Le salon dans lequel on me fait entrer est grand, et bien éclairé
par une rangée de portes-fenêtres qui donnent vers le jardin que j'ai
pu apercevoir du dehors. Le sol est en carreaux de terre cuite,
recouvert en plusieurs endroits par des tapis beiges sans prétention ;
les murs, blancs. Un peu maladroitement placée dans le mur extérieur,
côté jardin, une large cheminée — qui n'a pas dû servir depuis
longtemps —, fait face à une table ronde en pin autour de laquelle il
n'y a rien pour s'asseoir. À droite de la cheminée, un grand tableau
noir d'école. Contre le mur opposé au jardin, un canapé en cuir trois
places couleur caramel, plutôt usé, devant lequel se trouve une petite
table basse rectangulaire en verre et, en vis-à-vis, deux fauteuils
dans le même style que le canapé ; un troisième fauteuil, noir,
accompagné d'un repose-pied, est tourné vers la porte-fenêtre la plus
à gauche, comme s'il boudait ses congénères. Un chat gris un peu
obèse fait la sieste dessus. Un tabouret à côté de ce fauteuil sert
visiblement plus de table ou de desserte que de siège. Dans le coin
diamétralement opposé à la cheminée, un piano demi-queue, ouvert.
Outre la double porte par laquelle je suis entré, une autre, derrière
le fauteuil en cuir noir, mène à la salle à manger, tandis qu'une
porte simple plus discrète — actuellement fermée — débouche derrière
le piano. Plusieurs halogènes, naturellement éteints à cette heure,
ne sont pas les seuls éclairages artificiels : un plafonnier style art
déco au milieu de la pièce pend au-dessus des fauteuils, et quelques
rangées de LEDs blanches, allumées en permanence ou
qu'on a oublié d'éteindre, s'insèrent dans des arêtes des murs. Ce
n'est qu'après un moment que je me prends conscience de l'absence de
télévision ou de toute forme de matériel hi-fi qu'on a tendance à
tenir pour acquis dans un tel endroit ; il n'y a pas non plus ici de
bibliothèque.
Jugeant les fauteuils et le canapé d'apparence trop dangereusement
moelleuse, je préfère rester debout et continuer d'examiner ce salon
avec ce que j'aimerais être l'attention d'un détective. Quelques
photos sont posées sur le manteau de la cheminée : celle d'un garçon
d'environ huit ans (mais la photo semble assez vieille), une autre
d'une dame âgée prise dans le jardin de cette maison, et une troisième
qui représente l'alignement de Stonehenge. Également sur le rebord de
la cheminée, un pistolet jouet jaune vif de la
marque Nerf, posé au-dessus d'une édition en livre de
poche de l'Oncle Vania de Tchékhov (en traduction
française). Sur le tableau noir, dont la rigole est abondamment
fournie en craies de différentes couleurs, quelqu'un a seulement écrit
la phrase suivante : Das Gelegentlich-Pferdliche
stoßt uns hinab!
(c'est-à-dire quelque chose
comme l'occasionnellement-chevalin nous repousse vers le bas
,
mais je ne comprends pas du tout). Sur la table ronde, il n'y a que
deux choses : un bouquet de tulipes qui n'a rien d'étonnant, mais
surtout un objet dont je ne pensais même pas qu'il en existât dans la
réalité (et un instant je l'ai même pris pour une théière), à savoir
une lampe à huile exactement telle qu'on imagine toujours la
lampe d'Aladin ; comme, je suppose, tous les visiteurs qui passent par
là, je ne résiste pas à la tentation de la frotter pour voir si un
génie n'en sortirait pas.
Au-dessus du canapé est accroché au mur une reproduction de
l'Empire des lumières de Magritte (il doit faire deux
mètres de haut et touche le plafond) ; on a ajouté au cadre la légende
suivante : C'est ici le combat du jour et de la nuit
. Sur la
table basse sont posés quelques livres, magazines, et une enveloppe.
L'enveloppe est vide ; elle porte l'en-tête Messrs
Black, Schwarz, Nigro & Fekete Solicitors
(je me demande ce
que c'est que cette blague) et un timbre du Royaume-Uni. Les livres :
le roman Tales of the City d'Armistead
Maupin, le recueil de nouvelles Il Colombre
de Dino Buzzati, et l'essai Le Hasard et la Nécessité de
Jacques Monod. Les revues : les derniers numéros
de Têtu, Marianne, The
Guardian Weekly et Paris-Berlin.
Je continue mon parcours en caressant le chat, qui semble
royalement indifférent à ma présence ou à mes tentatives pour
l'amadouer. Sur le tabouret adjacent, trois sphères exactement de la
même taille sont posées sur un support fait exprès : l'une est en
cristal de plomb, la deuxième en métal poli parfaitement réfléchissant
(probablement du silicium), la troisième en bois de hêtre. Puis je me
dirige vers le piano (un Yamaha). Sur le pupitre, la partition
des Variations Goldberg (Aria mit
verschiedenen Veränderungen für Cembalo mit
2 Manualen, BWV 988), ouverte à la toute première
page ; je ne vois pas de rangement pour d'autres partitions. Posé sur
un bord du clavier, une petite sculpture en jade représentant un
dragon ; de l'autre, un tome de l'édition Budé (Les Belles
Lettres) de l'Énéide, livres V à VIII. Sur le mur
qui sépare le salon de la salle à manger, des copies de qualité
remarquable de l'Astronome et du Géographe
de Vermeer.
Ayant examiné de la sorte tout ce qu'il y avait à voir dans la
pièce, je consens à m'asseoir et entreprends de me construire une
image mentale de l'occupant des lieux. Dis-moi ce que tu lis et je
te dirai qui tu es
pensé-je en feuilletant les livres devant
moi.
Aussi, quand j'ai vu entrer celui à qui il ne manquait rien dans la
panoplie du metalleux, du pentagramme sur le tee-shirt aux rangers aux
pieds en passant par les bracelets à pointes, et portant sous le bras
un fac simile de l'édition de 1499 de l'Hypnerotomachia
Poliphili, j'ai prestement congédié mes préjugés à son sujet,
et j'ai décidé que ce garçon me plaisait.