J'écris ce billet à reculons. À quoi cela sert-il ? Tant de gens ont écrit tellement de choses sur le cloaque nauséabond qu'est devenue la scène politique française, et s'il y a beaucoup d'inanités parmi ces commentaires, je ne me crois pas spécialement capable de faire mieux : je n'ai pas de lumière particulière, ni de compétence spéciale en politologie ou telmatologie (étude des marais) à apporter. Pas plus ne crois-je à la vertu cathartique d'exposer publiquement mes angoisses : je l'avais fait pendant la pandémie, et je n'ai pas l'impression que l'exercice de style m'ait aidé à supporter la suite.
Néanmoins, le précédent billet sur les élections européennes appelle naturellement à une suite sur les législatives françaises, et j'aurais du mal à écrire à un autre sujet comme si ne rien était. Mais je ne veux pas, et je n'ai ni le temps ni la force mentale, d'essayer de construire un billet rigoureusement structuré en 4 parties et 12 sous-parties. Je vais donc essayer l'exercice d'écrire en mode « courant de conscience » en écrivant comme je le sens et en me donnant une heure limite pour publier, et tant pis si ce que je publie ne ressemble à rien (et va probablement se contredire). Personne, après tout, ne vous oblige à lire ma logorrhée.
Commençons par résumer l'histoire et la situation factuelle politique françaises pour le bénéfice d'éventuels lecteurs non français, ou d'ailleurs à des lecteurs qui retomberaient sur ce billet depuis une époque future tellement plus merdique encore que 2024 ressemblera au bon vieux temps comme je suis actuellement en train de me dire que la pandémie de 2020 c'était le bon vieux temps : je prends une couleur différente pour ce résumé que j'espère à peu près objectif, et je reviens à ma propre voix après.
Sur les institutions françaises : La France a un
système politique bâtard, ni vraiment parlementaire ni vraiment
présidentiel : le gouvernement est responsable devant la chambre basse
du parlement (Assemblée nationale, élue pour 5 ans), c'est-à-dire
qu'il peut en être renversé comme dans un régime parlementaire ; mais
en même temps, ce gouvernement est nommé de façon plus ou moins
discrétionnaire par un président élu directement au suffrage universel
(c'est le seul à être élu directement par tous les Français, aussi
pour 5 ans), et la pratique des institutions donne, de plus en plus,
l'essentiel des pouvoirs (exécutif, mais aussi prééminence politique
de fait) au président, au moins dans la mesure où celui-ci dispose
d'une majorité au parlement, devant lequel il n'est pas responsable
(comme dans un régime présidentiel), mais qu'il a le droit de
dissoudre en convoquant de nouvelles élections (pas deux fois à moins
d'un an d'intervalle, cependant) ; en revanche, s'il y a au parlement
une majorité hostile au président, il peut en pratique lui imposer un
Premier ministre qui disposera alors de l'essentiel du pouvoir
exécutif, et on parle de cohabitation
pour cette situation (qui
s'est produite pour la dernière fois de 1997 à 2002, et qu'on pensait
disparue depuis que les calendriers des élections présidentielle et
législatives ont été synchronisés).
Sur le paysage politique français : Pendant
longtemps (en gros de la fin des années 1970 jusqu'à 2017), le paysage
politique français a été dominé par deux blocs, avec à gauche un parti
essentiellement social-démocrate malgré son nom de Parti
socialiste
, et à droite un bloc vaguement libéral-conservateur,
« gaulliste » comme on dit en référence à Charles De Gaulle, dont le
nom a changé plusieurs fois, son dernier avatar étant appelé les
Républicains
; entre les deux, un centre presque inexistant, qui
se ralliait presque toujours avec la droite, et des écologistes à
l'importance et aux positions variables ; plus loin à gauche, un parti
communiste d'importance déclinante et quelques petits partis ; et plus
loin à droite, le Front national
, ultérieurement renommé
en Rassemblement national
, parti national-populiste fondé en
1972 par un rassemblement hétéroclite de jeunes néofascistes,
d'anciens fascistes (dont plusieurs anciens SS), de
sympathisants de l'OAS (un groupuscule terroriste opposé
à l'indépendance de l'Algérie) et d'autres mouvances de
l'extrême-droite : ce parti a été pris en main par Jean-Marie Le Pen,
puis par sa fille Marine Le Pen en 2011 qui a changé son nom
en Rassemblement national
en 2018 dans le cadre d'une opération
de dédiabolisation
du parti.
