David Madore's WebLog: 2014-04

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en avril 2014 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in April 2014: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in April 2014 / Entrées publiées en avril 2014:

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(mardi)

Quelques pensées sur la conquête spatiale, les extraterrestres, et le paradoxe de Fermi

Puisque l'entrée précédente m'a amené à faire de la poésie sur la taille de l'Univers, et puisque comme je l'ai déjà dit je suis en train de regarder la série Cosmos, je vais rester dans un mode un peu métaphysique pour évoquer la question de l'existence de formes de vie extraterrestres (et de la possibilité de communiquer avec elles ou de les rencontrer). Je rassure tout de suite mon lecteur : je n'ai pas la réponse (et si quelqu'un soupçonne que je suis un extraterrestre, je ferai comme M. Obama, je montrerai mon certificat de naissance). En fait, je veux défendre l'idée que se demander s'il y a des civilisations extraterrestres plus avancées que nous susceptibles d'entrer en contact avec nous est un peu comme se demander s'il y a des extraterrestres qui ont une collection de Pokémons (ou de cartes Magic) plus avancée que la nôtre et s'ils veulent bien échanger avec nous : ce n'est ni optimiste ni pessimiste de croire que la réponse est « non », c'est juste se rendre compte que la question n'est sans doute pas la bonne. Ou, si je reprends la fameuse citation d'Arthur C. Clarke, Two possibilities exist: Either we are alone in the Universe or we are not. Both are equally terrifying. — j'aime bien faire remarquer qu'elle devient beaucoup moins terrifiante si on remplace seuls dans l'Univers par seuls à jouer à Pokémon, et qu'il n'est pas sûr que la phrase de départ soit forcément plus pertinente.

Le cadre général du débat sur l'existence de civilisations extraterrestres, ou plutôt la chance de recevoir des signaux de telles civilisations, est typiquement l'équation de Drake (ou de Green Bank), qui exprime le nombre de civilisations avec lesquelles on pourrait communiquer comme un produit de différents facteurs (tous inconnus, mais certains plus que d'autres) exprimant le nombre d'étoiles formées par an dans notre galaxie, la proportion de celles-ci qui ont des planètes, le nombre moyen de planètes habitables, la probabilité qu'une planète habitable développe la vie, la probabilité que la vie évolue vers l'intelligence ou la civilisation, la probabilité que la civilisation tende à communiquer, et la durée pendant laquelle elle communique. Il existe différentes variantes de cette équation, selon la manière dont on définit ou regroupe les facteurs, selon ce qu'on veut calculer exactement, selon qu'on remplace tel ou tel facteur par un rythme au lieu d'un nombre (par exemple en remplaçant le nombre d'étoiles formées par an par le nombre total d'étoiles, et alors la durée de communication par la probabilité annuelle de cesser de communiquer — par exemple parce que la civilisation se serait autodétruite). S'il y avait le moindre doute, il faut que je dise clairement que l'équation en question est une pure évidence mathématique : elle ne peut pas apporter d'information sur quoi que ce soit, uniquement suggérer une façon de poser le problème. Par ailleurs, je pourrais aussi définir l'équation de Drake-Pikachu, qui calcule le nombre de civilisations qui jouent au jeu Pokémon, en remplaçant tout ce qui concerne la communication par le jeu en question — ce serait aussi trivial mathématiquement, et il n'est pas certain que l'équation de départ soit vraiment plus intéressante.

Le paradoxe de Fermi est l'observation que le résultat de l'équation de Drake ne peut pas être trop grand : nous n'avons pas détecté de signal émis par une civilisation extraterrestre (et a fortiori il ne semble pas que la Terre ait été visitée par des extraterrestres), donc on peut chercher quel est le, ou quels sont les, « petits facteurs » dans l'équation. Mon papa, par exemple, est de l'avis (ou était, la dernière fois que j'ai discuté de ça avec lui, ce qui doit dater d'il y a 25 ans, son opinion a pu changer depuis) que l'apparition de la vie est quelque chose d'extraordinairement improbable, même quand les circonstances sont favorables. C'est une opinion qui paraît en conflit avec l'observation que la vie sur Terre est apparue très tôt dans l'histoire de la planète. Évidemment ce genre d'argument bayesien ou pseudo-basyesien ne peut servir que d'indication et pas de preuve de quoi que ce soit : si néanmoins on se base sur la fraction de temps où ces différentes choses ont existé, ce type de raisonnement aurait tendance à suggérer que :

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(dimanche)

Peut-on imaginer l'inimaginable ?

