Je suis un peu débordé en ce moment par la préparation de deux cours[#] qui commencent dans deux semaines et dont je n'ai pour l'instant que des notes très éparses et inachevées, d'autant plus que j'enseigne autre chose en ce moment. Mais pendant la préparation d'un de ces cours, je suis tombé sur une difficulté mathématique au sujet de laquelle j'aimerais l'avis de mes lecteurs mathématiciens (il doit bien y en avoir) ou amateurs de mathématiques : ce n'est pas que je ne sache pas démontrer quelque chose, mais que je m'étonne de la façon dont je le démontre, et je trouve qu'il y a quelque chose de surprenant dans toute l'histoire. Bref, je vais commenter les ressemblances et différences entre quelques énoncés apparemment très semblables et surtout différentes démonstrations des énoncés en question.
[#] L'un de ces cours
concerne la théorie des jeux ; ou plutôt les
théories des jeux, parce qu'il y a plusieurs
domaines que leurs spécialistes
appellent théorie des jeux
, selon le type de jeux étudiés, et
dont l'intersection est relativement faible : pensez à celle (que je
ne sais pas nommer plus précisément) qui cherche
des équilibres
de Nash et celle (en gros,
la théorie
combinatoire des jeux) qui cherche à calculer
des valeurs
de Sprague-Grundy, par exemple, chacune a tendance à se définir
comme « la » théorie des jeux, et d'ailleurs ça m'énerve, en tout cas
je voudrais parler des deux et de quelques autres
encore. Mes
notes en cours d'écriture sont ici. L'autre cours concerne les
courbes algébriques, pour lequel il va s'agir de remanier profondément
un cours de géométrie algébrique
(anciennes
notes ici) que je donnais déjà.
Voici quatre énoncés mathématiques très simples, en théorie élémentaire des ensembles, que je pourrais regrouper sous le label général de théorèmes de points fixes, et que je vais appeler successivement (P), (P$), (F) et (F$) :
(P) Soit X un ensemble : on note 𝒫(X) son ensemble des parties. Soit Ψ:𝒫(X)→𝒫(X) une application vérifiant les deux propriétés suivantes : (i) Ψ est progressive, c'est-à-dire que Ψ(A)⊇A pour tout A∈𝒫(X), et (ii) Ψ est croissante, c'est-à-dire que si A⊇B alors Ψ(A)⊇Ψ(B). Alors il existe un plus petit A∈𝒫(X) tel que Ψ(A)=A (c'est-à-dire un A tel que Ψ(A)=A et que si A′ vérifie aussi Ψ(A′)=A′ alors A⊆A′).
(P$) [Exactement le même énoncé que (P) sans supposer (i).] Soit X un ensemble : on note 𝒫(X) son ensemble des parties. Soit Ψ:𝒫(X)→𝒫(X) une application vérifiant la propriété suivante : Ψ est croissante, c'est-à-dire que si A⊇B alors Ψ(A)⊇Ψ(B). Alors il existe un plus petit A∈𝒫(X) tel que Ψ(A)=A. [Un peu mieux : il existe un plus petit A tel que Ψ(A)⊆A, et ce A vérifie Ψ(A)=A.]
Pour les deux énoncés suivants, j'ai besoin de rappeler la notion de fonction partielle : si X et Z sont deux ensembles, une fonction partielle X⇢Z est une fonction définie sur une partie de X et à valeurs dans Z ; on peut aussi la voir comme une partie de X×Z (à savoir, le graphe de la fonction) qui soit fonctionnelle au sens où si elle contient à la fois (x,z₁) et (x,z₂) pour le même x∈X alors forcément z₁=z₂. La relation f⊇g entre fonctions partielles signifie alors que la fonction f prolonge la fonction g (i.e., que f est définie partout où g l'est, et qu'alors leurs valeurs coïncident).
(F) [Exactement le même énoncé que (P) avec des fonctions partielles X⇢Z au lieu de parties de X.] Soient X et Z deux ensembles : on note 𝒟 l'ensemble des fonctions partielles X⇢Z. Soit Ψ:𝒟→𝒟 une application vérifiant les deux propriétés suivantes : (i) Ψ est progressive, c'est-à-dire que Ψ(f)⊇f pour tout f∈𝒟, et (ii) Ψ est croissante, c'est-à-dire que si f⊇g alors Ψ(f)⊇Ψ(g). Alors il existe une plus petite f∈𝒟 telle que Ψ(f)=f (c'est-à-dire un f tel que Ψ(f)=f et que si f′ vérifie aussi Ψ(f′)=f′ alors f⊆f′). [Précision : on me fait remarquer à juste titre que cet énoncé est en fait totalement creux (cf. la
mise à jourci-dessous).](F$) [Exactement le même énoncé que (F) sans supposer (i), donc exactement le même que (P$) avec des fonctions partielles au lieu de parties.] Soient X et Z deux ensembles : on note 𝒟 l'ensemble des fonctions partielles X⇢Z. Soit Ψ:𝒟→𝒟 une application vérifiant la propriété suivante : Ψ est croissante, c'est-à-dire que si f⊇g alors Ψ(f)⊇Ψ(g). Alors il existe une plus petite f∈𝒟 telle que Ψ(f)=f. [Un peu mieux : il existe un plus petit f tel que Ψ(f)⊆f, et ce f vérifie Ψ(f)=f.]
(Nomenclature : j'appelle (P) et (P$) les énoncés sur les Parties,
(F) et (F$) ceux sur les Fonctions partielles, et (P$) et (F$) les
énoncés qui vous en donnent plus pour votre argent.) J'espère que
j'ai écrit ces énoncés de façon à ce qu'il n'y ait pas le moindre
doute sur leur signification formelle. L'objet dont chacun de ces
énoncés affirme l'existence peut être qualifié de plus petit point
fixe
de Ψ.
Commentaires : Le sens intuitif de ces résultats
est quelque chose comme le suivant : on a une opération Ψ
qui, pour prendre l'exemple de l'énoncé (F), prend une
fonction f et l'étend en une fonction peut-être définie sur
un peu plus de points, et par ailleurs, Ψ possède une
propriété de cohérence, à savoir que si on étend f, on
étend aussi le résultat de l'opération Ψ(f) ;
alors il existe une « clôture du vide » pour l'opération Ψ,
c'est-à-dire qu'en partant de rien, l'opération Ψ vous
permet d'arriver à une certaine fonction f à partir de
laquelle l'opération Ψ ne la fait plus grandir. Pour
donner un exemple d'application de (P$), considérer
l'ensemble X=ℕ des entiers naturels, et
l'opération Ψ qui à un ensemble A de naturels
associe l'ensemble formé des entiers 2, 3 et tous les produits de deux
éléments de A : le plus petit point fixe sera alors
l'ensemble de tous les entiers qu'on peut fabriquer en multipliant 2
et 3 autant qu'on veut ensemble (à savoir l'ensemble des
2i·3j avec au moins un
de i et j non-nul, mais peu importe) ; plus
généralement, (P) ou (P$) peut servir à montrer l'existence de toutes
sortes de « clôtures » sous des opérations variées. Généralement
parlant, le concept
de plus
petit point fixe
(ou de point fixe en général)
apparaît très
souvent en mathématiques, et il existe tout
un labyrinthe — mais je crois
vraiment que les énoncés que j'ai cités ci-dessus sont parmi les plus
naturels.