David Madore's WebLog: 2020-03

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en mars 2020 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in March 2020: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in March 2020 / Entrées publiées en mars 2020:

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(lundi)

De l'importance (et du manque) de tests aléatoires pour mesurer l'épidémie

L'idée, promue par le Dr. Tedros, commence à faire son chemin de l'importance des tests pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Mais une idée que je ne vois pas assez souvent développée et qui est très importante, c'est qu'il ne faut pas seulement des tests sur les malades ou les cas suspects, il faut aussi des tests aléatoires non biaisés. Ces tests ne jouent pas du tout le même rôle : les tests sur les malades permettent d'orienter le traitement et, éventuellement, la recherche de contacts (pour traquer l'épidémie) ; les tests sur cas suspects permettent de confiner sélectivement et, là aussi, pour la recherche de contacts (pour traquer l'épidémie). Les tests aléatoires ont un rôle complètement différent : ils servent à mesurer l'étendue réelle de l'épidémie, à savoir par quel facteur le nombre de cas officiels est sous-évalué (tout est possible à ce stade, probablement entre ×10 et ×100 mais même ça n'est pas certain), et donc, à quel taux de létalité s'attendre et quelle sera la charge de pic sur les hôpitaux. Il s'agit d'une mesure absolument essentielle que nous n'avons pas. Nous progressons à l'aveugle et prenons des décisions en l'ignorance des données les plus importantes (et forcément, ces décisions deviennent hautement confuses).

Rappelons qu'il y a plusieurs sortes de tests : des tests virologiques de type rtPCR (voir ici pour une petite explication du principe) avec une variante automatisée rapide (voir autour de ce fil Twitter), qui détectent le virus lui-même, et des tests sérologiques (en gros, de ce que j'ai compris : plus compliqués à développer initialement, mais ensuite plus simples à appliquer, plus rapides, mais aussi moins fiables ; voir autour de ce fil Twitter) qui détectent la réponse du système immunitaire (les anticorps contre le virus). On a besoin des tous ces types de tests (ne serait-ce que pour savoir à la fois qui est actuellement infectieux et qui a été immunisé). Mais je ne connais pas grand-chose à tout ça, et en tout état de cause, ceci est orthogonal au problème de la population qu'on teste : malades, cas suspects, échantillon aléatoire. Moi je veux parler des échantillons aléatoires, et tous les types de test disponibles seront les bienvenus sur eux.

J'ai été très déçu que, pendant la conférence de presse d'avant-hier, le ministre de la Santé français, Olivier Véran, qui a longuement parlé de tests, n'ait pas dit un mot sur les tests aléatoires. Comment cela se fait-il ?

Je comprends qu'il y a toutes sortes de problèmes. D'abord, il n'est pas facile de constituer un échantillon aléatoire sur une population : et il n'est pas facile de convaincre cet échantillon de se laisser mettre un écouvillon tellement profondément dans le nez qu'ils auront l'impression que ça traverse leur cerveau, alors même qu'ils ne se sentent pas malades. Néanmoins, je pense que proposer un test gratuit (voire rémunéré !) à des volontaires, et contrôler (puis égaliser) toutes sortes de données sociologiques peut aider à approcher un échantillon aléatoire : les instituts de sondage ont l'habitude de ce type de méthodes. D'ailleurs, il peut être intéressant de coupler ces tests avec des questionnaires (quelqu'un m'a proposé celui-ci) qui seraient posés à la fois aux personnes testées et à un échantillon plus large histoire d'avoir un échantillon virtuel plus large même si beaucoup moins fiable.

Il y a aussi le problème de la fiabilité des tests (qui, de ce que je comprends, provient plus du problème de collecter l'échantillon que de celui de faire la PCR). Je n'ai pas de bonne réponse à ça, si ce n'est que même un mauvais point de données est mieux que l'absence totale de données dans laquelle on nage actuellement. Évidemment, ce serait encore mieux de pouvoir faire à la fois des tests virologiques et sérologiques sur l'échantillon aléatoire, mais mon point est que déjà quelques tests PCR aideraient énormément.

Autre objection : on manque déjà de tests pour les malades. Indéniablement, mais il semble que la France pratique actuellement autour de 5000 tests par jour sur des malades ou cas suspects, et détourner ne serait-ce que 1/50 de cette ressource, c'est-à-dire 100/j, pour faire des tests aléatoires dans les régions les plus touchées, fournirait déjà un début de commencement d'idée de l'ampleur de l'épidémie (je vais développer ci-dessous pour l'ordre de grandeur). Il n'y a donc pas de raison d'attendre la possibilité de faire plus de tests pour commencer les tests aléatoires !

Enfin, il y a la réponse mais il y a tellement peu de gens infectés que c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. C'est peut-être vrai, mais, justement, on n'en sait rien. Voici un point de données, quasiment le seul qu'on ait, quasiment le seul test aléatoire non biaisé qui ait été réalisé, qui suggère qu'il n'en est rien :

L'Islande a réalisé il y a quelques jours un test à peu près aléatoire à grande échelle (eu égard à la population islandaise !), en testant environ 2% de toute sa population, à savoir 6163 personnes. Pour ça, elle a utilisé une cohorte qui avait été constituée pour des analyses génétiques, la cohorte deCODE. De cet échantillon, pas loin de 1%, à savoir 52 sur 6163 (source officielle du gouvernement islandais ici) a testé positif au SARS-CoV-2. Ce qui suggère qu'environ 3000 Islandais auraient été positifs au moment de ce test. Ce qui rend cet échantillon extrêmement intéressant, c'est qu'au même moment, l'Islande n'enregistrait qu'un seul mort de Covid-19 (sur 360k habitants, donc), et depuis il s'en est ajouté un deuxième au moment où j'écris ; et seulement 1020 cas recensés par des moyens plus conventionnels (et ayant néanmoins recours à des tests très nombreux). Ces chiffres sont à prendre avec énormément de pincettes, mais ils vont au moins dans le sens de suggérer que le taux d'attaque est largement sous-évalué même dans un pays comme l'Islande qui teste beaucoup (et, du coup, que le taux de létalité ne serait pas si élevé que ça). Mais pour ce qui est de mon propos ici, le cas de l'Islande suggère que même dans un pays qui n'enregistre que 0.0006% de mortalité au Covid-19, on peut déjà avoir un taux d'attaque mesurable par des tests aléatoires pas si massifs que ça.

Il est donc tout à fait possible que dans les départements français les plus touchés, comme le Haut-Rhin, et a fortiori dans les endroits les plus touchés de ces départements, le taux d'attaque, et même le taux d'infection actuellement détectables, soit facilement autour de 20%, peut-être encore beaucoup plus. Dès lors, il n'est pas déraisonnable de chercher à le mesurer par des tests aléatoires (ne serait-ce que pour confirmer ou infirmer ce chiffre). Je ne parle pas de faire des tests aléatoires dans toute la population française, mais des tests aléatoires dans les endroits les plus touchés, pour comparer la valeur qui y sera mesurée avec les chiffres officiels et avoir une idée de combien ceux-ci sont sous-estimés.

Rappelons que si le taux réel de positifs est de p et qu'on effectue N mesures aléatoires fiables, on obtient un nombre de positifs qui a une espérance de p·N et une variance de p·(1−pN, donc une erreur relative de √((1−p)/(p·N)). Pour p≈20% et N≈1000, ceci donne une erreur tout à fait acceptable de 6% sur la valeur de p (et si p n'est pas du tout de l'ordre de 20%, ce sera une information également importante). Plutôt que de faire 1000 tests en une journée, il est probablement plus opportun d'en faire 100 par jour pendant une dizaine de jours : cela donnera une moins bonne précision sur la valeur (difficile à quantifier), mais une meilleure information sur son évolution dans le temps (de nouveau, il s'agit de fournir des chiffres à mettre en regard des chiffres officiels relevés avec les mêmes méthodes que jusqu'à présent, ainsi que d'autres données comme celles du réseau Sentinelles, pour se faire une idée de combien de cas ils ratent).

Je suis donc totalement convaincu de l'utilité d'essayer, dès maintenant, et sans attendre les tests sérologiques, de lancer des campagnes de tests aléatoires, ne serait-ce qu'avec les moyens modestes dont on dispose actuellement, quitte à les amplifier par la suite. Malheureusement, je n'ai pas l'oreille du ministère de la Santé, mais si quelqu'un sait comment l'obtenir, ce qui précède est le meilleur argumentaire que je puisse fournir.

Je tire l'idée (pas juste de l'intérêt des tests aléatoires, qui est assez évidente, bien sûr, mais surtout du fait que ce n'est pas déraisonnable d'essayer de les mener) de cette interview de l'épidémiologiste et méthodologiste John Ioannidis de Stanford (que je n'ai pas fini de regarder, mais je parle ici de ce qu'il raconte tout au début, notamment autour de 9′18″ ; ce que j'en ai vu, en tout cas, est absolument remarquable et je pense déjà pouvoir recommander cette vidéo — et je remercie beaucoup celui qui me l'a signalée).

Ajout : on me signale cette interview de Josselin Garnier pour France Info qui comme moi appelle à ce que la France réalise des tests aléatoires pour estimer le nombre de porteurs asymptomatiques.

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(mercredi)

On navigue à l'aveugle, et je vais de plus en plus mal

Mon moral fait des yoyos terribles. Je vais parler d'un peu tout dans le désordre, et parfois de façon très émotionnelle, voire agressive, je présente d'avance mes excuses mais je suis émotionnellement à bout.

Mon moral fait des yoyos terribles, donc. Dans mes meilleurs moments, je trouve des raisons d'espérer que la situation n'est pas si grave que ça. Selon principalement trois points : ⓐ qu'il y aurait encore beaucoup plus de cas non-détectés que ce qu'on pensait, probablement des cas difficilement détectables avec les tests actuels, si bien que le taux de létalité serait beaucoup plus bas qu'initialement estimé, ⓑ que le taux d'attaque final serait relativement modéré, en tout cas beaucoup plus faible que les 80% prédits par des modèles simplistes, mais bon, ça, je le pense depuis le début, et ⓒ que la Lombardie approcherait du pic épidémique et que ce serait peut-être bien un pic largement « naturel », dû à l'immunité plus qu'au confinement ; ces trois points vont largement ensemble, et si on y croit on peut espérer un pic épidémique en Lombardie dans peut-être une semaine ou deux et ensuite une vraie décrue de l'épidémie, pas uniquement due au confinement, et donc un espoir de retour à la normale à un horizon pas trop lointain (il faut estimer pour combien de temps les autres régions d'Europe en ont, mais ce n'est pas énorme, dès que l'une sera tirée d'affaire, les autres suivront en bon ordre) ; avec, dans ce scénario optimiste, une mortalité d'ensemble qui ne dépasserait probablement pas 0.1% de la population, peut-être même moins dans les pays où la démographie est plus favorable qu'en Italie, donc peut-être moins de 50 000 morts en France, c'est nettement mieux que ce que je pensais au tout début. (Il y a une étude d'épidémiologistes d'Oxford qui avance carrément le scénario selon lequel une majorité de la population aurait déjà été infectée. Cette étude a l'air un peu bizarre — c'est limite s'ils ne partent pas de l'hypothèse en question pour arriver à la conclusion qu'elle est valable — et il semble qu'ils veulent juste susciter le débat sur cette question — mais c'est intéressant que des gens probablement compétents la prennent au sérieux.) Bref, j'ai des moments d'optimisme.

Puis je retombe dans le pessimisme. L'argument selon lequel beaucoup de mes connaissances ont eu des symptômes grippaux a un potentiel énorme pour être un pur biais d'observation (ou l'effet de l'hypocondrie, ou de différences de mode de vie parce qu'on reste longtemps dans des appartements souvent poussiéreux et insalubres) ; toutes ces célébrités et ces hommes politiques testés positifs peuvent tout à fait être le résultat d'effets sociaux que j'explique moi-même ; l'argument de la recrudescence des cas de grippe est plus convaincant, mais ne représente pas forcément une sous-détection si énorme du nombre de cas (peut-être autour de ×15 à ×30, mais je tablais déjà sur des chiffres de l'ordre de ×10 dans mes calculs d'ordres de grandeur) ; et le ralentissement en Lombardie peut tout à fait déjà être le résultat du confinement (le fait qu'il soit indétectable en Sicile étant simplement lié au fait que le signal y est beaucoup plus bruité). Beaucoup de spécialistes ont l'air de croire que les tests sont forcément plutôt fiables et de ne pas adhérer à l'idée qu'il y aurait un groupe énorme de gens très peu symptomatiques et ne déclenchant pas les tests. Et en un rien de temps, mais raisons d'espérer disparaissent. Je ne sais plus quoi croire.

Ce qui me décourage le plus, en fait, ce sont les gens qui affirment, et il y en a beaucoup, et à un certain niveau ils finissent par me convaincre, regardez, le confinement marche(ra) : comme si on allait tous rester tranquillement chez nous pendant le passage d'un orage, et remettre le nez dehors une fois l'orage terminé. Mais une épidémie ne fonctionne pas comme ça, j'ai peur que les gens le croient, mais ce n'est pas une force externe qui se déchaîne, l'épidémie est en nous, si on s'isole elle se résorbe, si on ressort elle réapparaît (exemple). Si le confinement marche, si c'est lui et non l'immunité qui cause et limite le pic épidémique, je l'ai expliqué à de nombreuses reprises, on est complètement dans la merde parce qu'on n'a aucune stratégie de sortie de crise. Même pas de piste de stratégie. Même pas de début de commencement de piste de stratégie, à part des mots lancés au hasard comme des tests dont on n'a pas les moyens (la France n'a pas les moyens de fournir des masques à ses soignants, même les écouvillons manquent pour effectuer des prélèvements rhino-pharyngés, alors effectuer des tests virologique ou sérologique en grand nombre, ça ressemble un peu à une utopie… et même avec ces tests, la stratégie coréenne, souvent érigée en exemple, repose sur une approche globale de la société qui me semble inapplicable en Europe, sans parler de mesures extrêmement liberticides comme le traçage des téléphones mobiles pour repérer les contacts). Si le confinement marche bien, on ne voit pas comment on pourrait le lever, ou au minimum, comment on pourrait le lever sans tomber dans une dystopie juste un peu plus light (mais plus durable) que le confinement lui-même. Et personne n'a fait le moindre progrès sur cette question.

