Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
octobre 2017 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
October 2017: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Spéculations sur l'apparition des fictions juridiques
L'entrée précédente, que j'ai
écrite pour l'essentiel il y a des mois, s'appliquerait de façon assez
intéressante à la fracture entre indépendantistes catalans et
unionistes espagnols ; mais c'est un autre aspect différent de cette
dispute qui m'intéresse ici (sur le fond je n'ai pas l'intention de
m'exprimer plus que ce que j'avais dit
naguère ici) : le goût des fictions juridiques.
(Attention, ce qui suit est largement des
spéculations de la part de moi qui ne suis ni spécialiste d'histoire
ni de relations internationales. Donc je dis peut-être beaucoup de
conneries, et ma terminologie est sans doute non-standard ; mais ce
qui m'intéresse, c'est plus le cadre d'explication que je propose que
les explications elles-mêmes, et je serais curieux de trouver des
explications écrites par de vrais spécialistes qui rentrent dans ce
cadre.)
Ce que j'appelle fiction juridique, ici (il y a sans doute un
meilleur terme mais je ne le connais pas), c'est le fait de « faire
passer ses désirs pour du droit », et notamment de confondre
la légitimité avec la légalité.
Ce que je veux dire, c'est que de nos jours, quand un état (ou un
groupe ayant la prétention d'être un état) a des prétentions sur un
bout de territoire (ou sur autre chose), la manière dont ces
prétentions s'expriment est à travers la position suivante : ce
bout de territoire fait légalement partie de notre état. Quand
deux états revendiquent le même bout de territoire, ils prétendent
donc tous les deux avoir la légalité pour eux.
Cela peut sembler aller de soi, mais il pourrait en être autrement,
et historiquement il en a été autrement : ils pourraient prétendre
avoir la légitimité sans prétendre avoir la légalité pour
eux. La différence est subtile. (Ou ils pourraient ne rien prétendre
du tout à part nous voulons ce bout de territoire, ce qui
serait, souvent, plus honnête, mais ça fait mauvais genre.)
Comme je viens de le dire, je crois qu'il n'en a pas toujours été
ainsi. Quand par exemple, en 1870, l'Empire allemand a pris à la
France l'Alsace et la Moselle, je crois que la position de la France
(entre 1870 et 1914) n'était pas l'Alsace et la Moselle font
toujours (de droit) partie de la France mais
plutôt l'Alsace et la Moselle devraient faire partie de la
France (et nous les reconquerrons si nécessaire) ou quelque chose
comme ça. C'est du moins ce que je crois, et j'y trouve vaguement une
confirmation dans une carte
comme celle-ci,
qui colorie la France jusqu'à la « ligne bleue des Vosges ». En tout
cas, c'est ainsi que je distingue une revendication de légalité et une
revendication de légitimité. Par contraste, de nos jours, quand la
République populaire de Chine revendique l'île de Taïwan, sa position
est que Taïwan fait de droit partie de la Chine :
revendication de légalité, donc (et à la limite elle est plus prête à
discuter de savoir qui est le gouvernement légal et/ou légitime de la
Chine que de l'idée d'une séparation du pays en droit). De même
Chypre prétend que Chypre-Nord fait partie de son territoire, pas
juste qu'elle devrait en faire partie ; et la Moldavie
prétend que la Transnistrie fait partie de son territoire, pas juste
qu'elle devrait en faire partie.
On pourrait faire une typologie (j'aime bien faire des
typologies !) un peu comme ceci :
les frontières (ou l'état) de fait,
les frontières (ou l'état) de droit,
les frontières (ou l'état) légitimes,
les frontières (ou l'état) souhaitées,
etc.
Je ne suis pas historien, mais j'imagine que quand Louis XIV
conquérait telle ou telle région, il ne s'embarrassait pas de
prétendre qu'elle lui appartenait de droit, peut-être même pas de
légitimité : il la prenait et c'est tout. La France de la
3e République prétendait que l'Alsace-Moselle devait légitimement lui
appartenir (par la volonté des peuples ou quelque argument de ce
genre), pas qu'elle lui appartenait légalement. Mais maintenant tout
le monde semble penser que (2) et (3) sont synonymes et
interchangeables, et toute revendication s'exprime donc (il me
semble !) sur le plan du droit. Les règles de la diplomatie semblent
avoir changé.
Il y a quelque chose qui va avec, mais je ne sais pas dans quelle
mesure c'est une cause on une conséquence, c'est l'attitude vis-à-vis
des traités de paix : la guerre franco-prussienne s'est terminée par
la signature d'un traité de paix (Francfort, 1870) qui donnait de
droit l'Alsace-Moselle à l'Empire allemand ; il était donc
difficile pour la France de prétendre qu'elle avait le droit avec
elle, si elle avait signé et ratifié un traité affirmant le contaire.
De nos jours, je crois qu'on ne signe plus tellement de traités de
paix, ou seulement dans certains cas, et parfois très tardivement.
(J'aime bien dire, par exemple, que la seconde guerre mondiale ne
s'est terminée en Europe qu'avec la signature
du traité
[de Moscou] « quatre plus deux » en 1990. Un des points-clés de
ce traité est justement la reconnaissance en droit par la
République fédérale d'Allemagne de la frontière Oder-Neisse.) Ou
alors on rédige des traités volontairement vagues et bizarrement
formulés (comme les accords de Paris de 1973 mettant fin à la guerre
du Vietnam).
Et du coup, je vois ça comme un problème dans cette évolution de la
façon de faire la diplomatie : en oubliant qu'il peut y avoir une
différence entre (2) le droit et (3) la légitimité, on n'accepte plus
de signer que des traités de paix qui sont alignés avec la conception
qu'on a de la légitimité, et donc on reporte sur
l'ordre juridique des questions qui devraient
rester politiques. Et du coup, comme il y a malheureusement
forcément un divorce entre (1) les faits et (3) la légitimité perçue,
ce divorce se retrouve entre (1) les faits et (2) le droit interprété
par l'une ou l'autre partie, ce qui est malsain en soi. Je trouve
cette évolution néfaste, et je soulève la question : que faudrait-il
faire pour réétablir une séparation entre droit et légitimité ?
Je peux tenter d'imaginer la raison pour laquelle cette évolution a
eu lieu. Cette raison est l'apparition progressive d'une forme de
droit international, ou plutôt, la consolidation d'un « état de
droit » qui est peut-être une illusion savamment maintenue entre
puissants mais ce n'est pas le problème ici. Cela expliquerait que
l'évolution aille de pair avec la création d'organismes comme la
Société des Nations, la Cour internationale de Justice (de la Haye) et
l'Organisation des Nations-Unis : dès lors qu'un pays accepte l'idée
de défendre sa cause devant des institutions de ce genre, il ne peut
pas défendre une position du type cette région appartient au
pays Z mais c'est injuste et illégitime :
elle devrait m'appartenir (distinction intelligemment
faite entre (2) et (3)), il doit se positionner sur le terrain du
droit, soit cette région est occupée dans les faits par le
pays Z mais c'est illégal elle m'appartient en
droit (report de la distinction entre (1) et (2)). Ou pour
dire les choses autrement : il est devenu « de mauvais goût » de
prétendre qu'une région appartient de droit à un autre pays
mais qu'on la veut quand même (même si on pense avoir la légitimité
pour soi). Et comme il est difficile de concevoir des institutions
qui tranchent la question de la légitimité, la question que je pose
ci-dessus semble insoluble.
Bref, ce serait une évolution plutôt bénéfique (le fait d'établir
un état de droit, ou un embryon d'état de droit, ou peut-être même
juste un semblant d'embryon d'état de droit, au niveau international,
est certainement une bonne chose) qui aurait cette conséquence
vraiment nuisible de la multiplication des fictions juridiques au
mépris de la réalité.
Il faut remarquer quand même que la réalité reprend parfois ses
droits, mais de façon inattendue et incohérente. Notamment, quand la
France a été libérée en 1944–1945, le gouvernement provisoire met en
place la fiction juridique que le gouvernement de Vichy n'a jamais
existé : pas juste qu'il n'était pas légitime, mais qu'il
n'était pas légal (le gouvernement légal de la France aurait
donc été celui en exil à Londres). Sont en particulier
déclarés nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels
législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur
exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le
territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au
rétablissement du Gouvernement provisoire de la République
française (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de
la légalité républicaine sur le territoire continental). Pourquoi
pas : sans préjuger de la question strictement légale de respect des
formes constitutionnelles (je ne peux vraiment pas me prononcer à ce
sujet), je comprends tout à fait l'intérêt symbolique fort d'une telle
décision. Mais elle semble n'avoir été appliquée qu'à moitié : plutôt
que de tout frapper de nullité, quitte à redécréter
rétroactivement ce qui pouvait sembler utile, on a commencé à se
préoccuper des conséquences pratiques, donc faire un tri, en supposant
par défaut le maintien (la nullité des actes en question doit être
expressément constatée, dit l'ordonnance en question : c'est là
gâcher tout le principe qu'on vient de mettre en place !). C'est
ainsi que, entre autres textes douteux, la loi du 6 août 1944
établissant une différence de majorité sexuelle pour les relations
hétérosexuelles et homosexuelles, est restée en vigueur jusqu'en
1982 : si on n'avait pas commencé à fouiller dans la merde de Vichy,
ce ne serait pas arrivé.
Au sujet de la Catalogne, je m'étonne que Carles Puigdemont se soit
laissé entraîner sur le terrain de la légalité, en faisant
voter l'indépendance de la Catalogne (créant ainsi une fiction
juridique où elle existe en tant qu'état indépendant — fiction assez
peu développée, il est vrai, puisque cet état putatif n'a pas de
constitution, pas de monnaie, etc.), alors que la position de Madrid
est beaucoup plus forte sur ce terrain (comme sur celui des faits).
Il m'aurait semblé beaucoup plus habile de se placer sur le terrain de
la légitimité (par exemple, souligner que le referendum qu'il
a fait tenir n'était peut-être pas légal mais qu'il était légitime et
qu'il avait épuisé toutes les voies légales, puis rester à ce niveau).
Un des problèmes avec les fictions juridiques, c'est que si on prétend
ne plus reconnaître un état, il devient vraiment difficile de se
présenter à des élections dans cet état : je suis donc curieux de
savoir comment les indépendantistes catalans vont gérer ce dilemme.
Je pense à la situation bizarre des candidats du Sinn Féin en Irlande
du Nord à la Chambre des Communes du parlement britannique : ils se
présentent à l'élection mais, quand ils sont élus, ne vont pas siéger
à Westminster parce qu'ils ne reconnaissent pas la légitimité de
l'institution : je comprends l'idée, mais sur le plan symbolique ça me
semble un peu en contradiction avec le fait de se présenter à
l'élection, et sur le plan pratique cela donne, depuis les dernières
élections, beaucoup de pouvoir à leurs adversaires unionistes qui
peuvent ainsi soutenir le gouvernement minoritaire de Theresa May.
PS : Je ne veux pas donner l'impression (de croire
que) les fictions juridiques sont une invention récente ! Quand des
factions rivales de l'Église catholique élisaient chacune un pape, par
exemple, je suppose bien que chacun prétendait être le pape,
pas juste avoir la légitimité de l'être. Ce qui a changé (si mon
analyse est correcte), c'est que cette façon de penser est devenue
systématique en diplomatie : la légitimité et la légalité se sont
confondues dans l'esprit des chancelleries, qui placent toujours leurs
revendications sur ces deux terrains à la fois.
Comment parler à des gens d'opinions (politiques) différentes
Ce qui suit va être très décousu. Il s'agit
d'idées que je veux noter depuis longtemps, mais elles sont assez
banales (disons même que c'est de la psychologie de comptoir,
largement sans fondement scientifique), et je n'ai par ailleurs pas le
temps ni la patience de structurer. Je traîne ce texte sous forme
d'ébauche depuis des mois, la lecture
du livre de Clinton m'a donné envie de le ressortir, je l'ai un
peu remanié, et j'ai fini par en avoir marre, donc je le publie tel
quel malgré son absence de fin. [Ajout : si vous
trouvez tout ça trop long, vous pouvez
sauter directement à la fin
où j'ai ajouté une sorte de synthèse.]
J'avais promis d'éviter de
parler de Donald Trump, donc je ne vais pas faire une nouvelle entrée
sur la terreur (certes combinée à une petite dose d'hilarité) que
m'inspire le fait que le président des États-Unis soit un théoricien
du complot qui s'enfonce jour après jour dans un monde parallèle tissé
de faits alternatifs où la réalité n'a plus aucune prise sur lui
(alors que lui continue à en avoir sur nous). Mais
je voudrais méditer un instant non pas sur Trump lui-même mais sur les
gens qui ont voté pour lui, qui continuent à le soutenir, et qui
s'embarquent avec lui dans un voyage vers ce monde parallèle ; et plus
généralement sur la manière dont on doit se comporter vis-à-vis de
gens dont on pense qu'ils ont profondément tort et s'il y a moyen
d'aider à les ramener à la réalité. (J'ai déjà promis que ces
réflexions seraient décousues et dépourvues d'originalité, mais il
s'agit d'une sorte de prolongation de ce que j'avais
commencé ici.)
