David Madore's WebLog: 2024-11

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en novembre 2024 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in November 2024: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]

Entries published in November 2024 / Entrées publiées en novembre 2024:

↓Entry #2811 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2811 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mercredi)

Où je me fais arnaquer en achetant un livre, et maintenant je veux vraiment lire The Sundering Flood

La société n'arrête pas de trouver des moyens nouveaux et créatifs d'arnaquer les personnes crédules (je suppose que ça fait partie des formes douteuses du progrès ?). Certaines technologies ne servent essentiellement qu'à ça : par exemple les cryptomonnaies peuvent être décrites sommairement comme un moyen de voler les gens naïfs en leur faisant miroiter la promesse de richesses, pour redistribuer l'argent envers les fondateurs desdites monnaies ; et c'est d'ailleurs assez emblématique que, comme je l'ai découvert à ce sujet, si on poste sur Twitter un message contenant une phrase comme I was scammed into buying on s'attire des réponses de robots qui font semblant de se montrer compatissants et vous redirigent vers une autre arnaque cryptomonétaire en vous promettant qu'elle vous permettra de récupérer vos pertes. D'autres méthodes pour créer des arnaques ne sont pas spécialement liées aux nouvelles technologies mais prennent de nouvelles formes ou une plus grande efficacité grâce à elles[#].

[#] Au sujet d'arnaques modernes, j'encourage tout le monde à voir cette vidéo de Last Week Tonight sur un type d'arnaque assez sophistiqué, l'« arnaque à l'abattage du cochon » (杀猪盘), qui commence typiquement par l'envoi d'un SMS semblant adressé par erreur, pour gagner votre confiance et créer une amitié factice, et pour finalement pousser la victime à mettre de l'argent dans un investissement insidieux. (Et c'est encore plus ironique que les gens qui mènent ces arnaques sont souvent eux-mêmes victimes de parrains mafieux qui les tiennent en quasi esclavage et les obligent à arnaquer d'autres victimes pour perpétuer l'arnaque.) ❧ Mais attendez que mes lecteurs découvrent que j'ai sournoisement tenu ce blog pendant plus de 21 ans pour faire croire que je réfléchis profondément sur plein de sujet alors que, au bout du compte, mon but aura été de vous donner confiance en moi pour vous faire acheter du Grotsencoin quand il sortira et ça me rendra très très très riche et j'aurai une place dans l'administration Trump <rire sardonique>.

Mais j'avoue que je ne m'attendais pas à me faire arnaquer en achetant un livre. Peut-être que c'est la preuve que je suis un vieux crouton complètement dépassé par le monde moderne que de m'imaginer que les livres sont en quelque sorte un sanctuaire contre les arnaques (<voix éraillée> : les jeunes, de nos jours, ils n'ont de respect pour rien, ça ne m'étonne pas que les ordinateurs conduisent à plein d'arnaques, mais les livres, ça, c'est du solide, les livres ça ne trompe pas). En appelant un plombier on s'attend à être arnaqué[#2], en achetant un livre, non.

[#2] Et donc quelle n'a pas été ma surprise, la dernière fois que j'ai appelé un plombier, plus ou moins en urgence, et qui aurait très bien pu exploiter notre mauvaise analyse du problème (nous pensions que c'était une fuite au niveau d'un piquage dans une canalisation en cuivre, alors que ça gouttait juste au niveau du joint du robinet qui était au-dessus, ce qui se change en 15min sans problème), qu'il ne m'a non seulement pas fait payer bonbon, mais même facturé seulement la moitié des frais de déplacement vu qu'il venait aussi pour quelqu'un d'autre dans le même immeuble.

Entendons-nous bien : je me rends bien compte que le contenu d'un livre peut représenter une arnaque. Je ne m'attendais pas à ce que l'objet lui-même soit une arnaque.

Mais revenons un peu en arrière.

Je voudrais lire le livre The Sundering Flood de William Morris. Peut-être que ça vaut la peine de dire un mot à son sujet.

William Morris (1834–1896) est sans doute surtout connu (quoique sans doute pas de tout le monde[#3]) comme artiste graphique (peintre, dessinateur et graphiste… mais aussi typographe et imprimeur), comme un des fondateurs du mouvement Arts & Crafts, et peut-être comme socialiste utopiste. En tout cas c'est comme ça que je le connaissais jusqu'à ce que, il y a quelques années, je regarde un documentaire[#4] qui m'a fait découvrir que non seulement Morris était aussi écrivain, mais même qu'il pourrait être considéré, plus encore que J. R. R. Tolkien (lequel s'est inspiré de lui[#5] et l'a complètement éclipsé), comme le père de la heroic fantasy. Et diverses recherches rapides m'ont suggéré que ce n'était pas forcément exagéré d'affirmer ça. Et bien sûr, comme le prévoit ce que j'appelle l'effet Zahir, à partir du moment où j'ai su ces choses sur William Morris et la heroic fantasy, je n'ai pas arrêté d'entendre parler de lui comme le génial fondateur du genre.

[#3] Pour ne pas me moquer des gens qui ne connaissent pas William Morris, j'avoue que j'étais âgé d'aujourd'hui années quand j'ai appris que les fameuses colonnes Morris de Paris ne sont pas nommées d'après William Morris (je pensais que c'éait lui qui avait fait la décoration ou quelque chose comme ça) mais pour un homonyme, Richard-Gabriel Morris.

[#4] Aux sources de la fantasy, diffusé sur Arte, avec quatre épisodes consacrés respectivement aux frères Grimm, à William Morris, à H. P. Lovecraft et à Robert E. Howard. Le documentaire délaie un peu, mais j'y ai appris des choses que je ne savais pas sur chacun de ces auteurs.

[#5] On signale notamment souvent que Tolkien a tiré du roman The Well at the World's End de Morris deux noms qu'il a à peine changés : le Gandolf et le cheval Silverfax de Morris deviennent, chez Tolkien, Gandalf (un de ses personnages les plus célèbres) et le cheval Shadowfax. Je ne suis pas tellement convaincu par la valeur probante de ce genre d'emprunts de noms (de la description que j'en trouve, le Gandolf de Morris n'a quasiment aucun trait commun avec le Gandalf de Tolkien). En revanche, une inspiration certainement plus intéressante à signaler est la célèbre carte de la Terre du Milieu qui décore les livres du Seigneur des Anneaux (et sur l'histoire de laquelle je renvoie à cet excellent petit documentaire), dont il est difficile de ne pas rapprocher le style de celui de la carte du Sundering Flood de Morris. Mais le plus important, bien sûr, c'est l'inspiration du genre tout entier : Morris n'est évidemment pas le premier à avoir écrit des histoires fantastiques, mais il est peut-être le premier à avoir fait un travail vraiment sérieux de world-building, c'est-à-dire de tenter de donner à ses histoires un cadre sérieusement construit (ne serait-ce que par la géographie, donc la carte, cf. le lien précédent) qui semble dépasser l'histoire elle-même, au lieu de la situer dans un nébuleux pays lointain, très lointain, dont on ignore tout quant à l'histoire, la géographie, la politique, la culture, les langues, etc. Les langues, évidemment, c'est notoirement la facette du world-building qui intéressait et motivait le plus Tolkien, et il ne semble pas que Morris se soit intéressé à cet aspect-là, mais ce n'est pas le seul ingrédient qui entre dans la conception d'un monde.