Et je suis complètement effondré quand j'entends des gens discuter de ce qu'ils feront ou ce qui se passera quand le confinement sera levé, comme si cela impliquait un retour à la normale : sans doute, oui, que le confinement finira par être levé dans un mois ou deux, parce que ça deviendra vraiment impossible et intolérable de faire autrement, mais, si on n'a pas acquis d'immunité de groupe significative, l'idée d'un retour à la « normale » est simplement impossible : on aura peut-être de nouveau le droit de sortir un petit peu de chez nous, mais ce sera très très très loin de la « normale » (c'est un peu ce qui se passe actuellement en Chine). Rappelons que si le virus a un nombre de reproduction de 3, en l'absence d'immunité importante, il faut passer 2/3 du temps en confinement pour le contenir, et encore, ça c'est en supposant que le confinement est 100% efficace.

Peut-être ce qui me fait le plus mal au moral, ce sont ces articles, qui ont un énorme succès dans certains cercles, d'un certain Tomas Pueyo (dont je rappelle à toutes fins utiles qu'il n'est pas plus compétent que moi sur le sujet, c'est-à-dire peut-être qu'il est aussi compétent que tous les experts comme je le disais plus haut). Il a commencé par en écrire un sur le fait qu'il fallait agir vite, dont le message principal est que l'effet d'une mesure prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au jour J+12 environ, ce qui est effectivement quelque chose de très juste et de très important (et ne sais pas si le conseil scientifique du gouvernement en a bien conscience vu qu'ils parlent déjà de renforcer le confinement alors qu'il est tout simplement impossible d'en juger les effets à ce stade). Puis il a viré au partisan enthousiaste des solutions consistant à arrêter l'épidémie (ce que j'appelais les stratégies ①) et fait preuve de la plus hallucinante mauvaise foi dans sa façon d'exposer les choses, c'est-à-dire que la présentation des stratégies de mitigation (②) est faite sous le jour le plus noir et les hypothèses les plus pessimistes, tandis que pour ce qui est de ses stratégies préférées, tout est rose au point qu'il invente purement et simplement des chiffres de ce que pourraient être les mesures appliquées pendant ce qu'il appelle la danse (or c'est bien dans la danse qu'est tout le problème).

Dans tous les cas, même dans le scénario résolument optimiste où l'épidémie est massivement sous-évaluée ou bien où on arriverait inexplicablement à contrôler les choses avec un confinement limité dans le temps, les dommages causés à notre société seront irréparables. L'empressement avec lequel la société a accepté, sans broncher, sans qu'une voix discordante se fasse entendre, des mesures dignes de ce qu'il y a trois mois j'aurais qualifié de ridicule fiction dystopienne, au motif qu'il faut sauver des vies, est absolument terrifiant. Le fait de découvrir, pour commencer, que les gouvernements ont ce pouvoir que de mettre toute la population en arrêt à domicile, sans même avoir besoin de passer par une loi, est déjà en soi une blessure dont la démocratie ne se relèvera jamais : on savait déjà que le prétexte bidon du terrorisme justifiait des entraves démesurées aux libertés publiques (confinement à domicile sans procès pour des personnes arbitrairement qualifiées de « dangereuses », par exemple, justement), mais on a franchi un bon nombre d'ordres de grandeur. Peu importe que ç'ait été fait avec les meilleures intentions du monde, peu importe que ç'ait été le moins mauvais choix dans les circonstances. Un droit, dit un adage classique, ce n'est pas quelque chose qu'on vous accorde, c'est quelque chose qu'on ne peut pas vous retirer : nous savons donc, maintenant, que le droit de circuler librement était une illusion : quand le confinement sera levé (et il le sera probablement, un jour, sous une forme), ce fait restera. Le monde ancien est mort.

Pour ce qui est des conséquences politiques plus larges, je suis assez d'accord avec les inquiétudes formulées dans ce fil ou cet article de blog.

Que les choses soient bien claires parce que je sais qu'il y a des gens qui préparent déjà leurs hommes de paille à faire brûler : je ne suis certainement pas en train de dire que poursuivre le but d'une distanciation sociale forte de la population n'est pas une bonne idée, au moins transitoirement. Par exemple pour se donner le temps d'y voir plus clair (amasser des données scientifiques, développer des tests virologiques et sérologiques et les pratiquer aléatoirement pour mesurer l'ampleur de l'épidémie, rechercher toutes les options thérapeutiques et prophylactiques, etc.) ou de parer au plus pressé (remédier aux pénuries les plus pressantes, faire un plan de bataille, réorganiser ce qui peut l'être, permettre aux soignants qui tomberont malades en premier d'avoir le temps de guérir et de revenir immunisés, etc.). Il n'y a aucun plan d'action raisonnable qui ne passe pas par un minimum de mesures telles que l'interdiction de rassemblements de groupes, la fermeture de toutes sortes de lieux publics, une obligation de déployer le télétravail là où il peut l'être, etc. ; et il est raisonnable de chercher à aller encore plus loin que ce minimum, pour que les gens s'évitent vraiment à bonne distance — mais la question qui devrait faire débat, et qui n'a fait l'objet d'aucun débat, c'est quels sont les moyens qu'on doit s'accorder pour ce but.

C'est un peu la différence entre dire que la connerie humaine est un problème, chose qui fera sans doute consensus, et vouloir prendre un décret contre la connerie, qui me semble une mauvaise idée pour toutes sortes de raisons : ce n'est pas parce que je serais contre un tel décret que je serais favorable à la connerie. C'est juste que je ne confonds pas je suis contre X et je suis favorable à n'importe quelle mesure de lutte contre X (je pensais avoir déjà expliqué mille et une fois sur ce blog l'importance de ne pas perdre le sens de ce que les logiciens appellent les modalités, mais je ne retrouve plus).

Le problème fondamental sous-jacent pour apprécier les moyens déployés, c'est qu'on ne sait pas quelle est la stratégie visée. On m'a accusé de trop être braqué sur la dichotomie que j'ai évoquée entre les stratégies que j'ai appelées ① et ② (ou Charybde et Scylla) : je conviens que le confinement peut aussi avoir pour but, je l'écris ci-dessus et je l'ai déjà dit plusieurs fois, de juste gagner du temps (encore faudrait-il faire quelque chose avec ce temps gagné, et je n'ai pas entendu dire que la France fabriquait des respirateurs et des lits d'hôpitaux à toute la force de son appareil de production). Mais ce qui me fait le plus peur c'est qu'en fait il n'y ait juste aucune stratégie. Je n'ai même pas l'impression qu'il y ait prise de conscience du fait qu'il faut faire des choix. J'ai l'impression qu'on réagit juste dans l'immédiat : surcharge du système de santé ⇒ confinons tout le monde, sans chercher à nous demander s'il y a un plan, ou un début de commencement de plan, pour sortir de l'impasse. J'ai vaguement quelques sursauts d'espoir quand le ministre de la Santé ou ses sous-fifres parlent d'aplatir la courbe (ce qui est une stratégie qui se tient, c'est essentiellement ce que j'ai appelé ②), mais je n'ai toujours pas la certitude s'il s'agit de mots prononcés au hasard ou s'ils ont effectivement compris ce que ça veut dire (parce que ce plan suppose de ne pas confiner trop, i.e., de ne pas faire comme en Chine, et je n'ai vu aucun début de commencement de signe que quelqu'un de haut placé ait pigé ce fait). J'avais vaguement un petit espoir qu'il y ait des cerveaux qui fonctionnent derrière les décisions prises quand j'ai appris que le gouvernement avait réuni un conseil scientifique pour lui suggérer des mesures, mais on a entendu des gens de ce conseil scientifique admettre qu'ils avaient recommandé le confinement parce qu'ils avaient été pris de court par la vitesse de l'épidémie (je ne sais plus la formulation exacte, ni lequel a dit ça, mais quelqu'un va sans doute me la retrouver), ce qui suggère qu'ils n'ont pas le niveau scientifique pour extrapoler une exponentielle, et ça, ça me fait vraiment très très peur s'il s'agit de guider le pays dans une crise aussi énorme. Donc je ne crois plus du tout à l'existence d'une stratégie autre que celle du cervidé pris dans les phares d'une voiture. Et je suis vraiment terrifié.

À un niveau plus large, d'ailleurs, je suis assez désabusé quant au niveau scientifique des spécialistes en épidémiologie, dont je remarque trop souvent qu'ils arrivent (de façon certes plus précise et mieux argumentée, mais pas fondamentalement différente) aux mêmes conclusions que j'ai exprimé dans mon blog des jours ou des semaines plus tôt. (Par exemple, le papier d'Imperial qui a fait beaucoup parler de lui, cf. ici, ne fait que reprendre la dichotomie que j'ai exposée au moins une semaine plus tôt sur Twitter, avant même que le Royaume-Uni ne commence à parler d'immunité grégaire ; ses calculs de nombre de morts ne sont pas franchement plus sophistiqués que ceux qu'on peut faire avec un modèle très simple ou en fait simplement en multipliant deux nombres — et le problème d'instabilité si on tente de supprimer l'épidémie est une évidence que je répète à tout le monde depuis belle lurette.) Je pourrais être fier de moi, mais je n'ai pas envie d'être fier de moi, j'ai envie de croire qu'il y a des gens qui voient beaucoup plus loin que moi et qui ont une petite idée de où nous allons et de ce que nous pourrions faire !

Des entraves énormes ont été mises à toute vie personnelle, en revanche, le contrôle sur les employeurs est minimal, par exemple : apparemment, sauver des vies justifie qu'on anéantisse la vie personnelle des Français mais il ne faut surtout pas trop toucher leur vie professionnelle. On en arrive à la situation absurde et incroyablement injuste où certains voudraient sortir de chez eux et n'en ont pas le droit, tandis que d'autres voudraient avoir le droit de rester protégés chez eux mais n'en ont pas non plus la possibilité (sauf à perdre leur emploi).

Au-dessus de ça, les modalités d'application du confinement ne sont pas moins absurdes. Comme quelqu'un l'a très justement dit sur Twitter, le gouvernement a perdu de vue le but (la distanciation sociale) pour se focaliser sur le moyen (le confinement). Une mesure de distanciation tout à fait sensée aurait été de rendre obligatoire la distance de 2m entre les personnes dans tout lieu public, et de verbaliser ceux qui s'approchent inutilement des autres, et par ailleurs d'inciter les gens à rester chez eux (sans contrainte personnelle mais avec un fort contrôle des employeurs qui prétendent avoir besoin de faire venir leurs employés). Mais on se doute bien que quand ils sont munis de la légitimité apparente de sauver des vies, les enthousiastes de l'autoritarisme n'allaient pas s'en tenir là. On en arrive maintenant à des formulaires de dérogation de plus en plus humiliants, et on discute de la distance et du temps maximal auxquels on a le droit de s'éloigner de chez soi. Formulaires qu'il faut d'ailleurs remplir à l'encre indélébile sous peine d'amende si on essayait d'en réutiliser un (là ça ressemble tellement à quelque chose tiré de Kafka que ce serait drôle si ce n'était pas tragique). On en vient à interdire le vélo de loisir, chose pour laquelle il n'a été donné aucune forme de justification, alors qu'il est facile de se tenir à bonne distance des autres quand on est en vélo ; on en vient à la mise en place d'un couvre-feu dans certaines villes alors que rationnellement il vaut mieux étaler le plus possible les heures où les sorties sont autorisées pour qu'il y ait le moins de monde à un moment donné : s'il fallait démontrer que ceux qui prennent ces décisions n'ont aucune fin rationnelle en tête, c'est la meilleure preuve possible. Encore un autre problème est que les règles sont appliquées selon le bon vouloir très aléatoire et très arbitraire des agents de police chargés de les appliquer, ce qui cause des injustices et une insécurité juridique incroyables.

Mais, comme me l'a suggéré une amie, l'absurdité de toutes ces règles vise sans doute un autre objectif, qui est le détournement de culpabilité. Le vrai scandale, c'est l'impréparation de la France face à une épidémie qui était éminemment prévisible jusque dans son timing pour quiconque sait extrapoler une exponentielle. Le scandale de fond, c'est le manque de moyens de l'hôpital public (ou, dans une autre ligne d'idées, le manque de moyens des transports publics qui sont en permanence bondés, favorisant la transmission de toutes sortes d'infections). Et le scandale immédiat, c'est le manque de masques qu'on cherche à cacher derrière l'idée que les masques ne servent à rien pour le grand public. (Il y a aussi l'histoire des élections municipales dont le premier tour n'a pas été reporté — ceci dit, je pense qu'on monte un peu trop cet épisode en épingle et je soupçonne que le nombre de contaminations à cette occasion a été très faible.) Alors pour distraire l'attention de tous ces scandales, on en crée un autre : tout est la faute de ces irresponsables qui osent s'aventurer à plus de 1km de chez eux, ou faire un tour en vélo dans un endroit où ils ne rencontreront personne, ou sortir acheter du Coca-Cola (ou des serviettes hygiéniques !) au lieu de limiter aux courses essentielles. On fustige à la fois ceux qui achètent trop (ils créent des pénuries !) et ceux qui n'achètent pas assez (ils sortent sans raison !). Le Français moyen est placé dans la position de l'âne de la fable de la Fontaine, 135€ d'amende à la clé.