En 2017, l'élection du président Macron a fait exploser ce paysage
politique : ancien ministre du président sortant (François Hollande),
du Parti socialiste, Macron s'est présenté comme centriste et a attiré
à lui à la fois une bonne partie des cadres mais aussi des électeurs
de ce Parti socialiste, mais aussi une partie de ceux des partis de la
droite libérale. Le Parti socialiste étant ainsi réduit à presque
rien, la force dominante de gauche s'est constituée autour du parti de
la France insoumise
(LFI) de Jean-Luc Mélenchon
(ancien du Parti socialiste mais qui l'a quitté en 2008), qui relève
idéologiquement de la gauche anticapitaliste. Le président Macron
disposait d'une importante majorité à l'Assemblée nationale lors de
son premier mandat (2017–2022), mais n'a recueilli qu'une majorité
relative suite à sa réélection en 2022 : sociologiquement, sinon
idéologiquement, si les électeurs de Macron et de son parti en 2017
étaient à la fois de centre-gauche et de centre-droit, en 2022 ils
étaient essentiellement de centre-droit. L'Assemblée nationale de
2022 comportait un bloc de gauche, surtout dominé par la France
insoumise de Jean-Luc Mélenchon, beaucoup plus important qu'en 2017
(la France insoumise et le Parti socialiste avaient réussi à s'allier
pour les élections, mais leur alliance n'a pas tenu longtemps), et un
groupe d'extrême-droite Rassemblement national plus important que
jamais auparavant à l'Assemblée nationale ; le groupe du camp
présidentiel (centre-droit, donc) disposait d'une majorité relative,
mais il devait s'allier à la droite gaulliste (ou, occasionnellement,
à un autre groupe) pour pouvoir faire passer les textes de loi.
Le Rassemblement national (et surtout le Front national qui est son
nom antérieur) avait toujours largement été bloqué, lors des élections
qui se déroulent à deux tours, par la pratique du front
républicain
: un accord informel aux contours flous selon lequel,
si le Front national est en passe de remporter une élection, les
électeurs de tous les autres camps s'unissent contre lui lors du
second tour (c'est-à-dire votent pour le candidat qui lui fait face,
quel qu'il soit). Mais depuis la montée en puissance de la gauche
anticapitaliste de la France insoumise, les partis de droite ont
largement dénoncé cet accord en qualifiant la France insoumise de
parti d'extrême-gauche
donc hors du champ de l'arc républicain,
si bien qu'ils proposent plutôt le ni-ni
au second tour (on ne
vote ni pour la France insoumise ni pour le Rassemblement national, ce
qui veut dire qu'on vote blanc ou qu'on s'abstient).
Sur le coup de tonnerre de la dissolution : Les élections européennes du ont donné, comme les sondages l'avaient prévu, un score très élevé de la liste d'extrême-droite du Rassemblement national (31%), suivie d'assez loin par celle de centre-droit du camp présidentiel (15%), deux listes de gauche (celle soutenue par le Parti socialiste à 14%, celle de la France insoumise à 10%), et ensuite la droite gaulliste à 7%, les écologistes à 6%, et une autre liste d'extrême-droite (d'orientation plutôt nationaliste réactionnaire) à 5%.
Ceci n'était une surprise pour personne. Ce qui l'a été, cependant, est qu'Emmanuel Macron a annoncé sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale, et d'annoncer des élections législatives dans un délai extrêmement court. On peut dire que tout le monde, jusqu'à son propre camp et son propre Premier ministre, a été choqué par cette décision. La raison affichée en était de laisser les électeurs s'exprimer. L'analyse la plus plausible des intentions du président est qu'il comptait sur les désaccords au sein de la gauche (qui était partie en ordre dispersé aux élections européennes) pour espérer récupérer des sièges à ses dépens, un peu comme il l'avait déjà fait en 2017 lorsqu'il avait fait exploser le Parti socialiste, et faire pareil à sa droite, pour finalement reconstituer sa majorité seule contre le Rassemblement national.
Il s'en est suivi la semaine politique sans doute la plus folle que
la France ait jamais connue. Contre toute attente, la gauche a réussi
à trouver un accord, entre la France insoumise, le Parti socialiste,
les écologistes et le parti communiste, sous le nom de Nouveau
Front Populaire
(une référence au Front populaire de 1936), au
moins pour ce qui est des candidats et un programme commun qui laisse
cependant de grosses zones d'ombres car les composantes du Nouveau
Front Populaire sont en désaccord sur de nombreux points. La droite
gaulliste des Républicains, au contraire, a explosé autour de la
question de l'alliance avec le Rassemblement national (le président du
parti a été exclu par son propre parti pour avoir proposé cette
alliance, puis un tribunal a annulé cette explosion, et toute la
séquence était complètement folle avec ce président qui s'était
enfermé à clé dans son bureau). Quant au camp présidentiel, il s'est
largement affaissé dans les sondages, notamment à la défaveur de
l'impopularité grandissante d'Emmanuel Macron (à qui ses alliés ont
demandé de rester en-dehors de la campagne pour ne pas trop les
handicaper).
Les élections (qui se déroulent séparément dans 577 circonscriptions, en deux tours) ont lieu les et prochains. À l'heure où j'écris, même si tous les scénarios restent imaginables, le plus probable est soit que l'extrême-droite du Rassemblement national obtienne la majorité absolue, soit qu'il ne lui manque que peu de sièges pour ça, en tout cas il est presque certain qu'il sera le groupe le plus important à l'Assemblée, probablement suivi du groupe de gauche du Nouveau Front Populaire, du groupe de centre-droit du parti de Macron, et d'une droite gaulliste presque laminée (mais possiblement en position de « faiseurs de rois » en apportant les sièges manquants au Rassemblement national).