Comme le genre de la heroic fantasy m'est assez cher, surtout pour les souvenirs d'enfance qu'il m'évoque (cf. ici et à ce propos), j'étais naturellement curieux d'en savoir sur ce Monsieur, pour juger par moi-même si la thèse en fait, c'est William Morris qui a tout inventé, et Tolkien a injustement reçu toute la gloire parce que Morris est venu trop tôt dans un monde qui n'était pas encore prêt a du mérite et dans quelle mesure elle vaut la peine d'être défendue[#6]. Disons que j'étais au moins intrigué à ce sujet[#6b]. Surtout que c'est une de mes marottes de rappeler à tout bout de champ que le succès d'une œuvre (ou de n'importe quoi) n'est pas tellement dû à ses qualités objectives, ni même à des facteurs reproductibles, mais largement au hasard ou à d'autres facteurs contingents, et certainement le fait d'arriver trop tôt pour avoir du succès est un mal dont beaucoup de précurseurs ont été victimes.

[#6] Bon, soyons tout à fait honnête : l'idée n'était pas complètement absente de mon esprit, la prochaine fois que je tombe sur quelqu'un qui me soûle en me parlant du Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de l'Épée de Feu ou de sa connaissance de tous les micro-détails du monde de Tolkien, de rétorquer en lui parlant de Morris. (Mais en vrai je ne fais pas ce genre de coups oui, très bien, vous avez lu Tolkien, mais avez-vous lu Morris, au moins ?, pas tellement parce que je suis gentil mais surtout parce que je suis timide.)

[#6b] Ajout () : Autre chose : il est notoire, et assez évident, que le conservatisme de Tolkien (son attachement à la religion, aux structures traditionnelles, à la monarchie supposée éclairée et possiblement de droit divin) transparaît dans ses écrits. Vu que Morris vient d'un endroit très différent du spectre politique, il est légitime de se demander si et comment ceci se reflète dans ses écrits.

Donc je me suis dit que je lirais bien un des romans de heroic fantasy de Morris : probablement soit The Well at the World's End soit The Sundering Flood, qui semblent être ses deux meilleurs.

Il faut dire qu'outre la curiosité d'en savoir plus sur ce précurseur oublié, il y a aussi le côté agréable du fait que William Morris était aussi trop tôt pour avoir succombé à ce que je considère comme une plaie de la heroic fantasy (ainsi que de la science-fiction) moderne, c'est la manie des auteurs d'inscrire leurs œuvres dans des cycles[#7] de douze volumes avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de l'Épée de Feu (sans parler de tous les clichés qui vont avec) : The Sundering Flood fait une taille tout à fait gérable, soit j'aimerai soit je n'aimerai pas, mais au moins je ne passerai pas trois ans à le lire pour me rendre compte au final que je n'aime pas (coucou, Dune !).

[#7] Entendons-nous bien : je ne critique pas les auteurs qui veulent recycler leur world-building. C'est tout à fait normal, si on a déployé énormément d'efforts pour créer un univers cohérent, de vouloir l'utiliser pour plus qu'un seul roman, de vouloir explorer d'autres endroits, d'autres temps, ou d'autres perspectives sur ce monde. Donc quelqu'un qui écrit douze romans indépendants, qui se déroulent tous dans le même univers mais qui peuvent être lus et appréciés dans n'importe quel ordre, quitte à ce qu'ils l'éclairent (et s'éclairent mutuellement sans se divulgâcher), ne reçoit aucune critique de ma part. Ce que je déteste, c'est la manière d'essayer d'accrocher le lecteur en ne lui offrant aucun véritable sens de clôture ou de résolution tant qu'il n'a pas fini un cycle monumental (dont on ne sait d'ailleurs jamais bien s'il sera fini avant la mort de l'auteur) : je considère cette manie de la sérialisation à l'infini comme une plaie, aussi bien s'agissant des séries télé que des cycles de livres. En tout cas, voilà, je ne sais pas si The Well at the World's End et The Sundering Flood se déroulent dans le même univers, mais c'est très clair qu'ils peuvent être lus indépendamment, et que chacun a une vraie fin.

J'ai traîné pendant un an ou deux autour de cette idée, puis j'y ai repensé récemment et je me suis dit que j'allais lire The Sundering Flood. Mais bon, c'est une chose de décidé de lire ce livre, encore faut-il trouver comment.

Le problème avec les précurseurs oubliés, c'est qu'ils sont, justement, oubliés.

Je ne me rendais pas compte à quel point. Comme je l'ai mentionné ci-dessus, un effet Zahir a fait que j'ai entendu plein de fois parler de William Morris en tant que précurseur de la fantasy depuis que j'ai vu ce documentaire, donc j'en ai conclu qu'il n'était pas si oublié que ça. Il a, après tout, un article Wikipédia assez long sur ses principaux romans. L'auteur lui-même est incontestablement célèbre (fût-ce pour d'autres choses que ses romans). Les textes de ses romans sont, au moins pour certains, sur le projet Gutenberg et/ou Wikisource (voir ici et s'agissant du Sundering Flood), et il y en a des scans à divers endroits (par exemple, toujours pour The Sundering Flood, les deux volumes de l'édition de poche de 1914 sont ici et sur l'Internet Archive, et ici sur le site de la Bodleian Library). Ce qui est bien avec les textes du Domaine Public, c'est que n'importe qui peut les partager et les reproduire.

Mais bon, j'ai du mal à lire un roman sur ordinateur. Je veux en avoir une version imprimée sur des bouts d'arbres morts que je peux tenir dans ma main. C'est là que les difficultés commencent.

Je pensais naïvement que ce genre d'œuvres, pas hyper célèbres mais quand même loin d'être totalement obscures, étaient en permanence disponibles chez des éditeurs de bonne réputation (du genre Penguin) : éventuellement imprimés à la demande, mais en tout cas disponibles.

Entendons-nous bien : je n'ai rien contre l'impression à la demande. La qualité n'est certes pas terrible, mais je ne cherche pas un livre style La Pléiade. Je cherche un livre que je puisse lire confortablement, pas une œuvre d'art.

Ça me va parfaitement si c'est une réimpression d'une édition un peu ancienne (j'ai plein de livres comme ça, par exemple une édition des Éléments d'Euclide qui est une réimpression par Dover d'une édition datant, je crois, de 1908). Ça me va aussi parfaitement si c'est une remise en forme du texte, à condition qu'elle soit faite correctement, c'est-à-dire selon les règles de l'art.

En théorie je peux faire l'un ou l'autre moi-même : comme je viens de le dire, des scans de l'édition de 1914 du Sundering Flood sont disponibles en ligne, et une version texte (relue et corrigée par des humains) est également disponible sous différents formats. Mais dans un cas il faudrait correctement adapter le contraste et vérifier la résolution des scans, et dans l'autre il faudrait faire le travail de mise en page, de création d'une table des matières, etc. Et après tout ça il faudrait trouver un imprimeur capable de sortir ça au format livre (et il faut aussi inventer une couverture). Ce n'est pas un boulot énorme, mais ce n'est pas un boulot que j'ai envie de faire, surtout que je n'en ai aucune habitude : je préfère payer quelqu'un pour le faire, et c'est exactement à ça qu'est censé servir une maison d'édition.

Donc je suis allé chez Amazon[#8], et il y avait bien un certain nombre d'éditions du Sundering Flood de William Morris. Aucune par un éditeur que je connaisse, donc j'ai pris un peu au pif. Et c'est là que j'ai été foncièrement naïf (j'aurais dû me méfier de l'éditeur CreateSpace Independent Publishing Platform) et que je me suis fait arnaquer comme un petit papy qui ne sait pas comment fonctionne le monde moderne et qui pense qu'on peut juste acheter un livre en recherchant l'auteur et le titre et en cliquant sur acheter avec une certaine confiance.

[#8] Je préférerais aller ailleurs, mais trouvez-moi quelqu'un qui vend des livres en anglais et les expédie en France sans délais ni frais de port déraisonnables, ça m'intéresse.