[Ajout : voir
aussi cette entrée ultérieure.]
La question que je me pose plus généralement, c'est : comment gérer
la discussion politique (au sens large) avec des gens qui ont des
opinions politiques radicalement différentes des miennes ?
Par opinions politiques radicalement différentes, je veux dire
que, si on ne fait pas d'efforts particuliers, la discussion va
naturellement tourner à la confrontation acrimonieuse plutôt qu'à
l'échange fructueux d'idées, et que les émotions qui vont en émerger
spontanément sont des choses comme la colère ou le mépris.
L'électeur de Trump est un bon exemple de référence, mais ce n'est
évidemment pas le seul, et la discussion « politique » n'est pas
forcément politique au sens étroit (pensez au climatoscepticisme ou au
créationnisme ; ou dans un autre registre, au racisme, à l'homophobie,
etc.). Et bien sûr, je ne parle pas que de gens situés politiquement
à ma droite : je me suis sans doute finalement plus souvent engueulé
avec des gens qui semblaient me considérer comme l'équivalent d'un
électeur de Trump (i.e., un imbécile manipulé par le Grand Capital),
il y a des social justice warriors qui ont
dénoncé mon homophobie (intériorisée), et ainsi de suite. Le fait
d'avoir des gens qui m'accusent d'avoir tort dans des sens contraires
ne signifie pas pour autant que j'aie raison : si la vérité était
aussi facile à connaître, ce serait bien commode. Ou parfois cela n'a
rien à voir avec la politique : on est tous
le crackpot de quelqu'un d'autre.
Il y a aussi une gradation subtile entre les questions sur lesquelles
il existe une vérité objective (la Terre n'a pas été créée il
y a environ 6000 ans) et celles qui concernent les proverbiaux goûts
et couleurs, en passant par un terrain gris où on pense avoir raison
mais il faut bien reconnaître qu'avoir « raison » n'est pas quelque
chose d'aussi clair qu'en mathématiques.
Quand on est confronté à un tel fossé idéologique, la réaction la
plus simple, la plus prudente et la plus sage dans la plupart des
cas particuliers est simplement d'ignorer et de se taire : ce
n'est pas la peine d'essayer de convaincre quelqu'un qu'on ne pourra
pas convaincre, ce n'est pas la peine de rentrer dans une joute
oratoire dont il ne sortira rien (comme le dit un aphorisme à
l'origine incertaine, most burning issues generate
far more heat than light).
Le problème est que si les gens qui ont raison ne parlent jamais
aux gens qui ont tort, on évite peut-être de perdre son temps avec
ceux qui ne pourront jamais être convaincus, mais on ne parle pas non
plus à ceux qui pourraient l'être. Or tant que nous vivons sur la
même planète et que les actions des uns influencent les autres, et
surtout si nous vivons dans une démocratie où les conneries des uns
(Trump !) peuvent retomber sur les autres, ignorer ceux avec qui
on n'est pas d'accord ne peut pas être une solution générale.
Et symétriquement, si on ignore ce que disent les autres, c'est
qu'on n'en apprendra rien, et notamment, on ne se laissera pas
convaincre le jour où ce sera l'autre qui aura raison. Je souligne
ça, parce que toute méthode argumentative qui cherche uniquement à
convaincre l'autre qu'on a raison est une forme de malhonnêteté
intellectuelle : pour ne pas être malhonnête, on doit reconnaître
qu'on a parfois tort, même sur des sujets auxquels on tient beaucoup,
et on doit se donner comme but de chercher à se laisser
convaincre lorsque c'est le cas ; si on n'accepte pas cette
possibilité, il est absurde de chercher à l'imposer aux autres !
C'est justement parce que je sais que je suis, moi, très réticent à
changer mes propres opinions, et très prompt à déployer la plus grande
mauvaise foi pour les défendre, que je me demande comment me
forcer moi à me laisser convaincre quand c'est nécessaire, et
que j'espère à la fois pouvoir convaincre un autre quand c'est
pertinent.
Autrement dit : il faut absolument toujours garder à l'esprit la
possibilité que ce soit le partisan de Trump qui ait raison. Mais que
ce ne soit pas une forme de relativisme : il ne s'agit pas de douter
qu'il y a des questions sur lesquelles quelqu'un a raison et
quelqu'un a tort (même s'il y en a aussi sur lesquelles ce
n'est pas le cas et aussi beaucoup sur lesquelles ce n'est même
pas clair, comme je le disais plus haut), ni même, qu'il y a
souvent moyen d'arriver à la vérité par l'examen des faits, le
raisonnement, et le débat contradictoire. Il est normal de penser
qu'on ait raison sur n'importe quel point donné, mais personne n'a
toujours raison, donc il faut avoir la modestie d'envisager qu'on ait
tort sur quelque chose dont on était absolument convaincu.
(J'espère que vous admirez la manière dont
j'enfonce les portes ouvertes les unes après les autres dans un
mouvement gracieux de mon bras musclé armé de ma fidèle hache
bénie +2.)
Bien sûr, c'est tentant de mépriser son interlocuteur, et c'est
assez facile : quand on pense X, on pense, par définition,
qu'on a raison sur ce point et donc que tous les gens qui pensent
¬X se trompent. Donc on se croit intellectuellement
supérieur à eux, au moins sur ce point très précis, et de là on en
arrive rapidement à généraliser.
C'est facile, mais ce n'est pas ce qui va nous aider à convaincre
qui que ce soit. Et je ne parle pas que du mépris lui-même, mais
aussi des arguments rationnels nés du mépris. Je qualifiais
(dans cette entrée liée ci-dessus)
la plupart des discussions politiques à une sorte de match de foot
argumentatif : le but n'est pas de convaincre l'autre (ni, à plus
forte raison, de se laisser convaincre), mais de montrer une certaine
supériorité sur lui. On se laisse entraîner dans ce genre de
discussion pour briller devant les supporters qui peuvent être dans
l'assistance (ou, s'il n'y en a pas, pour le supporter qu'on est
soi-même de ses propres opinions) : pour montrer qu'on a des arguments
affûtés, ou pour s'entraîner à les manier. Mais la perspective de
convaincre est quasiment aussi fantaisiste que l'idée que, dans un
vrai match de foot, un joueur (ou au moins un supporter) de l'équipe
perdante pourrait rejoindre l'équipe gagnante parce que, finalement,
c'est elle qui a gagné donc il est normal qu'on se laisse prendre par
elle.
En fait, c'est encore pire que ça : non seulement on ne va pas
convaincre, mais même en débattant contre quelqu'un, on a
toutes les chances de renforcer ses opinions initiales.
Parce que les attaques contre les opinions en question (et peut-être
le mépris qui se sent inévitablement derrière) « soude l'équipe », si
j'ose dire : les opinions contraires sont perçues comme une agression
(voire, si elles viennent de beaucoup de gens à la fois, une
persécution) contre laquelle il faut se blinder, elles réveillent une
sorte de système immunitaire mental qui cherche à chasser le non-moi
du cerveau (OK, mes métaphores sont pourries et tout
emmêlées).
Dans les cas extrêmes, ceci se produit même devant des faits : ce
n'est pas la peine d'essayer avec des faits de faire changer
d'avis les gens convaincus que le changement climatique n'est pas réel
(ou n'est pas l'effet de l'homme), que la Terre est vieille de
quelques milliers d'années, que l'évolution « n'est qu'une théorie »,
qu'Obama est secrètement musulman et est né au Kenya, que les tours du
World Trade Center ont été détruites par la CIA, que les
vaccins sont dangereux et provoquent l'autisme, ou ce genre de choses.
Certains appellent ça le backfire effect. Voir
par exemple cette
vidéo expliquant très brièvement le point d'une chercheuse en
neurosciences sur ce phénomène.
Il semble que ce ne soit pas purement un effet de myopie et que la
vie politique, aux États-Unis mais il est possible que ce soit aussi
le cas en Europe, soit plus polarisée qu'elle ne l'a jamais été.
(Voici
une tentative pour mesurer/quantifier ce fait, qui vaut ce qu'elle
vaut, mais à la limite peu importe.) On observe des corrélations
spectaculaires entre les opinions sur des questions qui devraient
n'avoir aucun rapport entre elles, comme des questions
d'environnement, des questions sociales et des questions économiques :
car l'adhésion à une « équipe » crée les opinions plus que les
opinions ne créent l'adhésion à une équipe. (Certes, on peut penser
que le bipartisme politique américain empire considérablement les
choses en donnant naturellement deux équipes qui s'opposent à peu près
sur tout.) Et je ne vais pas insister sur le fait que les réseaux
sociaux deviennent des caisses de résonance pour nos opinions en
validant ce que nous croyons déjà — c'est devenu un lieu commun de le
dire.
Bon, ça c'est facile à comprendre. Maintenant, la question
vraiment ardue, c'est : supposons qu'on veuille vraiment
dépasser cet effet, comment faut-il s'y prendre ? Et je le répète,
fatalement, cette question a deux faces : comment faire pour
convaincre quelqu'un d'autre, mais aussi : comment faire pour
se laisser soi-même convaincre par quelqu'un d'autre (qui pourrait
avoir raison) ? Si on n'accepte pas les deux faces de la pièce, c'est
déjà le signe qu'on est dans le
mauvais état d'esprit.
Évidemment ce n'est pas facile (si ça l'était, tout le monde serait
d'accord sur tout depuis bien longtemps). Les phénomènes
psychologiques en question sont puissants. Une fois qu'une opinion
est ancrée en nous, elle devient en quelque sorte partie de
notre identité, et nous ne voulons pas en changer parce que
personne ne veut changer qui il est. Mais il y a un mot-clé
dans toute cette histoire, sur lequel il faut que j'insiste, c'est le
mot fierté.
La première étape pour avoir une conversation un peu constructive,
c'est d'écouter ce que l'autre a à dire. (Bon, la zéroième étape,
c'est déjà de trouver quelqu'un avec qui avoir une
conversation : si les équipes sont vraiment fermées sur elles-mêmes,
ce n'est pas forcément évident. Si je dois chercher un électeur
du FN pour l'écouter, je vais avoir du mal à le trouver
parmi mes connaissances ; et les réseaux sociaux vont s'avérer très
limités pour ce qui est de permettre de rencontrer des gens vraiment
différents et ouverts à la discussion : les réseaux sociaux sont
plutôt des outils à nous conforter dans nos opinions préexistantes.
Admettons cependant que cette zéroième étape soit franchie : il s'agit
ensuite d'écouter ce que la personne trouvée a à dire.) Mais
attention !, ce que l'autre a à dire n'est pas forcément ce
qu'il dira, ou en tout cas pas ce qu'il dira s'il se met dans
un état d'esprit de joute oratoire. Ce qu'il faut comprendre,
vraiment, c'est ce qu'il a dans le cœur, comment il voit les choses,
comment il les relie à son identité, quelles sont les valeurs
auxquelles il croit, et comment il en tire de la fierté.
Une question qui peut être intéressante (dans beaucoup de contextes
politiques ou proches d'être politiques), c'est de demander à la
personne avec qui on parle de lâcher tel ou tel point d'argumentation
précis, et de plutôt décrire son monde idéal, de dire à quoi il
rêve.
C'est sans doute déjà une façon intéressante de mener une
discussion politique : au lieu de se fatiguer avec des arguments mille
fois usés, raconte-moi tes rêves, raconte-moi comment tu vois
le monde. (Et comme signe de bonne volonté, je vais t'écouter sans
t'interrompre, ne poser que des questions destinées à mieux te
comprendre et pas à te piéger.) Il est intéressant, à ce stade-là, de
chercher la nuance, de repérer les points qui ne sont pas ce qu'on se
serait imaginé de façon caricaturale. Et de noter les points sur
lesquels on tombe d'accord (sans en avoir honte, et sans se dire
quelque chose comme ciel !, je suis d'accord avec un
fasciste).
Puisque je parlais des supporters de Trump, Sam Altman (connu
notamment pour Y Combinator) a essayé
de faire
cette démarche d'écoute : ce qu'il raconte est un peu succinct, et
il n'a pas vraiment posé cette question que je propose, mais c'est
déjà intéressant à lire pour se former une idée qui dépasse la
caricature (dont j'étais au moins pour ma part victime). Ce qui est
sûr, c'est qu'aucune démarche qui commence par se moquer ne peut
aboutir à quoi que ce soit : les humoristes politiques américians
« libéraux » (dans le sens américain du terme : John Oliver ou Stephen
Colbert, par exemple) sont très drôles quand ils se moquent de
Trump, et leurs attaques sont justes, mais elles ne sont pas
productives parce qu'elles convainquent uniquement les gens déjà
convaincus et renforcent l'impression d'arrogance perçue par le camp
adverse. Dire la vérité ne sert à rien : il faut arriver à écouter
même ce qu'on pense être du délire, et se rappeler que même derrière
des idées fausses il y a des sentiments vrais.