Maintenant, pour ne pas blâmer que les dirigeants, l'incohérence de la réaction des Français est également digne de commentaire. D'un côté, il semble que tout le monde applaudisse les mesures de confinement (un sondage qui ne vaut certainement rien mais qui donne quand même une petite idée, prétend que 93% des Français y sont favorables). Mais d'un autre côté, si c'est effectivement vrai que tout le monde comprend et approuve la nécessité de tenir ses distances… ce n'est pas la peine de rendre les choses obligatoires ! Si 90% de la population respecte les mesures de distanciation, que ce soit par sens du devoir civique ou par peur personnelle ou n'importe quelle combinaison de tout ça, ça suffit très largement à stopper la progression de l'épidémie (le papier d'Imperial qui a été si souvent cité partait du principe que 75% suivraient la consigne, laquelle serait facultative : donc on ne peut pas m'accuser d'inventer moi-même mes compétences en épidémiologie). La conclusion que j'en tire, c'est que l'immense majorité des Français réclame qu'on impose à tous des mesures qu'elle n'est pas prête à tenir spontanément par elle-même : c'est ce qu'on appelle de l'hypocrisie.

Il est légitime de se demander dans quelle mesure la distanciation devrait être considérée comme une décision individuelle. À part le cas réellement problématique des rapports professionnels, et à part la scandaleuse pénurie de masques, il me semble que chacun peut se protéger personnellement avec un assez bon niveau de sécurité sans avoir à attendre des autres que de ne pas lui tousser dessus. (Je pense qu'on a tendance à surestimer un peu l'infectiosité de ce virus : pour mémoire : si 10% de la population était contagieuse, ce qui est est probablement encore surévalué, quelqu'un qui ne prendrait aucune précaution particulière, si j'en crois le rythme de 0.2/j où progressait l'exponentielle avant le confinement, l'attraperait en 50 jours environ.) Une personne isolée n'a donc pas grand-chose à craindre, en fait. Mais admettons que ce ne soit pas une décision individuelle mais collective, il reste encore qu'on pourrait considérer que, dans cette décision collective, les gens sont amenés à voter avec leurs pieds : si on se contente d'une recommandation de distanciation sociale et que les gens ne la suivent pas, c'est qu'ils votent avec leurs pieds pour le risque des conséquences de ce choix, aussi bien individuelles que collectives.

Mais au lieu de nous poser sérieusement ces questions, au lieu d'envisager de développer une distanciation sociale fondée sur une combinaison entre responsabilité morale, choix collectif et protection personnelle, nous avons sauté dans les bras de l'autoritarisme avec une indicible et mâle volupté.

Je tourne un peu en rond, là, j'en suis conscient. Les pensées tournent en rond dans ma tête comme je tourne en rond dans mon appartement. Parlons un peu de moi-même, parce que je ne vais vraiment pas bien.

Il y a d'abord le confinement lui-même qui est dur. Je souffre énormément de ne plus pouvoir sortir, moi qui aimais tellement me promener entre les arbres dans les forêts d'Île-de-France. Je souffre de l'injustice profonde de l'interdiction de telles promenades alors qu'il est tellement facile de tenir ses distances en forêt (il y a dix jours, quand j'ai fait la dernière, j'ai pu vérifier expérimentalement qu'il n'y avait aucune difficulté à garder 2m d'écart avec tout le monde, même quand les autres ne font aucun effort de leur côté). Je souffre de voir ce soleil radieux dehors et de ne pas pouvoir en profiter, moi qui comptais les jours jusqu'à l'arrivée du printemps après un hiver interminablement pluvieux, moi qui m'étais promis de faire mille et une balades dès que le temps le permettrait. Je souffre de toutes d'autres lacérations psychologiques provoquées par les éclats de ma vie ancienne qui a explosé en vol : de tous ces moments où je continue à penser à ce que j'aurais fait, ce que j'aurais pu faire, si j'avais été libre, avant de me rappeler que je ne le suis plus du tout, — de tous ces petits plaisirs qui ne sont plus que des souvenirs qui me narguent cruellement quand j'y repense.

(Je suis maintenant pleinement convaincu, même si je le pensais déjà depuis longtemps, que la prison est une forme de torture psychologique digne du Moyen-Âge (enfin, façon de parler, parce qu'au Moyen-Âge, justement, il me semble qu'on n'emprisonnait pas beaucoup). Mes conditions sont incomparablement meilleures qu'une prison et déjà je n'en peux plus.)

(Et sinon, je pense qu'à un moment où un autre, quand je ne tiendrai vraiment plus, je vais faire le confinement buissonnier et fuguer dans la forêt pour une après-midi. Je suis preneur de vos avis sur la meilleure façon d'y arriver en ayant le moins de chances possibles de me faire prendre : à quel moment, par quel chemin, et éventuellement en prévoyant quel prétexte.)

Mon équilibre émotionnel était largement basé sur la présence réconfortante et rassurante des habitudes quotidiennes qui rythmaient ma vie ancienne. Il n'en reste plus rien. Je ne sais plus à quoi me raccrocher. Je perds complètement pied. Par moments je deviens colérique avec mon poussinet.

Je n'arrive pas à penser à autre chose. Je ne parviens plus à faire des maths si ce n'est pas de l'épidémiologie. Je n'arrive quasiment plus à regarder un film ou un documentaire : tout ce qui ne parle pas du Covid-19 me semble tellement insignifiant que je suis incapable de rentrer dedans, et tout ce qui en parle ne fait qu'empirer mon angoisse.

Je n'imagine absolument pas comment je vais pouvoir tenir un mois ou deux comme ça.

Si au moins y avait, au bout, l'espoir d'un retour à une forme de normalité, s'il y avait de la lumière au bout du tunnel, je trouverais sans doute la force en moi de traverser le tunnel, mais tant que je n'ai pas le moindre indice que qui que ce soit sait où nous allons, la seule lumière que j'aperçois c'est celle des maigres espoirs que j'ai rappelés au début de cette entrée, et je me demande si elle n'est pas complètement dans mon imagination.

Et encore !, tout ce désespoir, c'est en faisant totalement abstraction de l'inquiétude liée à la maladie elle-même (vous remarquerez que je n'en parle pas du tout), comme si moi-même et mes proches en étions totalement invulnérables — chose qui n'est évidemment pas le cas. Si cette inquiétude devait s'y ajouter, je n'imagine pas comment je pourrais la gérer.

(À un certain moment, j'en étais presque à supplier mes amis que j'estime intelligents mais si tu ne désespères pas complètement, toi, c'est bien que tu dois avoir une idée de comment les choses pourraient ne pas tourner trop mal ?, mais comme personne n'était capable de répondre à cette question, j'ai fini par conclure que tout le monde a une capacité que je n'ai pas pour faire abstraction des catastrophes don on ne voit aucune issue.)

Voilà où j'en suis, et je ne pense pas que ça va s'améliorer.

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(mardi)

Sur l'impact de la structure du graphe social dans le taux d'attaque des épidémies

Je suis vraiment débordé (le temps que je passe à me documenter sur l'épidémie et à répondre aux présentations biaisées et autres conneries sur Twitter représente une surcharge de travail absolument énorme qui s'ajoute au fait que tout est devenu tellement plus long et compliqué dans ma vie, je ne vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça), donc je me contente ici de reproduire en français ce que j'ai écrit dans un fil Twitter :

Il s'agit d'expériences numériques sur l'influence de la structure du graphe social sur le taux d'attaque des épidémies (taux d'attaque = le nombre de personnes infectées cumulé pendant l'épidémie).

Rappelons la situation basique : j'ai déjà écrit ici sur mon blog (et ici en anglais sur Twitter) sur ce que prédit le modèle épidémiologique SIR au sujet du taux d'attaque. En bref, il prédit un taux d'attaque énorme : 89% (de la population touchée) pour un nombre de reproduction de 2.5. (La formule, comme je l'ai expliqué, est 1 + W(−κ·exp(−κ))/κ = 1 − exp(−κ) + O(κ·exp(−2κ)) où κ est le nombre de reproduction. Par ailleurs, il faut bien différencier ce taux d'attaque du seuil d'immunité grégaire qui, lui, vaut, 1 − 1/κ, et qui est le taux d'infectés à partir duquel l'épidémie commence à régresser, c'est-à-dire le taux d'attaque au pic épidémiologique.)

Or les épidémies réelles ne semblent pas avoir des taux d'attaque aussi énormes, même avec des nombres de reproduction de l'ordre de ce que je viens de dire. Bien sûr, on connaît mal le taux d'attaque même a posteriori, mais (malgré une absence d'immunité préalable aux souches) il semble que les grippes de 1918 et 1957 aient infecté autour de 30% de la population à différents endroits, pas franchement autour de 90%.

Alors que se passe-t-il ? Mon explication est que SIR, étant un modèle basé sur des équations différentielles, ne connaît qu'une seule chose, c'est la proportion de la population qui est susceptible, infectée et rétablie, et pas où ces personnes sont ni comment elles interagissent socialement.

Autrement dit, un tel modèle suppose un « mélange parfait » : tout individu a la même probabilité d'infecter n'importe quel autre individu. Ce n'est bien sûr pas du tout le cas dans la réalité. En réalité, une bonne proportion des contaminations suit un graphe social (famille, amis, collègues).

Même les modèles plus sophistiqués qui stratifient la population par catégories d'âge (disons) supposent toujours un mélange parfait dans chaque catégorie. Je soupçonne que c'est la raison pour laquelle le papier d'Imperial obtient un taux d'attaque si élevé (j'en ai déjà parlé dans cette entrée, voir aussi ce fil Twitter).

Alors, comment peut-on prendre en compte le fait que les contaminations suivent des graphes sociaux, et que doit-on en attendre ? Je m'attendais, et je voulais tester, deux effets apparentés mais distincts :

Le premier effet est que si l'épidémie doit suivre les liens d'un graphe social de connectivité relativement modeste (chacun n'ayant qu'un petit nombre de parents/amis/collègues par rapport à toute la population), elle va s'étouffer plus rapidement, même pour un nombre de reproduction donné, par rapport au cas de mélange aléatoire : c'est ce que j'ai essayé de dire ici sur Twitter ainsi que dans cette entrée dans la phrase la première [sous-raison] c'est (a) que quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets d'un graphe (en l'occurrence celui des contacts humains), il cesse de « percoler », c'est-à-dire qu'on ne peut plus passer d'un sommet à un autre. Ce phénomène est, en effet, lié à des questions de seuil de percolation dans les graphes (qui est, en gros, la proportion des sommets, ou des arêtes selon la définition, qu'il faut retirer aléatoirement à un graphe pour qu'il cesse d'avoir une composante connexe géante) : l'idée est que quand suffisamment de personnes (=sommets, =nœuds) sont immunisées, l'épidémie ne peut plus se propager d'un point à un autre : même avec l'hypothèse de mélange parfait le nombre d'immunisés ralentit l'épidémie, mais le seuil de percolation suggère qu'une proportion plus faible d'immunisés peut arrêter complètement la propagation (et, probablement, on la ralentit plus vite avant de l'arrêter complètement).

Le second phénomène est différent : non seulement il doit suffire de retirer relativement peu de nœuds pour arrêter l'épidémie (comme je viens de l'expliquer), mais en plus l'épidémie va retirer (c'est-à-dire infecter et rendre immuns) en premier les nœuds les plus « précieux » à sa propre propagation, parce que ce sont les nœuds les plus connectés, les « célébrités ». C'est ce que j'ai essayé d'exprimer ici et  (+ tweet suivant) sur Twitter, ainsi que dans la même entrée que mentionée dans la phrase (b) les infections ont tendance à infecter en premier les personnes qui sont hautement connectées dans le graphe, et en les rendant immunes, elle neutralise en premier les liens qui lui permettaient le plus facilement de se propager.

Tout ça n'est que mon intuition ! Maintenant, voyons si je peux modéliser ces phénomènes, pour au moins montrer qu'ils existent. Je ne vais pas chercher à quantifier les effets (il y a tout simplement trop de paramètres avec lesquels jouer), seulement d'illustrer qu'ils peuvent exister et semblent jouer dans la direction que je pensais.

J'ai donc écrit un petit programme Perl qui simule un modèle épidémique SEIR stochastique. SEIR, ça signifie que les nœuds (les individus) passent entre quatre états, S = susceptible = non-infecté, puis E = exposé = en incubation, puis I = infectieux et enfin R = rétabli = immunisé ou mort. Stochastique, ça signifie que plutôt que modéliser les choses avec des équations différentielles, je prends un grand nombre de nœuds (300 000 dans mes expériences) et les contaminations ont lieu au hasard. Ça rend les calculs non-reproductibles, mais cela permet de gérer des situations bien plus complexes qu'avec des équations différentielles.