[Page du livre incriminé]Alors oui, j'ai reçu un truc (fort rapidement, d'ailleurs). Le mot truc est le meilleur que je puisse utiliser pour qualifier ce que j'ai reçu, parce qu'il ne correspond certainement pas à ma définition d'un livre.

Si vous voulez voir de quelle édition il s'agit, le lien Amazon est le suivant : https://www.amazon.fr/dp/1539346986 (je fais exprès de ne pas en faire un lien, donc il faudra copier-coller ce truc dans la barre d'adresse de votre navigateur ; peut-être qu'après mes protestations Amazon se réveillera et qu'alors ça ne marchera plus ; à fins documentaires, j'ai sauvegardé une copie de la page en question dans la Wayback Machine de l'Internet Archive, donc vous pouvez consulter ça en copiant-collant l'adresse dans la machine).

La photo ci-contre (cliquez dessus pour la voir en plus gros) devrait rendre compte de la plupart des problèmes. Je ne peux même pas dire de quelle page c'est une photo, parce qu'il n'y a pas de numéros de page, et ça fait partie du problème. Il n'y a aucune espèce de mise en page : les paragraphes ne sont pas alignés, le texte passe à la ligne à des endroits aléatoires, parfois même passe à une nouvelle page au milieu d'une phrase, alors qu'à l'inverse, les chapitres peuvent démarrer n'importe où. Le texte est bourré de typos et d'autres sortes de fautes. La ponctuation est franchement aléatoire. Le titre du livre fait une apparition inexpliquée au milieu des mots to be more than they. Des phrases sont incomplètes, des bouts de texte manquent, et là on voit carrément la ligne suivante vers le bas de la page :

cViA Cfiirl Tipprll^ccKr TT>> rf»rl rl pn f*r\ f)r\r\ cairl • " T

Bon, alors qu'est-ce qui s'est passé ?

↑Entry #2811 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2811 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2810 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2810 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mardi)

Quelques mots sur les commentaires de ce blog et leur modération

Ça fait partie du programme imposé du format « blog » que d'avoir un système de commentaires. Mais je pense que ce n'est pas qu'une sorte de convention : permettre les commentaires apporte une vraie valeur ajoutée au blog, à la fois pour les lecteurs et pour l'auteur du blog.

Quand je lis un article de blog (et même si ce format a un petit côté dinosaure, il est quand même loin d'avoir disparu en 2024, surtout si on compte les pages medium comme des sortes de billets de blog), je trouve ça très agaçant de n'avoir aucun moyen de faire un retour à l'auteur, poser une question complémentaire, demander une précision, corriger une inexactitude — il y a quelque chose de terriblement frustrant à être face au mur d'une communication strictement unidirectionnelle. La frustration est aussi présente quand on est sur les commentaires d'un contenu tellement populaire qu'il y a déjà 299 792 458 commentaires au moment où on en prend connaissance, si bien qu'on n'a aucune chance d'être lu par l'auteur initial — au mieux on va être lu par d'autres commentateurs, ce qui n'est pas vraiment le but[#] : je ne sais pas si les commentaires ont vraiment un intérêt pour ce type de contenus (pensez à n'importe quelle vidéo YouTube modérément populaire) ; mais sur un blog de la popularité du mien (faible mais non ridiculement faible), le problème ne se pose pas : je peux lire, au moins en diagonale, tous les commentaires qui m'arrivent.

[#] Sauf peut-être s'il y a un système de scoring (à la Reddit) faisant que les commentateur peuvent marquer les commentaires les plus intéressants, et peut-être que l'auteur initial verra ceux qui ont le plus haut score. Mais je n'aime pas trop ce genre de compétition pour l'attention (et de toute façon le système de scoring va typiquement privilégier à fond les gens qui commentent en premier, donc ce sont juste eux qui se font lire en pratique).

Or justement, symétriquement, quand on écrit un blog, il y a quelque chose de bizarre à n'avoir aucune possibilité de retour des lecteurs (sauf ceux qui se fendront d'un mail, mais ils sont rares). L'effet psychologique est un peu bizarre, comme pendant cette période d'enseignement à distance où je faisais cours devant la caméra de mon portable, sans voir les visages des étudiants auxquels je m'adressais : on se rend compte que le manque de feedback est très perturbant.

Même si j'écris ce blog surtout pour moi-même, pour noter ce que j'ai compris ou réfléchi sur tel ou tel sujet et pouvoir ensuite l'oublier avec l'assurance de pouvoir le retrouver facilement en me relisant (cf. mes explications ici), j'ai quand même quelque part le lecteur en tête (disons, un lecteur idéal qui, souffrant d'une insomnie idéale, prendrait la peine de terminer mes billets), et vaguement l'idée de contaminer le cerveau de mes lecteurs avec la douteuse fermentation du mien (je dis ça depuis le début) : ne pas avoir de retour donne l'impression très désagréable qu'on parle dans le désert. Et de fait, j'avais désactivé le système de commentaires en octobre 2004 à cause d'un afflux de trolls et je n'ai pas tenu deux mois avant de le remettre (avec modération a priori).

Et surtout, avoir un système de commentaires permet d'utiliser un post de blog pour poser une question et, si on est suivi par des gens intéressants, d'espérer obtenir une réponse intelligente. (Comme exemple parmi d'autres, ce billet m'avait valu une très bonne réponse de Typhon.) Et à ce titre-là, ça peut être véritablement utile, et c'est d'ailleurs aussi la principale valeur d'avoir un certain nombre[#2] de followers sur les réseaux sociaux. Même si je ne pose pas vraiment une question, plus d'une fois mes lecteur m'ont apporté des compléments d'information très utiles à ce dont je parlais (par exemple sur ce billet).

[#2] Il y a clairement un optimum à trouver dans ce nombre, d'ailleurs. Si on n'est lu par personne, on peut poser toutes les questions qu'on veut, on n'aura jamais de réponse (sauf si d'aventure quelqu'un avec plus de poids social reposte la question) ; mais si on est suivi par trop de monde, toute question qu'on pose provoquera un déluge de réponses idiotes et sans intérêt, et on aura le plus grand mal à séparer le bon grain de l'ivraie. J'ai l'impression d'avoir une popularité qui n'est pas trop loin de cet optimum, donc je suis plutôt satisfait.

Globalement je suis généralement content des commentaires que je reçois. Certains sont d'extrêmement haute qualité, et même s'il y a pas mal de trucs sans intérêt (y compris quelques spams stricto sensu qui passent au travers de mon petit filtre JavaScript[#3]), je n'ai pas trop de mal à les séparer. Mais il y a au moins deux choses dont je ne suis pas content du tout, c'est la partie technique d'une part (celle-ci est entièrement ma faute) et la complication des choix à faire à la modération d'autre part (ça ce n'est pas vraiment la faute de qui que ce soit).

[#3] Si comme >99% des gens vous avez JavaScript activé dans le navigateur, vous ne l'avez sans doute pas remarqué, mais le moteur de commentaires demande de répondre à une question triviale, et un bout de JavaScript répond, justement, à cette question et la cache. Ça me permet de rejeter automatiquement l'essentiel de ce qui vient des robots, lesquels n'ont généralement pas de moteur JavaScript. (Évidemment, cette petite astuce ne marche que parce que j'ai un moteur personnel contre lequel personne n'a pris la peine d'écrire le script évident qui contournerait ma petite protection.)