Mais ce n'est pas tout d'écouter, il faut aussi essayer de
comprendre les ressorts émotionnels derrière l'histoire : et, comme je
le disais, je pense que la clé pour ce qui est des opinions politiques
est la fierté. On peut être fier d'être de gauche ou de
droite, on peut être fier de son pays, de sa religion, d'un groupe
ethnique auquel on s'identifie, de son sexe ou de son orientation
sexuelle, etc. Si on veut convaincre quelqu'un de quelque chose, et
pour le convaincre ne pas passer pour un agresseur, il est crucial
de ne pas le blesser dans sa fierté.
À part la fierté, un autre ressort émotionnel puissant est bien
entendu la peur : la peur de l'autre, la peur de l'avenir, la
peur de la honte (qui nous ramène à la fierté). Et n'oublions pas la
colère, cette petite sœur de la peur.
Et là où les choses deviennent vraiment difficiles, c'est que, si
on veut progresser, il faut faire preuve d'empathie pour ces ressorts
émotionnels, même si on n'est pas d'accord avec ce avec quoi ils sont
attachés.
Prenons un exemple où, pour ne pas jeter la pierre sur qui que ce
soit d'autre, je vais parler de mes propres préjugés émotionnels. Une
des idées politiques auxquelles je suis le plus attaché est celle de
la construction européenne,
j'avais écrit une entrée pour en
parler, d'où il ressort très clairement, quand on la relit, qu'il
s'agit d'un attachement émotionnel — je veux être fier de l'Union
européenne (d'où un manque d'objectivité de ma part quand il s'agit
d'évaluer ce qu'elle fait), j'ai un peu honte de la France (idem), je
fais peut-être un complexe par rapport à l'Allemagne, j'ai le
nationalisme en horreur et je vois l'Europe comme une façon de le
dépasser, tout ça est éminemment émotionnel. Je ne sais pas
vraiment pourquoi les choses ont pris comme ça chez moi (enfin, je le
sais en partie, mais ce n'est pas forcément très intéressant à
raconter, et ce n'est pas franchement reproductible, donc restons-en
là). Il n'est donc pas surprenant qu'un débat sur ce que contiennent
les traités européens et s'ils sont ou non en contradiction avec les
valeurs de la gauche, ou leur comparaison avec la Constitution
française, tourne vite au dialogue de sourds sans intérêt (→ match de
foot). A contrario, j'ai eu l'impression de grandement avancer
lorsque dans un débat de ce genre avec un eurosceptique je ne sais
plus où ni quand, j'ai développé l'idée : nous sommes d'accord que
la proposition de déchéance de nationalité française (qui a flotté
dans le débat politique) était répugnante, maintenant une chose qui me
terrifie est l'idée de perdre ma nationalité européenne (par exemple
parce que la France quitterait l'Union ou parce que celle-ci serait
dissoute) — et mon interlocuteur m'a donné l'impression de
comprendre mon point de vue, pas de le partager mais de comprendre le
contenu émotionnel sous-jacent, et peut-être même faire preuve
d'empathie. Voilà donc une clé pour discuter avec moi sur ce sujet,
et peut-être même pour me faire évoluer (à condition de l'utiliser
loyalement : ce qui serait déloyal, par exemple, c'est de se servir de
cet attachement émotionnel sincère pour m'attaquer). Symétriquement,
bien sûr, il faut que j'apprenne à comprendre, si je veux discuter sur
ce sujet, ceux qui voient l'Union européenne comme une menace à leur
liberté ou à leur identité, ou à des valeurs auxquelles ils tiennent,
et qui ont de plus l'impression que la « pensée unique » est
europhile. Et il faut que j'arrive à comprendre non seulement
intellectuellement mais même émotionnellement que des gens puissent
être fiers d'être Français (ou autre chose).
Mais je prends là un exemple qu'on pourrait qualifier d'encore bien
tiède. Qu'en est-il, par exemple, de la question du droit à
l'avortement ? Comment pourrais-je réussir à comprendre et même faire
preuve d'empathie pour les gens qui affirment vouloir défendre le
« droit à la vie », quand mon cerveau me hurle que ce sont juste des
cinglés religieux ou des cons qui n'ont rien compris ? Et encore, je
ne suis pas une femme (← breaking news) et peu
susceptible d'être même indirectement concerné par le problème.
La plupart de ceux qui se définissent
comme pro-life (par opposition à des hommes
politiques qui pourraient s'appuyer sur ce courant par calcul) sont,
je suppose, sincèrement convaincus de leur supériorité morale — ils
croient, après tout, sauver des petits enfants ; symétriquement,
les pro-choice défendent le droit des femmes à
disposer de leur propre corps. Il se trouve que ces derniers ont
raison à mes yeux : je n'entends certainement pas proposer ici une
forme de relativisme (même si la question est évidemment déjà moins
objective que quand il s'agit, par exemple, de croire que le
changement climatique est réel et causé par l'homme), je crois que ce
genre de relativisme est dangereux, et les camps ne se valent pas du
tout ! Mais ça ne change rien au niveau du ressenti des
partisans du « mauvais » camp : les deux sont braqués dans leur
certitude de supériorité morale. Et le problème est vraiment
épineux : si les observations de Sam Altman évoquées ci-dessus sont
représentatives, la position conservatrice sur l'avortement ne va pas
disparaître toute seule ; et elle va encore moins disparaître à force
qu'on la tourne en ridicule. Même
si ma conception de l'état de droit
permet qu'une cour de justice donne tort à la majorité des électeurs
(ce qui s'est — probablement — passé aux États-Unis
avec Roe
v. Wade en 1973), il faut avoir le réalisme de reconnaître
que cette situation ne peut pas durer trop longtemps : lorsqu'une
majorité des électeurs, ou même une minorité significative, croit
quelque chose de faux ou s'attache à quelque chose d'injuste, il y a
un véritable problème.
[Ajout : on suggère, et je pense que c'est en
effet plausible, qu'un des mécanismes émotionnels fréquents chez les
anti-avortement est sans doute l'idée largement inconsciente que si
l'avortement avait été plus accessible (matériellement ou moralement)
à leurs parents pendant leur propre gestation, ils n'existeraient pas.
Que cette analyse soit juste ou non, peu importe, ce que je veux
souligner c'est que c'est le genre de mécanismes qui peuvent
intervenir, et qu'il faut prendre en compte.]
Voilà pourquoi il faut apprendre à écouter même ceux qui ont
tort, aussi détestables que soient leurs opinions, et aussi
pénible que soit cette conversation. Pas pour accepter ou rejeter
leurs arguments, mais pour comprendre leurs sentiments.
Je pourrais par exemple évoquer le cas du Front national français,
qui illustre l'extrême difficulté de l'exercice : d'un côté, on veut
condamner ses idées nauséabondes, de l'autre, il ne faut pas donner à
ses électeurs la sensation qu'ils sont rejetés sous peine de les
fidéliser à l'unique parti qui leur paraît les écouter. À cela
s'ajoute la complication que le discours de diabolisation globalement
pratiqué contre le FN a surtout visé le parti lui-même
plutôt que ses idées, si bien que les idées ont percolé ailleurs : or
ce qui est dangereux, ce n'est pas
le FN, ce sont ses idées, et le fait de pointer du
doigt le parti a accentué le caractère « holiste » de la condamnation,
et donc l'effet sur ceux qui se sentent ainsi condamnés, surtout quand
ils croient « dire tout haut ce que d'autres pensent tout bas ».
Je ne prétends certainement pas résoudre magiquement tous les
problèmes de racisme du monde en écoutant les gens qui tiennent des
propos racistes, mais je prétends au moins que toute démarche
constructive doit commencer par là, aussi déplaisante qu'on trouve la
chose. Et je ne parle pas seulement d'écouter la détresse économique
de ceux qui sont tentés de rejeter leurs difficultés sur la peur de
l'étranger, mais bien d'écouter cette peur elle-même, la fierté qu'ils
ont ou qu'ils voudraient avoir de leur pays, de leur région, de leur
« race », que sais-je encore. Même quand les idées sont régugnantes
ou fausses, les émotions peuvent être authentiques.
L'exemple de la situation à laquelle il ne faut surtout pas arriver
est l'état de la politosphère(?) sur toutes les questions relatives à
l'Islam. Dont une incarnation à l'odeur de caniveau particulièrement
fétide était celle du débat autour du « burkini » cet été en France,
avec deux camps drapés dans leur certitude de supériorité morale et
chacun incapable d'essayer de comprendre l'autre ou simplement de ne
pas le caricaturer : ceux qui considèrent la burka comme une atteinte
intolérable à la liberté des femmes et ceux qui considèrent son
interdiction comme une atteinte intolérable à la liberté de religion.
Mais je ne vais pas m'attarder sur l'Islam, parce qu'il y a trop de
gens qui ont envie de jouer ce match de foot-là, cela nuirait à mon
message.
Je vais donc plutôt évoquer l'homophobie. Évidemment, il est
difficile pour moi d'accepter qu'on puisse me considérer comme malade
mental, déviant ou débauché, ou comme objet d'opprobre ou de pitié
compassée parce que je suis un garçon attiré par les garçons. Mais
c'est justement parce que c'est difficile que c'est intéressant pour
moi de faire l'effort d'écouter les homophobes. Car si l'homophobie
ne doit pas être admise dans ses manifestations, ses origines méritent
d'être analysées. Par exemple, si le lieu commun est vrai qu'une
proportion importante des homophobes les plus virulents le sont parce
qu'ils sont eux-mêmes homosexuels, le refoulent, et tournent leur
propre incapacité à s'accepter en haine envers les autres, alors il y
a vraiment intérêt à aller au-delà de la seule condamnation. Même si
l'homophobie a pour racine une conception figée de ce que sont le
masculin et le féminin, ou une conception religieuse rigoriste, ou
toute autre cause — ou simplement l'ignorance —, on ne fera pas
changer quelqu'un d'avis en le condamnant, ou en le moquant. Et quand
le quelqu'un est, disons, une proportion terrifiante de la population
russe (par exemple), je ne crois vraiment pas qu'ignorer le problème
en se disant « ce sont des cons » soit une solution valable. On peut
être timidement optimiste en pensant à un certain nombre de cas où des
personnes qui paraissaient viscéralement homophobes, confrontées
au coming out d'un proche, et ainsi obligées de reconsidérer
leurs propres sentiments sur le sujet, ont pu évoluer : ça ne marche
pas toujours, loin de là, ça peut prendre du temps, mais c'est au
moins un signe que notre appartenance à une « équipe » n'est pas
figée, et qu'elle peut changer, notamment suite à un mouvement
émotionnel.
(Je crois que j'avais initialement prévu d'ajouter
des choses ici, mais je ne retrouve plus le fil de mes pensées qui,
comme je l'ai dit en introduction, ont été commencées il y a des mois,
donc je vais m'arrêter là.)
⁂
Ajout/synthèse/reformulation
() : Tout ce qui précède était
peut-être un peu trop long et alambiqué, et finalement je n'ai
pas bien souligné le message essentiel. J'essaie donc de le redire de
façon plus synthétique : pour avoir un espoir de faire évoluer la
position de quelqu'un avec qui on est en désaccord politique profond,
les conseils que je préconise sont les suivants :
le faire parler et le laisser s'exprimer, sans le contredire, et
en ne posant de questions que si c'est sincèrement pour l'amener à
éclaircir sa position (et pas pour tenter de le mener à une
contradiction),
diriger son interrogation non pas sur les points d'argumentation
mais sur les motivations profondes (en gardant en tête la ligne
générale comment imagines-tu ton monde idéal ?),
chercher à comprendre ses mécanismes émotionnels, et notamment sur
quels points s'ancrent les émotions telles que la fierté (mais aussi
la peur, la colère, etc.),
accepter de faire preuve de bienveillance et d'empathie avec les
émotions en question (ce qui ne veut pas dire d'accepter les idées
associées avec elles),
exprimer sa propre position de façon synthétique et pas en réponse
à celle de l'autre, donc sans chercher à souligner les contradictions,
mais au contraire plutôt les ressentis communs (moi aussi je suis
mal à l'aise face à <foo>, mais je le vois plutôt comme
ceci <…>),
ne pas hésiter à reconnaître franchement ses propres émotions et
attachement émotionnels,
éviter de tomber dans la confrontation intellectuelle, et se
retirer immédiatement de tout point où commence à s'activer le
« système immunitaire mental » (de l'un ou l'autre participant),
chercher les points d'accord, sans pour autant compromettre sa
position, reconnaître comme telle l'origine des divergences de point
de vue sans chercher à tout prix à la résoudre,
et éviter à tout prix de se laisser gagner par la colère (ou alors
cesser la discussion immédiatement, en expliquant qu'on est désolé
mais qu'on n'arrive plus à la soutenir).