Quand on parle d'« imaginer » un concept, disons un concept scientifique, il y a — au moins, et très grossièrement — deux sens. Le sens faible consiste simplement à s'en faire une représentation mentale suffisamment opérationnelle pour pouvoir travailler avec : ce n'est pas la même chose que de vraiment pouvoir prétendre « comprendre » le concept en question. C'est peut-être dans cette distinction qu'est le sens de la citation attribuée à von Neumann : Young man, in mathematics you don't understand things. You just get used to them. (J'écris attribuée à parce que mon père m'a soutenu dur comme fer que von Neumann l'a piquée, ou du moins qu'il en a piqué l'idée, à Robert Musil, mais je n'ai pas réussi à localiser ça dans Der Mann ohne Eigenschaften ni ailleurs.) Cette dichotomie, bien sûr, est exagérée, toute forme de compréhension combinera un peu de ces deux archétypes, mais je pense bien qu'un des secrets du raisonnement mathématique consiste à abandonner l'idée de se faire une vision mentale pleinement fidèle [← blague de matheux] des objets qu'on manipule, et de consentir à se restreindre à un certain ensemble de propriétés. Il faut, bien sûr, une certaine habitude, qui vient avec l'exercice, pour se forger une intuition qui amène à pouvoir prédire quelles propriétés on peut légitimement attendre de l'objet en question et lesquelles sont déraisonnables.

Parfois, bien sûr, on peut aller plus loin. Un cercle est un exemple d'objet mathématique pour lequel on aura, outre une liste de propriétés, une représentation visuelle immédiate qui permet de valider ces propriétés. (Encore que je me suis toujours demandé comment les mathématiciens non-voyants de naissance se représentent la géométrie du plan et de l'espace : en ont-ils une figuration tactile, par exemple, ou travaillent-ils comme tout le monde en est réduit à faire en dimension 4 ou plus ?) Même pour l'ensemble de Mandelbrot, s'il est sans doute impossible de s'imaginer vraiment son infinité de filaments complexes reliant les différentes composantes, le fait d'avoir au moins une représentation visuelle approximative, et d'ailleurs esthétiquement plaisante, doit aider à l'image mentale qu'on s'en fait. C'est notamment dans cet état d'esprit que je réalise des vidéos de visualisation scientifique, dont ma dernière entrée est assez typique.

Mais il est possible que comprendre, visualiser, imaginer, dans le sens fort, les choses qui nous dépassent soit simplement impossible. Je ne pense pas forcément aux objets mathématiques mystérieux [tiens, je vois que je radote] ; je ne pense même forcément aux nombres fabuleusement grands dont j'ai déjà expliqué que je trouve amusant que des mathématiciens refusent de considérer que ces nombres existent vraiment — et que c'est un peu comme considérer que les galaxies lointaines n'existent pas parce qu'on ne peut pas les atteindre. Je pense déjà à des choses comme, justement, les galaxies lointaines.

Parfois, en attendant de m'endormir (ou dans l'espoir d'y arriver), je fais des « exercices pratiques d'imagination ».