Pour ce qui est de la partie technique, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même si c'est une horreur : le système de commentaires de ce blog résulte d'un petit programme Perl (qui tourne comme CGI) que j'ai écrit il y a 21 ans et qui n'a quasiment pas changé depuis[#4] ; du coup, il y a plein de décisions architecturales qui sont maintenant inappropriées[#5], ou que je ferais différemment, et je ne comprends plus bien comment il fonctionne, et je n'ai vraiment pas envie de remettre les mains dedans et je ne trouve pas (et ne trouverai sans doute jamais) le temps ou la motivation de le réécrire complètement. En plus de ça, j'avais initialement prévu un système de commentaires avec comptes (et validation des adresses mail), je l'ai rapidement converti en système de commentaires purement anonyme parce que les gens n'aiment pas créer des comptes (et je les comprends), mais ça se voit sans doute un peu dans la présentation du système.

[#4] Peut-être que ceci fera prendre à certains conscience du fait que ça remonte au carbonifère : ce script Perl est versionné par — gasp ! — RCS. (Je ne sais d'ailleurs plus me servir de RCS, donc les rares fois où je dois toucher à ce script, je compte sur le fait qu'Emacs sache le faire pour moi.)

[#5] Par exemple, j'avais initialement conçu ce script comme un mécanisme de commentaire générique, permettant de commenter n'importe quelle page Web. J'ai rapidement compris que les spammeurs peuvent profiter du fait d'avoir un script qui permet d'ouvrir une page ayant pour titre commentaires sur <URL> où <URL> est une adresse quelconque, et qui fait un lien vers cette adresse. Donc j'ai dû restreindre les adresses qu'on a le droit de commenter aux pages de mon site et, pour des raisons pratiques, aux billets de ce blog (et je l'ai fait de façon sale).

Ce script Perl est épouvantable, et j'en suis vraiment désolé. Aucun formatage n'est possible dans les commentaires, ni gras ni italique ni quoi que ce soit : on ne peut que créer un lien, avec une syntaxe extrêmement rigide (il faut écrire <URL: puis une espace puis l'adresse du lien puis une espace puis >, exactement ça et rien d'autre, et à peu près personne ne réussit à suivre des instructions aussi rigides ; par exemple, plein de gens ajoutent un ‘/’ final, ce qui fait un lien cassé, et c'est vraiment fastidieux pour moi de les corriger donc souvent je ne le fais pas). Un passage à la ligne est transformé en balise <br /> dans le HTML du commentaire (qui produit bien un passage à la ligne, mais ce n'est souvent pas ce que l'auteur voulait, en fait, et du coup beaucoup de commentaires sont difficiles à lire). Deux passages à la ligne ouvrent un nouveau paragraphe (ce qui, pour le coup, est assez standard et attendu, mais tout le monde ne suit pas non plus). Il n'y a aucun moyen de prévisualiser un commentaire. Il n'y a aucun moyen non plus d'éditer ni d'effacer ce qui a été posté (sauf à me demander en personne). Et, ce qui est pire, le message qui signale que le commentaire est passé à la modération est vraiment minimaliste, beaucoup de gens pensent qu'il s'est perdu, et du coup j'en reçois plein en double. Et il n'y a aucune notification du fait qu'un message en instance de modération a été rejeté, mais ça on peut peut-être dire que c'est une feature voulue.

Il n'y a aucune intégration entre le blog (dont le moteur a subi deux réécritures complètes depuis) et le système de commentaires, ce qui est logique vu que (cf. plus haut) le système de commentaires était prévu pour n'avoir rien de spécifique au blog : il y a tout au plus une toute petite magouille permettant d'afficher le nombre de commentaires et la date du dernier (et, dans l'autre sens, une autre petite magouille permettant au script Perl d'avoir au moins connaissance des titres des billets). Il n'y a pas non plus de flux RSS des commentaires (bon, ça, je devrais quand même essayer de me sortir les doigts du c●l pour en faire un, parce que ça ne devrait vraiment pas être difficile). Encore un autre problème est que les commentaires n'ont pas de vrai permalien, et d'ailleurs le format des adresses des pages de commentaires fait que la Wayback Machine n'arrive apparemment pas à les archiver (elle se prend les pieds dans le niveau d'échappement du caractère ‘#’, on dirait).

Si je faisais les choses maintenant, ce serait certainement très différent. J'écrirais probablement le système de commentaires en Java (puisque le moteur du blog — lui-même vieillissant, mais bon — est en Java et les pages servies dynamiquement le sont par un servlet Tomcat), j'autoriserais le format markdown et/ou du HTML édité directement dans le navigateur, et peut-être que je serais pris d'ambitions grandioses et que je voudrais faire de tout ça du ActivityPub, je me plaindrais de plein de bugs dans plein de bibliothèques, et finalement je ne ferais rien du tout parce que ce serait trop compliqué et que je découvrirais que le chemin de toutes ces technologies scintillantes est pavé de petites crottes de ragondin. Au moins le script Perl a l'intérêt d'exister, ce qui est une qualité incroyablement supérieure à ne pas exister (merci à Saint Anselme).

Bon, mais l'autre chose dont je ne suis pas content, c'est la modération. Je ne suis tout simplement pas doué pour cet exercice. Et je ne suis certainement pas doué pour le faire de façon cohérente. Et en plus, juste techniquement, mon script Perl archaïque ne me rend pas la chose facile[#6].

[#6] Techniquement, je vois les commentaires en instance de modération en plus de ceux qui ont été publiés : la seule différence est qu'il y a des boutons Approve et Disapprove qui apparaissent en bas de ceux-ci (le premier les publie, et le second les fait disparaître de ma vue aussi). Mais il n'y a par exemple rien qui me signale spécialement qu'il reste des commentaires à modérer.

J'essaie de partir du principe que je publie les commentaires qui ne sont pas illégaux, pas insultants, pas haineux, pas de trop mauvaise foi, pas du spam, et pas hors sujet, même si je ne suis pas d'accord avec eux. (Par exemple, on m'a récemment reproché — sur ce billet — de publier des commentaires qui étaient en désaccord complet avec ce que je pense politiquement, et à plus forte raison en désaccord avec ce que pense la personne qui m'a fait ce reproche. Mais à mes yeux le principal problème était surtout que ces commentaires s'écartaient de plus en plus du sujet du billet. Et c'est ce qui me gonfle profondément avec les sujets politiques c'est qu'il y a toujours des gens pour dérouler leurs lubies dessus et essayer de dévier la conversation sur lesdites lubies.)

Mais chacun de ces critères implique plein de frontières floues, et je ne suis décidément pas très bon pour obéir au principe du stare decisis, c'est-à-dire réappliquer ma propre jurisprudence.

Pour que les choses semblent quand même moins aléatoires, voici quelques règles que je tends à suivre quand je modère les commentaires :

↑Entry #2810 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2810 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2809 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2809 [précédente| permalien|suivante] ↓

(samedi)

Sécurité informatique : la double authentification imposée est une plaie

☞ Deux types de risques de sécurité

En matière de sécurité et de contrôle d'accès, notamment informatique mais pas uniquement informatique, il y a deux risques majeurs qu'il faut prendre en compte :

  • le risque qu'une personne non autorisée obtienne l'accès qu'on cherche à contrôler (alors qu'elle ne devrait pas),
  • le risque qu'une personne autorisée perde l'accès en question (alors qu'elle devrait l'avoir).

(On pourrait appeler ça risque de type I et risque de type II, mais personne ne saurait lequel est lequel donc ce n'est pas une bonne idée, donc il vaut sans doute mieux utiliser des termes comme intrusion ou autorisation à tort dans le premier cas, exclusion ou rejet à tort dans le second cas.)