Évidemment, il faut abandonner l'idée qu'on arrivera
à vaincre son interlocuteur : le mieux qu'on pourra faire est
de le faire bouger un petit peu (ou peut-être qu'on bougera
soi-même un petit peu !), ou même seulement à le faire accepter
l'idée d'une opinion contraire, mais c'est déjà beaucoup mieux
que de le braquer complètement.
Nouvel ajout / clarification
() : Je me rends compte que j'ai pu
donner l'impression malheureuse que je me positionne contre l'usage de
la logique et des faits, bref de la rationalité, dans le raisonnement
ou le discours politiques : ce n'est évidemment pas le cas.
Ce contre quoi je me positionne, c'est l'usage de la rationalité
comme arme rhétorique utilisée contre un
interlocuteur considéré comme adversaire. L'usage que je propose de
faire de la rationalité est avant et après la
discussion : avant pour préparer une position cohérente,
et après pour réfléchir calmement a ce qu'a expliqué la
personne avec qui on a discuté, et réévaluer sa propre position si
c'est nécessaire. Le point important est qu'on le fait pour
soi-même pour rechercher la vérité, et sans l'anxiété d'admettre
qu'on a tort au cours d'une discussion. Si chacune des deux parties
font ça, on peut espérer qu'elles convergent vers une vérité objective
dans les terrains où celle-ci existe.
Nouvel ajout () : SciShow
Psych vient de
publier cette
vidéo qui semble aller tout à fait dans la ligne de ce que je
proposais, et il y a quelques études (voir les sources dans la
description de la vidéo) qui appuient au moins partiellement ces
idées.
J'avais déjà écrit ici
sommairement, et là de
façon inachevée
(et là avant
de commencer ce blog) des choses sur le sujet. Mais mon poussinet et
moi avons récemment regardé un N-ième film
(Looper)
où il est question de voyage dans le temps, et qui pour
la N-ième fois est franchement incohérent sur
les règles du jeu, même
si cela peut se
défendre, j'ai quand même envie d'essayer une fois de plus de
parler de ce que peuvent être les règles du voyage dans le temps dans
la fiction. (Accessoirement, je ne recommande pas trop ce film, mais
c'est plus parce que les scénaristes ont voulu mettre trop de choses à
la fois dedans que pour les incohérences du voyage dans le temps, dont
je reconnais, avec la vidéo YouTube de Tyler Mowery que je viens de
lier, qu'elles passent la suspension of disbelief
même si elles ne passent pas la cohérence logique.)
Vous êtes en train de concevoir une œuvre de fiction où on pourra
voyager dans le temps. Ou plutôt, où on pourra voyager vers
le passé, parce que voyager vers l'avenir n'est pas
spécialement paradoxal, c'est même ce que nous faisons tous les jours
au rythme de 1 seconde par seconde, et depuis Lorentz, Poincaré et
Einstein nous savons même qu'on peut faire ça plus vite, et même sans
relativité on peut arriver au même résultat par une forme quelconque
d'hibernation. Bref, ce qui rend les choses vraiment problématiques,
et intéressantes, c'est au moment où on commence à vouloir revenir
vers le passé. Ou simplement, d'ailleurs, voir l'avenir, ce qui est
une forme de voyage vers le passé. (Explication sommaire : à partir
du moment où on permet la communication vers le passé, et le fait de
voir l'avenir est certainement une forme de communication, alors on
peut imaginer que quelqu'un de l'avenir donne des instructions à
quelqu'un du passé qui agira pour son compte comme un intermédiaire,
et ceci suscite exactement les mêmes questions ou paradoxes que si le
quelqu'un voyageait lui-même vers le passé.)
Ce que je veux évoquer, c'est la difficulté de fixer des règles
régissant le fonctionnement de ce voyage dans le temps : des règles
complètes et logiquement cohérentes, mais en même
temps intéressantes pour la fiction. Comme je le concède
ci-dessus, il n'est peut-être pas indispensable d'avoir des règles
rigoureuses et cohérentes : si ce n'est pas le cas, le
lecteur/spectateur ne le remarquera pas forcément, ou sera peut-être
prêt à l'ignorer, surtout si l'œuvre ne met pas trop l'accent dessus,
ou peut-être au contraire si elle joue sur ses propres incohérences.
Mais je pense qu'il y a dans tous les cas un grand intérêt
à s'interroger sur ce que pourraient être des règles
cohérentes (et à quel point c'est difficile !), de manière à ce que
les choix faits dans le scénario soient intelligents et éclairés et
pas le résultat d'une simple absence de réflexion.
Généralement parlant, l'intérêt de voyager vers le passé consiste à
essayer de modifier celui-ci (si on parle simplement de pouvoir
l'observer sans le modifier, il n'y a pas plus de paradoxe que si on
veut voyager vers l'avenir). Enfin, l'intérêt pour les personnages va
peut-être être différent, peut-être qu'ils seront projetés dans le
passé malgré eux, mais en tout cas l'enjeu sera lié à la
possibilité, ou au risque, ou au danger, de modifier le passé.
La première question à se poser est donc : cela est-il possible ?
On peut imaginer des réponses plus subtiles que non
ou oui ici, mais sommairement parlant, il y a deux sortes de
règles de voyage dans le temps : le cadre monochronique où on
ne peut pas modifier le passé, et le cadre polychronique où on
peut. Les deux donnent naissance à toutes sortes de difficultés et de
questions.
Le voyage dans le temps monochronique
Le principe du voyage dans le temps monochronique est qu'on ne
peut pas modifier le passé : ce qui s'est passé s'est passé, et
rien ne peut le changer. Ou dans les mots de Douglas Adams :
One of the major problems encountered in time travel is not that of
accidentally becoming your own father or mother. There is no problem
involved in becoming your own father or mother that a broadminded and
well-adjusted family can't cope with. There is also no problem about
changing the course of history — the course of history does not change
because it all fits together like a jigsaw. All the important changes
have happened before the things they were supposed to change and it
all sorts itself out in the end.
— The Restaurant at the End of the Universe
(chap. 15)
Le principe monochronique peut sembler contraire à toute l'idée du
voyage dans le temps : si on ne peut pas modifier le passé, pourquoi y
aller ? Et même si on y va, si tout est déjà joué, où est l'enjeu ?
C'est peut-être pour cela qu'il semble relativement moins populaire
dans la littérature de science-fiction. Mais il peut par exemple (et
semble effectivement souvent) servir dans le cadre du principe de
karma ou de justice poétique. Autrement dit : le fait que les actions
d'un personnage portent leur propre récompense ou leur propre punition
et finissent toujours par porter leurs fruits, souvent avec ironie.
Ou, dans une version plus noire, d'injustice poétique et de
prédestination (le personnage essaye d'échapper à quelque chose, et
n'y parvient pas parce que ses propres actions pour y échapper
contribuent au quelque chose en question). Il n'y a bien sûr pas
besoin de voyage dans le temps pour faire fonctionner des mécanismes
dramatiques, mais il permet de les rendre encore plus forts et
impitoyables. On en trouve déjà l'idée dans l'Œdipe Roi
de Sophocle, qui se rend compte (hum, spoiler, je suppose…) que c'est
précisément en essayant d'éviter son destin (communiqué par l'Oracle,
donc depuis l'avenir) qu'il l'accomplit. Il doit y avoir des
pelletées de livres ou de films basés sur l'idée que le héros voyage
vers le passé pour essayer d'éviter tel ou tel malheur ou cataclysme,
et s'avère le provoquer par les actions mêmes qui tentaient de
l'éviter. Un bon exemple dans ce genre est donné par (spoiler
inévitable…) Twelve
Monkeys. Généralement parlant, le héros croit
pouvoir modifier le passé ou échapper à sa prédestination, il découvre
qu'il ne peut pas, mais ses tentatives pour le faire causent le
malheur qu'il cherchait à éviter.
Cette idée de justice poétique ou de prédestination est assez
inextricablement liée au voyage dans le temps monochronique. Le
paradoxe classique au sujet du voyage dans le temps est : si je
remonte dans mon passé et que je tue ma grand-mère avant la naissance
de ma mère, je ne peux pas exister, donc il n'y a personne qui remonte
dans le passé pour tuer ma grand-mère, donc j'existe, etc. La réponse
de la théorie monochronique à ce paradoxe est simplement : je ne
tuerai pas ma grand-mère, ou plus exactement, je ne l'ai pas
tuée, puisque j'existe. Il peut y avoir toutes sortes de raison à
ça : peut-être que j'essaie de la tuer et que je n'y arrive pas ;
peut-être que j'y arrive et que je découvre que la personne que j'ai
tuée n'est pas vraiment ma grand-mère (ou peut-être que ma mère est
née plus tôt que je pensais) ; ou peut-être, tout bêtement, que je ne
suis pas un monstre qui aurais envie de tuer ma grand-mère ! (Pour
pousser plus loin la logique : la simple existence d'une machine à
remonter le temps fait que les gens qui auraient envie de tuer leur
grand-mère n'existent pas.)
Ceci nous oblige, ceci oblige le scénariste, à considérer
l'ensemble de l'histoire, d'un bout à l'autre du temps, en
bloc : les choses doivent se tenir logiquement comme les pièces
d'un puzzle (pour reprendre l'expression de Douglas Adams), mais la
notion de cause et de conséquence peut devenir incertaine, voire
disparaître totalement.
En particulier, le voyage dans le temps monochronique permet les
boucles temporelles, donc des choses qui n'ont pas de cause. La plus
évidente est celle de l'information : dans un monde sans voyage dans
le temps, si j'ai connaissance d'une information à un certain instant,
soit je tiens cette connaissance du passé, soit je viens de la
découvrir, mais à force de remonter dans le passé, il y a un moment où
quelqu'un a découvert l'information ; dans un monde avec voyage dans
le temps (monochronique), on peut imaginer que l'information me soit
communiquée par quelqu'un dans l'avenir… qui l'a lui-même eue par le
passé, donc par moi : au final, l'information fait un cercle dans le
temps, personne ne l'a jamais découverte. Ce n'est pas un paradoxe :
si la seule façon que l'histoire tienne debout est l'existence d'une
telle boucle temporelle, la boucle temporelle se suffit à elle-même,
n'a pas besoin de justification. Les histoires de justice poétique
que j'évoque ci-dessus sont de ce genre : Œdipe quitte ses parents
adoptifs et rencontre ses vrais parents parce qu'il cherche à échapper
à ce que lui a prédit l'Oracle, et l'Oracle lui a prédit qu'il tuerait
son père et épouserait sa mère parce qu'il le fera, et il le fait
parce qu'il a quitté ses parents adoptifs et rencontré ses vrais
parents : c'est une boucle temporelle. Il en va de même du héros qui
cherche à éviter un malheur en revenant dans le passé et qui s'avère
causer le malheur qu'il cherchait à éviter : le malheur est une boucle
temporelle : il existe parce qu'on cherche à l'éviter, et on cherche à
l'éviter parce qu'il existe — il n'a pas de cause autre que sa propre
possibilité.
Toutes sortes de variations sont possibles autour de la boucle
temporelle : le héros qui est son propre parent ou mentor, par exemple
(voire, qui est son propre lui-même, i.e., un personnage à
l'existence cyclique, sans naissance ni mort, qui revient dans le
passé et dont la vie est une répétition infinie de cette boucle : pour
un être humain c'est un peu délicat parce qu'il va falloir expliquer
pourquoi il ne vieillit pas ; mais une intelligence artificielle
pourrait remplir ce rôle). Cela peut être la machine à remonter le
temps elle-même : à partir du moment où elle est possible, où on peut
imaginer qu'elle soit inventée quelque part dans l'avenir, on va
revenir dans le passé pour l'y transmettre, et du coup elle existe et
il n'y a plus besoin de l'inventer ! J'avais joué avec ce genre
d'idées ici.
Le problème pour l'auteur de fiction est que, du coup, les choses
deviennent trop artificielles : les boucles temporelles peuvent
justifier n'importe quel deus ex machina,
puisqu'elles se suffisent à elles-mêmes (n'importe quelle
information peut m'arriver de l'avenir, et je justifie a
posteriori que l'avenir la connaisse en fermant la boucle), comme
le baron de Münchhausen qui se sort d'un marais en se tirant par les
bottes. On peut éventuellement pallier ce problème en s'imposant une
règle plus ou moins informelle du style « le bootstrap doit être
possible » : on imagine provisoirement que le voyage dans le
passé permette de changer celui-ci, et on n'autorise une boucle
temporelle que quand il y a une succession de changements qui
convergent vers la boucle qu'on imagine (c'est-à-dire en un certain
sens qu'elle soit stable : on peut raisonnablement la créer à partir
d'une situation où elle ne préexiste pas) ; même si on ne « voit » pas
la création de la boucle (on ne voit que le point fixe, si j'ose
dire), on aura l'impression qu'elle n'est pas aussi parachutée.