Pour m'échauffer, j'essaie de me figurer le fait qu'il y a sept milliards de personnes sur Terre. J'imagine qu'il fait encore jour en Chine, qu'en Nouvelle-Zélande c'est l'après-midi. Je pense à tous ces gens que je ne rencontrerai jamais, dont chacun a une vie aussi riche et complexe que la mienne. Je pense à la reine d'Angleterre qui doit être en train de dormir à l'heure qu'il est, ou à un anonyme dans les bidonvilles de Lagos. Je pense aussi à tous ceux qui ont vécu avant moi. Jules César, par exemple. Est-ce qu'il faisait de l'insomnie ? À quoi pensait-il quand il n'arrivait pas à dormir ? J'essaie d'imaginer l'instant de son assassinat, de me convaincre que cet assassinat s'est vraiment déroulé, que ce n'est pas qu'une scène de péplum ou une phrase abstraite d'un livre d'histoire. (Ça peut paraître trivial de se dire que c'est quelque chose de réel, mais ce n'est pas si évident d'en prendre pleinement conscience. Je me demande où a vécu le mouton qui a donné la laine dont a été tissée la toge que portait Cassius quand il a levé le poignard.) Puis j'essaie d'imaginer la Terre il y a dix mille ans, puis il y a cent mille ans, un million d'années, dix, cent, un milliard.

Ensuite, j'essaie de m'imaginer la profondeur de la Terre. J'essaie de me rappeler que je suis couché sur des milliers de kilomètres de roche : j'essaie de me projeter jusqu'au centre de la Terre, d'imaginer la température et la pression qui y règnent. Ou je pense à la Lune, à sa surface désespérément stérile mais sur laquelle douze humains ont néanmoins posé le pied il y a une quarantaine d'années — et laissé quelques objets qui, depuis, attendent sans fin et sans raison au milieu d'un grand désert. Ou à Mars : je trouve fascinant de repenser à ces images que notre technologie a rapportées de Mars, de se dire que ces cailloux continuent encore et encore que personne n'a jamais foulés ; j'essaie de penser au temps qu'il peut faire là-bas, le froid, l'atmosphère irrespirable. Mais imaginer Mars est relativement facile : Vénus, c'est plus difficile, et Jupiter c'est vraiment une autre paire de manches. Comment peut-on imaginer Jupiter ? Une planète dénuée de sol ferme, une atmosphère incompréhensiblement grande, où tout objet solide tombe jusqu'à un destin difficile à décrire. Que verrait-on si on y flottait ? Qu'est-ce qu'aurait vu le module de la sonde Galileo, qui a plongé dans cette atmosphère, s'il avait eu une caméra ? Ces vues d'artiste (censées représenter des formes de vie imaginables sur Jupiter) sont-elles plausibles ? (Ou, dans une autre direction, la vision qu'en propose C. D. Simak dans Demain les chiens ?) Comment arriver à se représenter que ce point brillant visible dans le ciel nocturne est vraiment la même chose que ce qui a été photographié par les sondes Voyager ? Bon, Jupiter c'est peut-être trop difficile. Essayons Titan, alors : Titan est fascinant à cause de sa similarité avec la Terre en plus froid, et à cause de cette photo, qu'on peut considérer comme la photo la plus extraordinaire jamais réalisée à ce jour — la seule photo de surface d'un corps astronomique plus loin que Mars : on n'y voit que quelques cailloux (qui sont d'ailleurs essentiellement formés de glace d'eau), mais j'ai passé un temps fou à la regarder avec fascination.

Et le Soleil, alors ? Le Soleil est directement visible mais il nous rappelle de ne pas le regarder en face — Newton a semble-t-il failli se rendre aveugle à trop jouer à ça. De façon surprenante, la luminosité apparente (rapportée par unité d'angle solide) ne décroît pas avec la distance, donc à l'absorption près par l'atmosphère, nous voyons la surface du Soleil aussi brillante qu'elle l'est de près : pour se figurer l'effet d'être tout près du Soleil, il s'agit de reproduire mentalement la même luminosité jusqu'à couvrir la moitié du ciel. Peut-être que cette astuce permet de se faire une petite idée. Mais l'intérieur du Soleil, plus encore que celui de la Terre ou de Jupiter, demeure assez incompréhensible. J'ai beau en savoir plus que Lord Kelvin qui s'interrogeait sur la source de sa chaleur, mon imagination n'est pas vraiment aidée par cette connaissance. (Un exemple parmi d'autres : la production d'énergie moyenne du Soleil n'est que d'un cinq millième de watt par kilogramme — et même si on rapporte à la masse du cœur, ça ne change que d'un facteur environ 2. C'est la taille du Soleil qui explique que la puissance totale émise soit énorme, et en tout cas l'idée qu'on peut se faire d'un Soleil en train de « brûler » est totalement fausse, parce que si la densité d'énergie libérable par la fusion nucléaire est beaucoup plus élevée que celle qui serait libérée par une énergie chimique, la densité de puissance, elle, est très faible.)