Pour prendre un exemple en-dehors de l'informatique, si le contrôle d'accès est la porte d'entrée de chez vous, le premier risque est celui qu'on entre chez vous par effraction (ou en crochetant la serrure ou quelque chose de ce genre), le second est celui que vous vous retrouviez à la porte parce que vous avez perdu votre clé. En informatique, dans le cas le plus simple (authentification par mot de passe), le premier risque est celui que votre mot de passe soit cassé ou volé et qu'un intrus accède à votre compte (mail, par exemple), le second risque est celui que vous oubliiez votre mot de passe et que vous ne puissiez plus accéder à votre compte. Rien de bien compliqué, donc.

Un des problèmes majeurs de presque tout mécanisme de sécurité informatique est que ces deux risques sont en tension : les mesures qu'on va prendre pour éviter le premier vont avoir tendance à rendre le second d'autant plus facile, et vice versa. Une attitude rationnelle face au risque est de prendre les deux en compte, c'est-à-dire d'estimer leur probabilité et leur coût, et de chercher des mécanismes tendant minimiser le coût total (somme des probabilité×coût, plus évidemment d'autres éléments de coût). Il y a des conditions[#] où le premier est bien plus prégnant que le second, et d'autres où c'est le second qui est le plus marquant, et d'autres où ils sont tous les deux sont à prendre également au sérieux.

[#] Désolé pour l'ouverture de porte ouverte à la hache, mais je ne voulais pas prendre le risque que quelqu'un se retrouve bloqué par cette porte.

J'ai cependant l'impression que beaucoup de gens, pourtant plutôt bien informés par ailleurs, ont tendance à surestimer le premier risque au détriment du second. Alors oui, c'est vrai que le grand public a tendance à choisir des mots de passe vraiment merdiques, et surtout, ce qui est le pire, à réutiliser le même partout[#2], ce qui pose gravement le risque de l'accès non autorisé, mais il ne faut pas oublier le second risque pour autant.

[#2] Comme je le disais dans un billet passé, le choix et la gestion des mots de passe est un vrai problème pour un grand public qui n'a aucune formation à ça et qui est bombardé de conseils assez contradictoires. Et même pour quelqu'un qui a des connaissances raisonnables en sécurité informatique, ce n'est pas du tout évident de faire des choix intelligents. Utiliser un gestionnaire de mots de passe est certainement une bonne idée s'il est bien fait (mais il faut que l'ergonomie soit agréable, il faut que le format de stockage soit ouvert et documenté, il faut au moins qu'il permette de verrouiller ou déverrouiller plusieurs niveaux de sécurité de mots de passe, il faut aussi qu'il ne dépende d'aucun serveur tiers qui risquerait de tomber en panne, et il faut aussi que vous puissiez facilement ajouter ou changer les mots de passe sur tous vos ordinateurs et téléphones depuis n'importe lequel d'entre eux, y compris quand certains sont éteints, ce qui pose des problèmes pas forcément évidents de synchronisation). J'utilise moi-même des solutions bricolées dont je ne suis pas très content (pour les mots de passe les plus basiques comme ceux de 1 000 000 sites marchands, ils sont simplement stockés en clair dans un fichier texte sur mon ordinateur en plus d'être stockés dans le navigateur, et pour ceux qui sont plus critiques, ils sont dans des fichiers chiffrés auxquels il est plus ou moins pénible d'accéder). Mais à défaut de solution plus sophistiquée, ma recommandation générale simple pour le grand public est d'utiliser des mots de passe formés de la concaténation deux parties : une facilement mémorisable qu'on choisit toujours la même (prenez un mot assez long dans le dictionnaire en l'ouvrant au hasard et mémorisez-le), et une tirée au hasard, avec plein de caractères spéciaux, qui dépend du site, et qu'on pourra écrire sur un papier en face du nom du site (donc par exemple, sur www.example.com mon mot de passe pourrait être implant^97w:C, je note example.com^97w:C sur un papier, et je retiens implant qui est le même partout), et on pourra au besoin photographier le papier en question ; tout ça n'est pas idéal, mais c'est un compromis raisonnable.

Or en fait, j'ai entendu beaucoup plus d'histoires d'horreur de gens qui s'étaient retrouvés exclus de l'accès à leur compte informatique (de n'importe quel type que ce soit : adresse mail, réseaux sociaux, domaines Web…) que de gens qui avaient subi une intrusion dessus. Certes, c'est un échantillon minuscule et pas représentatif du tout, et en outre, même si la probabilité du premier risque est plus faible que celle du second ça ne dit rien sur les coûts associés, mais voilà, disons au moins que ce second risque existe, qu'il est bien réel, et qu'il ne faut pas oublier de le prendre en considération quand on décide quelles mesures de sécurité on va utiliser (si on a le choix !).

☞ Mécanismes de contrôle d'accès

Comment contrôle-t-on l'accès à une ressource informatique ? Il y a plein de mécanismes de base possibles. On peut demander que l'utilisateur accrédité connaisse un mot de passe et fournisse ce mot de passe pour se connecter. On peut demander qu'il dispose d'un objet physique, par exemple une carte à puce ou un ordinateur physique ou quelque chose de ce genre. On peut demander qu'il ait déjà accès à une autre ressource, par exemple un numéro de téléphone mobile ou un compte mail ou une adresse postale (cette dernière solution étant, évidemment, très lente à vérifier). Ou dans certains cas on peut vérifier un document d'identité officiel (mais là aussi, ça pose plein de problèmes pratiques). On peut imaginer de faire de la biométrie (reconnaissance d'empreinte digitale, de rétine ou de je ne sais quel autre truc de ce genre), mais en fait, en gros, ça ne marche pas dans le monde réel (il y a tellement de faux positifs et de faux négatifs que ça peut, tout au plus, être utilisé comme raccourci pour remplacer un autre mécanisme moins commode).

Ces éléments peuvent se combiner. Par exemple, on peut demander de se connecter en fournissant un mot de passe et en recevant un SMS sur mobile (ce qui renforce la sécurité) ; ou au contraire on peut demander de se connecter en fournissant un mot de passe ou en recevant un SMS sur mobile (ce qui diminue les risques de perte d'accès). Plus généralement, on peut concevoir toutes sortes de combinaisons entre les éléments de base, formant ce qu'on appelle mathématiquement une fonction booléenne monotone (bon, la procédure est plus compliquée que juste une fonction booléenne entre les mécanismes de base, parce qu'il a un ordre et des informations partielles, etc., mais conceptuellement c'est plus ou moins ça : à partir de quelles combinaisons des éléments de base peut-on obtenir l'accès à la ressource contrôlée).

Ces éléments se retrouvent en-dehors de la sécurité informatique, dans la vie réelle. Certaines personnes, par exemple, ont deux clés pour rentrer chez eux : il faut disposer de la clé principale et de la clé du verrou. C'est censé améliorer la sécurité. D'autres, au contraire, ont peur de perdre leur clé et en mettent un double chez le voisin : auquel cas l'authentification se fera soit par la clé soit par la connaissance sociale du voisin. Ou alors ils cachent un double dans leur jardon : ce qui sera nécessaire pour entrer, alors, c'est de disposer de la clé ou de l'information d'où le double est caché. Tout ça est parfaitement raisonnable en fonction des circonstances.