S'agissant de la machine à remonter le temps, par exemple, il faut
qu'il soit concevable qu'elle soit inventée par quelqu'un
pour qu'on s'autorise une boucle où personne ne l'invente et où elle
apparaît toute prête de l'avenir. S'agissant de l'(in)justice
poétique, il faut qu'il soit concevable qu'un petit malheur soit
apparu par accident, et peut-être soit aggravé si on essaie de
remonter dans le passé pour le corriger, et encore aggravé par la
tentative de corriger celui-là, etc., jusqu'à ce qu'on arrive à un
cataclysme sous forme de boucle temporelle qui s'« explique » par la
tentative des héros de l'éviter. Mais bon, toute cette idée est un
peu compliquée à communiquer au lecteur (et pose la question du
rapport entre voyage dans le temps monochronique et
polychronique).
Cette même idée permet de gérer le cas d'un personnage prescient.
Naïvement on peut être tenté de considérer que c'est un paradoxe
(mais s'il sait d'avance ce qu'il va faire, que se passe-t-il s'il
décide de faire autre chose ? — c'est une question à peu près
aussi idiote que si je me demandais ce qui se passerait si je décidais
de faire tout le contraire de ce que je décide de faire). Il va
simplement se passer que le personnage fera les meilleurs choix
possibles, de son point de vue, compte tenue de toute sa latitude
d'action tout au long de sa vie, et il sera satisfait de ces
choix justement parce que ce sont ses choix et qu'il estime que ce
sont les meilleurs. Le
film Arrival
(je n'ai pas lu la nouvelle dont il est tiré), par exemple, présente
quelque chose de ce genre, et montre de façon assez convaincante que
ce n'est pas paradoxal. (Il y a d'autres aspects du film que je n'ai
pas trop aimé, mais la forme de la préscience était
satisfaisante à mes yeux.)
Un autre élément d'intrigue intéressant, en rapport avec le voyage
dans le temps monochronique, que j'ai souvent évoqué, mais dont je ne
connais pas d'exemple dans la fiction (les amateurs de SF
vont sûrement m'en trouver), est celui de la mascarade. Il
s'agit d'exploiter le fait que si le passé ne peut pas être
changé, en revanche, nous n'avons que des informations partielles sur
le passé et on peut essayer de changer l'interprétation la
plus plausible compatible avec les informations disponibles. Je
m'explique.
Supposons que je cherche à éviter le meurtre de X dans
le passé. Le passé ne peut pas être changé. Mais en fait, de quoi
est-ce que je suis vraiment sûr ? Pas que le meurtre a vraiment eu
lieu, mais que des gens ont vu X se faire tirer dessus, que
son corps a été authentifié, etc. Le plus plausible, compte tenu de
ces informations, est que le meurtre a effectivement eu lieu. Mais
imaginons que j'envoie des gens dans le passé avec pour mission de
capturer X juste avant le moment où des gens ont rapporté
l'avoir vu se faire tuer, le mettre en sécurité, et de mettre en place
toute une scène de théâtre, un faux meurtre, qui colle exactement avec
les détails connus, pour tromper les témoins, puis falsifier
l'authentification du corps, etc., pour donner l'impression aux
meurtriers que leur coup à réussi et à tout le monde que X
est vraiment mort. Si on sait que de tels acteurs étaient présents
sur le lieu du « crime » avec cette intention, tout d'un coup,
l'interprétation la plus plausible des faits est que le meurtre était
effectivement une mise en scène ! Donc en envoyant des gens dans le
passé, j'ai (probablement !) réussi à éviter le meurtre : pas en
changeant ce qui s'est effectivement passé, mais en changeant
l'interprétation la plus plausible des faits que nous avions. Et si
je dis à mes acteurs de cacher X sous une fausse identité à
tel endroit (c'est encore mieux si je trouve une raison valable pour
qu'il joue le jeu, bien sûr), je n'ai plus qu'à aller à l'endroit en
question pour retrouver la personne dont j'ai « sauvé la vie ».
De la même manière, ce qu'aurait dû faire Œdipe, plutôt que de fuir
ses parents supposés, c'est de mettre en place une sorte de cérémonie
rituelle qui formellement ou symboliquement
accomplissait la prophétie de l'Oracle tout en évitant de
le vraiment le faire. C'est ce que je recommande à toute
personne à qui un Oracle infaillible fait une prophétie gênante :
trouvez une interprétation qui donne raison à l'Oracle et qui vous
arrange quand même.
L'astuce que je propose n'est, finalement, qu'une extension de la
notion de libre-arbitre dans un monde déterministe : j'ai souvent
expliqué (voir par exemple ici) que
je ne comprenais pas pourquoi on pense souvent que libre-arbitre est
déterminisme sont liés : même dans un cadre déterministe, tant que
l'information sur l'Univers est imparfaite, on ne peut que prédire
l'avenir au plus plausible compte tenu de cette information
imparfaite, et cette imperfection suffit à ce qu'on se considère comme
libre — ceci continue d'être le cas avec un voyage dans le temps
monochronique, que l'information vienne de l'avenir ou du passé, elle
est toujours imparfaite, et cette imperfection continue à fournir aux
héros de quoi être libre et à l'auteur de quoi intéresser le
lecteur.
Je trouve ce procédé au bout du compte beaucoup plus satisfaisant
et ingénieux que le voyage dans le temps polychronique (où on va
vraiment changer le passé, avec tous les paradoxes que cela implique).
Et l'avantage du voyage dans le temps monochronique est que les règles
sont claires et nettes (même si elles ne sont pas forcément
« satisfaisantes ») : le monde est tel qu'il est, on ne fait que le
découvrir (en l'absence de voyage dans le temps, ceci se fait dans le
sens de la flèche du temps, en présence de voyage dans le temps, c'est
plus compliqué, mais dans tous les cas le monde existe en
bloc), et il faut faire au mieux avec une information toujours
imparfaite.
Les problèmes du polychronisme
Pour éviter le « paradoxe de la grand-mère » et/ou pour éviter de
se sentir coincés dans un Univers où on ne peut rien changer, beaucoup
d'auteurs se sont tournés vers des règles polychroniques pour le
voyage dans le temps, autrement dit : si je reviens dans le passé et
que j'y modifie quelque chose, je modifie effectivement le passé (et
tout ce qui s'ensuit).
L'idée est souvent d'essayer d'éviter un malheur passé. De façon
amusante, les auteurs qui ont joué avec le voyage dans le temps
polychronique ont souvent tout autant que ceux qui ont préféré la
version monochronique convergé vers une idée de justice poétique, mais
cette fois, au lieu que le fait d'éviter un malheur passé cause le
malheur en question, cela va causer un autre malheur, encore
plus grand, et on se rend compte qu'il y a quelque chose d'inévitable
dans l'histoire, et généralement on essaie de restaurer la version
originale du cours du temps (en ayant appris la leçon que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles — ou quelque
chose de ce goût). Je recommande le
livre Making
History pour une variation très réussie sur ce thème.
(Le malheur qu'on cherche à éviter est souvent le nazisme, la
seconde guerre mondiale ou l'holocauste. C'est intéressant parce que
ça oblige beaucoup d'auteurs à se contorsionner pour essayer
d'expliquer pourquoi c'était inévitable ou pourquoi le fait de tuer le
petit Adolf Schicklgruber n'aurait pas amélioré le monde, ou des
choses de ce genre. J'avais d'ailleurs lu une étude entièrement
consacrée à cette question de la représentation des nazis dans les
histoires alternatives, uchronies et voyages dans le
temps : The World Hitler Never Made: Alternate
History and the Memory of Nazism par l'historien Gavriel
Rosenfeld ; c'est assez intéressant, même si ça tourne vite trop au
catalogue.)
Pour en revenir au voyage dans le temps polychronique et à sa
logique, ce que je crains, c'est que personne n'ai bien réfléchi à ce
que ces règles sont exactement, ou ce qu'elles impliquent.
Prenons un scénario idiot : Alice et Bob ont inventé une machine à
remonter le temps, et Alice a envie de la tester. Les murs du
laboratoire sont d'un rouge très moche, parce que le jour où il a
fallu les repeindre, Alice n'avait trouvé que de la peinture rouge
dans le cagibi, elle était pressée, elle a utilisé ça. Pour le test
de la machine, Alice décide donc de revenir assez loin dans le passé,
mettre de la peinture bleue à la place de la rouge dans le cagibi,
pour qu'elle repeigne les murs dans cette couleur à la place. Ce que
va suggérer le scénariste, donc, c'est qu'Alice rentre dans la machine
à remonter le temps (pendant que Bob reste en-dehors et l'attend),
elle échange les pots de peinture dans le passé, revient dans le
présent, constate que les murs sont maintenant bleus, et célèbre avec
Bob cette réussite de l'expérience. (Plus tard, elle s'occupera
d'aller tuer le petit Adolf Schicklgruber, ou d'autres choses plus
importantes que des problèmes de peinture.)
Mais regardons le scénario du point de vue de Bob. Que
voit-il ? Il est dans un laboratoire aux murs rouges. Alice rentre
dans la machine à remonter le temps avec l'intention de rendre les
murs rétroactivement bleus. Mais pour Bob, ils sont rouges, et il a
le souvenir de toujours les avoir vus rouges. Va-t-il voir Alice
revenir de son voyage dans le passé ? Si oui, comment percevra-t-il
la couleur des murs ? Quel sera son souvenir à ce sujet ? Et, de
façon plus intéressante : s'il voit Alice revenir, quelles seront les
explications de l'un et de l'autre sur la raison pour laquelle Alice
est allée faire un voyage dans le passé ? Je n'ai pas l'impression
d'avoir jamais vu quelqu'un proposer un système de règles cohérentes
permettant de répondre de façon satisfaisante à ces questions.
Une façon parfois proposée de présenter les choses (comme une sorte
de « jardin aux sentiers qui bifurquent ») est la suivante : Alice,
quand elle revient dans le passé, provoque une « bifurcation » du
temps : il y a un fil du temps, appelons-le le temps « original », où
les murs sont rouges et où Alice ne vient pas du futur pour changer
les choses ; c'est depuis ce fil qu'Alice remonte dans le
passé et crée la bifurcation ; et il y a un autre fil du temps,
appelons-le le temps « modifié », où elle place un pot de peinture
bleue dans le cagibi. La bifurcation est une bifurcation de tout
l'Univers, évidemment, dont Alice et Bob eux-mêmes : il y a donc une
Alice et un Bob dans chaque fil du temps (à partir de la bifurcation).
Quand Alice retourne dans son présent après avoir modifié le passé,
elle suit, évidemment, le temps modifié puisqu'elle a justement pris
la bifurcation en changeant le pot de peinture. Il y a donc deux
Alice dans la branche de temps modifiée : celle qui est venue de
l'autre branche (et qui a créé la bifurcation) et celle qui, comme
Bob, a suivi le fil normal du temps (et « subi » la bifurcation).
Si on déroule cette logique, le Bob du fil original voit Alice
partir dans le passé et ne jamais revenir, les murs restent
rouges, et d'ailleurs il sait très bien qu'elle ne va jamais revenir
justement parce que les murs sont rouges — il le sait avant même
qu'elle parte. Bon, admettons, ce n'est pas vraiment un problème,
peut-être qu'on ne s'intéresse pas à ce Bob-là, on adopte le point de
vue d'Alice (ce que font généralement les auteurs d'histoires de
voyage dans le temps, pour éviter le problème dont je parle). Mais
considérons maintenant le Bob du temps modifié : lui a toujours vu les
murs bleus (depuis qu'Alice les a peints comme ça en trouvant
uniquement un pot de peinture bleue dans le cagibi, dont ni elle ni
lui ne sait d'ailleurs ce qu'il foutait là) ; et voilà qu'apparaît de
nulle part une Alice qui explique que l'expérience est une réussite et
que c'est grâce à elle que les murs sont bleus. Seulement, la
Alice du temps modifié (celle qui a vécu dans le temps modifié
depuis la bifurcation) n'est peut-être pas partie du tout voyager dans
le passé (elle n'avait pas spécialement envie de faire l'expérience de
changer la couleur des murs puisque la couleur bleue lui allait très
bien !). Donc Alice et Bob du temps modifié voient apparaître une
nouvelle Alice, qui leur explique qu'elle vient, essentiellement, d'un
Univers parallèle. Ou peut-être que la Alice du temps modifié est
partie dans le passé avec comme intention de changer complètement
autre chose (la chose qui l'agaçait le plus dans le labo puisque ce
n'est pas la couleur des murs), et voilà que Bob voit une autre Alice
revenir en expliquant que l'expérience est une réussite puisque les
murs sont bleus ! (Mais, va-t-il se plaindre, pourquoi me parles-tu
de la couleur des murs alors que tu étais partie changer le poster à
l'entrée ?)