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(vendredi)

Le nombre de cas de Covid-19 serait-il massivement sous-évalué ? (Ce serait une bonne nouvelle…)

Voici enfin quelque chose qui ressemble à une bonne nouvelle. Je ne sais pas combien j'ose y croire, parce que j'ai un peu peur de me laisser aller à trop espérer et d'être déçu, mais il y a des éléments très significatifs : il semble que la grippe soit en recrudescence… sauf que cette « grippe », ce serait en fait le Covid-19, qui serait énormément plus fréquent que ce qu'on imagine. Pourquoi serait-ce une bonne nouvelle ? Reprenons au début.

Commençons par l'anecdotique.

La semaine dernière, le poussinet a eu une sorte de rhume, plutôt typique mais avec quelques symptômes inhabituels (comme un goût sucré persistant dans la bouche). Évidemment, il s'est inquiété et si c'était le Covid-19 ? ; je lui ai fait remarquer que le nombre de cas était encore extrêmement faible rapporté à la population française, et que même s'il est largement sous-estimé et qu'il faut multiplier encore par un facteur de croissance de l'exponentielle entre les premiers symptômes et le moment où un cas est recensé, ça n'apparaissait toujours vraiment pas probable, surtout que son rhume collait quand même très peu avec les symptômes de Covid-19 (pas de fièvre, pas de fatigue, pas de maux de tête) et quand même bien avec un rhume classique (nez qui coule, toux plutôt grasse). J'ai fini par le convaincre. Mais entre temps nous avons demandé à un certain nombre d'amis s'ils n'avaient pas eu des symptômes particuliers ces derniers temps…

…et le nombre de réponses a été hallucinant. Plein de gens, mais vraiment plein (peut-être 20% d'un échantillon aléatoire, même si c'est vraiment difficile de compter parce qu'on obtient plus facilement des réponses positives que négatives), et, ce qui est important, des gens indépendants (par exemple des connaissances par un forum informatique qui ne se voient que rarement en vrai et n'ont pas de raison d'être des contaminations croisées) m'ont signalé avoir eu des symptômes grippaux très modérés, souvent juste un ou deux jours, ces derniers temps. Qui une toute petite poussée de fièvre, qui une toux sèche inhabituelle, qui une grande fatigue un jour, et ainsi de suite. Des symptômes qui sont assez inhabituels pour qu'on se dise tiens, c'est bizarre, mais pas assez importants pour qu'on consulte, et puis ils passent, et on n'y pense plus jusqu'à ce que je pose la question. Certains ont eu des cas plus sérieux : un ami qui fait de l'anosmie complète, un autre qui a eu une grosse fièvre avec une grande fatigue et difficulté à se concentrer pendant plusieurs jours. Sur Twitter aussi, je vois plein de gens dire des choses comme ah, j'ai de la fièvre… bon, espérons que ce n'est qu'une grippe. Faut-il vraiment espérer que ce ne soit qu'une grippe ?

Moi-même, hier, j'ai eu une forme de toux sèche, légère mais très inhabituelle (ni la toux grasse que j'ai en fin de rhume, ni la toux sèche qui lui succède ensuite quand je sens bien que j'ai la gorge iritée, mais l'impression déplaisante d'avoir quelque chose à sortir qui ne vient vraiment pas). Puis cette impression est passée, je me suis dit que c'était probablement la poussière de l'appartement où je n'ai pas l'habitude de rester confiné, ou simplement l'effet nocebo dû au stress, et je n'y ai plus repensé, sauf qu'un peu avant 20h j'ai eu un énorme coup de fatigue, avec une grande difficulté à me concentrer sur quoi que ce soit. Je ne sais pas quoi en penser. (Je note qu'en ce qui me concerne, je suis vacciné contre la grippe.)

Bon, tout ça c'est de l'anecdotique, même si c'est de l'anecdotique qui commence à devenir frappant quand mon poussinet et moi avons vu s'accumuler les réponses d'amis et collègues qui nous disaient avoir fait une grippounette.

Mais alors regardons des données moins anecdotiques. Plein de pays ont des réseaux de surveillance de la grippe qui enregistrent le nombre de consultations de médecins pour syndromes grippaux (ILI : Influenza-Like Infection). Et là on constate que, au moins en France, en Suisse, en Belgique, à New York (cf. les graphes de ce fil Twitter), alors que l'épidémie de grippe était en phase de recul, il y a ces derniers jours une nette recrudescence de consultations pour syndromes grippaux, comme si un nouveau pic de grippe arrivait. Or la grippe saisonnière ne fait jamais deux pics : elle vient, elle culmine, elle repart. (Une épidémie peut faire plusieurs pics si, par exemple, les gens prennent peur et s'isolent, avant qu'assez d'immunité se soit installée dans le pays, puis ressortent quand ils ont l'impression que le danger est passé. Mais ceci n'est pas du tout le cas pour la grippe. Au contraire, les mesures anxiogènes autour de Covid-19 devraient plutôt avoir un effet accélérant la fin de l'épidémie de grippe.) Si ce n'est pas la grippe, quel autre virus pourrait être responsable de nouveaux cas de grippe un peu partout ?

Non, en fait, ce n'est pas si simple : il y a une autre explication naturelle, c'est que les gens s'inquiètent plus et se surveillent plus, donc remarquent des symptômes qui en temps normal ne l'auraient pas été, ou encore qu'ils font une forme d'hypocondrie. J'ai du mal à croire que ça puisse être d'une telle ampleur (mes amis me décrivent des symptômes légers mais inhabituels d'après eux ; et ceux qui vont consulter un médecin ont probablement des symptômes un peu plus que complètement anecdotiques).

Cette prépublication (par Pierre-Yves Boëlle, du réseau Sentinelles de surveillance de la grippe en France) rapporte une corrélation significative, à travers les régions françaises, entre l'excès à la normale du nombre de consultation pour syndromes grippaux et le nombre de cas de Covid-19 rapportés dans la région, ainsi qu'une croissance de ceux-ci dans le temps ayant une pente logarithmique compatible avec la progression de l'épidémie de Covid-19. Il semble assez peu vraisemblable qu'un effet purement psychologique se comporte de cette manière (même si tout cela est très difficile à quantifier). Le texte signale que le réseau Sentinelles a eu des tests positifs au Covid-19 parmi les échantillons prélevés aléatoirement pour analyse de différents virus (il ne donne malheureusement pas le nombre, qui n'est probablement pas assez significatif pour qu'on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit à part « il y a des cas »).

Bref, tout ça n'est pas une preuve absolue, mais il y a des indices qui commencent à devenir très forts que beaucoup de syndromes grippaux bénins sont en fait des cas de Covid-19.

En quoi est-ce que ça remet en cause beaucoup de chose qu'on croyait ? Cela suggère un ordre de grandeur vraiment différent du nombre de cas. L'article de Boëlle estime à 84 par 100 000 habitants l'excès du nombre de consultations pour syndromes grippaux, en semaine 2020-W10, sur l'ensemble de la France, c'est-à-dire 59 000 consultations supplémentaires sur cette semaine, alors que les cas nouveaux de Covid-19 officiellement recensés sur cette semaine étaient de 1000 environ, qu'il faut probablement multiplier par un facteur 2 ou 3 avant de comparer, pour tenir compte du fait qu'il y a quelques jours (pendant lesquels la croissance exponentielle continue…) entre le moment où un cas est au niveau qui amène la personne à consulter et le moment où il est au niveau qui l'amène éventuellement à l'hôpital et où on ferait un test. Je me doutais bien que la grande majorité des infections n'étaient pas testées (j'utilisais l'ordre de grandeur de ×10 tiré du recollement d'estimations très grossières), mais là on est vraiment au-delà de ce que je pensais. Ou pour le dire autrement, comme il semble que la mort se produise généralement autour d'une semaine après les premiers symptômes, sur ces 59 000 consultations supplémentaires suspectes en 2020-W10, seules 100 sont mortes de Covid-19 en 2020-W11, ce qui fait une létalité autour de 0.2% parmi les cas suffisamment graves pour justifier une consultation chez un médecin, dont on peut eux-mêmes penser qu'ils sont encore loin de représenter l'ensemble des infections (la plupart des amis que j'ai évoqués plus haut ne sont pas allés voir un médecin ! évidemment, rien ne dit qu'ils avaient Covid-19, et évidemment ils ont tendance à être plus jeunes que la médiane, mais c'est une idée à garder à l'esprit).

En quoi serait-ce une bonne nouvelle ? En ce que cela suggère que la létalité aurait été fortement surestimée. Il faut se dire qu'on a affaire à un iceberg (qui grossit !) : on n'en voit que la partie émergée (les morts, les cas de détresse respiratoire aiguë, et d'autres cas assez graves pour être traités par les services d'urgence et faire l'objet d'un test qui sera comptabilisé dans les statistiques s'il est positif). Mais on ignore la taille de la partie submergée (les cas qui se présentent comme une grippe banale, voire une grippounette, peut-être même une absence totale de symptômes). Si on ne regarde que la partie émergée, l'iceberg est très inquiétant, parce qu'il va grossir jusqu'à des proportions démesurées. Mais si la partie submergée est assez grosse, c'est que nous sommes bien plus avancés qu'on le pensait dans l'infection, et le seuil d'immunité n'est plus forcément si loin. I.e., l'aplatissement de la courbe nécessaire pour traverser l'épidémie ne semble plus aussi invraisemblablement inatteignable.

Le nombre de décès et de cas graves est évidemment ce qu'il est. Le débordement des services d'urgences où il a lieu est un fait incontestable et qui appelle au minimum à ce qu'on ralentisse fortement l'épidémie, mais la différence est que cette situation représenteraient une épidémie déjà bien avancée et pas le tout début du bout de son nez. Ce serait incontestablement une bonne nouvelle.

Pour dire les choses autrement, si on suppose que chez 90% de la population (chiffre complètement pifométrique) l'infection au Covid-19 ne produit que des symptômes tellement modérés que personne ne se rend compte de rien, et peut-être que ces personnes ne sont que très faiblement infectieuses, et que leur charge virale reste trop faible pour que les tests soient fiables auprès d'eux, cela ne changera pas beaucoup la dynamique connue de l'épidémie jusqu'à présent, sauf que c'est comme si la population à infectée était dix fois plus faible, et avec elle le nombre de morts à prévoir.

Si tout ça est juste, il me semble clair que la stratégie d'« aplatir la courbe » (celle que j'appelais ②), et pas celle de chercher à arrêter à tout prix l'épidémie (celle que j'appelais ①), est la bonne. On a toujours un choix[#] entre Charybde et Scylla, mais Scylla est moins horrible que ce qui était initialement prévu. Bien sûr, pour l'instant, on navigue à vue et il est trop tôt pour essayer de savoir de combien.

[#] Enfin, à supposer qu'on ait un choix, parce qu'il n'est pas clair que le niveau maximal de confinement acceptable pour la population soit suffisant pour ramener le nombre de reproduction en-dessous de 1… Quand je regarde les données pour le village italien de Lodi, qui est confiné depuis le 2020-02-23, j'ai l'impression qu'on tourne autour de 1 (ces chiffres sont malheureusement très difficiles à lire parce qu'il ne semble pas que le nombre de cas actifs soit publié, seulement le nombre de cas cumulé).

Quelques remarques, cependant. Le nombre de cas ne peut pas avoir été trop lourdement sous-estimé : la Corée du Sud contrôle son épidémie par une campagne de tests massifs : s'il y avait trop de cas presque asymptomatiques mais testant positifs, ça se refléterait sur leur taux de létalité qui n'est pas si bas que ça ; et s'il y avait trop de cas presque asymptomatiques testant négatifs, leur stratégie pour retrouver les contaminations ne marcherait pas, sauf si ces personnes ne sont pas du tout contagieuses : c'est pour ça que l'hypothèse à avancer est que ces cas en questions sont presque asymptomatiques, sont généralement négatifs aux tests, et sont peu contagieux. Cette hypothèse pose toujours un problème, qui est qu'il y a eu des événements de contamination de groupe où un grand nombre de personnes ont été contaminées parmi la population présente, ce qui laisse penser que le taux d'asymptotiques ne peut pas être trop bas. Mais l'hypothèse a été avancée (voir par exemple ici) que toutes les contaminations ne se valent pas : la gravité pourrait dépendre du nombre de contacts, des doses infectantes, et/ou de la voie d'infection : ceci expliquerait que les événements supercontaminateurs ne représenteraient pas des statistiques habituelles.

L'autre point crucial à souligner, c'est que tout ce que j'ai dit n'est une bonne nouvelle que si les contaminations presque asymptomatiques sont néanmoins assez pour conférer une immunité. Là je ne suis pas du tout qualifié pour m'exprimer, mais cette analyse semble suggérer qu'on peut être prudemment optimiste à ce sujet.

Et bien sûr, il faut garder à l'esprit dans tout ça qu'un facteur énorme à prendre en compte, c'est combien les personnes âgées sont touchées par l'épidémie. Voir cet excellent article qui analyse le cas de l'Italie par rapport à la Corée (la plus grosse différence dans le taux de létalité semble venir du nombre de personnes âgées infectées). Si on veut utiliser comme stratégie d'aplatir la courbe, il faut aussi prendre garder à protéger plus soigneusement les personnes âgées que les jeunes.

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(mardi)

Bon, quelle sera la stratégie suivie en France et en Europe ? Et comment va se dérouler la suite ?

Je suis tombé sur cette modélisation effectuée par la Imperial College Covid-19 Response Team et publiée hier teste l'effet de différentes mesures sociales sur l'épidémie de Covid-19 au Royaume-Uni. Il semble qu'une étude du même genre a été fournie à la France mais pas rendue publique.