La solution consistant à demander un mot de passe ou l'accès à une certaine adresse mail est de plus en plus répandue pour les comptes de peu d'importance, par exemple toutes sortes de sites Web marchands (surtout ceux qui ne stockent pas de numéro de carte bancaire[#3]). Pour se connecter à son compte, il faudra alors soit connaître le mot de passe, sont dire qu'on l'a oublié, auquel cas on recevra un nouveau mot de passe par mail, ce qui permet donc de se connecter avec l'un ou l'autre de ces mécanismes (connaissance du mot de passe ou possibilité de lire le mail reçu à l'adresse préenregistrée). En fait, de plus en plus, je pense que les gens ne se fatiguent même pas avec le mot de passe : beaucoup se connectent systématiquement avec l'option mot de passe oublié et reçoivent un nouveau mot de passe à chaque fois. Donc en fait ça revient à dire que le contrôle d'accès se fait par la possibilité d'accéder à une certaine adresse mail. Une autre partie des gens laissent simplement leur navigateur mémoriser leurs mots de passe : le contrôle d'accès est donc, alors, fait sur la condition d'avoir accès à l'ordinateur et éventuellement à un mot de passe maître sur celui-ci. Pour des comptes dont la sécurité n'est pas vraiment critique, tout ça est c'est parfaitement raisonnable.

[#3] Et honnêtement, s'il y a une chose que je dois recommander pour la sécurité en ligne, c'est de ne jamais stocker de numéro de carte bancaire sur un site Web marchand. Si possible, utilisez des numéros à usage unique (de façon scandaleuse, beaucoup de banques ne proposent pas ça, ou le font payer, alors que c'est quand même largement en leur intérêt que les clients en profitent ; mais je signale à toutes fins utiles que, en France, Fortuneo propose gratuitement ce service), et au strict minimum demandez aux sites marchands de ne pas retenir votre numéro.

☞ Double authentification

Bon, mais pour les comptes de plus grande importance, comment fait-on ? Pour l'accès au compte mail lui-même on ne peut pas vraiment proposer d'envoyer le mot de passe par mail (ou alors il faut que ce soit sur une adresse différente, et il va bien falloir que l'utilisateur consente à retenir un mot de passe ou un autre, ou au moins à le faire retenir par son navigateur). Comme la grande majorité des utilisateurs sont très mauvais pour choisir des mots de passe, il faut quand même trouver un mécanisme pour renforcer un peu la sécurité contre les attaques d'intrusion.

C'est là qu'intervient la double authentification : il s'agit juste de demander un et logique entre deux mécanismes de base. Par exemple, demander d'entrer un mot de passe et de recevoir un SMS ; ou d'entrer un mot de passe et de recevoir un mail ; ou encore d'entrer un mot de passe et de disposer d'un téléphone ou ordinateur qui a préalablement été autorisé. Il y a encore d'autres solutions, mais en tout cas c'est la conjonction de plusieurs mécanismes.

↑Entry #2809 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2809 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2808 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2808 [précédente| permalien|suivante] ↓

(jeudi)

L'espoir perdu dans le progrès

Je ne pense pas que ce soit utile que j'écrive quelque chose sur la victoire de Trump. Ce que je disais penser de lui dans ce billet d'il y a huit ans est toujours largement pertinent (il y a trois Trump : le Trump nº1 qui a fait alliance avec la droite la plus extrême, le Trump nº2 qui a la mentalité d'un gamin caractériel, imprévisible et capricieux, et le Trump nº3 obsédé par sa grandeur, sa supériorité et sa réussite et incapable de penser à quoi que ce soit d'autre que lui). Chacune des trois facettes de sa personnalité va être encore pire pour ce second mandat (l'alliance avec les réactionnaires est plus organisée, tout ce qui pouvait ressembler à un contre-pouvoir institutionnel ou garde-fou cérémonial a sauté, il a purgé tous ceux qui ne lui étaient pas fanatiquement loyaux, il est maintenant animé d'un sentiment de vengeance encore plus profond, et, en outre, son déclin cognitif s'est accentué si bien qu'on peut encore moins compter sur la rationalité dans la poursuite de ses propres intérêts). Je le dis en blaguant, mais en ne blaguant qu'en partie : ce deuxième mandat de Trump sera bien pire que le précédent, mais on peut se rassurer en se disant qu'il sera meilleur que le troisième et le quatrième mandats[#]. (Pour une analyse un peu plus sérieuse de ce qui nous attend, cette vidéo est plutôt bien.)

[#] S'il y a besoin d'expliquer la blague, la Constitution des États-Unis interdit de faire plus que deux mandats. Mais Trump est très fort pour réussir à faire en sorte que les règles ne s'appliquent pas à lui.

Mais ce n'est pas de Trump que je veux parler, justement. Quoi que j'essaie de dire à son sujet[#2], il y aura des gens plus compétents que moi qui l'auront mieux dit. Et la raison pour laquelle il me terrifie est, fondamentalement, égoïste et pas très intéressante : je ne suis ni une femme américaine qui va perdre un peu plus le droit de disposer de son corps, ni une personne trans qui va perdre un peu plus le simple droit d'exister, je ne suis pas un immigré sans papier aux États-Unis qui risque de me faire expulser à tout moment du pays où j'ai construit ma vie, ni une personne avec la peau un peu trop sombre qui vais devoir subir un racisme toujours plus décomplexé, je ne suis pas un Palestinien qu'on va encore plus laisser tuer en masse pour expier les crimes du Ḥamas, je ne suis pas un Ukrainien qui va perdre son pays, et je ne suis sans doute pas parmi ceux les plus directement menacés par le changement climatique (même si nous le sommes évidemment tous). J'éprouve de l'empathie pour tous ces gens, du moins j'essaie, mais à vrai dire, je suis surtout préoccupé par cet énorme facteur de chaos qui augmente dramatiquement les chances que ce qui nous sert de civilisation s'effondre (par exemple parce que le président des États-Unis aurait décidé, sur un coup de tête ou sur une confusion quelconque, de raser Zagreb[#3] et que personne ne saurait lui dire euh, ce n'est vraiment pas une bonne idée ; ou parce qu'une guerre de tarifs douaniers causerait un écroulement de l'économie mondiale). Et aussi par le pouvoir accru que l'administration Trump va donner à des barons voleurs (des personnages comme Elon Musk) de piller toutes sortes de biens communs de l'Humanité (l'environnement, l'Internet, etc.).

[#2] Ou à plus forte raison sur les raisons de l'échec de Harris. Sur ce point, n'en doutons pas, il y aura énormément de gens qui vont trouver énormément de raisons et surtout de gens ou groupes de gens à accuser de la défaite ; ou bien à expliquer que si on les avait écoutés, eux, depuis le début, ce ne serait pas arrivé. Si je dois suggérer une raison à la défaite, moi, je suis justement tenté de dire que l'obsession à trouver des raisons, des boucs-émissaires d'une défaite, ou à y lire une preuve de telle ou telle ligne stratégique, avec la certitude d'avoir raison après coup, est une raison majeure (pas directement, mais emblématique d'une incapacité à se trouver des intérêts communs qui survivent au-delà d'une alliance électorale tactique, ou de faire preuve d'un peu d'humilité par rapport à la complexité de l'analyse politique).

[#3] Pour aucune raison (et je prends Zagreb comme exemple d'une ville au pif). C'est bien ça qui est terrifiant : on parle de quelqu'un qui tapé covfefe par hasard à la fin d'un tweet et qui, au lieu de reconnaître que c'était juste son doigt qui avait dérapé et que ça n'avait aucune importance (comme n'importe quelle personne normale l'aurait fait), il a laissé monter presque jusqu'à devenir un secret d'État le mystère de la signification du covfefe. Il est parfaitement imaginable qu'un pur malentendu le conduise à ordonner une attaque nucléaire sur Zagreb mais que, juste parce qu'il est parfaitement incapable de reconnaître une erreur aussi triviale soit-elle, il préférera ensuite s'entêter jusqu'à causer une vraie guerre nucléaire que de laisser tomber. Je ne dis pas que c'est probable, mais c'est beaucoup trop probable. Et non, il n'y a aucune sorte de garde-fou s'il fait ça, personne pour lui dire non, et d'ailleurs même pas de conséquence légale après s'il le fait, comme la Cour suprême l'a récemment rendu parfaitement clair.