Ce n'est pas tout : imaginons qu'Alice et Bob prennent chacun une
machine à remonter le temps (disons au même moment, ça ne devrait pas
changer quoi que ce soit) et se donnent rendez-vous à quelques minutes
d'intervalle (disons pour fixer les idées qu'Alice arrive quelques
minutes avant Bob). Vont-ils se retrouver ? Si on adopte le principe
que l'arrivée d'un voyageur du futur crée une bifurcation du temps,
alors chacun crée sa propre bifurcation ces bifurcations sont
distinctes, et aucun ne voit l'autre arriver. (Bob ne retrouve pas
Alice, parce que l'arrivée d'Alice a créé une bifurcation du temps où
il est forcément sur la branche originale puisqu'il n'a pas de
souvenir de l'avoir vue arriver du futur, et elle est sur la branche
bifurquée. Alice va peut-être voir un Bob arriver, parce que
rien n'interdit logiquement qu'elle suive une nouvelle bifurcation,
les règles doivent décider ça, mais si c'est le cas, c'est un Bob qui
vient d'un Univers encore différent.)
Bref, ce n'est plus vraiment du voyage dans le temps, c'est du
voyage entre Univers parallèles. Si on réfléchit à la logique de ce
que je viens d'expliquer, dans un système polychronique, dès qu'on
envoie quelqu'un dans le passé pour modifier celui-ci, on (« on » au
sens de la personne qui reste sur place et voit partir le voyageur
temporel) peut être sûr qu'il ne reviendra jamais ou, s'il revient,
qu'il sera quelqu'un de complètement différent qui était parti faire
complètement autre chose (comment ça, tuer le petit Adolf
Schicklgruber ? j'étais parti tuer le petit Godwin Bösenmörder pour
éviter qu'il tue 500 millions de personnes ! j'espère que j'ai
réussi ?). Ça peut être un procédé intéressant à étudier dans la
fiction (et de fait, certains ont essayé), mais dans ce cas, il faut
vraiment imaginer une machine qui permette de voyager dans tout un
multivers de possibilités qui n'arrêtent pas de bifurquer. Le
problème est que ça commence difficile pour le lecteur ou spectateur
de se sentir intéressé par l'histoire si on lui dit qu'elle se
déroule, en fait, dans un multivers où tout ce qui est logiquement
possible se déroule effectivement et où on peut voyager librement
entre ces possibilités.
À cause de tout ça, les auteurs de science-fiction ont eu tendance
à chercher des modèles de voyage dans le temps qui sont plus ou moins
« intermédiaires » entre le modèle monochronique (une seule
chronologie inaltérable) et le modèle polychronique où chaque voyage
vers le passé induit une bifurcation.
Beaucoup ont pensé à un modèle qui ressemble plus ou moins à
celui-ci (pour autant que je le comprenne / devine / arrive à le
formaliser) : si Alice revient dans le passé, elle crée une
bifurcation du temps au moment où elle arrive, mais la branche
originale de la bifurcation cesse plus ou moins d'exister
(sauf dans les souvenirs d'Alice, et encore, ça dépend des
auteurs), et c'est la branche modifiée qui devient « la vraie », à tel
point que le Bob de la branche d'origine se transforme en le Bob de la
branche modifiée. Ce modèle est intéressant du point de vue
dramatique (on modifie vraiment le passé, on n'est ni coincé
dans un temps inaltérable, ni dans un multivers de tous les
possibles ; et Alice peut vraiment changer ce que Bob va ressentir) ;
mais il pose tellement de problèmes logiques que je ne sais pas bien
par où commencer.
Le problème le plus sérieux (et que très peu de gens semblent
remarquer) est sans doute ceci : de même que dans la version
précédente (i.e., le monde bifurque, le voyageur se retrouve dans la
bifurcation, mais les autres restent dans la version non bifurquée, et
c'est sur celle-là que je me concentre) personne n'observe jamais de
voyageur venir du futur (puisque ça n'arrive que dans un monde
bifurqué), ici c'est le contraire, personne n'observe jamais de
voyageur partir vers le passé. Je m'explique, en reprenant le
scénario antérieur : Alice part vers le passé pour changer la couleur
des murs du laboratoire. Ceci crée une bifurcation, mais on décide
que la branche originale cesse d'exister et qu'on se concentre
maintenant sur la branche bifurquée. Dans cette branche bifurquée,
les murs sont bleus, Bob les a toujours connus bleus, voit cette Alice
apparaître et lui expliquer qu'elle est la responsable de la bleuitude
des murs par une intervention dans le passé. Mais il y a
une autre Alice dans l'histoire, celle qui a toujours existé
dans ce fil du temps. Si cette autre Alice voyage elle aussi vers le
passé (peut-être pour changer le poster à l'entrée), c'est que ce fil
du temps n'est toujours pas « le bon ». Tant que quelqu'un part vers
le passé, c'est que le présent qu'on observe n'est toujours pas le
bon, il va être modifié. Dans le fil définitif du temps, personne ne
voyage jamais vers le passé. En revanche, des gens apparaissent en
prétendant venir d'un autre fil du temps où ils ont fait différents
changements (comme tuer Godwin Bösenmörder). Mais finalement, si
on n'est pas soi-même voyageur dans le temps, ce qu'on observe
c'est de nouveau juste des gens venir d'univers parallèles avec des
histoires bizarres.
Un exemple de ce problème est illustré par le
film Back
to the Future : quand à la fin du film le héros Marty₁
revient de 1955 en 1985 en ayant changé des choses dans le passé, il
arrive à un 1985 modifié ; mais il y a dans ce 1985 modifié un autre
Marty₂ qui vient à l'instant de partir vers le passé (et qui a connu
toute sa vie les conséquences des changements effectués par Marty₁) :
on ne sait pas bien ce que Marty₂ va faire (a fait ?) à son
tour comme changements en 1955, mais il y en aura forcément, ce qui
veut dire que la fin du film n'est toujours pas la bonne fin, il faut
attendre que Marty₂ revienne en 1985 au moment où peut-être Marty₃ y
part… et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de changement,
donc que personne ne parte vers le passé, et à ce moment-là il y a
forcément deux Marty. C'est gênant. (Ce qui est amusant, c'est que
dans la suite des films, Marty retourne de nouveau vers 1955, et
essaye de ne pas casser les changements qu'il a faits dans le premier
film ; mais le Marty₂ qui est parti vers 1955 à partir du 1985 modifié
ne réintervient jamais.)
On peut peut-être vaguement s'en sortir en expliquant qu'en fait
les changements effectués par les différents retours vers le passé
convergent vers un point fixe, et que c'est ce point fixe qu'on
observe. Mais si c'est le cas, on est revenu au modèle monochronique
(lorsque je parlais de la notion de « bootstrap », c'était justement
cette image que j'avais en tête).
Mais ce n'est pas le seul problème. Le fait que le Bob du fil de
temps original devienne le Bob du fil du temps modifié pose
d'épineuses questions sur le sens même de la conscience ou de
l'identité. Ces questions sont le plus souvent soigneusement
ignorées. Admettons. Mais le problème est plus profond en ce sens
que la notion même de « Bob du fil modifié » n'a pas forcément de
sens : que se passe-t-il si Bob est mort ? Ou au contraire si Bob
était mort dans le fil initial et qu'Alice a évité sa mort ? Ou
qu'Alice est remontée avant la naissance même de Bob ? On ne sait pas
très bien. Souvent les auteurs postulent qu'il y a une sorte de
notion d'identité d'un personnage qui transcende les changements faits
à l'Histoire, si bien que même un changement antérieur à la naissance
de Bob permettra quand même à Bob d'« être » quelqu'un dans le fil du
temps modifié. C'est une supposition vraiment forte, mais
bon, pictoribus atque poetis quidlibet audendi semper
fuit æqua potestas (les peintres et les poètes ont toujours eu le
même pouvoir de tout oser).
Ce n'est toujours pas tout : beaucoup d'auteurs n'aiment pas que la
branche originale disparaisse instantanément sans laisser de trace
(autrement que par l'existence de la version d'Alice qui en vient, et
par ses souvenirs à elle). Ils postulent donc un changement plus ou
moins graduelle d'une branche en l'autre, mais la notion de
« graduel » est vraiment bizarre parce qu'elle implique un temps qui
semble n'avoir aucun rapport avec le temps dans lequel voyage Alice ;
et la manière dont les effets se sentent (photos ou mémoires qui
changent graduellement, par exemple) semble vraiment anthropomorphique
et peu généralisable en une loi de l'Univers physique. Et très
souvent, quand on analyse une œuvre de près, on constate qu'il y a
simplement un mélange aléatoire, au gré de ce qui arrange les
scénaristes, entre des bouts du fil du temps original et des bouts du
fil modifié. C'est là que ma suspension of
disbelief commence à avoir vraiment du mal.
Et beaucoup d'œuvres qui suggèrent un modèle de ce genre n'arrivent
même pas à un niveau de cohérence tel qu'on puisse se demander comment
les choses se passent au juste : les règles sont (subtilement)
différentes à chaque voyage dans le temps, monochroniques ou
polychroniques, donnant préférence à la branche originale ou la
branche bifurquée, selon le moment ou le personnage suivi.
Je connais un roman qui postule un modèle fortement polychronique
et qui m'apparaît assez cohérent, mais c'est essentiellement parce
qu'il ne rentre pas dans les détails de chaque voyage dans le
temps, et parce qu'il postule l'existence d'une sorte de région
protégée contre les effets des changements (où l'intrigue se joue pour
l'essentiel), et d'une sorte de seconde dimension de temps (dans
laquelle l'intrigue se déroule) permettant aux changements d'avoir
lieu ; mais tout ça fait que le voyage dans le temps, s'il est central
à l'intrigue du livre, n'apparaît pas vraiment comme dans la plupart
des autres œuvres où cette idée est exploitée. Ceux qui l'ont lu
l'auront reconnu, c'est The End of Eternity
d'Asimov. Et même dans ce livre-là, il y a beaucoup de questions non
éclaircies.
Il faut finir par dire un mot de l'effet papillon. C'est un point
sur lequel je conçois beaucoup plus facilement de laisser les auteurs
décider comme ça les arrange. Notre compréhension des systèmes
dynamiques suggère fortement qu'un changement aussi minuscule
soit-il dans le passé à l'instant t modifie essentiellement
tout l'avenir à partir de ce moment-là, et certainement pas de façon
logique ou prévisible par rapport au changement effectué. En
particulier, un changement quelconque antérieur à la naissance, ou
plutôt, à la conception, de quelqu'un, fait que ce sera quelqu'un
d'autre qui naîtra à sa place (avec un ADN paternel
différent), parce que la loterie génétique aura choisi un
spermatozoïde différent. Bref, si vous voulez empêcher le petit Adolf
Schicklgruber de naître, il vous suffit d'apparaître un instant à
l'époque de, disons, Napoléon, même au milieu du désert le plus
inhabité, toute la suite de l'Histoire sera modifiée, et en tout cas
toutes les personnes nées au moins un an après votre apparition : vous
aurez forcé un nouveau tirage de dés du cours du temps. Mais ce
principe général déplaît aux auteurs de science-fiction : on aime bien
que les changements effectués dans le passé aient un lien avec leurs
conséquences, et on aime bien l'idée qu'il y ait, comme je le disais
plus haut, une notion d'identité d'un personnage qui transcende les
changements faits à l'Histoire, ce qui implique que faire un
changement quelconque à l'époque de Napoléon n'empêche pas quelqu'un
d'exister au début du 20e siècle (cela changera peut-être des choses
sur lui, mais la notion de « lui » devrait continuer à avoir un sens).
Je conviens que c'est légitime de faire ce genre de suppositions pour
les besoins de l'intrigue : c'est contraire à tout ce que nous savons,
mais ça ne semble pas intrinsèquement contradictoire. Je
préfère quand même quand l'auteur a le bon ton de présenter au moins
ce phénomène comme mystérieux et surprenant : c'est le cas, par
exemple, dans The End of Eternity, où il
est explicitement stipulé qu'un changement effectué à
l'instant t produit des effets exponentiellement croissants
pendant une certaine période, puis décroissants (je n'ai pas
le livre sous la main pour confirmer la formulation, mais il me semble
bien que c'est décrit comme contre-intuitif).
PS : Il y a un autre type de voyage dans le temps
polychronique(?) que j'avais oublié de mentionner, c'est le voyage
« mental », c'est-à-dire que le voyageur est transporté dans le
passé dans le corps qu'il occupait à l'époque (cela ne
fonctionne que vers le passé, et pas plus loin que sa naissance), mais
avec tous ses souvenirs intacts. Ce coup-ci, c'est plutôt cohérent et
cela évite de se retrouver avec plusieurs copies d'Alice (même si en
contrepartie cela postule un dualisme corps-esprit plutôt de mauvais
goût, mais bon, dans une fiction, pourquoi pas). On l'explique pas
vraiment ce que ressentent les autres personnages, mais une
interprétation est que les souvenirs d'avant le retour dans le passé
ne sont pas vraiment des souvenirs, ce sont des « intuitions
fulgurantes » sur ce que l'avenir pourrait être (si on prend
certaines décisions). Je ne sais plus bien quelles œuvres j'ai pu
lire faisant appel à ce type de voyage dans le temps, mais je sais que
c'est aussi assez classique.