Je pourrais continuer longtemps le catalogue de l'astronomie. Essayer de s'imaginer une nébuleuse planétaire, une galaxie, un amas de galaxies, l'Univers tout entier, ou encore une supernova, ou le big bang, sont autant d'exercices peut-être futiles mais néanmoins amusants. Le jeu, bien sûr, consiste à se faire une représentation mentale aussi immédiate que pour une boule que je tiendrais entre mes mains, et sur laquelle il soit possible de « lire » les propriétés physiques de ces objets que je connais abstraitement de par mon éducation scientifique. À vrai dire, je pense que celui des objets astronomiques qui me fascine le plus, pour cet exercice, ce n'est pas le trou noir, c'est plutôt une étoile à neutron. (On peut commencer par regarder le résultat d'une recherche Google images pour le terme, et se dire qu'une étoile à neutron ne ressemble certainement pas à ça. D'abord, comme elles sont très chaudes, disons une centaine de fois la température de surface du Soleil, leur couleur est précisément le bleu limite du rayonnement du corps noir en température infinie (soit (148,177,255) en sRGB), avec une luminosité dans le visible d'environ 2000 fois celle du Soleil par unité de surface — sans compter évidemment un rayonnement une centaine de millions de fois plus important dans les rayons X, donc il vaut mieux ne pas s'approcher à une distance telle que l'étoile serait visible à l'œil nu. Mais si on devait d'attendre le bon paquet de milliards d'années nécessaire pour avoir une étoile à neutrons froide, l'étoile aurait sans doute un joli aspect métallisé. Pour toutes sortes de faits fascinants, et difficiles à imaginer, sur les étoiles à neutrons, voir cette page.)

On peut aussi jouer à s'imaginer l'extrêmement petit. Se rappeler que nous sommes une société organisée de 37 téra cellules humaines, auquelles il faut ajouter environ dix fois plus de cellules bactériennes commensales ou symbiotes, dont il n'y a pas de raison de considérer qu'elles ne sont pas elles aussi (partie de) nous. Ou que nous sommes formés de 2.3×1028 protons, précisément le même nombre d'électrons, et à peu près autant de neutrons (18% moins, à la louche), et que dans chacun de ces protons et neutrons (et dans une certaine mesure, entre eux) se déroule un mystérieux ballet de quarks et de gluons qui est responsable de l'essentiel de la masse de tout ce qui nous entoure. Le monde subatomique présente la difficulté supplémentaire, par rapport au monde astronomique, que non seulement les ordres de grandeur sont loin du « monde moyen » dont nous avons l'habitude, mais de plus les effets quantiques font que les lois elles-mêmes sont très différentes de ce que nous voyons normalement.

Ces exercices d'imagination ont-ils un intérêt quelconque ? — à part aider à s'endormir, faire des rêves intéressants ou avoir une sorte d'épiphanie pseudo-scientifique. Je ne sais pas. C'est sans doute un bon rappel du fait que notre imagination est calibrée pour le « monde moyen » dans lequel nous vivons (le seul où nous puissions vivre), donc aussi qu'il faut se méfier de ce qu'elle nous dira en-dehors de ces échelles. Peut-être un rappel, aussi, du fait que si notre monde enchanté ne se limite pas au monde matériel, il n'est pas non plus sûr que celui-ci puisse vraiment tenir dans celui-là.

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