Bref.

Je veux plutôt parler plus largement, et sans chercher à organiser ma pensée (qui va partir dans tous les sens), des sentiments que cet épisode suscite en moi. Il y en a un auquel j'ai donné dans un billet passé de ce blog un nom spécifique, c'est le marcellisme (je laisse le billet en question expliquer ce que c'est exactement, c'est un sentiment très spécifique mais que je ressens de manière particulièrement forte, et Kamala Harris rejoint Hillary Clinton dans la liste des personnes qui seront Marcellus, en l'occurrence l'identité de la première femme présidente des États-Unis).

Mais ce que je ressens aussi et surtout, c'est une très grande fatigue de voir le monde, année après année, devenir plus merdique. Donc c'est à ce sujet que je vais étaler mon découragement.

C'est largement le cas sur le plan politique. J'avais parlé par exemple du déclin des libertés fondamentales qui continue son petit grignotage de nos vies (par exemple, en France, l'autorisation de l'usage de la vidéosurveillance algorithmique, comme toujours sous le prétexte de lutte contre le terrorisme, qui était censée être temporaire après les jeux olympiques, mais qui croyait sérieusement à ce temporaire ?). Ce n'est pas tant une décision ou une action précise d'un gouvernement que j'ai en tête mais l'accumulation de prétextes pour faire passer des mesures contre, par exemple, les immigrés (cible toujours facile quand il s'agit de faire monter le fantasme de l'insécurité quand ce n'est pas celui de voler les emplois) ou les fonctionnaires.

Mais ce n'est pas que sur le plan politique. Prenons la technologie, par exemple. Je suis scientifique pas seulement par un amour de la théorie et de l'abstraction mais aussi parce que, à un certain niveau, je crois quand même aussi à une forme d'idéalisme (aux relents positivistes) selon lequel la science et les techniques devraient contribuer au bien-être et au bonheur de l'Humanité. Or si on excepte le cas particulier de la médecine, je ne sais pas à quand remonte la dernière découverte scientifique ou le dernier progrès technique qualitatif[#4] qui pouvait raisonnablement être dit améliorer le bonheur de l'Humanité. Pire encore, on voit maintenant des progrès techniques, comme l'intelligence artificielle, dont le but est assez ouvertement de nous apporter plus de malheurs. (Enfin, je ne sais pas si c'était vraiment le but, mais c'était une conséquence tout à fait prévisible, et c'est pour l'instant la seule qui se soit manifestée : il y a vaguement une promesse qu'Un Jour® l'IA pourra servir à quelque chose de bien, mais pour l'instant force est de constater qu'elle est insérée de force dans des produits où personne n'en veut, et qu'elle ne sert qu'à contrôler, à tromper, à semer le doute sur la notion même de vérité, et à piller les communs intellectuels donc à obliger à les protéger derrière des barrières. Donc elle fait tout à fait partie de ce qui rend le monde, d'année en année, activement de plus en plus merdique. Et même les téléphones mobiles, plus anciens et qui ont incontestablement des usages légitimes, servent de plus en plus comme instruments de contrôle sur nos vies.)

[#4] J'ajoute qualitatif parce que, oui, on a des smartphones un chouïa plus rapides qu'il y a cinq ans, ou ayant plus de mémoire, ou plus de mégapixels dans leur appareil photo, ou je ne sais quel changement incrémental du genre (honnêtement, je ne sais même pas combien de mémoire ou quel processeur a mon smartphone, et pourtant je suis un geek). Ou bien on a de la 6G au lieu de la 5G ou quelque chose comme ça (là, pour le coup, je suis sincèrement persuadé que la seule amélioration de la 5G par rapport à la 4G, c'est d'afficher un 5 au lieu d'un 4 dans le coin en haut à droite de l'écran).

Certes, je ne me suis jamais imaginé que le monde serait une marche continue vers le Progrès. Déjà, venir au monde c'est se rendre compte qu'on va vieillir et mourir, donc au moins au niveau individuel on est bien forcés d'accepter que tout ne va pas aller uniformément vers le Mieux. Au niveau politique ou historique, je ne suis ni hégélien ni marxiste, je ne me suis jamais imaginé que les choses devaient forcément aller en s'améliorant. Disons cependant que je m'étais vaguement fait l'idée vague qu'il y avait un arc moral de l'univers qui était long mais penchait vers la justice.

La période de l'Histoire où ma génération a grandi était une période d'optimisme, ou du moins qui m'apparaît avec le recul comme tel. Je suis né au moment où les dernières dictatures d'Europe de l'Ouest venaient d'être renversées, et j'avais 13 ans quand le mur de Berlin est tombé à son tour, cet événement s'est gravé de façon indélébile en moi, et en peu de temps il semblait que toute l'Europe[#5] et peut-être bientôt tout le monde devait connaître la démocratie libérale. (Certains promettaient même la fin de l'Histoire.) C'est peu dire que cette prophétie ne s'est pas réalisée, et que non seulement nous ne sommes pas sur un chemin tranquille vers la démocratie partout mais même en Europe elle recule sérieusement.

[#5] Pour comprendre émotionnellement ce paragraphe, il est sans doute nécessaire d'écouter la musique de Scorpions, Wind of Change (et/ou peut-être Moment of Glory).

Mais l'optimisme des années 1980–2000 n'était pas que dans le domaine politique : j'ai aussi grandi avec la démocratisation de l'ordinateur individuel, dans lequel il était permis de voir l'espoir d'une technologie qui serait bientôt ouverte et accessible à tous ; et ensuite avec l'apparition du World Wide Web, donc la possibilité de chacun de se créer une page Web personnelle et de s'exprimer en ligne sur sa vie ou sur ses goûts. On a toujours cette possibilité, me direz-vous ? Formellement, peut-être, mais un peu comme la démocratie, cette liberté a été captée par des intérêts qui ont voulu s'en servir comme ça les arrangeait : le Web a été essentiellement privatisé par les réseaux sociaux ou les gros acteurs comme Google, et si l'ordinateur personnel existe toujours, il est de plus en plus un simple terminal vers des services tournant sur un cloud hébergé sur des centres de serveurs. Bref, la promesse de progrès et de démocratisation n'a pas été tenue.

Dans un autre domaine, j'ai vu, au cours de ma jeunesse, le regard de la société sur l'homosexualité se transformer : l'acceptation complète n'est pas là, loin s'en faut, mais par exemple les réactions de la première minute de ce documentaire sont, au moins, passées de quasi-universelles à raisonnablement rares, et surtout, plutôt mal vues par la société. Dans beaucoup de milieux il n'est plus indispensable de cacher son orientation sexuelle si elle n'est pas hétérosexuelle, et une relative égalité de droits a été acquise. Il était donc tentant d'y voir une marche inévitable vers le progrès. Las ! Si l'homophobie n'est pas revenue à la mode sous exactement les mêmes traits (mais je n'oserais plus l'exclure), la transphobie est son nouveau visage ; et elle a recyclé ses arguments de merde (ce ne sont pas des vrais hommes/femmes, c'est contre-nature, c'est une maladie, c'est une perversion, ces gens-là, on les reconnaît à leur visage, ils essayent d'enrôler les jeunes dans leur perversion, en fait, ce qu'ils veulent, c'est violer les enfants, ils veulent redéfinir les normes de la société, donc ils la mettent en péril, etc.). Il n'y a pas tant eu de progrès en direction de l'acceptation que chacun peut faire ce qu'il veut de son corps et baise comme il veut et avec qui il veut tant qu'il s'agit d'adultes consentants, qu'un simple déplacement de la frontière d'acceptabilité. (Un peu comme si on était passé du racisme contre quiconque n'est pas français au racisme contre quiconque n'est pas européen : est-ce vraiment un tel progrès ?) Et pour ce qui est de la transphobie, non seulement il n'y a pas de progrès spectaculaire, mais j'ai même l'impression qu'on est en pleine régression (enfin, c'est sans doute compliqué, disons que le sujet devient plus clivant, avec effectivement une forme de progrès qui doit être mesurée contre une transphobie ouverte, affichée et même revendiquée). Trump, et la bande de gens qui le soutiennent, est un facteur majeur dans cette régression.

