Quand on parle d'« imaginer » un concept, disons un concept
scientifique, il y a — au moins, et très grossièrement — deux sens.
Le sens faible consiste simplement à s'en faire une représentation
mentale suffisamment opérationnelle pour pouvoir travailler avec : ce
n'est pas la même chose que de vraiment pouvoir prétendre
« comprendre » le concept en question. C'est peut-être dans cette
distinction qu'est le sens de la citation attribuée à
von Neumann : Young man, in mathematics you don't
understand things. You just get used to them.
(J'écris attribuée à
parce que mon père m'a soutenu dur comme
fer que von Neumann l'a piquée, ou du moins qu'il en a piqué l'idée, à
Robert Musil, mais je n'ai pas réussi à localiser ça
dans Der Mann ohne Eigenschaften ni
ailleurs.) Cette dichotomie, bien sûr, est exagérée, toute forme de
compréhension combinera un peu de ces deux archétypes, mais je pense
bien qu'un des secrets du raisonnement mathématique consiste à
abandonner l'idée de se faire une vision mentale pleinement
fidèle [← blague de matheux] des objets qu'on manipule, et de
consentir à se restreindre à un certain ensemble
de propriétés. Il faut, bien sûr, une certaine habitude, qui
vient avec l'exercice, pour se forger une intuition qui amène à
pouvoir prédire quelles propriétés on peut légitimement attendre de
l'objet en question et lesquelles sont déraisonnables.
Parfois, bien sûr, on peut aller plus loin. Un cercle est un
exemple d'objet mathématique pour lequel on aura, outre une liste de
propriétés, une représentation visuelle immédiate qui permet de
valider ces propriétés. (Encore que je me suis toujours demandé
comment les mathématiciens non-voyants de naissance se représentent la
géométrie du plan et de l'espace : en ont-ils une figuration tactile,
par exemple, ou travaillent-ils comme tout le monde en est réduit à
faire en dimension 4 ou plus ?) Même pour l'ensemble de Mandelbrot,
s'il est sans doute impossible de s'imaginer vraiment son infinité de
filaments complexes reliant les différentes composantes, le fait
d'avoir au moins une représentation visuelle approximative,
et d'ailleurs
esthétiquement plaisante, doit aider à l'image mentale qu'on s'en
fait. C'est notamment dans cet état d'esprit que je réalise des
vidéos de visualisation scientifique,
dont ma dernière entrée est assez
typique.
Mais il est possible que comprendre, visualiser, imaginer, dans le
sens fort, les choses qui nous dépassent soit simplement impossible.
Je ne pense pas forcément aux objets
mathématiques mystérieux [tiens, je vois que je radote] ; je ne
pense même forcément aux nombres
fabuleusement grands dont j'ai déjà
expliqué que je trouve amusant que des mathématiciens refusent de
considérer que ces nombres existent vraiment — et que c'est un peu
comme considérer que les galaxies lointaines n'existent pas parce
qu'on ne peut pas les atteindre. Je pense déjà à des choses comme,
justement, les galaxies lointaines.
Parfois, en attendant de m'endormir (ou dans
l'espoir d'y arriver), je fais des « exercices pratiques
d'imagination ».
Pour m'échauffer, j'essaie de me figurer le fait qu'il y a sept
milliards de personnes sur Terre. J'imagine qu'il fait encore jour en
Chine, qu'en Nouvelle-Zélande c'est l'après-midi. Je pense à tous ces
gens que je ne rencontrerai jamais, dont chacun
a une vie aussi
riche et complexe que la mienne. Je pense à la reine d'Angleterre
qui doit être en train de dormir à l'heure qu'il est, ou à un anonyme
dans les bidonvilles de Lagos. Je pense aussi à tous ceux qui ont
vécu avant moi. Jules César, par exemple. Est-ce qu'il faisait de
l'insomnie ? À quoi pensait-il quand il n'arrivait pas à dormir ?
