Mon papa est décédé à Bures-sur-Yvette. Il avait 82 ans. Il souffrait depuis longtemps de la maladie de Parkinson.
Je reproduis ici les quelques mots que j'ai prononcés lors des obsèques (rédigés vers 2h du matin la nuit précédente, alors que j'étais sur le point de jeter l'éponge et de me dire que je n'y arriverais pas) :
Comment évoquer la mémoire de mon père dans une cérémonie funèbre ? S'il y a une chose qu'il n'avait pas, c'est le sens de la cérémonie — de la solennité — des conventions. Il était plutôt du genre à raconter des blagues à un enterrement. Je me suis déjà éclipsé avec lui d'une cérémonie de mariage parce que nous la trouvions trop longue. Papa était irrévérencieux, parce qu'il ne comprenait pas l'intérêt de la révérence.
Si je faisais son panégyrique, lui-même ne croirait pas ça sincère. Lui qui aimait sans arrêt citer Shakespeare — je tiens ça de lui — m'a trop appris le rôle de Cordélia pour que je le refuse maintenant. Il ne supportait pas l'hypocrisie.
Ces deux traits de caractère — le refus des conventions arbitraires et celui de s'arranger avec la vérité — ont sans doute été un frein à sa carrière. Dans un milieu académique qui ne récompense pas toujours que le seul mérite, il n'a jamais accepté d'intriguer pour avancer. Tant qu'il a pu travailler, c'est-à-dire, bien après sa retraite du CNRS, jusqu'à ce que sa maladie le rende incapable de communiquer, il ne l'a fait que pour l'intérêt scientifique de ce qu'il cherchait.
Cette passion pour sa recherche, il en a fait son sacerdoce. Sur son lit d'hôpital il voulait encore discuter de pourquoi le graviton n'a pas de masse. Cette passion il a cherché à me la communiquer au cours d'innombrables balades que nous avons faites, ici, lui et moi, dans la vallée de Chevreuse, en débattant des mystères de l'Univers. C'est comme ça que je suis devenu mathématicien, mais lui, il a vu ça comme une sorte de trahison, parce que les mathématiques n'étaient pour lui qu'une espèce de jeu formel.
Je retrace rapidement sa vie. Papa est né le 17 juin 1938, dans le Saskatchewan. Il a eu une sœur morte en bas âge, Jane, puis un frère, Mike, et une sœur, Hazel. Mes grands-parents ont déménagé plus d'une fois d'un bout à l'autre du Canada, mon grand-père a été dans l'armée de l'air, il a vendu des tracteurs, il a été fermier en Ontario, il a tenu un cinéma en Colombie Britannique. Mon père a commencé ses études supérieures à l'université de Toronto avant de partir en Europe. Là il a appris le français et l'allemand. Il a rencontré Lucette Defrise, plus tard Carter, avec qui il est resté très bon ami jusqu'au décès de celle-ci en 2012 ; il a rencontré Achille Papapétrou, sous la direction duquel il a entrepris une thèse de physique sur les ondes gravitationnelles ; et il a rencontré, au cours d'un voyage en Italie, celle qui deviendrait son épouse.
Mes parents se sont mariés en 1970. Après avoir habité rue Mouffetard à Paris, à peu près jusqu'à ma naissance, puis brièvement à Cassis, ils se sont finalement installés à Orsay. Mon père a travaillé toute la fin de sa carrière à la fac d'Orsay : c'est là aussi qu'il a orienté ses recherches vers la géométrie non-commutative, le sujet qu'il n'a ensuite jamais lâché.
Mais quand je dis qu'il travaillait à Orsay, en fait, il travaillait dans toute l'Europe : Munich, Potsdam, Londres, Cambridge, Bologne, Athènes, Corfu, Vienne, Prague, Belgrade… Même, et plus encore, quand il avait officiellement pris sa retraite, j'ai surtout le souvenir qu'il était sans arrêt par monts et par vaux. Il aimait passionnément voyager — quelque chose qu'il ne m'a décidément pas transmis. Le grand coup dur de sa maladie ç'a été quand il n'a plus pu le faire.
Il a lutté pendant vingt ans contre cette maladie. Mais ce n'est pas ce dont je veux me souvenir maintenant.
Je voudrais plutôt finir par quelques vers des Rubáiyát d'Omar Khayyám, dans leur traduction anglaise par Fitzgerald, ces poésies qu'il aimait tellement lire et réciter, et dont l'inspiration à la fois fataliste et hédoniste convient tellement au caractère qu'avait mon père :
Ah, with the Grape my fading Life provide,
And wash the Body whence the life has died,
And in a Windingsheet of Vineleaf wrapt,
So bury me by some sweet Gardenside.That ev'n my buried Ashes such a Snare
Of Perfume shall fling up into the Air,
As not a True Believer passing by
But shall be overtaken unaware.
Je voudrais en écrire un peu plus sur lui, mais je ne sais toujours pas par quel bout commencer. Nous existons chacun dans l'esprit de nos proches, mais c'est particulièrement vrai pour un parent, sous forme de milliers de souvenirs partagés qu'il est difficile de tisser en une forme qu'on puisse raconter. Quand je repense à mon père, je suis comme face à une montagne de cartes postales du passé que je ne sais pas organiser, ou parfois même pas rendre sous forme de mots : comment traduire en paroles le plaisir que j'avais à me promener avec lui, par exemple ? je peux décrire le chemin que nous suivions le plus souvent[#], cela n'évoquera pas grand-chose ; je peux raconter certains des sujets dont nous parlions, mais ça reviendrait à refaire une partie de ce blog qui est largement héritier de ces conversations.
[#] Monter d'Orsay aux Ulis par la rue de la Dimancherie, passer par le parc nord et le viaduc des Fauvettes jusqu'à Gometz-le-Châtel, suivre la route jusqu'à Chevry où il y avait alors un Aqualand, traverser la forêt de Gif et descendre les escaliers jusqu'à la Hacquinière, et rentrer en longeant le RER.