Le fait qu'ils évoquent 500 000 morts au Royaume-Uni si on ne fait rien risque de faire beaucoup parler. Je pense pour ma part que cette chiffre est exagérément pessimiste : le taux d'attaque final qu'ils prédisent, à savoir 81% de la population en tablant pour un nombre de reproduction R₀=2.4, est très proche de la valeur calculée par SIR, ce qui me suggère qu'il s'agit probablement d'un modèle de ce type, avec des raffinements pour la catégorisation par âge mais pas de vraie structure de graphe social (dont les effets atténueraient beaucoup le taux d'attaque final comme je l'ai déjà expliqué). Je pense en fait que le but des auteurs n'était pas de prédire le taux d'attaque mais simplement de montrer l'effet relatif sur celui-ci de différentes mesures de distanciation et isolation, dont on peut penser que ça ne dépend pas trop de la structure sociale complexe. Donc je pense qu'il ne faut pas tabler sur 81% de contaminés et 500 000 morts au Royaume-Uni même si on ne fait absolument rien, mais ça donne une idée de l'ampleur du problème.

Cependant, ce qui m'intéresse surtout est qu'ils confirment, presque exactement comme je l'expliquais, ce que je dis depuis longtemps, à savoir l'existence d'une dichotomie importante entre les pistes ① et ②, qu'ils formulent de la manière suivante (dans le même ordre que moi) :

Whilst our understanding of infectious diseases and their prevention is now very different compared to in 1918, most of the countries across the world face the same challenge today with COVID-19, a virus with comparable lethality to H1N1 influenza in 1918. Two fundamental strategies are possible2:

(a) Suppression. Here the aim is to reduce the reproduction number (the average number of secondary cases each case generates), R, to below 1 and hence to reduce case numbers to low levels or (as for SARS or Ebola) eliminate human-to-human transmission. The main challenge of this approach is that NPIs [Non-Pharmaceutical Interventions] (and drugs, if available) need to be maintained – at least intermittently - for as long as the virus is circulating in the human population, or until a vaccine becomes available. In the case of COVID-19, it will be at least a 12-18 months before a vaccine is available3. Furthermore, there is no guarantee that initial vaccines will have high efficacy.

(b) Mitigation. Here the aim is to use NPIs (and vaccines or drugs, if available) not to interrupt transmission completely, but to reduce the health impact of an epidemic, akin to the strategy adopted by some US cities in 1918, and by the world more generally in the 1957, 1968 and 2009 influenza pandemics. In the 2009 pandemic, for instance, early supplies of vaccine were targeted at individuals with pre-existing medical conditions which put them at risk of more severe disease4. In this scenario, population immunity builds up through the epidemic, leading to an eventual rapid decline in case numbers and transmission dropping to low levels.

The strategies differ in whether they aim to reduce the reproduction number, R, to below 1 (suppression) – and thus cause case numbers to decline – or to merely slow spread by reducing R, but not to below 1.

In this report, we consider the feasibility and implications of both strategies for COVID-19, looking at a range of NPI measures. It is important to note at the outset that given SARS-CoV-2 is a newly emergent virus, much remains to be understood about its transmission. In addition, the impact of many of the NPIs detailed here depends critically on how people respond to their introduction, which is highly likely to vary between countries and even communities. Last, it is highly likely that there would be significant spontaneous changes in population behaviour even in the absence of government-mandated interventions.

We do not consider the ethical or economic implications of either strategy here, except to note that there is no easy policy decision to be made. Suppression, while successful to date in China and South Korea, carries with it enormous social and economic costs which may themselves have significant impact on health and well-being in the short and longer-term. Mitigation will never be able to completely protect those at risk from severe disease or death and the resulting mortality may therefore still be high. Instead we focus on feasibility, with a specific focus on what the likely healthcare system impact of the two approaches would be. We present results for Great Britain (GB) and the United States (US), but they are equally applicable to most high-income countries.

Il est donc clair que les gouvernements français et britannique ont reçu le message que ces deux stratégies existent, Charybde et Scylla. Le document discute (c'est son but principal) quelques manières de rendre ② un peu moins horrible (et montre qu'on peut réduire le nombre de morts d'un facteur 2 et le nombre de lits de réanimation d'un facteur 3 environ en réduisant le taux d'attaque — qui restera largement au-dessus du seuil de l'immunité grégaire), confirme que ① est complètement instable (dans leur analyse, si on confine toute la population du Royaume-Uni pendant cinq mois, l'épidémie disparaît, et à peine un mois plus tard elle est de nouveau là), et évoque quelques façons de rendre ① plus subtil, comme celle où les mesures de confinement sont déclenchées automatiquement dès que le seuil d'occupation des lits d'hôpital dépasse un certain niveau, mais bon, il est clair que cela implique de passer quand même environ deux tiers des mois en confinement jusqu'à la découverte d'un hypothétique vaccin. Bref, sous n'importe quelle forme le dilemme reste atroce (j'ai évoqué des thèmes et variations hier en cherchant ce que je trouvais de moins noir).

Je reste persuadé que cette étude est pessimiste : on doit pouvoir atteindre un taux d'attaque encore plus bas que le 40% qu'ils estiment sous les meilleures méthodes d'aplatissement de la courbe si on tient compte des effets de structuration sociale (encore une fois, les effets qui ont fait que je ne sais combien d'hommes politiques ont été infectés en premier : ils sont hautement connectés, donc les retirer du graphe a un vite impact très fort) : c'est peut-être de la méthode Coué, mais je crois assez fort au 20% que me souffle mon intuition. Ils sont aussi possiblement pessimistes sur le nombre de cas asymptomatiques ou bénins : d'après un article paru hier dans Science (Substantial undocumented infection facilitates the rapid dissemination of novel coronavirus (SARS-CoV2)), seulement 14% des infections de l'épidémie initiale du Húběi auraient été recensés (parmi lesquels 14% et 5% étaient classés comme sérieux ou critiques d'après l'article The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of [Covid-19] (CDC Weekly), tableau 1 page 4) ce qui suggère que peut-être seulement 2% (resp. 1%) de toutes les infections nécessitent une hospitalisation, respectivement un passage en réanimation alors qu'ils se basent sur 4.4% environ. Troisième source de pessimisme, ou plutôt, présentation pessimiste : ils ne tiennent pas compte de la possibilité tout de même énorme de créer de nouveaux lits d'hôpital par réaffection, ou plus exactement, ils comparent juste leurs courbes au nombre de lits disponibles actuellement (même pas le nombre de lits total, alors comme les lits sont pleins à environ 90%, évidemment, ça paraît vite énorme). Dernier point : comme ils sont épidémiologues et pas sociologues, ils ne peuvent pas s'exprimer sur la chance que l'épidémie et la peur qui va avec conduise la population à durablement voire définitivement changer certaines habitudes (serrage de mains, attention portée à l'hygiène) qui modifierait le nombre de reproduction.

Bref, je les crois pessimistes (et pourtant je ne vois pas les choses en rose). Mais qui sait si le conseil scientifique réuni par le gouvernement français aura la même analyse ?

Et surtout que décideront Emmanuel Macron et les autres gouvernements européens quand on leur aura expliqué qu'ils ont le choix entre la mort de centaines de milliers de personnes (avec une part énorme de personnes âgées) et un confinement dont on ne voit aucune issue ? Voilà la question dont dépend notre sort à tous (au moins en Europe : aux États-Unis, ça va être chacun pour soi).

Je ne pense pas qu'on puisse imaginer une seconde que la France se laisse confiner indéfiniment comme la Chine, ni qu'Emmanuel Macron (ou Angela Merkel, ou Boris Johnson, etc.) ait l'idée de tuer ainsi complètement ce qui reste de l'économie. Ni même confiner régulièrement deux mois sur trois comme le papier le suggère. Je ne les vois pas non plus accepter trop facilement de laisser mourir des centaines de milliers de morts ou qu'on puisse les accuser de ne rien avoir fait. Le confinement était donc logique. Mais la question est celle de savoir ce qui se passe ensuite.

Pendant dix à quinze jours, il est évident que le nombre de cas officiels ne va faire qu'augmenter, exponentiellement, à un rythme à peu près constant (en exp(0.21·t), c'est-à-dire +24% par jour, ou encore un doublement tous les 3.2 jours, un décuplement tous les 10.8 jours), car je rappelle que l'effet d'une mesure prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au jour J+12 environ. Le confinement total de l'Italie ne pourra donc se voir sur les chiffres officiels qu'autour de samedi, et celui de la France qu'autour de samedi 28 : à ce moment-là, dans les chiffres officiels, la France aura 85 000 cas recensés environ, mais ce chiffre-là est prévisible ; il est aussi évident que la pente logarithmique va baisser quand apparaîtra l'effet de la nouvelle mesure, mais toute la question est : à quel point ? Si le rythme des contaminations passe au-dessous de celui des guérisons (ce qui demande de passer de 0.21 à 0.06 environ), le nombre de cas ouverts va décroître et l'épidémie se résorber ; sinon, elle continuera à croître, juste un peu moins vite.

À Wǔhàn, l'épidémie s'est résorbée, mais au prix d'un confinement vraiment draconien. Je ne sais pas si celui à l'italienne ou à la française peut suffire. Je suppose que l'idée de commencer par 15 jours était de se donner le temps de réfléchir. Peut-être aussi de frapper l'opinion publique avec la gravité de la crise. Et peut-être surtout d'avoir cette information de l'effet d'une telle mesure de confinement sur le nombre de reproduction.

Maintenant, je pense qu'il va se passer la chose suivante, en continuant à essayer d'être optimiste comme je peux, mais sans invoquer non plus de miracle :

(Scénario I.) Au bout de 15 (ou peut-être 30) jours de confinement de tous les Français, le nombre de cas ouverts étant à peu près en stagnation (ou en légère recrue), Emmanuel Macron fera une allocution solennelle expliquant qu'il lève le côté impératif et contraignant des mesures, parce qu'on ne peut pas empêcher indéfiniment les gens de vivre et que l'État ne peut pas être derrière chacun, mais qu'il appelle à la responsabilité de tous pour continuer à prendre le même soin de rester autant que possible chez eux, s'abstenir des contacts physiques et de respecter les gestes barrière, à ne voir leurs amis qu'avec la plus grande parcimonie et à éviter tout contact avec les personnes âgées. (Les écoles resteront fermées pour un moment, ainsi que beaucoup de lieux publics, mais les restaurants et cafés auront le droit d'ouvrir à condition de respecter des règles extrêmement restrictives sur la séparation des convives et le lavage de la vaisselle.) Cela ne suffira pas, évidemment, mais cela ralentira au moins pas mal la courbe des contaminations : pas seulement sous l'effet de la responsabilisation, mais aussi sous celui de la peur (et aussi du fait que les moins prudents auront été infectés en premier et seront devenus immuns). L'épidémie va donc progresser à un rythme nettement ralenti mais néanmoins positif. Pendant le confinement (ou plutôt pendant les 12 jours qui vont suivre), le système de santé aura eu le temps de parer au plus pressé (monter des hôpitaux de campagne dans des hôtels et des stades), mais surtout les médecins malades auront eu le temps d'acquérir l'immunité, et peut-être qu'on aura pu improviser des lits et des respirateurs. Grâce à la diminution de la vitesse de reproduction, le pic épidémiologique sera à la fois aplati et étendu dans le temps (durant en gros six mois au lieu de trois et infectant peut-être seulement 15% de la population, causant seulement 50 000 morts). Au bout d'un moment, ce pic premier étant passé, les mauvaises habitudes reviendront (et on aura rouvert les écoles), et il y aura un deuxième pic, qui sera cependant plus plat parce que beaucoup de gens auront déjà l'immunité (pas assez pour qu'il y ait immunité grégaire, mais assez pour ralentir nettement), et on sera mieux préparés. Enfin, on mettra au point un vaccin pour protéger les personnes âgées qui auront eu la force de rester enfermées chez elles pendant des mois. (Bonus : on entre dans une ère où l'hôpital public, et les services publics en général, sont massivement revalorisés, et Donald Trump n'est pas réélu président des États-Unis soit parce qu'il est devenu massivement impopulaire à cause des morts incroyablement nombreux suite à on inaction, soit simplement parce qu'il est décédé du Covid-19.)

Voilà à peu près ce que je peux offrir de plus optimiste en restant vaguement réaliste à la fois sur l'épidémiologie, la sociologie des Français et la psychologie du président. Si vous avez mieux, je suis toujours preneur. (Pour du très pessimiste, c'est trop facile : il suffit d'imaginer que l'immunité ne dure qu'un mois et le vaccin impossible, et que le syndrome interstitiel provoqué par le virus devienne de plus en plus probable à chaque infection, et vous avez la recette parfaite de la fin du monde.)

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(lundi)

Essayons d'imaginer quelques scénarios avec au moins une lueur d'espoir

Comme je l'écrivais dans l'entrée précédente, je suis complètement paniqué par la pandémie de Covid-19, et réfléchir sur le sujet me fait sans doute du mal. Je vais essayer d'imaginer quelques scénarios possibles en m'efforçant de ne pas pencher vers l'apocalypse : supposons que les choses ne se passent pas trop mal, comment cela est-il possible ?

L'état actuel des choses en France est que le gouvernement a ordonné la fermeture de tous les commerces « non-essentiels » (apparemment, « essentiel » signifie : magasins d'alimentation, pharmacies, stations essence, banques, bureaux de tabac et de presse ; et apparemment aussi, magasins de bricolages, ce qui me soulage un peu parce que j'avais peur qu'ils soient oubliés de la liste).