J'essaie d'imaginer l'instant de son assassinat, de me convaincre que
cet assassinat s'est vraiment déroulé, que ce n'est pas
qu'une scène de péplum ou une phrase abstraite d'un livre d'histoire.
(Ça peut paraître trivial de se dire que c'est quelque chose
de réel, mais ce n'est pas si évident d'en prendre pleinement
conscience. Je me demande où a vécu le mouton qui a donné la laine
dont a été tissée la toge que portait Cassius quand il a levé le
poignard.) Puis j'essaie d'imaginer la Terre il y a dix mille ans,
puis il y a cent mille ans, un million d'années, dix, cent, un
milliard.
Ensuite, j'essaie de m'imaginer la profondeur de la Terre.
J'essaie de me rappeler que je suis couché sur des milliers de
kilomètres de roche : j'essaie de me projeter jusqu'au centre de la
Terre, d'imaginer la température et la pression qui y règnent. Ou je
pense à la Lune, à sa surface désespérément stérile mais sur laquelle
douze humains ont néanmoins posé le pied il y a une quarantaine
d'années — et laissé quelques objets qui, depuis, attendent sans fin
et sans raison au milieu d'un grand désert. Ou à Mars : je trouve
fascinant de repenser à ces images que notre technologie a rapportées
de Mars, de se dire que ces cailloux continuent encore et encore que
personne n'a jamais foulés ; j'essaie de penser au temps qu'il peut
faire là-bas, le froid, l'atmosphère irrespirable. Mais imaginer Mars
est relativement facile : Vénus, c'est plus difficile, et Jupiter
c'est vraiment une autre paire de manches. Comment peut-on imaginer
Jupiter ? Une planète dénuée de sol ferme, une atmosphère
incompréhensiblement grande, où tout objet solide tombe jusqu'à un
destin difficile à décrire. Que verrait-on si on y flottait ?
Qu'est-ce qu'aurait vu le module de la sonde Galileo, qui a plongé
dans cette atmosphère, s'il avait eu une
caméra ? Ces
vues d'artiste (censées représenter des formes de vie imaginables
sur Jupiter) sont-elles plausibles ? (Ou, dans une autre direction,
la vision qu'en propose C. D. Simak
dans Demain
les chiens ?) Comment arriver à se représenter que ce
point brillant visible dans le ciel nocturne est vraiment la même
chose que ce qui a été photographié par les sondes Voyager ? Bon,
Jupiter c'est peut-être trop difficile. Essayons Titan, alors : Titan
est fascinant à cause de sa similarité avec la Terre en plus froid, et
à cause
de cette
photo, qu'on peut considérer comme la photo la plus extraordinaire
jamais réalisée à ce jour — la seule photo de surface d'un
corps astronomique plus loin que Mars : on n'y voit que quelques
cailloux (qui sont d'ailleurs essentiellement formés de glace d'eau),
mais j'ai passé un temps fou à la regarder avec fascination.
Et le Soleil, alors ? Le Soleil est directement visible mais il
nous rappelle de ne pas le regarder en face — Newton a semble-t-il
failli se rendre aveugle à trop jouer à ça. De façon surprenante, la
luminosité apparente (rapportée par unité d'angle solide) ne décroît
pas avec la distance, donc à l'absorption près par l'atmosphère, nous
voyons la surface du Soleil aussi brillante qu'elle l'est de près :
pour se figurer l'effet d'être tout près du Soleil, il s'agit de
reproduire mentalement la même luminosité jusqu'à couvrir la moitié du
ciel. Peut-être que cette astuce permet de se faire une petite idée.
