état de lockdown permanent
parce que dès qu'on le relâche les cas reprennent leur augmentation.
Mais la stratégie ② « douce » est fonctionnellement équivalente (le
flux de malades que peuvent encaisser les hôpitaux est tellement
microscopique qu'on n'en aura jamais fini), et sa version « dure »
n'est pas pas socialement acceptable : les gens voient les hôpitaux
débordés et exigent des mesures exceptionnelles. Dès lors, où
va-t-on ? Les gouvernements tergiversent : l'Italie aujourd'hui et
demain je suppose la France ne voulaient pas tout boucler, mais
doivent le faire sous la pression de l'impact des hôpitaux submergés ;
mais une fois que c'est fait, on est complètement coincés avec un pays
totalement bouclé et qu'on ne peut plus déboucler. Quelqu'un peut-il
proposer ne serait-ce qu'une lueur d'espoir sur ce qui va se
passer ?
Dans l'entrée précédente, je
soulevais entre autres la question de comment calculer (et de comment
appeler !) le nombre, que j'y appelais r, de personnes qui
sont finalement infectés par une épidémie (quelle que soit l'issue de
cette infection) puisque c'est un des facteurs du
produit f·r qui donnera le taux de mortalité due
à l'infection (l'autre étant la proportion f des cas qui
conduisent à un décès) ou de tout autre calcul analogue
(comme g·r pour le nombre de cas graves
où g est la proportion correspondante). Dans plusieurs
mises à jour ultérieures de cette entrée, j'ai signalé que j'ai fini
par apprendre que r s'appelle le taux d'attaque et
un raisonnement simpliste pour l'estimer, que je reproduis ici parce
que je vais vouloir le comparer à une estimation donnée par un modèle
différent :
[Essentiellement recopié
de ce
fil Twitter :] Une amie m'a expliqué le rapport que je cherchais à
comprendre entre
le taux
de reproduction de baseR₀ (= nombre de personnes que
chaque personne infectée infecte à son tour) et le taux d'attaque
final r (= proportion de la population qui sera infectée à
terme pendant l'épidémie) : dans le modèle le plus simpliste,
c'est r = 1 − 1/R₀ ; en effet, tant que le taux
de reproduction est >1, l'épidémie croît exponentiellement ; mais
si une proportion r a déjà été infectée, le taux effectif
de reproduction est ramené à R₀·(1−r) parce que,
en supposant que les personnes déjà infectées sont immunisées et sont
également réparties dans la population (j'ai bien dit, modèle
simpliste !), seule une proportion 1−r est encore
susceptible d'être contaminée ; donc l'épidémie cesse de progresser
lorsque R₀·(1−r) redescend à 1,
c'est-à-dire r = 1 − 1/R₀. C'est probablement
la raison pour laquelle certains ont prédit r ~ 70% en
l'absence de contre-mesures efficaces pour réduire R₀ qui a
été initialement mesuré à R₀ ~ 3. Encore une fois, ceci
est un modèle extrêmement simpliste.
Dans la suite, je vais noter plutôt κ que R₀
ce nombre de reproduction, parce que même si R₀ est la
notation standard elle serait source de confusion dans le
modèle SIR où la lettre R désigne les cas rétablis
(guéris, recovered en anglais ; enfin, avec une
drôle de définition de rétablis puisque dans le modèle qui va suivre
on ne cherche pas à compter les décès et on les compte avec les
guérisons). Par ailleurs, plutôt que le taux d'attaque final
noté r ci-dessus (ce qui, par chance, colle bien, à la
limite, avec l'usage de la lettre R que je viens d'évoquer), je vais
m'intéresser plutôt à la proportion complémentaire s =
1−r, i.e., la proportion de la population qui échappe à
l'épidémie, et dont le raisonnement simpliste que je viens de recopier
prédit donc qu'il s'agit de 1/κ.
Maintenant, en suivant de
près ce
fil Twitter
(ou ici
sur Thread Reader), que je développe un peu un peu, je vais
essayer d'expliquer la prédiction que fait un modèle basique en
épidémiologie, le modèle SIR :
Le modèle SIR modélise une infection en traduisant
l'évolution dans le temps de trois
variables : s (susceptible) la proportion de la
population qui n'a pas encore contracté l'infection (et qui est donc
susceptible de l'attraper), i (infectée) la
poportion de la population qui est actuellement infectée,
et r (rétablie) la proportion de la population qui
n'est plus infectée, que ce soit suite à une guérison ou un décès
(cf. ci-dessus : on ne s'intéresse pas à la différence ici). On
a s + i + r = 1 puisqu'il s'agit de
trois parties exclusives et exhaustives : il y a donc seulement deux
variables indépendantes. Le modèle fait toutes sortes d'hypothèses
simplificatrices : notamment, que la population est constante (puisque
les décès comptent parmi les guéris, ce n'est pas idiot), et surtout,
que les personnes ayant contracté l'infection ne peuvent pas la
contracter une seconde fois (soit parce qu'elles sont immunisées soit
parce qu'elles sont décédées).