Cette idée que j'exprime que nous étions censés aller vers un monde meilleur et que, d'une certaine manière, la promesse a été rompue, me rappelle ces mots que Stefan Zweig, un siècle avant moi, exprime dans les premières pages de son livre Le Monde d'hier : souvenirs d'un Européen en 1942 (la traduction est de moi, cf. ce billet passé sur un sujet proche, où je citais déjà ce texte, pour la version originale) :

Le dix-neuvième siècle, dans son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu d'être sur la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes ». C'est avec mépris qu'on considérait les époques antérieures, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, comme un temps où l'humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée. Ce n'était désormais qu'une question de décennies jusqu'à ce que le dernier mal et la dernière violence soient définitivement surmontés, et cette croyance en un « Progrès » ininterrompu et irrésistible avait véritablement en ce temps-là la force d'une religion ; on croyait en ce « Progrès » déjà plus qu'en la Bible, et son évangile semblait irréfutablement démontré à travers les merveilles quotidiennement nouvelles de la Science et de la Technique. De fait, une ascension générale, à la fin de ce siècle paisible, devenait toujours plus visible, toujours plus rapide, toujours plus variée. Dans les rues, la nuit, au lieu des lumières pâles, brillaient des lampes électriques ; les magasins portaient leur nouvel éclat tentateur depuis les grandes artères jusque dans les faubourgs ; déjà, grâce au téléphone, les hommes pouvaient parler à distance, déjà ils s'y élançaient dans des voitures sans chevaux avec une vitesse nouvelle, déjà ils se projetaient dans les airs en accomplissant le rêve d'Icare.

(Je n'ai pas besoin d'expliquer qu'en 1942 il était assez clair que la voie rectiligne et infaillible vers le « meilleur des mondes » n'était pas aussi rectiligne et infaillible qu'on l'avait pensé.)

Ces mots (et le fait que leur auteur s'est suicidé peu de temps après avoir écrit ce livre) n'ont jamais cessé de me hanter depuis qu'on me les a fait lire en cours d'allemand au lycée (d'ailleurs, je les connais par cœur en allemand), comme une sorte de mise en garde contre la foi dans le Progrès, que je n'arrive jamais à prendre assez au sérieux, et dont je suis obligé de me rendre compte de la portée.

↑Entry #2808 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2808 [précédente| permalien|suivante] ↑

Continue to older entries. / Continuer à lire les entrées plus anciennes.


Entries by month / Entrées par mois:

2024 Jan 2024 Feb 2024 Mar 2024 Apr 2024 May 2024 Jun 2024 Jul 2024 Aug 2024 Sep 2024 Oct 2024 Nov 2024
2023 Jan 2023 Feb 2023 Mar 2023 Apr 2023 May 2023 Jun 2023 Jul 2023 Aug 2023 Sep 2023 Oct 2023 Nov 2023 Dec 2023
2022 Jan 2022 Feb 2022 Mar 2022 Apr 2022 May 2022 Jun 2022 Jul 2022 Aug 2022 Sep 2022 Oct 2022 Nov 2022 Dec 2022
2021 Jan 2021 Feb 2021 Mar 2021 Apr 2021 May 2021 Jun 2021 Jul 2021 Aug 2021 Sep 2021 Oct 2021 Nov 2021 Dec 2021
2020 Jan 2020 Feb 2020 Mar 2020 Apr 2020 May 2020 Jun 2020 Jul 2020 Aug 2020 Sep 2020 Oct 2020 Nov 2020 Dec 2020
2019 Jan 2019 Feb 2019 Mar 2019 Apr 2019 May 2019 Jun 2019 Jul 2019 Aug 2019 Sep 2019 Oct 2019 Nov 2019 Dec 2019
2018 Jan 2018 Feb 2018 Mar 2018 Apr 2018 May 2018 Jun 2018 Jul 2018 Aug 2018 Sep 2018 Oct 2018 Nov 2018 Dec 2018
2017 Jan 2017 Feb 2017 Mar 2017 Apr 2017 May 2017 Jun 2017 Jul 2017 Aug 2017 Sep 2017 Oct 2017 Nov 2017 Dec 2017
2016 Jan 2016 Feb 2016 Mar 2016 Apr 2016 May 2016 Jun 2016 Jul 2016 Aug 2016 Sep 2016 Oct 2016 Nov 2016 Dec 2016
2015 Jan 2015 Feb 2015 Mar 2015 Apr 2015 May 2015 Jun 2015 Jul 2015 Aug 2015 Sep 2015 Oct 2015 Nov 2015 Dec 2015
2014 Jan 2014 Feb 2014 Mar 2014 Apr 2014 May 2014 Jun 2014 Jul 2014 Aug 2014 Sep 2014 Oct 2014 Nov 2014 Dec 2014
2013 Jan 2013 Feb 2013 Mar 2013 Apr 2013 May 2013 Jun 2013 Jul 2013 Aug 2013 Sep 2013 Oct 2013 Nov 2013 Dec 2013
2012 Jan 2012 Feb 2012 Mar 2012 Apr 2012 May 2012 Jun 2012 Jul 2012 Aug 2012 Sep 2012 Oct 2012 Nov 2012 Dec 2012
2011 Jan 2011 Feb 2011 Mar 2011 Apr 2011 May 2011 Jun 2011 Jul 2011 Aug 2011 Sep 2011 Oct 2011 Nov 2011 Dec 2011
2010 Jan 2010 Feb 2010 Mar 2010 Apr 2010 May 2010 Jun 2010 Jul 2010 Aug 2010 Sep 2010 Oct 2010 Nov 2010 Dec 2010
2009 Jan 2009 Feb 2009 Mar 2009 Apr 2009 May 2009 Jun 2009 Jul 2009 Aug 2009 Sep 2009 Oct 2009 Nov 2009 Dec 2009
2008 Jan 2008 Feb 2008 Mar 2008 Apr 2008 May 2008 Jun 2008 Jul 2008 Aug 2008 Sep 2008 Oct 2008 Nov 2008 Dec 2008
2007 Jan 2007 Feb 2007 Mar 2007 Apr 2007 May 2007 Jun 2007 Jul 2007 Aug 2007 Sep 2007 Oct 2007 Nov 2007 Dec 2007
2006 Jan 2006 Feb 2006 Mar 2006 Apr 2006 May 2006 Jun 2006 Jul 2006 Aug 2006 Sep 2006 Oct 2006 Nov 2006 Dec 2006
2005 Jan 2005 Feb 2005 Mar 2005 Apr 2005 May 2005 Jun 2005 Jul 2005 Aug 2005 Sep 2005 Oct 2005 Nov 2005 Dec 2005
2004 Jan 2004 Feb 2004 Mar 2004 Apr 2004 May 2004 Jun 2004 Jul 2004 Aug 2004 Sep 2004 Oct 2004 Nov 2004 Dec 2004
2003 May 2003 Jun 2003 Jul 2003 Aug 2003 Sep 2003 Oct 2003 Nov 2003 Dec 2003

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]