[Ajout : On me signale en
commentaire cette typologie
du voyage dans le temps dans la fiction, qui est assez proche de la
mienne (le type 1 / déterministe est celui que j'appelle
monochronique, le type 4 / multi-divergent est celui que j'apelle
polychronique en « jardin aux sentiers qui bifurquent », le type 3 /
contingent correspond au modèle polychronique que j'évoque où la
branche originale cesse d'exister, et le type 2 est une sorte de
compromis) ; il évoque l'idée que je désigne sous le nom
de mascarade dans la phrase any seeming
disaster can be negated by going back and converting it into
a fake ; et il a le même avis que moi sur le multivers où
tout ce qui est possible se produit effectivement : the main
problem with a cosmos where everything that's even remotely possible
happens somewhere is that it undercuts the concept of probability, and
of “causing” or “preventing” anything (thus destroying any narrative
tension).]
Encore un ajout (,
précédemment signalé en commentaire) : Je recommande vivement le
(très) court
métrage One-Minute
Time Machine de Devon Avery (5min40) qui est non seulement
hilarant, mais aussi (et je conseille de le regarder avant de lire la
fin de cette phrase) parce qu'il explore le point de vue du voyage
dans le temps comme un voyage entre univers parallèles, à la fois du
point de vue du voyageur mais aussi de celui de l'univers qu'il vient
de quitter.
Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier
livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the
End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour
dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque
chose du même type que le livre d'Ian
Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très
déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est
intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en
tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien
informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai
rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble
superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près,
les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain
nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport
avec leur titre (par exemple, le chapitre qui
s'intitule Why the euro will survive discute en
long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport
avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à
l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au
milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.
Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la
candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine,
dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à
comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en
attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient
du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à
exister (sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se
cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à
s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout
droit, elle veut tirer de l'argent de son échec
et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour
expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question ; j'ai
quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de
suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le
livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.
Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en
politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la
campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs,
les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et
incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et
par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et
ce qu'elle propose pour aller de l'avant.
Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais
elle expose[#] les choses avec
beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire
du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses
idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses
craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses
opinions politiques ou avec son analyse post mortem de
l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde
intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a
rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont
justes.)
Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on
cherche des critiques écrites par des internautes
(voir par
exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a
perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler
d'elle soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la
déteste, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en
prison, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus
hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le
livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la
publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui
déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien
son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les
critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez
caricatural de ce que je racontais
ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui
n'accordent ni la meilleure ni la pire
note[#2], c'est déjà plus
intéressant.
Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui
est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que
c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif
qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement
le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui
d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le
contraire, et pas seulement en suivant
l'adage victrix causa diis placuit sed victa
Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre
sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont
obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une
analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le
meilleur.
On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas
assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche
d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais
il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou
qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance,
elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas
toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc
ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont
assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle
pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait
des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui,
elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire »
(= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit
une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue
sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre
sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec
laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en
effet, ne pas ouvrir ce livre.
Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que
j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses
petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il
faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire
jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains
bouts du livre sont des exercices de comm'.
Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit
la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple
la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle
parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne
faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et
dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce
principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les
reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont
elle y répond préventivement.
Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans
le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés
les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du
sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière
dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le
fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa
coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme
ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée
comme stridente alors qu'un homme peut gronder tout à loisir,
m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce
qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup
d'admiration, est aussi important.
Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le
plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi.
Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière
dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant
partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à
communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de
construire des ponts entre les personnes.
Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet
des angry Trump voters :
I went back to de Tocqueville. After studying the French
Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where
conditions are worst, but in places where expectations are most unmet.
So if you've been raised to believe your life will unfold a certain
way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree
but does provide a middle-class income, with traditional gender roles
intact and everyone speaking English—and then things don't work out
the way you expected, that's when you get angry. It's about loss.
It's about the sense that the future is going to be harder than the
past. […] Too many people feel alienated from one another and from
any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill
that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic
standards of decency, facts, and certainly the kind of practical
solutions I spent the campaign offering.
Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked
myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize
with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good
conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or
who don't think any party should control the White House for more than
eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited
government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel
sympathy for people who believed Trump's promises and are now
terrified that he's trying to take away their health care, not make it
better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure.
I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying
disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for
his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and
understanding? Why are they allowed to close their hearts to
the striving immigrant father and the grieving black mother, or
the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of
suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters
trying to understand why most Americans rejected their
candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the
country?
And yet I've come to believe that for me personally and for our
country generally, we have no choice but to try. In the spring of
2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes,
a TED Talk. It was amazing. This is the same pope
whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called
for a revolution of tenderness. What a phrase! He said, We
all need each other, none of us is an island, an autonomous and
independent I, separated from the others, and we can only build
the future by standing together, including everyone. He said that
tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear
the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid
of the future.
Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur
tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter
— à condition de ne pas faire de rejet épidermique.
(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une
critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la
Bible, c'est lui qui l'a dit.)
[#] Je sais qu'il est de
bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que
c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement,
ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le
cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui
m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est
responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.
[#2] Quel que soit le
sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les
trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on
tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement
nuancé.
Les faux souvenirs qui apparaissent dans les rêves
J'ai déjà mentionné ce genre de
phénomène ici et plus d'une fois
auparavant, mais je viens d'en avoir un exemple particulièrement
frappant (et assez perturbant) : j'ai rêvé que quelqu'un m'offrait un
album plein de photos de ma jeunesse, et j'essayais de retrouver un
contexte précis à chacune de ces photos, de remettre une date et un
lieu dessus (en m'agaçant, d'ailleurs, qu'avant l'invention
des GPS intégrés aux appareils photos ça ne soit pas fait
automatiquement), en discutant avec mes parents sur l'année où nous
étions allés en vacances à tel ou tel endroit.
Les détails sont sans importance. Comme d'habitude avec les rêves,
il y a du vrai dedans : mes parents ont récemment fait scanner des
centaines d'anciennes diapositives, dont certaines dont on ne sait pas
exactement de quand elles datent ; et indépendamment de ça, j'ai plus
d'une fois eu des discussions avec eux pour essayer de retrouver
l'origine de tel ou tel souvenir, pas
toujours avec succès. Mais il y a aussi beaucoup d'invention, et
aucun des événements que j'ai réussi à me rappeler dans mon rêve n'est
réel (en fait, j'en viens à me demander si un souvenir rappelé dans un
rêve n'est pas toujours faux). Certains sont assez
plausibles, cependant : une des photos me montrait en train de nager
dans une piscine, et après discussion avec ma mère nous avions conclu
(dans mon rêve !) que ça avait dû être à Montréal. La forme bizarre
de la piscine trahit que c'est un rêve, mais en soi il n'est pas
invraisemblable que j'aie pu nager dans une piscine à Montréal quand
j'étais petit, et même si les images des rêves partent très vite,
maintenant que j'y ai repensé, c'est peut-être une image qui va me
rester, et dont je croirai, des années plus tard, que c'est un vrai
souvenir (et je pesterai de voyager entre univers parallèles en
cherchant dans toutes les piscines de Montréal celle qui pourrait
coller avec l'image).
Il se trouve que j'ai tout récemment vu la suite du
film Blade Runner,
dans laquelle, comme dans le film d'origine et peut-être plus encore,
la question des vrais et des faux souvenirs a une grande importance
(même si elle n'est pas aussi bien traitée qu'on aurait pu le
vouloir). Est-ce que je suis un réplicant ?
Quelques réflexions oiseuses sur les priorités sur la route
Je ne vais pas parler de mes leçons
de conduite, parce qu'il n'y a pas beaucoup de changement par
rapport à l'entrée précédente : j'en suis à 36h de formation, et mon
principal problème reste que je ne vois pas ce qu'il y a sous mes
yeux, j'invente des problèmes où il n'y en a pas et je ne vois pas
ceux qu'il y a. Passons.
Mais ce qui arrive quand on fait apprendre des choses à un geek
matheux, c'est qu'il geekifie et mathématise tout et n'importe
comment. Je donne deux exemples.
D'abord, la distinction entre ronds-points
et sens giratoires. Là, ce n'est pas moi qui encule
les mouches : c'est la terminologie officielle (enfin, la terminologie
officielle est carrefours à sens giratoire pour les sens
giratoires, et le rond-point n'est pas vraiment un terme officiel,
mais en tout cas, la distinction l'est).
La différence, au moins terminologique, ne doit pas être claire
pour tout le monde, donc rappelons de quoi il s'agit :
le rond-point est une place de forme généralement
circulaire, dont le centre est inaccessible aux véhicules (typiquement
matérialisé par un terre-plein, un monument, un petit parc, ou
n'importe quelle autre sorte d'obstacle), ce qui oblige ceux-ci à
circuler en anneau(x) autour, dans le sens trigonométrique (= sens
inverse des aiguilles d'une montre) ; le sens giratoire
est… exactement la même chose que je viens de dire, mais avec une
réglementation plus précise sur la signalisation et la priorité :
toutes les voies menant au sens giratoire ont un cédez le passage à
l'entrée de l'anneau (ligne discontinue et
généralement panneau AB3a),
et le sens giratoire est obligatoirement annoncé à l'avance par un
panneau de danger spécifique
(panneau AB25).
Dans beaucoup de pays, le sens giratoire est signalé
par un
panneau d'obigation (rond bleu) du même genre, mais la France ne
peut évidemment pas faire comme tout le monde. Les ronds-points sont
anciens, les sens giratoires sont beaucoup plus récents (apparus en
France à partir du milieu des années '80, et maintenant il semble
qu'elle en fasse un usage spectaculairement élevé par rapport à
d'autres pays).
La différence est généralement résumée de la façon suivante : dans
le sens giratoire, la priorité est donnée aux véhicules circulant sur
l'anneau, tandis que dans le rond-point, elle est donnée à ceux qui
arrivent à cause de la règle générale de priorité à droite. Mais ce
n'est pas vraiment correct : si le sens giratoire donne effectivement
priorité aux véhicules circulant sur l'anneau, le rond-point
correspond à n'importe quel autre cas de figure, il peut y
avoir des priorités à droite, des feux (verts/rouges mais aussi
orange-clignotant/rouge, ou selon l'heure du jour), ou encore d'autres
choses. Il existe apparemment des ronds-points sur lesquels une
configuration de panneaux cédez le passage et/ou marquages au sol fait
que certaines voies ont priorité en entrant et d'autres non :
on me signale
notamment celui-ci
(ici
sur Google Street View), même si la configuration des lieux rend
l'analyse un peu obscure. A contrario, il existe apparemment
des sens giratoires munis de feux à l'entrée (au moins
orange-clignotant/rouge).
Ceci m'amène à deux réflexions, l'une théorique et l'autre
pratique.
Réflexion théorique (de geek) : est-ce que le sens giratoire est un
cas particulier du rond-point, ou est-il une catégorie à part ? S'il
est possible qu'un rond-point ait des cédez le passage
sur certaines voies y menant, que se passe-t-il si toutes en
ont un ? Est-ce que le rond-point devient automatiquement un sens
giratoire ? Ou si toutes en ont sauf une, et que celle-ci est
temporairement barrée ? Au contraire, suffit-il d'une petite voie qui
aurait autre chose (par exemple, un stop !) pour empêcher le
rond-point de se transformer en sens giratoire et de bénéficier du
panneau magique AB25 ? Que de questions épineuses !
De façon un peu plus sérieuse, il faut dire que la coexistence de
ronds-points et de sens giratoires, ou plutôt de régimes à priorité à
droite avec des régimes à priorité à l'anneau, est absolument
merdique. C'est une façon d'inciter à l'erreur : la règle d'or
pour aider à la sécurité routière devrait être l'uniformité des
configurations.
Alors certes, le sens giratoire dispose d'une signalisation très
explicite : un panneau d'avertissement AB25 (cf. ci-dessus) placé à
l'avance (50m en agglomération, 150m hors agglomération), un marquage
explicite, et un panneau de cédez le passage (obligatoire hors
agglomération, et qui semble presque toujours présent en agglomération
aussi). Au moment où ces nouveaux types de carrefours ont commencé à
apparaître, c'était certainement une bonne idée. Mais maintenant
qu'ils sont si fréquents, ce sont les ronds-points qui sont
sous-signalés (comme les priorités à droite en général, en fait) : la
moindre des choses serait de systématiquement rappeler le régime de
priorité par des marquages discontinus sur l'anneau et/ou des
panneaux AB1
(annonçant une priorité à droite).
Ceci étant, il n'est pas clair (pour moi en tout cas) s'il existe
des ronds-points avec priorité à droite hors agglomération ou s'ils
ont tous été reconvertis en sens giratoires. Si au moins la règle
« priorité à l'anneau » est systématique hors agglomération, c'est
déjà ça. À Paris, au contraire, il paraît qu'il n'y a aucun sens
giratoire, toutes les places ayant soit des feux soit des priorités à
droite.