Mais l'intérieur du Soleil, plus encore que celui de la Terre ou de
Jupiter, demeure assez incompréhensible. J'ai beau en savoir plus que
Lord Kelvin
qui s'interrogeait
sur la source de sa chaleur, mon imagination n'est pas vraiment
aidée par cette connaissance. (Un exemple parmi d'autres : la
production d'énergie moyenne du Soleil n'est que d'un cinq millième de
watt par kilogramme — et même si on rapporte à la masse du cœur, ça ne
change que d'un facteur environ 2. C'est la taille du Soleil qui
explique que la puissance totale émise soit énorme, et en tout cas
l'idée qu'on peut se faire d'un Soleil en train de « brûler » est
totalement fausse, parce que si la densité d'énergie libérable par la
fusion nucléaire est beaucoup plus élevée que celle qui serait libérée
par une énergie chimique, la densité de puissance, elle, est
très faible.)
Je pourrais continuer longtemps le catalogue de l'astronomie.
Essayer de s'imaginer une nébuleuse planétaire, une galaxie, un amas
de galaxies, l'Univers tout entier, ou encore une supernova, ou le big
bang, sont autant d'exercices peut-être futiles mais néanmoins
amusants. Le jeu, bien sûr, consiste à se faire une représentation
mentale aussi immédiate que pour une boule que je tiendrais entre mes
mains, et sur laquelle il soit possible de « lire » les propriétés
physiques de ces objets que je connais abstraitement de par mon
éducation scientifique. À vrai dire, je pense que celui des objets
astronomiques qui me fascine le plus, pour cet exercice, ce n'est pas
le trou noir, c'est plutôt une étoile à neutron. (On peut commencer
par regarder
le résultat
d'une recherche Google images pour le terme, et se dire qu'une
étoile à neutron ne ressemble certainement pas à ça.
D'abord, comme elles sont très chaudes, disons une centaine de fois la
température de surface du Soleil, leur couleur est
précisément le bleu limite
du rayonnement du corps noir en température infinie (soit
(148,177,255) en sRGB), avec une
luminosité dans le visible d'environ 2000 fois celle du
Soleil par unité de surface — sans compter évidemment un rayonnement
une centaine de millions de fois plus important dans les rayons X,
donc il vaut mieux ne pas s'approcher à une distance telle que
l'étoile serait visible à l'œil nu. Mais si on devait d'attendre le
bon paquet de milliards d'années nécessaire pour avoir une étoile à
neutrons froide, l'étoile aurait sans doute un joli aspect
métallisé. Pour toutes sortes de faits fascinants, et difficiles à
imaginer, sur les étoiles à neutrons,
voir cette
page.)
On peut aussi jouer à s'imaginer l'extrêmement petit. Se rappeler
que nous sommes une société organisée de
37 téra cellules humaines,
auquelles il faut ajouter environ dix fois plus de cellules
bactériennes commensales ou symbiotes, dont il n'y a pas de raison de
considérer qu'elles ne sont pas elles aussi (partie de) nous.
Ou que nous sommes formés de 2.3×1028 protons, précisément
le même nombre d'électrons, et à peu près autant de neutrons (18%
moins, à la louche), et que dans chacun de ces protons et neutrons (et
dans une certaine mesure, entre eux) se déroule un mystérieux ballet
de quarks et de gluons qui est responsable de l'essentiel de la masse
de tout ce qui nous entoure. Le monde subatomique présente la
difficulté supplémentaire, par rapport au monde astronomique, que non
seulement les ordres de grandeur sont loin du « monde moyen » dont
nous avons l'habitude, mais de plus les effets quantiques font que les
lois elles-mêmes sont très différentes de ce que nous voyons
normalement.
Ces exercices d'imagination ont-ils un intérêt quelconque ? — à
part aider à s'endormir, faire des rêves intéressants ou avoir une
sorte d'épiphanie
pseudo-scientifique. Je ne sais pas. C'est sans doute un bon rappel
du fait que notre imagination est calibrée pour le « monde moyen »
dans lequel nous vivons (le seul où nous puissions vivre), donc aussi
qu'il faut se méfier de ce qu'elle nous dira en-dehors de ces
échelles. Peut-être un rappel, aussi, du fait que
si notre monde enchanté ne se limite
pas au monde matériel, il n'est pas non plus sûr que celui-ci
puisse vraiment tenir dans celui-là.