[Petit résumé-rappel pour ceux qui ne suivent pas
forcément très bien l'actualité : l'Union européenne fonctionne
actuellement (et notamment pour ce qui est des votes au Conseil
européen, qui m'intéressent ici) selon des règles institutionnelles
décidées par le traité de Nice de 2001. Ces règles présentent un
certain nombre d'inconvénients. Le traité constitutionnel, qui ne
sera sans doute jamais ratifié, prévoyait un certain nombre de
changements (notamment pour les votes au Conseil) : un certain nombre
de dirigeants européens, dont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy,
essaient de sauver certains de ces changements institutionnels, mais
il y a des objections diveres.]
Je suis tombé récemment sur un article de la
BBC qui, parlant de la méthode de vote utilisée au
Conseil européen, évoquait le point de vue du président polonais Lech
Kaczyński de la façon suivante :
Mr Kaczyński says he wants European leaders to discuss what
he believes is a fairer alternative—calculating voting rights
according to the square root of each country's population, rather than
simply according to population.
J'ai été très surpris en lisant ça : je pensais que le concept de
racine carrée (qui est tout à fait pertinent mathématiquement ici,
comme je vais tâcher de l'expliquer) échappait totalement à la portée
des hommes politiques (lesquels sont notoirement peu enclins à
demander aux scientifiques de les éclairer même quand il s'agit
précisément du domaine de compétence de ces scientifiques). Mais si
les intérêts de la Pologne sont en jeu…
De quoi s'agit-il ? On doit décider des règles de vote au Conseil
européen, c'est-à-dire des règles qui en fonction des votes des
(dirigeants des) 27 pays membres pour ou contre une proposition (je
crois qu'il n'y a pas d'abstention possible : l'abstention doit
compter comme une absence de soutien à la proposition) détermine si
celle-ci est adoptée. Comme les pays n'ont évidemment pas la même
taille (comparer Malte et l'Allemagne…), on ne peut pas
utiliser un vote simple donnant à tous les membres le même poids ;
mais il ne s'agit pas non plus de voter simplement selon la
population, cela donnerait trop de poids aux grands pays (et comme les
règles doivent être adoptées à l'unanimité, les petits pays
n'accepteront jamais cela).
Les règles actuelles découlent du traité de Nice (modifié par les
traités d'accession élargissant l'Union à 25 puis 27 membres). Elles
sont d'une complexité assez affolante. Chaque pays reçoit un certain
nombre de voix : nombre qui croît avec la population, mais de façon
assez irrégulière (et des susceptibilités ont été ménagées, par
exemple la France, le Royaume-Uni ou l'Italie ont le même poids que
l'Allemagne, 29 voix, alors que cette dernière a significativement
plus d'habitants) ; au total il y a 345 voix. Pour qu'une proposition
soit acceptée, il faut (et il suffit) qu'elle soit approuvée par des
pays membres représentant :
- une majorité (c'est-à-dire 14) des 27 pays membres (cette majorité
étant portée aux deux tiers, c'est-à-dire 18, si la proposition ne
provient pas de la Commission),
- 255 voix (soit 73.91%) des 345 voix,
- 62% de la population de l'Union (cette clause ne jouant que si un
membre demande explicitement à ce qu'on la vérifie : dans la pratique
elle est presque toujours conséquence de la clause précédente, il n'y
a que dans de très rares cas que l'absence de l'Allemagne parmi les
membres soutenant une décision peut faire que celle-ci totalise 255
voix sans représenter 62% de la population de l'Union).
Les règles proposées par le traité constitutionnel européen (vous
savez, celui qui est parti à la poubelle) étaient plus simples : pour
qu'une proposition soit acceptée, il faut qu'elle recueille l'adhésion
de pays membres représentant :
- au moins 55% (c'est-à-dire 15) des 27 pays membres (cette majorité
étant portée à 72%, c'est-à-dire 20, si la proposition ne provient pas
de la Commission),
- 65% de la population de l'Union, ou bien
- tous les pays membres sauf au plus trois (c'est-à-dire
concrètement que trois pays, quelle que soit leur taille, ne peuvent
pas à eux seuls bloquer une décision, une « minorité de bloquage »
doit comporter au moins quatre pays).
Ces nouvelles règles auraient eu l'avantage de l'universalité (pas
besoin de négocier un nombre ad hoc de voix quand un nouveau pays
accède à l'Union), d'un peu plus de simplicité, et surtout d'une plus
grande facilité à adopter une mesure. (Pour donner une idée, si les
pays votent chacun en tirant à pile ou face indépendamment, une mesure
est adoptée avec une probabilité de 2% avec les règles du traité de
Nice, alors qu'elle l'est à presque 13% avec les règles du
TCE : donc on peut en quelque sorte dire que c'est six
fois plus facile avec ces nouvelles règles.) C'est ces règles-là (ou
une variante à négocier, bien entendu) que Mme Merkel, M. Sarkozy et
d'autres voudraient faire accepter. La raison pour laquelle la
Pologne ou l'Espagne trainent des pieds est facile à comprendre :
elles avaient dans les règles de Nice un nombre de voix important eu
égard à leur population, les règles du TCE prévoient une
règle pour les petits pays (exigence de 55% des pays membres), une
autre pour les grands (exigence de 65% de la population), mais rien
pour les pays « moyens ».