Je serais curieux de savoir ce qu'il en est dans d'autres pays,
notamment ceux ayant un code de la route proche de la France
(essentiellement, l'Europe continentale), pour ce qui est de la
priorité en vigueur dans les trucs-autour-desquels-on-tourne lorsqu'il
n'y a pas de feu.
Quelques curiosités :
le magic
roundabout, qui est une sorte de sens giratoire d'ordre 2
(plusieurs mini sens giratoires eux-mêmes organisés en anneau, ce qui
crée de facto un anneau intérieur antigiratoire ; comme c'est
au Royaume-Uni, évidemment, tout est en plus inversé) ; et je me
rappelle être passé avec mon poussinet (c'est lui qui conduisait) par
un truc qui était une sorte de sens antigiratoire, c'est-à-dire une
place autour de laquelle les rues étaient en sens unique dans le
sens rétrograde (= sens des aiguilles d'une montre), si bien
que la priorité à droite donnait naturellement priorité aux véhicules
circulant autour de la place ; on peut bien sûr prétendre que le
périphérique intérieur parisien est un antigiratoire (sauf que
l'insertion se fait quand même par la droite, et est prioritaire).
Ajout : Je pourrais aussi mentionner que certains
pays (lesquels ? je ne sais pas) utilisent (parfois ? toujours ?) des
giratoires en spirale sortante, c'est-à-dire qu'on se range à l'entrée
dans la file qui va dans la direction où on veut aller, et qu'ensuite
celle-ci se décale vers l'extérieur jusqu'à la sortie, ce qui fait
qu'on sort naturellement de l'anneau au bon endroit. (En
contrepartie, la difficulté est qu'il est beaucoup plus important de
se ranger sur la bonne file dès l'entrée.)
⁂
Parlant de priorité à droite, je me suis posé la question
suivante : est-ce que celle-ci dépend de l'angle de disposition des
rues ou bien de leur configuration relative ?
Pour préciser la question, imaginez que vous voulez tourner à
gauche à une intersection : vous devez céder le passage aux véhicules
venant d'en face : l'explication généralement donnée est soit qu'on
leur coupe la route (phrase qui ne veut rien dire du tout, parce qu'on
peut dire qu'ils nous coupent tout autant la route) soit qu'il s'agit
d'un cas de priorité à droite. Maintenant, imaginons qu'on déforme un
peu les angles, si bien que « en face » n'est plus tout à fait en
face, mais un peu sur la gauche : disons que je veuille tourner à
gauche à 8 heures (= faire un virage de 120° sur la gauche) alors
qu'il y a des véhicules qui arrivent de 11 heures (de 30° sur ma
gauche). Maintenant on peut dire qu'il s'agit de véhicules venant de
ma gauche (de leur point de vue, je viens de 1 heure, i.e., de
légèrement à droite) : est-ce que j'ai priorité sur eux ? Clairement
pas si c'est juste parce que la route fait un coude à cet endroit-là.
Mais s'il n'est pas clair ce qui est la même route et ce qui ne
l'est pas ?
J'espère que le cas de figure ne se produit pas sans indications
explicites, ou sans être remplacé par un giratoire, parce que la
réponse n'est vraiment pas claire. Voici cependant mon
interprétation :
Ce qui compte (à mon avis) est uniquement la topologie des chemins,
pas les angles euclidiens. C'est-à-dire que quand deux véhicules vont
avoir des trajectoires qui se coupent, celui des deux qui voit la
trajectoire de l'autre passer de l'espace droit à l'espace gauche
doit lui céder la priorité, quel que soit l'angle euclidien sous
lequel se fait cette intersection. Donc, si je tourne à gauche, je
dois céder le passage aux véhicules qui viennent « en face, mais moins
à gauche que là où je veux tourner », même si ces véhicules viennent
de la gauche du point de vue de ma trajectoire d'origine.
En poussant le raisonnement comme un matheux qui aime formaliser
les choses, je suis amené à définir le graphe orienté suivant : il
s'agit du graphe des priorités entre toutes les trajectoires possibles
dans une intersection où n voies se croisent. Pour définir
ce graphe, je considère d'abord l'ensemble des couples
(i,j) où i et j sont
distincts entre 0 et n−1 : il faut comprendre que
(i,j) représente la trajectoire d'un véhicule
qui vient de la voie i et se dirige vers la
voie j où les voies sont numérotées de 0 à n−1
dans le sens trigonométrique (= giratoire, = inverse des aiguilles
d'une montre) : par exemple (0,1) représente un véhicule qui vient de
la voie arbitrairement numérotée 0 et veut repartir par celle
immédiatement à sa droite. En fait, il vaut mieux considérer les
indices i et j comme appartenant à
ℤ/nℤ (entiers modulo n). Cet ensemble de
couples (i,j) (il y en a
donc n(n−1)) sera l'ensemble des sommets du
graphe que je veux définir. Maintenant, je veux en gros mettre une
arête orientée de (i₁,j₁) vers
(i₂,j₂),
signifiant (i₁,j₁) a priorité
(i₂,j₂)
lorsque i₂,i₁,j₂,j₁ sont
cycliquement dans cet ordre (c'est-à-dire que, quitte à effectuer une
permutation cyclique
de i₂,i₁,j₂,j₁, ils sont
dans l'ordre croissant entre 0 et n−1). Sauf qu'il faut
faire un peu attention aux cas d'égalité : pour ça, j'ajoute ½
à i₁ et à i₂ (l'idée étant qu'on roule à droite,
donc les voies entrantes sont décalées dans le sens
trigonométrique par rapport aux voies sortantes), et je mets une arête
de (i₁,j₁) vers (i₂,j₂)
lorsque i₂+½, i₁+½, j₂, j₁
sont cycliquement dans cet ordre, c'est-à-dire qu'on peut les amener
dans l'ordre croissant par permutation cyclique.
À titre d'exemple, pour n=3, ce graphe des priorités a
les arêtes suivantes : (2,1)→(2,0)→(1,0)→(1,2)→(0,2)→(0,1)→(2,1) et
(2,1)→(1,0)→(0,2)→(2,1) : par exemple, l'arête (2,0)→(1,0) se justifie
par le fait que 1+½, 2+½, 0, 0 sont cycliquement dans l'ordre (puisque
0, 0, 1+½, 2+½ sont croissants), et l'arête (2,1)→(1,0) par le fait
que 1+½, 2+½, 0, 1 le sont aussi (en revanche, il n'y a aucune arête
entre (2,0), (1,2) et (0,1), ce sont des véhicules qui tournent à
droite sans se rencontrer). Les arêtes (0,2)→(0,1), (1,0)→(1,2) et
(2,1)→(2,0) sont sémantiquement douteuses (je les inclus pour la
logique mathématique, mais dans les faits ces véhicules ne se gênent
pas puisqu'ils viennent du même endroit). Chacun de ces graphes est
invariant par permutation cyclique des voies (trivialement), et le
graphe pour n−1 voies s'obtient à partir du graphe
pour n voies en supprimant une voie quelconque
(c'est-à-dire tous les sommets ayant ce numéro comme voie de départ ou
d'arrivée).
Ce graphe a l'air d'être une structure combinatoire intéressante et
élégante, et je me demande si elle est déjà apparue en mathématiques.
J'ai un collègue qui s'intéresse à toutes sortes de problèmes sur des
graphes de ce genre (nombre chromatique, capacité de Shannon/Sperner,
graphes de permutations possédant des collisions ou des
entrelacements, ce genre de choses), peut-être que je devrais lui
suggérer de chercher des applications au trafic routier.
(Aucun spoiler dans ce qui suit, sauf si vous êtes
ultra-maniaques à ne rien vouloir savoir du tout avant de voir un
film.)
La suite, 35 ans plus tard,
de Blade
Runner, a été attendue avec l'impatience avec laquelle on
guette la suite d'un film-culte (avec pas mal de célébrités au
générique), ce qui rend toujours le jugement compliqué ; globalement,
les critiques et les spectateurs ont bien
aimé Blade Runner 2049, et l'ont qualifié
de digne de son prédécesseur. Pour ma part, je n'ai pas été
terriblement emballé, mais je n'ai pas vraiment compris pourquoi on
était censé trouver l'original complètement génial : je suis donc
d'accord avec l'avis selon lequel cette suite se compare assez bien au
précédent.
Disons tout de suite ce qui est sans doute le plus réussi :
l'ambiance. L'atmosphère à la fois futuriste et glauque
(« néo-noir »), qui saisissait dans le premier film, est recréée à la
perfection : on a la poésie spleenétique du genre post-apocalyptique
(que, généralement, je déteste avec passion) sans que ses clichés
soient enfoncés. Les images sont magnifiques : même si la tendance
des directeurs photo à faire des plans trop monochromes m'agace
normalement, ici je reconnais qu'elle est utilisée à bon escient. Et
au sein même de la palette
« cyberpunk »
(pour simplifier), le film fait usage de teintes assez variées, entre
le décor inquiétant d'une décharge
industrielle et les intérieurs minimalistes mais luxueux de la Wallace
Corporation, entre la ville bourdonnante d'activité interlope et le
charme énigmatique d'un hôtel vide dans une Las Vegas abandonnée.
Les acteurs sont plutôt bons : Ryan Gosling se tire très bien d'un
rôle dont on ne sait pas si c'est du lard ou du cochon, Harrison Ford
est plus là pour le star factor que pour la performance, mais il n'est
pas mauvais non plus ; Robin Wright donne une vraie personnalité au
rôle un peu secondaire qu'elle s'est vu confier ; mais ce sont surtout
Jared Leto et, plus encore, Sylvia Hoeks, qui font vivre le film.
Convenons aussi que, prise à un niveau suffisamment superficiel,
l'histoire fonctionne, on s'y laisse prendre si on ne réfléchit pas,
si on se contente de se laisser bercer par la musique et la beauté des
images. Il y a quelques rebondissements qui n'en sont pas vraiment,
et si on n'y regarde pas de trop près, ils donnent l'illusion d'une
intrigue structurée. J'ai l'impression que c'est là la touche de
Denis Villeneuve : des scénarios en trompe-l'œil qui laissent croire
qu'ils sont d'une grande complexité, alors que dès qu'on s'en
approche, on s'aperçoit qu'il n'en est rien — ce n'est pas forcément
un reproche.
Mais ce qui me pose problème — ce qui me posait déjà problème dans
le premier film, mais ce problème est plus prégnant cette fois-ci —
c'est que personne n'a l'air d'avoir sérieusement réfléchi à la mesure
dans laquelle les réplicants sont humains et la mesure dans
laquelle ils ne le sont pas, ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas
faire, ce qu'on sait et qu'on ne sait pas sur eux. Ce ne sont pas des
questions périphériques ou accessoires : toute l'histoire repose
dessus, elles sont aiguisées par les changements technologiques censés
s'être déroulés entre les deux films, et cela pourrait être l'occasion
d'une réflexion intéressante sur l'intelligence artificielle ou ce qui
définit l'Humanité ; or malheureusement, on a l'impression que les
réponses nous sont apportées aléatoirement, au fur et à mesure des
besoins du scénario, sans même se préoccuper qu'elles ne se
contredisent pas les unes les autres. Au final,
les réplicants, leurs capacités, leur raison d'être, leur
manière de fonctionner, bref,
les règles du jeu, tout ça reste
tout aussi nébuleux que l'ambiance post-apocalyptique dans laquelle
baigne le film, et la réflexion à peine amorcée tombe à plat. Cela
pourrait être réussi si c'était pleinement voulu et assumé
(c'est-à-dire si le film se voulait complètement poétique, un peu à la
façon
de Taxandria),
mais ce n'est pas le cas.
En plus de ça, il y a autre chose qui à mon avis ne fonctionne pas
bien, c'est pour ce qui est de motiver le spectateur à s'intéresser
au(x) héro(s) ou à ce qu'il(s) cherche(nt) à faire. Qu'on nous
présente un monde glauque est une chose, mais si on veut intéresser le
spectateur, il est généralement utile de lui présenter une perspective
de rendre ce monde moins merdique, quitte à jouer à la tuer dans l'œuf
(pensez
à Brazil),
ou au moins quelqu'un qui lutte pour rendre ce monde moins merdique,
bref, quelqu'un qu'on puisse encourager mentalement. Ici, il y a
peut-être trois groupes qui s'affrontent (la police de Los Angeles, un
fou mégalomane, et un groupe de réplicants ; et disons qu'il y
a dans l'histoire une sorte
de MacGuffin
qu'un camp veut supprimer et que deux autres camps veulent utiliser),
mais aucun de ces groupes mutuellement adverses ne nous paraît
modérément sympathiques, on ne sait même pas vraiment ce que veu(len)t
le(s) héro(s), aux côtés de qui il(s) se range(nt), ou qui le(s)
manipule. Bref, à part la curiosité de savoir comment tout cela va
finir, on n'arrive pas à s'intéresser à ce qui se passe. Le fait que
quasiment tout le monde dans le scénario soit plus ou moins non-humain
et qu'on ne sache même pas dans quelle mesure ils sont
non-humains (cf. le paragraphe précédent) n'aide certainement pas.