Ce qui est sûr, en tout cas, est qu'il y a actuellement trois
grands camps en compétition dans cette élection : le Rassemblement
national (extrême-droite nationale-populiste, donc), le camp du
président (qui s'appelle techniquement Renaissance
mais
personne ne connaît ce nom ; centre-droit libéral), et l'alliance des
gauches du Nouveau Front Populaire (qui va de la gauche
anticapitaliste, voire révolutionnaire, à la sociale-démocratie en
passant par les écologistes). Les trois se détestent
mutuellement.
La situation est doublement inédite en France, parce que d'abord l'extrême-droite n'a jamais été aussi haute dans les sondages ni a fortiori en position d'exercer le pouvoir (ceci n'est pas arrivé depuis le régime collaborationniste du Maréchal Pétain en 1940–1944), et d'autre part qu'il existe un risque sérieux qu'aucune majorité ne puisse être trouvée à l'Assemblée car aucun deux des trois camps qu'on vient de dire ne pourraient surmonter leurs divergences pour soutenir un gouvernement, ce qui rendrait la question de qui gouverne la France extrêmement confuse (même si juridiquement le président peut nommer n'importe qui comme Premier ministre tant que l'Assemblée ne le renverse pas, la question politique est pleine d'incertitude).
❦
Bon, ce qui précède est écrit de façon qui se veut factuelle, mais sans encore connaître les résultats des élections qui viennent, je pense déjà pouvoir dire ceci :
Le match est plié. L'extrême-droite a d'ores et déjà gagné.
Si elle n'emporte pas une majorité suffisante pour prétendre gouverner, le pays sera gouverné par une coalition hétéroclite entre un centre-droit complètement discrédité et associé à un président profondément impopulaire, et une gauche tactiquement unie mais dont les divergences émergeront dès le lendemain des élections (et qui a écrit un programme auquel personne ne croit sérieusement parce qu'elle ne croit pas sérieusement gouverner). Ceci discréditera les forces de cette « grande coalition » et renforcera d'autant plus l'extrême-droite qui sera alors quasi-certaine de remporter les élections présidentielle et législative en 2027. Ou peut-être que le pays sera gouverné par un gouvernement « technocratique », supposément apolitique, en réalité centriste, et le résultat sera le même. Même si la coalition de gauche remportait à elle seule une majorité absolue (et ça n'arrivera pas), ses marges de manœuvre seraient tellement faibles qu'elle décevrait forcément, et là aussi, l'extrême-droite serait hégémonique en 2027.
Si, au contraire, l'extrême-droite remporte une majorité, elle ne deviendra pas pour autant impopulaire en exerçant le pouvoir. Car contrairement à la gauche qui promet des mesures économiques qu'elle n'aurait pas la latitude de prendre, l'extrême-droite promet des mesures symboliques qui sont tout à fait possibles : l'autoritarisme, la répression policière et la destruction de l'état de droit sont des choses qu'on peut beaucoup plus facilement appliquer avec succès[#] que la justice sociale. Et même pour les mesures que l'extrême-droite n'arrivera pas à prendre, ils auront beau jeu de prétendre qu'on les aura empêchés d'exercer la plénitude du pouvoir, par exemple parce que le président se sera réservé quelques prérogatives ou leur aura mis des bâtons dans les roues (ce sera peut-être un mensonge, mais peu importe), ou que le Conseil constitutionnel aura censuré une loi trop outrancière.
[#] Pour le dire de façon encore plus simple : ce que promet l'extrême-droite, c'est de faire souffrir les gens (comme les immigrés, divers groupes ethniques ou religieux, mais aussi des professions comme le monde de la culture ou les profs) qu'elle désigne comme coupables et responsables de toutes sortes de maux. Or faire souffrir les autres est une promesse qu'il n'est pas difficile de tenir, à la différence de celles de la gauche.
Autrement dit : si le Rassemblement national perd maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027, et s'il gagne maintenant, il gagnera en popularité et sera quasi-certain de gagner en 2027. Il peut perdre (ou du moins ne pas gagner autant que prévu) dans une semaine, mais il ne peut pas perdre à moyen terme. (Il finira peut-être par perdre, un jour, à long terme, si la France a encore des élections libres à ce moment-là, comme la droite polonaise a fini par céder à une coalition centriste en 2023, mais il est possible que ça n'arrive pas avant une génération — voire jamais si la France tombe véritablement dans l'autoritarisme —, et même si ça se produit, ce ne sera pas une défaite définitive.)
Je vois ça comme aussi inévitable que la pandémie de covid à partir du moment où il y a eu des cas en-dehors de la Chine (je vais revenir sur cette comparaison).