Il y a une chose dont il faut bien se rendre compte (c'est un point très important, expliqué sur cet article qui a beaucoup circulé, mais je n'aime pas trop cet article pour d'autres raisons), c'est que l'effet d'une mesure prise au jour J ne se verra, sur les chiffres officiels du nombre de malades, qu'au jour J+12 environ, parce que les infections contractées le jour J montrent leurs premiers symptômes typiquement vers J+3 et envoient les gens à l'hôpital, si c'est le cas, vers J+12 (tout ceci est très approximatif, mais c'est l'idée). Depuis aujourd'hui, la pente logarithmique du nombre de personnes infectieuses a donc forcément dû baisser, celle du nombre de symptomatiques baissera dans environ trois jours, mais on ne le saura toujours pas, et celle du nombre de personnes arrivant à l'hôpital baissera dans environ 12 jours. Et la question super importante, c'est : de combien ? Et y a-t-il moyen de le savoir à l'avance ? J'imagine que les gens qui conseillent le gouvernement cherchent tous les moyens d'y arriver, et j'espère qu'ils le pourront. (La piste la plus prometteuse me semble être de demander aux généralistes de faire des tests aléatoires sur les cas de syndromes grippaux, ou au moins de rapporter ces nombres, sachant qu'ils verront généralement ces malades avant leur passage à l'hôpital. Le rapport du nombre est fait, j'en suis sûr ; les tests aléatoires, je ne sais pas, mais j'espère.)

On entre ensuite dans des scénarios très différents selon que le nombre de nouveaux cas, dans une douzaine de jours, va commencer à baisser, continuer à augmenter mais plus lentement, ou rester à peu près constant (ce qui est probablement le scénario le plus souhaitable). Et bien sûr, la question est de savoir ce que le gouvernement va viser (essayer absolument d'obtenir la décroissance, accepter une explosion juste un peu ralentie, ou tenter de viser le point magique où les nouveaux cas stationnent).

Une chose qui m'a redonné un peu le moral, c'est d'apprendre qu'en 1956–1958 l'épidémie de « grippe asiatique » (de type A-H2N2) a par beaucoup de points ressemblé à la pandémie actuelle : avec une létalité autour de 1% en France (par pneumonie virale plus que par complications bactériennes), elle a causé autour de 100 000 morts [mise au point () : en fait, ce chiffre semble contesté, et la source n'est pas claire : écouter ce podcast de CheckNews pour Libération pour des précisions, qui affirme que c'était plutôt ≤25 000], soit environ 0.2% de la population, chiffres qui ne sont pas trop loin de mes estimations raisonnablement optimistes pour Covid-19 ; et je suppose que beaucoup de ces gens passaient par les hôpitaux, qui ont été complètement débordés. Le pays a donc déjà vécu ça, et ne s'en souvient pas si bien (je connaissais l'épidémie, mais pas son taux de létalité). Mais à l'époque, il ne semble pas que des mesures de confinement aient été prises.

Je vois de plus en plus les mesures de confinement extrêmes visant ce que j'avais appeler la stratégie ①, c'est-à-dire, comme en Chine, arrêter à tout prix l'épidémie, comme une réaction d'orgueil contre la nature : c'est dire nous allons arrêter la tempête, coûte que coûte ! ; mais le fléau exige son tribut en vies humaines : il exige ses 30%, peut-être 20%, peut-être 50% (je ne crois pas du tout au 70%) de la population de contaminés. Il ne se laissera pas si facilement tricher de son dû. On peut négocier sur qui, sur comment et sur quand, mais on ne peut pas négocier sur le nombre, sauf à trouver un vaccin, lequel ne viendra jamais à temps. Nous devons tous nous préparer à perdre des proches. Nous devons comprendre qu'il est vain de s'imaginer que la médecine moderne puisse sauver des vies à une telle échelle : nous devons considérer que nos moyens médicaux sont à peine meilleurs qu'en 1957 ou même 1918, parce que les appareils magiques qui sauvent bien plus de vies ne sont disponibles qu'en toute petite quantité.

Les rumeurs selon lesquelles le gouvernement français pourrait décréter, demain, un confinement total de la population, me glacent le sang. D'abord parce que je crois que ce serait une très lourde erreur (on ne pourra jamais sortir du confinement sans que l'épidémie reparte, et on n'aura rien gagné sauf lourdement traumatiser les personnes confinées), et parce que l'effet sur mon moral sera encore plus grave, moi qui ai sans arrêt besoin de soleil et qui attendais ce printemps avec tant d'espoir après un hiver interminablement gris et pluvieux. Mais j'ai promis de chercher les scénarios avec une lueur d'espoir.

Inspiré par le commentaire de Cigaes dans l'entrée précédente, je cherche à élargir mes idées au-delà des pistes ① et ② que j'avais évoquées.

Scénario A. Le gouvernement prend rapidement des mesures de confinement très fortes, mais elles ne sont que temporaires, pas destinées à arrêter complètement l'épidémie mais à gagner du temps dans le but de rassembler les forces et donner tous les moyens supplémentaires possibles aux équipes médicales : réquisition de tout ce qui peut servir d'hôpital et de lits pour ces hôpitaux, moyens extraordinaires pour fabriquer à une vitesse incroyable des masques et bouteilles à oxygène, des ventilateurs bird, peut-être aussi des appareils à oxygénation par membrane extra-corporelle, pour en bricoler avec des bouts de ficelle ou pour en récupérer partout où on peut (y compris jusqu'à ceux prévus à usage vétérinaire) ; parallèlement, pour ce qui est du personnel, on forme en extrême urgence tous les médecins du pays, les étudiants en médecine, les infirmiers, et peut-être même jusqu'aux dentistes, pharmaciens et vétérinaires (pour gérer les cas les plus simples) à ce qu'il faut savoir pour traiter au mieux les cas modérés et laisser les plus graves aux plus spécialistes. On arrive ainsi à garder un taux de létalité pas beaucoup plus grand que 1% même avec un nombre gigantesque de malades en même temps. On relâche les mesures de confinement, l'épidémie repart, elle ne touche au final que 15%, et on s'en tire avec seulement 0.15% de morts. L'économie et la société sont très très durement secouées, mais finissent par s'en remettre.

Scénario B. On ne prend que des mesures de confinement modérées, pour ralentir l'épidémie sans pour autant chercher à la limiter. Néanmoins, les gens finissent par prendre peur et se confinent eux-mêmes dans une certaine mesure, et de plus, ils adoptent durablement une meilleure hygiène : ceci diminue le nombre de reproduction. De cette manière, seulement 10% de la population est touchée. Le système de soins est totalement submergé, on doit décider qui vit et qui meurt, le taux de létalité tourne autour de 3%, mais on (la société) finit par accepter que c'est un pêché d'orgueil que d'espérer sauver tout le monde. L'épidémie tue 0.3% de la population. Elle revient peut-être en une seconde vague parce que les changements des habitudes ne sont que temporaires, mais cette fois-là on est mieux préparés, on a peut-être un vaccin, ou peut-être effectué les préparations évoqués au scénario A. L'économie et la société s'en remettent. C'est le scénario le plus probable pour un retour à la « normale » assez rapide.

Scénario C₁. Le gouvernement prend des mesures de confinement sévères, l'épidémie régresse, mais la population se révolte et finit par décider qu'emprisonner tout le monde chez soi est pire que de voir mourir peut-être 1% de la population. On est ramené à un des scénarios précédents.

Scénario C₂. Le gouvernement prend des mesures de confinement sévères, l'épidémie finit par disparaître, il lève des mesures, l'épidémie repart immédiatement à partir de cas importés ou mal détectés, et la population finit par comprendre le dilemme et la suite est comme en C₁.

Scénario D. Le gouvernement commence par prendre des mesures de confinement sévères jusqu'à ce que l'épidémie disparaisse presque complètement, puis les relâche progressivement, deux semaines par deux semaines, en ayant les yeux rivés sur la vitesse à laquelle les nouveaux cas se multiplient. On finit par atteindre le niveau de confinement un peu réduit qui donne un nombre de reproduction du virus presque exactement égal à 1. La société doit s'habiter à vivre sans écoles, sans restaurants, sans musées, sans aucun lieu public, et à ce que tous les rassemblements soient interdits et que des policiers surveillent régulièrement le respect des distances de sécurité dans les rues et autres espaces publics, mais il n'est pas totalement interdit de sortir de chez soi (il y a peut-être des horaires ou des jours à respecter). Les transports en commun sont autorisés uniquement à condition du port d'une combinaison de protection, ou au minimum, d'un masque approprié, pour tous les usagers. L'économie s'effondre complètement mais finit par se retructurer autour d'autres pôles (encore plus d'importance étant donnée aux communications et au virtuel). Le nombre de morts de l'épidémie est extrêmement faible. On tombe dans un monde dystopien, mais on apprend à l'accepter et à vivre avec, et c'était le prix à payer pour sauver tous ces gens. (C'est le plus optimiste que j'arrive à trouver pour la piste ①. C'est la voie que semblent prendre la Chine, la Corée et d'autres.)

Scénario E. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit peu réduit, mais seulement le temps de développer un vaccin (mais du coup, il n'y a pas de restructuration de l'économie, ni d'acceptation de la nouvelle normalité, seulement un très très long moment à passer dans une société dystopienne).

Scénario F. Un peu comme le scénario D, i.e., confinement un petit peu réduit, mais à la différence que le nombre de reproduction est maintenu aussi proche que possible de 1 avec juste assez de malades à tout moment pour que le système de santé puisse les encaisser ; au bout d'assez longtemps, soit on a atteint un niveau d'immunité permettant de lever le confinement (progressivement), soit on trouve un vaccin et alors on retombe sur le scénario E.

Scénario G (ajout  : suggéré par « @/2 » en commentaire, un peu modifié/précisé par mes soins). Mesures de confinement énergiques donnant un pic épidémique à environ 1% de la population, ce qui produit une immunité grégaire dans certaines régions mais pas sur l'ensemble du territoire. Une fois l'épidémie disparue du pays (qui devra garder ses frontières extrêmement surveillées avec les voisins qui ne sont pas dans la même situation), on peut relâcher le confinement en étant prêts à faire du confinement local extrêmement agressif et du traçage de contacts à la moindre apparition d'un nouveau cas. La société apprend à vivre avec des bouclages réguliers de villes ou régions entières à cause de la détection d'un cas de Covid-19.

Scénario H (ajout  : suggéré par « jean » en commentaire, reformulé par mes soins). Comme le scénario G, mais en utilisant des tests extrêmement massifs en plus du traçage de contacts, comme solution temporaire en jusqu'au développement d'un vaccin, si on y arrive.

Voilà à peu près le tour de mes idées un tout petit peu optimistes. Si vous en avez d'autres, vous pouvez les poster en commentaire, ou écrire quel scénario vous paraît le plus désirable, d'une part, et le plus probable, d'autre part. (J'ai tendance à dire que A ou B est le plus désirable et que C₂ est le plus probable)

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(samedi)

Je choisis Scylla, et je suis complètement terrifié

Je suis complètement terrifié. Je fonds en larmes régulièrement, je ne dors quasiment plus, ma digestion est complètement déréglée, et cela empire de jour en jour (même s'il y a des hauts et des bas : un moment j'arrive à lâcher prise, le moment suivant je repense à ce qui va arriver et l'angoisse me glace). Le poussinet et moi nous communiquons mutuellement notre peur et même l'amplifions parfois dans nos tentatives pour chercher du réconfort l'un auprès de l'autre en parlant de ce qui va arriver. Je n'ose pas trop aller vers mes autres amis pour ne pas déverser ma propre angoisse sur celle qu'ils peuvent déjà avoir (ou, s'ils ont la chance de ne pas en avoir, leur transmettre la mienne).

J'essaie de m'accrocher aux branches : je pense que la société ne va probablement pas s'effondrer (mais elle va être secouée comme elle ne l'a jamais été depuis la seconde guerre mondiale), et que je ne vais probablement pas mourir (en tout cas pas du virus, peut-être d'un paroxysme d'angoisse), mon poussinet non plus, et beaucoup de mes proches non plus. Donc ce n'est pas la fin du monde. Mais c'est indéniablement la pire crise de notre génération. Socialement, politiquement, psychologiquement, économiquement, il y aura un avant et un après Covid-19. Je ne sais pas ce qu'il restera des petits éléments confortables de ma vie quotidienne dans le monde d'après.

Est-ce que je peins le tableau trop noir ? Je ne sais pas. Peut-être que cette entrée de blog paraîtra grotesquement catastrophiste dans un an ou deux. Je prends sans hésiter le risque du ridicule, j'accueille même le ridicule à bras ouverts si les choses se déroulent moins mal que ce que je crains. Faites que je sois ridicule !, j'en serai tellement heureux. Faites que dans cinq ans je sois le premier à rire de mes prévisions d'apocalypse.

Écrire tout ceci me fait du mal, j'en suis conscient, donc je vais essayer que cette entrée-ci soit la dernière où je rumine sur le sujet. (Déjà j'ai hésité à commencer cet article de blog en me disant que je me faisais du mal au lieu de trouver la catharsis, et que je pouvais faire du mal à ceux qui me liraient.) Mais parler d'autre chose me semble tellement difficile, tellement futile, que je bloque complètement. Je vais peut-être mettre ce blog en pause, probablement me déconnecter de Twitter qui ne fait qu'alimenter ma terreur, je ne sais pas encore.