Je n'ai pas vérifié que la Pologne perdait effectivement du pouvoir
(et combien) dans ce nouvel ensemble de règles… Il faut savoir
qu'il y a des moyens mathématiques standard de mesurer le pouvoir,
comme l'indice de pouvoir de Banzhaf, qu'on présente souvent comme la
proportion, parmi les coalitions gagnantes (i.e., permettant
l'adoption d'une proposition), de celles dont le membre considéré est
un membre-pivot (s'il quitte la coalition, celle-ci cesse d'être
gagnante) : cela revient aussi en gros à faire voter au hasard tous
les membres (de façon équiprobable pour oui et non) et à regarder la
probabilité que le vote du membre considéré soit déterminant sachant
qu'avec lui la proposition est adoptée (on peut aussi faire un calcul
en supposant que la proposition est rejetée, ou en ne supposant
rien).
J'avais fait il y a longtemps des calculs pour les élections présidentielles
américaines, concluant que, selon les règles qui sont en vigueur,
les électeurs californiens avaient trop de pouvoir (contrairement à
une opinion répandue qui veut que ce soient ceux des petits états qui
en aient trop). Mais l'idée simple qui en résulte est que si on veut
une représentation équitable, il faut effectivement que les poids
soient répartis de façon proportionnelle à la racine carrée
de la population (c'est-à-dire que je donne raison, sur le principe, à
M. Kaczyński) : le raisonnement est en gros le suivant :
- on suppose que les votes des états sont déterminés par un vote
majoritaire dans leur population (c'est effectivement ce qui se passe
pour l'élection présidentielle américaine, et c'est un modèle
vaguement raisonnable pour le Conseil européen) ;
- or le pouvoir d'un individu dans un vote simple parmi N
personnes, avec N très grand, est asymptotiquement
proportionnel à l'inverse racine carrée de N (c'est
l'estimation classique de l'ordre des fluctuations : si on veut, c'est
l'équivalent de la proportion du coefficient binomial médian) ;
- en revanche, sur un système de vote pondéré avec des poids pas
trop délirants (techniquement, si la somme des carrés des poids est
nettement plus grande que le carré du plus grand poids), les pouvoirs
sont environ proportionnels aux poids ;
- donc si on veut donner le même pouvoir, au final, aux citoyens des
différents états, il faut distribuer les poids du vote pondéré
proportionnellement à la racine carrée des populations.
Ceci vaut aussi bien pour l'élection présidentielle américaine que
pour le vote au Conseil européen.
Ceci étant, il n'y a pas de raison de ne pas demander des
pondérations avec plusieurs systèmes de poids (comme c'est le cas
actuellement, ainsi que je l'ai expliqué, et comme le prévoit aussi le
TCE) : on peut demander une majorité sur les membres, une
majorité sur la population et une majorité sur la racine
carrée de la population (ou puissance ½ de la population). Du coup je
me permets de soumettre à la sagacité des Grands de ce monde la règle
madorienne de vote pour le Conseil européen, qui sont les
suivantes :
Une proposition est adoptée selon la règle madorienne lorsque
pour tout réel p compris entre 0 et 1 (au sens
large), la proposition est soutenue par une certaine proportion
(indépendante de p) des pays pondérés par la population à
la puissance p : la proportion étant fixée à 55% pour les
votes normaux, et à 2/3 pour ceux qui ne sont pas des propositions de
la Commission.
Noter que la population à la puissance 0, c'est toujours 1, donc
pondérer par la population à la puissance 0 revient à ne pas pondérer.
La règle madorienne demande donc une majorité de 55% des pays, de 55%
de la population, de 55% de la racine carrée de la population, mais
aussi de 55% de n'importe quelle puissance p∈[0;1] de
la population. Cela assure de ne léser ni les petits pays, ni les
gros, ni les « moyens ». En pratique, vérifier pour p=0 et
p=1 suffit dans beaucoup de cas à assurer tous les
p intermédiaires, mais il faut parfois mettre quelques
p supplémentaires, et ce sont des cas pas forcément
absurdes (du genre : Allemagne France Italie Roumanie Pays-Bas
Slovaquie Danemark Finlande Irlande Lithuanie Lettonie Slovénie
Estonie Chypre Luxembourg).
Mettez-moi Angela Merkel au téléphone et je lui explique pourquoi
ma proposition est géniale et va sauver l'Union européenne.