Il s'agit d'écrire une équation différentielle (non-linéaire, du
premier ordre) portant sur ces variables. L'idée est d'écrire le type
d'équations utilisées en cinétique chimique : imaginez qu'on aurait
deux réactions chimiques, la réaction d'infection S + I → I + I (une
personne infectée en infecte une autre) et la réaction de
rétablissement, I → R (les personnes infectées se rétablissent toutes
seules avec le temps, je rappelle une fois de plus que rétablir
ici compte les décès, tout ce qui m'intéresse est que ces personnes ne
puissent plus en contaminer d'autres). Ce qu'on fait en cinétique
chimie (de façon ultra-simplifiée…) pour modéliser des réactions de
type X + Y → Z est qu'on va écrire que l'occurrence d'une telle
réaction, i.e., la variation de concentration due à cette réaction
(qui va compter positivement dans la concentration de Z et
négativement pour X et Y) est proportionnelle à une certaine constante
cinétique (positive) fois le produit des concentrations de X et de Y à
des puissances appelées l'ordre de la cinétique dans chacun de ces
réactifs, typiquement 1. Dans le modèle
épidémiologique SIR, les deux réactions d'infection et de
rétablissement seront supposées d'ordre 1. On va appeler β
et γ leurs constantes cinétiques respectives : les termes
de vitesse de l'infection et du rétablissement seront
donc β·i·s
et γ·i respectivement. Autrement dit :
Si je note x′ la dérivée dx/dt par
rapport au temps (t) de la variable x, les
équations du modèle SIR seront :
s′ = −β·i·s
i′ = β·i·s
− γ·i
r′ = γ·i
(La somme de ces trois quantités fait évidemment zéro, comme il se
doit puisqu'on doit
conserver s+i+r=1 : comme en
chimie, rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se
transforme.) La première équation, donc, modélise le fait que la
population non encore infectée décroît par la vitesse infection dans
le temps β·i·s qui est
proportionnelle à une constante β fois les proportions de
personnes infectées i et susceptibles de
l'être s : si l'on préfère, cela signifie qu'une personne
susceptible a une probabilité β·i de devenir
infectée par unité de temps (très petite) ; la troisième modélise le
fait que les personnes infectées deviennent rétablies avec la
vitesse γ·i : si l'on préfère, cela signifie
qu'une personne infectée a une probabilité γ de devenir
rétablie par unité de temps (très petite) ; et l'équation du milieu,
donc, assure l'équilibre s+i+r=1.
La nouvelle (et énorme !) hypothèse simplificatice qu'on a faite en
écrivant ces équations, c'est de supposer que le comportement
« local » de l'épidémie et de la population ne change ni avec le temps
ni avec le progrès de l'épidémie : la probabilité d'infection par
rencontre S+I, ou de guérison, ne changent pas : ceci exclut, par
exemple, le fait que la population changerait ses habitudes avec la
progression de l'épidémie (prendrait des mesures prophylactique), que
le système de santé soit débordé (ce qui jouerait possiblement sur le
temps de guérison), que le pathogène mute pour devenir plus ou moins
virulent, et toutes sortes d'autres scénarios sortant de notre modèle
extrêmement basique.
Les constantes cinétiques β et γ ont
pour grandeur l'inverse d'un
temps : il s'agit essentiellement de l'inverse du temps espéré
d'infection si toute la population est infectée et du temps espéré de
guérison. Remarquons donc qu'en changeant l'échelle de temps on
multiplie β et γ par la même constante : le seul
paramètre sans dimension dans le modèle est le rapport κ
:= β/γ, qu'on interprète comme le nombre de
personnes qu'une personne infectée infectera en moyenne dans une
population entièrement susceptible avant d'être elle-même rétablie.
Comme il s'agit du seul paramètre sans dimension, toute discussion
doit se faire sur κ. C'est ce κ
= β/γ qu'on appelle nombre de
reproduction et qui est souvent noté R₀, mais que je
préfère noter κ ici pour éviter la confusion avec la
variable r.