J'écrivais dans le billet précédent que je voyais deux pistes pour lutter contre une épidémie, un dilemme atroce entre deux options horribles, dilemme qui commence tout doucement à faire son chemin dans l'opinion, mais souvent en braquant le choix vers une seule de ces options présentée comme évidemment la bonne : or il n'y en a pas de bonne, les deux sont horribles, et la personne qui pense qu'on doit évidemment préférer celle-ci ou celle-là n'a (je pense) rien compris à la situation.

Les options sont : ① (contenir, qu'on pourrait aussi appeler le chêne), c'est-à-dire arrêter l'épidémie à tout prix, ou ② (gérer, le roseau), la ralentir mais en la laissant suivre son cours jusqu'à ce qu'elle s'arrête d'elle-même. Je renvoie à l'entrée précédente pour les explications plus détaillées notamment sur le concept d'immunité grégaire.

Les deux sont atroces. Gérer, cela signifie qu'une proportion significative de la population, peut-être 20% si on est optimiste (des gens disent 70% mais même moi qui panique je ne crois pas à ça comme je l'ai expliqué), sera infectée. Au bas mot 0.5% de ces gens mourront, c'est-à-dire 75 000 personnes en France. Mais en fait beaucoup plus, parce que ralentir cache une horrible vérité : si on ralentissait vraiment au point que le système de santé arrive à gérer sereinement les choses (comme le suggère le slogan Flatten The Curve), à supposer qu'on y arrive, cela prendrait de nombreuses années voire des décennies de blocage, et on retombe sur un autre nom pour l'autre solution, qui est de tout bloquer.

Contenir : tout bloquer, c'est-à-dire plus d'écoles, plus de transports en commun, plus de lieux de vie commune, plus de restaurants, cafés, cinémas, théâtres, plus aucune vie économique au-delà du minimum vital, comme en Italie en ce moment, et ce pendant un temps indéfini : jusqu'à trouver un vaccin, qu'on arrive à le produire et qu'on puisse le répandre au monde entier, au moins, ce dont on imagine difficilement que ça puisse prendre moins de deux ans, et peut-être indéfiniment parce que le vaccin n'est pas toujours techniquement possible. En attendant, vivre dans la terreur perpétuelle du fléau qui peut se faire réapparaître son affreux visage dès que le blocage est un peu desserré.

Gérer : ralentir certes un peu l'épidémie avec des fermetures partielles, mais en sachant que ça ne suffira jamais assez pour que le système de santé tienne le choc. Ce choc est tellement énorme qu'il est presque impossible à visualiser : si ~20% de la société doit être infectée, que 2.5% de ces infectés doivent passer en réanimation (j'estime à 50% les cas asymptomatiques, et je prends 5% des cas symptomatiques), cela fait 5000 personnes passant en réanimation pour chaque million d'habitant. Dans un pays raisonnablement bien équipé comme la France, il y a 75 lits de réanimation par million d'habitant : en réquisitionnant tout ce qui peut servir (salles de réveil, salles d'opération, vieux respirateurs ou appareils bricolés avec trois bouts de ficelle), on peut peut-être espérer passer à 150. Donc ~30 personnes à passer dans chaque lit+respirateur : s'il faut ne serait-ce qu'une semaine de réa par personne, ce qui semble très optimiste, cela fait 25 semaines : il faut lisser l'épidémie sur six mois, à supposer qu'on ait un contrôle si fin. Six mois encore pires que la crise actuelle en Italie, mais dans le pays tout entier — dans le monde entier. Ou bien trois mois d'une crise encore deux fois pire que ça, et seulement la moitié des malades trouveront un lit, les autres mourront sans soins, et les médecins devront choisir qui vit et qui meurt.

Ou bien sinon : le blocage complet qui ne pourra être levé qu'à la faveur de la découverte d'un vaccin providentiel.

Ces deux options sont glaçantes. Celui qui émet une préférence d'emblée, sans être horrifié par la monstruosité d'un tel choix, a complètement loupé le roman. (Encore une fois, je renvoie au billet précédent pour des explications plus précises sur pourquoi on doit faire ce choix.)

Je me suis torturé pour savoir laquelle me semblait la moins horrible, et je pense finalement que c'est de gérer (la ②). J'ajouterais la nuance : mobiliser absolument tous les moyens de l'État pour construire, fabriquer ou réquisitionner en un temps record, et peu importent les coûts, des hôpitaux préfabriqués, des lits de fortune (pour la France, il en faut des centaines de milliers), et des respirateurs de toute sorte (simples ventilateurs à oxygène en nombre énorme, des milliers voire dizaines de milliers de respirateurs avec intubation, et des centaines ou milliers d'appareils à oxygénation par membrane extra-corporelle). Et former absolument tous les personnels en rapport avec la médecine (au moins tous les médecins de toutes les spécialités, et tous les infirmiers) à l'utilisation de ces machines, pour que les anesthésistes-réanimateurs puissent se concentrer sur la supervision et la gestion des cas les plus complexes. Éventuellement appliquer la solution ① un mois ou deux le temps d'arriver à faire ça. Si tout ceci semble de l'ordre du ridiculement impossible (et je le pense), c'est dire l'ampleur de la montagne qu'il s'agit d'aplatir.

Sérieusement, il ne faut plus rêver aux 0.5% de taux de mortalité (1% des cas symptomatiques) : lorsque les hôpitaux seront débordés, cela sera plutôt 3% (soit 6% des cas symptomatiques). Donc, dans cette option, 3% de 20% de la population, mettons 0.5%, mourra — 350 000 personnes pour la France. Je sais que mes chiffres sont complètement sortis de mon chapeau (j'aurais pu dire le double), mais ils sont plausibles : ils donnent une idée des ordres de grandeur, ils permettent de se faire une idée de la catastrophe qui nous attend (et de nouveau, Angela Merkel s'est montrée encore plus pessimiste en évoquant 70%). Avec un pic à peut-être autour de 25 000 morts en une journée. Les mots manquent.

Je pense pourtant (et de nouveau c'est un choix atroce et ce n'est pas la peine de me rappeler à quel point il l'est) que c'est préférable à la fermeture des écoles et tous autres lieux de vie publique possiblement à perpétuité. Je pense que l'option ① maintenue trop longtemps n'aurait pas juste un coût économique et social tellement important qu'elle entraînerait indirectement la mort de plus d'individus encore, mais qu'elle conduirait à la transformation de la société en une dystopie post-apocalyptique, ou peut-être l'effondrement complet de toutes ses structures. C'est donc avec la plus grande horreur que, si j'étais chef d'État (et je n'ai jamais été aussi heureux de ne pas l'être), je choisirais l'option ②, gérer, avec la nuance que j'ai donnée ci-dessus qu'il faut quand même ralentir autant que possible même si ça ne suffira jamais, et chercher tous les moyens possibles pour augmenter les moyens qui seront toujours ridiculement insuffisants du système de soins.

Je crois comprendre qu'Emmanuel Macron a fait ce choix. Boris Johnson l'a fait de façon tout à fait claire, sa conférence de presse évoque explicitement l'immunité grégaire, et suggère une variante assez dure de l'option ②. Angela Merkel en évoquant le chiffre de 70% (pessimiste selon moi, je le répète) fait clairement référence à cette même option. Cela me fait le plus grand mal à écrire, mais je pense qu'ils ont raison (au moins sur l'idée générale). La Chine, mais même la Corée du Sud, sont dans l'impasse maintenant qu'elles ont choisi ①, et j'ai très peur de ce qui va leur arriver (même pour la Chine, ça peut être un instrument de contrôle entre les mains du pouvoir, mais ne plus pouvoir mettre les enfants à l'école est très très embêtant).

Mais ce dont j'ai encore plus peur, c'est du yoyo entre les choix. L'opinion publique a le plus grand mal à comprendre le dilemme : les gens disent regardez la Corée, l'épidémie régresse : pourquoi on ne peut pas faire pareil ? (eh oui, c'est vraiment difficile d'expliquer les choses). L'OMS elle-même a appelé à suivre l'option ① (probablement parce que ce sont des médecins avant tout, donc ils font passer la lutte contre la maladie en premier). On ne peut vraiment pas qualifier un des choix d'idiot. Mais une fois qu'on en a fait un, il faut s'y tenir : que va faire l'Italie maintenant ? L'épidémie va se tasser, et ensuite ? Si le bouclage sert à rétablir un petit peu d'ordre dans le système de santé, admettons : mais, sauf dans les toutes petites régions géographiques les plus touchées, le chemin parcouru vers un espoir d'immunité grégaire est encore minuscule par rapport au chemin restant à accomplir (c'est vraiment terrifiant), donc il n'y a que deux options, continuer en se disant que ce sera encore bien pire, ou s'arrêter et tous ces morts auront été en vain. (Parce que si on voulait vraiment suivre l'option ①, il fallait implémenter un bouclage complet du pays déjà il y a un mois, en se rendant bien compte que c'est peut-être pour toujours.)

Beaucoup de voix qualifient déjà de criminel le choix de gérer. L'homme politique qui le fait doit se rendre compte que sa carrière est terminée : on ne lui pardonnera jamais, ou peut-être seulement avec le recul de nombreuses années, d'avoir laissé mourir 0.5% de sa population, la propriété des dilemmes horribles est que le choix qu'on a fait semble toujours le mauvais puisqu'on n'a pas les horreurs de l'autre sous les yeux.

Bref, j'ai peur que, face à la révolte inévitable de l'opinion (qui crie qu'on sacrifie des vies à l'économie, ou qu'on joue à une horrible expérience scientifique sur un concept incertain), le choix effectué se transforme en regret, et qu'il y ait volte-face comme ça a peut-être été le cas en Italie. Et là on aura, en quelque sorte, le pire des deux options. (Mieux vaudrait une volte-face dans l'autre sens : prendre ① jusqu'à ce que l'opinion publique réclame la levée du blocage, auquel point elle sera peut-être prête à accepter ②.)

(Un blocage très bien ciblé dans le temps, juste au moment du pic de la pandémie, ce qui signifie qu'il faut prévoir ce dernier une douzaine de jours à l'avance, peut en revanche avoir un sens, parce que dès qu'on a franchi le seuil d'immunité grégaire on peut travailler à arrêter activement la pandémie. De même pour un blocage ciblé dans l'espace quand il y a des inégalités entre régions : concernant l'Italie, je comprends le principe d'une fermeture complète dans les provinces les plus durement touchées, parce que celles-ci ont possiblement atteint le point d'immunité grégaire, ou pourront l'atteindre en un temps raisonnable, mais le bouclage du pays entier est une volte-face.)

Comme je l'ai dit plus haut, je n'en dors plus (et je ne sais pas comment Macron, Johnson, Merkel et les autres, peuvent dormir en ce moment !).

Ça pourrait presque sembler préférable d'être complètement démunis : dans une société qui n'aurait ni les moyens d'implémenter un blocage sérieux, ni de système de soins digne de ce nom qui puisse se retrouver débordé, la question est vite vue : l'épidémie sera arrêtée par l'immunité, il n'y a pas de dilemme, juste beaucoup de morts. C'est comme ça que les grandes pandémies ont toujours fonctionné, jusqu'à celle de grippe en 1918 dont l'horreur est tout simplement inconcevable. Gérer, c'est reconnaître qu'on ne peut rien contre la nature déchaînée, on peut juste atténuer un peu le coup et pleurer d'envoyer ainsi les médecins au casse-pipe avec les moyens dérisoires dont on dispose. (Je l'ai déjà dit, mais dimensionner le système de soins pour pouvoir faire face à une telle crise signifierait avoir des lits vides à 90% en attendant la prochaine pandémie dont on ne sait pas quelle forme elle prendra : ce n'est pas un problème de moyens, même si plus de moyens auraient évidemment été souhaitables et que l'indigence de l'Hôpital public rende le combat plus dérisoire encore.)

Lâcher prise, donc, pour la société. Admettre que les médecins vont vivre le pire des enfers pendant quelques mois, et que le reste de la société se devra d'arriver à fonctionner comme elle peut, encaisser, avec la grande majorité des gens qui ne seront que très peu malades. (C'est vraiment ça qui est si étrange dans cette maladie, l'écart entre une majorité de cas complètement banals et un tout petit nombre de cas très graves, mais ce petit nombre suffisant déjà à submerger le système de santés.)

Il faut moi aussi que j'apprenne à lâcher prise sur ce sur quoi je n'ai aucun contrôle, et que j'arrête d'écrire des textes comme celui-ci, que je trouve le moyen de retrouver le sommeil et de continuer à vivre aussi normalement que je pourrai malgré l'hécatombe qui frappera forcément assez près de moi, voire très près, et malgré le bouleversement de tous mes repères familiers, les petits éléments de ma vie d'avant, les petits plaisirs comme le brunch dominical du bobo que je suis, petit élément d'une vie passée qui me semble maintenant tellement lointain et tellement futile. (Lâcher prise aussi sur le fait que je n'arriverai jamais à faire comprendre le dilemme à ceux qui ont décidé que telle ou telle option était évidemment la seule valable, même si mes petits textes peuvent aider un tout petit peu.)

J'ai pris rendez-vous chez un psychiatre pour voir s'il peut m'aider au moins à retrouver un semblant de sommeil et d'appétit. Je vais essayer de me trouver une hygiène de vie dans ce monde nouveau où je ne comprends pas ce que je fais. Je vais essayer de me laisser porter par ce courant qui m'emporte sans que je puisse m'y opposer.

Écrire cette entrée m'a fait verser assez de larmes : j'arrête. Tous mes vœux de courage et de force à tous les habitants de la Terre pour les mois qui viennent, et particulièrement aux médecins, aux infirmiers et tous ceux qui seront en première ligne dans un combat vraiment héroïque.

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(mercredi)

Deux approches pour lutter contre une épidémie (contenir ou gérer : Charybde et Scylla)

Je ne sais pas pourquoi, en ce moment, l'épidémiologie intéresse plein de gens, alors je reviens à la charge en reproduisant (en français et en plus développé) un fil que j'ai écrit sur Twitter (ici sur Thread Reader). J'écrirai encore au moins une entrée pour parler de combien mon moral va très mal à cause de (mais pas uniquement de) cette histoire, mais comme une partie de ça vient de la constatation que « nous » avons le choix entre deux options absolument atroces, il faut que j'explique ce que sont ces deux options, telles que je les vois, pour faire face à une épidémie. (Pour ce que ça vaut, il y aura très peu de maths dans ce qui suit, contrairement à l'entrée précédente qui présupposait que le lecteur comprend ce qu'est une équation différentielle.) Peut-être que ça me fait du mal de me torturer à penser à ce genre de choses, mais je n'arrive vraiment pas à me distraire et ça a quand même un côté cathartique. (Mais si vous avez quelques remarques ne serait-ce qu'un peu optimistes à écrire en commentaires, elles seront les bienvenues, surtout si c'est pour me dire que je me trompe complètement.)

Voilà, c'est une idée que j'ai eu du mal à comprendre et qui est donc mal, voire pas du tout, reflétée dans les deux-trois dernières entrées autour de Covid-19 : l'idée qu'il y a deux principales approches pour gérer une épidémie. Je vous préviens qu'aucune des deux n'est réjouissante, et il s'agit de choisir entre deux maux quel est le moindre (ou éventuellement de faire un compromis entre les deux, mais il est possible que le compromis donne le pire des deux sur tous les plans ; ou éventuellement de chercher à faire l'une et d'échouer et de retomber sur l'autre en encore plus mal : ne négligeons pas les possibilités que ça se passe encore pire que prévu). Ces deux stratégies sont :

  1. ① (contenir) l'arrêter à tout prix, ou
  2. ② (gérer) la ralentir mais la laisser suivre son cours jusqu'à ce que l'immunité de la population la rende stabilisable.

De quoi s'agit-il ? Dans une population donnée (selon les comportements sociaux et individuels de la population et selon la nature et le mode de transmission de l'agent infectieux), l'infection a un certain nombre de reproduction (noté R, même si j'ai utilisé κ dans l'entrée précédente), qui est le nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour ; plus exactement, il y a un nombre « basique » de reproduction, R₀, c'est-à-dire si on ne fait rien de particulier pour retenir ou contrôler l'infection, et un nombre effectif en fonction de ce qu'on a fait, de l'immunité déjà installée, et de toutes sortes d'autres choses.

Si le nombre de reproduction est >1, chaque personne infectée en infecte plus qu'une, et le nombre de personnes infectées croît exponentiellement (ce qui ne veut pas dire que ça aille très vite : une infection qui durerait toute la vie mais où chaque personne infectée en contaminerait en moyenne une nouvelle tous les dix ans aurait un nombre de reproduction très élevé, mais l'exponentielle serait quand même lente : il n'empêche). Une croissance exponentielle ne peut pas durer indéfiniment si la population est finie : le nombre effectif de reproduction va forcément finir par tomber. Qu'est-ce qui fait qu'il diminue ?

Ce qui le fait baisser, ça peut être que les gens changent de comportement : le nombre de reproduction ne dépend pas que de l'infection mais aussi de comment les gens se comportent : si chacun reste cloîtré chez soi et ne rentre en contact avec personne sauf en portant une combinaison hazmat, le nombre de reproduction sera essentiellement zéro. Mais ça peut aussi être l'immunité : dans beaucoup d'infections, les personnes qui ont contracté l'infection, une fois guéries, deviennent immunes, et ne la reproduisent pas. Ça peut aussi être la mort, qui est une immunité ultime (encore que, certaines infections peuvent se transmettre par les cadavres, mais a priori on s'intéresse plutôt à la propagation d'une infection dans la population vivante). Je vais faire l'hypothèse que les personnes infectées et guéries sont immunes (ou au moins le sont en grande partie, et de façon assez durable ; ce n'est peut-être pas parfaitement vrai dans le cas de Covid-19, mais j'ai cru comprendre que les virologues pensaient quand même que ça restait au moins très largement vrai). Grosso modo, les deux stratégies s'appuient ① surtout sur le changement des comportements et ② surtout sur l'immunité mais temporairement sur le changement des comportements.

Le point clé à propos de l'immunité, ce n'est pas juste que les personnes immunisées n'attrapent pas la maladie : c'est surtout que les personnes immunisées ne transmettent pas la maladie. Donc en faisant l'hypothèse qu'une personne guérie est immunisée, elle est effectivement retirée de la population, pas seulement en tant que potentiel d'infection mais en tant que vecteur d'infection : l'infection détruit ses propres ponts, et les liens qu'elle peut utiliser pour se propager décroissent avec sa progression, ce qui, fatalement, la ralentit, c'est-à-dire, diminue son nombre de reproduction.

Plus la proportion de personnes rétablies est élevée, plus le nombre de reproduction sera bas à cause de l'immunité (cette baisse se cumule, bien sûr, à celle due à un éventuel changement des comportements, par exemple si les gens prennent peur et restent chez eux ou sont confinés par les autorités !).

Il existe une valeur critique du nombre de personnes immunes au-dessus de laquelle le nombre effectif de reproduction de l'épidémie passe en-dessous de 1, c'est-à-dire qu'elle commence à s'éteindre.

Ce seuil critique de population immune est celui qui détermine l'immunité grégaire : il n'est pas nécessaire que tout le monde soit immunisé pour que l'infection ne puisse pas progresser exponentiellement, il faut juste qu'une certaine fraction critique le soit.

Mais que vaut ce seuil à partir duquel il y a immunité grégaire et non-propagation de l'épidémie ? C'est, évidemment, la question que tout le monde se pose. Ce qui est sûr c'est que ça dépend hautement du nombre de reproduction.

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(samedi)

Un tout petit peu d'épidémiologie mathématique

Dans l'entrée précédente, je soulevais entre autres la question de comment calculer (et de comment appeler !) le nombre, que j'y appelais r, de personnes qui sont finalement infectés par une épidémie (quelle que soit l'issue de cette infection) puisque c'est un des facteurs du produit f·r qui donnera le taux de mortalité due à l'infection (l'autre étant la proportion f des cas qui conduisent à un décès) ou de tout autre calcul analogue (comme g·r pour le nombre de cas graves où g est la proportion correspondante). Dans plusieurs mises à jour ultérieures de cette entrée, j'ai signalé que j'ai fini par apprendre que r s'appelle le taux d'attaque et un raisonnement simpliste pour l'estimer, que je reproduis ici parce que je vais vouloir le comparer à une estimation donnée par un modèle différent :

[Essentiellement recopié de ce fil Twitter :] Une amie m'a expliqué le rapport que je cherchais à comprendre entre le taux de reproduction de base R₀ (= nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour) et le taux d'attaque final r (= proportion de la population qui sera infectée à terme pendant l'épidémie) : dans le modèle le plus simpliste, c'est r = 1 − 1/R₀ ; en effet, tant que le taux de reproduction est >1, l'épidémie croît exponentiellement ; mais si une proportion r a déjà été infectée, le taux effectif de reproduction est ramené à R₀·(1−r) parce que, en supposant que les personnes déjà infectées sont immunisées et sont également réparties dans la population (j'ai bien dit, modèle simpliste !), seule une proportion 1−r est encore susceptible d'être contaminée ; donc l'épidémie cesse de progresser lorsque R₀·(1−r) redescend à 1, c'est-à-dire r = 1 − 1/R₀. C'est probablement la raison pour laquelle certains ont prédit r ~ 70% en l'absence de contre-mesures efficaces pour réduire R₀ qui a été initialement mesuré à R₀ ~ 3. Encore une fois, ceci est un modèle extrêmement simpliste.

Dans la suite, je vais noter plutôt κ que R₀ ce nombre de reproduction, parce que même si R₀ est la notation standard elle serait source de confusion dans le modèle SIR où la lettre R désigne les cas rétablis (guéris, recovered en anglais ; enfin, avec une drôle de définition de rétablis puisque dans le modèle qui va suivre on ne cherche pas à compter les décès et on les compte avec les guérisons). Par ailleurs, plutôt que le taux d'attaque final noté r ci-dessus (ce qui, par chance, colle bien, à la limite, avec l'usage de la lettre R que je viens d'évoquer), je vais m'intéresser plutôt à la proportion complémentaire s = 1−r, i.e., la proportion de la population qui échappe à l'épidémie, et dont le raisonnement simpliste que je viens de recopier prédit donc qu'il s'agit de 1/κ.

Maintenant, en suivant de près ce fil Twitter (ou ici sur Thread Reader), que je développe un peu un peu, je vais essayer d'expliquer la prédiction que fait un modèle basique en épidémiologie, le modèle SIR :

Le modèle SIR modélise une infection en traduisant l'évolution dans le temps de trois variables : s (susceptible) la proportion de la population qui n'a pas encore contracté l'infection (et qui est donc susceptible de l'attraper), i (infectée) la poportion de la population qui est actuellement infectée, et r (rétablie) la proportion de la population qui n'est plus infectée, que ce soit suite à une guérison ou un décès (cf. ci-dessus : on ne s'intéresse pas à la différence ici). On a s + i + r = 1 puisqu'il s'agit de trois parties exclusives et exhaustives : il y a donc seulement deux variables indépendantes. Le modèle fait toutes sortes d'hypothèses simplificatrices : notamment, que la population est constante (puisque les décès comptent parmi les guéris, ce n'est pas idiot), et surtout, que les personnes ayant contracté l'infection ne peuvent pas la contracter une seconde fois (soit parce qu'elles sont immunisées soit parce qu'elles sont décédées).

Il s'agit d'écrire une équation différentielle (non-linéaire, du premier ordre) portant sur ces variables. L'idée est d'écrire le type d'équations utilisées en cinétique chimique : imaginez qu'on aurait deux réactions chimiques, la réaction d'infection S + I → I + I (une personne infectée en infecte une autre) et la réaction de rétablissement, I → R (les personnes infectées se rétablissent toutes seules avec le temps, je rappelle une fois de plus que rétablir ici compte les décès, tout ce qui m'intéresse est que ces personnes ne puissent plus en contaminer d'autres). Ce qu'on fait en cinétique chimie (de façon ultra-simplifiée…) pour modéliser des réactions de type X + Y → Z est qu'on va écrire que l'occurrence d'une telle réaction, i.e., la variation de concentration due à cette réaction (qui va compter positivement dans la concentration de Z et négativement pour X et Y) est proportionnelle à une certaine constante cinétique (positive) fois le produit des concentrations de X et de Y à des puissances appelées l'ordre de la cinétique dans chacun de ces réactifs, typiquement 1. Dans le modèle épidémiologique SIR, les deux réactions d'infection et de rétablissement seront supposées d'ordre 1. On va appeler β et γ leurs constantes cinétiques respectives : les termes de vitesse de l'infection et du rétablissement seront donc β·i·s et γ·i respectivement. Autrement dit :

Si je note x′ la dérivée dx/dt par rapport au temps (t) de la variable x, les équations du modèle SIR seront :

  • s′ = −β·i·s
  • i′ = β·i·sγ·i
  • r′ = γ·i

(La somme de ces trois quantités fait évidemment zéro, comme il se doit puisqu'on doit conserver s+i+r=1 : comme en chimie, rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme.) La première équation, donc, modélise le fait que la population non encore infectée décroît par la vitesse infection dans le temps β·i·s qui est proportionnelle à une constante β fois les proportions de personnes infectées i et susceptibles de l'être s : si l'on préfère, cela signifie qu'une personne susceptible a une probabilité β·i de devenir infectée par unité de temps (très petite) ; la troisième modélise le fait que les personnes infectées deviennent rétablies avec la vitesse γ·i : si l'on préfère, cela signifie qu'une personne infectée a une probabilité γ de devenir rétablie par unité de temps (très petite) ; et l'équation du milieu, donc, assure l'équilibre s+i+r=1.

La nouvelle (et énorme !) hypothèse simplificatice qu'on a faite en écrivant ces équations, c'est de supposer que le comportement « local » de l'épidémie et de la population ne change ni avec le temps ni avec le progrès de l'épidémie : la probabilité d'infection par rencontre S+I, ou de guérison, ne changent pas : ceci exclut, par exemple, le fait que la population changerait ses habitudes avec la progression de l'épidémie (prendrait des mesures prophylactique), que le système de santé soit débordé (ce qui jouerait possiblement sur le temps de guérison), que le pathogène mute pour devenir plus ou moins virulent, et toutes sortes d'autres scénarios sortant de notre modèle extrêmement basique.

Les constantes cinétiques β et γ ont pour grandeur l'inverse d'un temps : il s'agit essentiellement de l'inverse du temps espéré d'infection si toute la population est infectée et du temps espéré de guérison. Remarquons donc qu'en changeant l'échelle de temps on multiplie β et γ par la même constante : le seul paramètre sans dimension dans le modèle est le rapport κ := β/γ, qu'on interprète comme le nombre de personnes qu'une personne infectée infectera en moyenne dans une population entièrement susceptible avant d'être elle-même rétablie. Comme il s'agit du seul paramètre sans dimension, toute discussion doit se faire sur κ. C'est ce κ = β/γ qu'on appelle nombre de reproduction et qui est souvent noté R₀, mais que je préfère noter κ ici pour éviter la confusion avec la variable r.

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