La société n'arrête pas de trouver des moyens nouveaux et créatifs
d'arnaquer les personnes crédules (je suppose que ça fait partie
des formes douteuses du progrès ?).
Certaines technologies ne servent essentiellement qu'à ça : par
exemple les cryptomonnaies peuvent être décrites sommairement comme un
moyen de voler les gens naïfs en leur faisant miroiter la promesse de
richesses, pour redistribuer l'argent envers les fondateurs desdites
monnaies ; et c'est d'ailleurs assez emblématique que, comme je
l'ai découvert
à ce sujet, si on poste sur Twitter un message contenant une
phrase comme I was scammed into buying
on
s'attire des réponses de robots qui font semblant de se montrer
compatissants et vous redirigent vers une autre arnaque
cryptomonétaire en vous promettant qu'elle vous permettra de récupérer
vos pertes. D'autres méthodes pour créer des arnaques ne sont pas
spécialement liées aux nouvelles technologies mais prennent de
nouvelles formes ou une plus grande efficacité grâce à
elles[#].
[#] Au sujet d'arnaques modernes, j'encourage tout le monde à voir cette vidéo de Last Week Tonight sur un type d'arnaque assez sophistiqué, l'« arnaque à l'abattage du cochon » (杀猪盘), qui commence typiquement par l'envoi d'un SMS semblant adressé par erreur, pour gagner votre confiance et créer une amitié factice, et pour finalement pousser la victime à mettre de l'argent dans un investissement insidieux. (Et c'est encore plus ironique que les gens qui mènent ces arnaques sont souvent eux-mêmes victimes de parrains mafieux qui les tiennent en quasi esclavage et les obligent à arnaquer d'autres victimes pour perpétuer l'arnaque.) ❧ Mais attendez que mes lecteurs découvrent que j'ai sournoisement tenu ce blog pendant plus de 21 ans pour faire croire que je réfléchis profondément sur plein de sujet alors que, au bout du compte, mon but aura été de vous donner confiance en moi pour vous faire acheter du Grotsencoin quand il sortira et ça me rendra très très très riche et j'aurai une place dans l'administration Trump <rire sardonique>.
Mais j'avoue que je ne m'attendais pas à me faire arnaquer en
achetant un livre. Peut-être que c'est la preuve que je suis
un vieux crouton complètement dépassé par le monde moderne que de
m'imaginer que les livres sont en quelque sorte un sanctuaire contre
les arnaques (<voix éraillée> : les jeunes, de nos jours, ils
n'ont de respect pour rien, ça ne m'étonne pas que les ordinateurs
conduisent à plein d'arnaques, mais les livres, ça, c'est du solide,
les livres ça ne trompe pas
). En appelant un plombier on s'attend
à être arnaqué[#2], en achetant
un livre, non.
[#2] Et donc quelle n'a pas été ma surprise, la dernière fois que j'ai appelé un plombier, plus ou moins en urgence, et qui aurait très bien pu exploiter notre mauvaise analyse du problème (nous pensions que c'était une fuite au niveau d'un piquage dans une canalisation en cuivre, alors que ça gouttait juste au niveau du joint du robinet qui était au-dessus, ce qui se change en 15min sans problème), qu'il ne m'a non seulement pas fait payer bonbon, mais même facturé seulement la moitié des frais de déplacement vu qu'il venait aussi pour quelqu'un d'autre dans le même immeuble.
Entendons-nous bien : je me rends bien compte que le contenu d'un livre peut représenter une arnaque. Je ne m'attendais pas à ce que l'objet lui-même soit une arnaque.
Mais revenons un peu en arrière.
❁
Je voudrais lire le livre The Sundering Flood de William Morris. Peut-être que ça vaut la peine de dire un mot à son sujet.
William
Morris (1834–1896) est sans doute surtout connu (quoique sans
doute pas de tout le
monde[#3]) comme artiste
graphique (peintre, dessinateur et graphiste… mais aussi typographe et
imprimeur), comme un des fondateurs du
mouvement Arts
& Crafts, et peut-être comme socialiste utopiste. En tout cas
c'est comme ça que je le connaissais jusqu'à ce que, il y a quelques
années, je regarde un
documentaire[#4] qui m'a fait
découvrir que non seulement Morris était aussi écrivain, mais même
qu'il pourrait être considéré, plus encore que J. R. R. Tolkien
(lequel s'est inspiré de
lui[#5] et l'a complètement
éclipsé), comme le père de la heroic fantasy. Et
diverses recherches rapides m'ont suggéré que ce n'était pas forcément
exagéré d'affirmer ça. Et bien sûr, comme le prévoit ce que j'appelle
l'effet Zahir
, à partir du
moment où j'ai su ces choses sur William Morris et
la heroic fantasy, je n'ai pas arrêté d'entendre
parler de lui comme le génial fondateur du genre.
[#3] Pour ne pas me
moquer des gens qui ne connaissent pas William Morris, j'avoue que
j'étais âgé d'aujourd'hui années quand j'ai appris que les
fameuses colonnes
Morris
de Paris ne sont pas nommées d'après William Morris (je
pensais que c'éait lui qui avait fait la décoration ou quelque chose
comme ça) mais pour un homonyme, Richard-Gabriel Morris.
[#4] Aux sources de la fantasy, diffusé sur Arte, avec quatre épisodes consacrés respectivement aux frères Grimm, à William Morris, à H. P. Lovecraft et à Robert E. Howard. Le documentaire délaie un peu, mais j'y ai appris des choses que je ne savais pas sur chacun de ces auteurs.
[#5] On signale
notamment souvent que Tolkien a tiré du roman The
Well at the World's End de Morris deux noms qu'il a à peine
changés : le Gandolf
et le cheval Silverfax
de Morris
deviennent, chez Tolkien, Gandalf
(un de ses personnages les
plus célèbres) et le cheval Shadowfax
. Je ne suis pas
tellement convaincu par la valeur probante de ce genre d'emprunts de
noms (de la description que j'en trouve, le Gandolf de Morris n'a
quasiment aucun trait commun avec le Gandalf de Tolkien). En
revanche, une inspiration certainement plus intéressante à signaler
est la célèbre carte de la Terre du Milieu qui décore les livres
du Seigneur des Anneaux (et sur l'histoire de laquelle je
renvoie à cet excellent petit documentaire), dont il
est difficile de ne pas rapprocher le style de celui
de la
carte du Sundering Flood de Morris.
Mais le plus important, bien sûr, c'est l'inspiration du genre tout
entier : Morris n'est évidemment pas le premier à avoir écrit des
histoires fantastiques, mais il est peut-être le premier à avoir fait
un travail vraiment sérieux de world-building,
c'est-à-dire de tenter de donner à ses histoires un cadre sérieusement
construit (ne serait-ce que par la géographie, donc la carte, cf. le
lien précédent) qui semble dépasser l'histoire elle-même, au lieu de
la situer dans un nébuleux pays lointain, très lointain, dont on
ignore tout quant à l'histoire, la géographie, la politique, la
culture, les langues, etc. Les langues, évidemment, c'est notoirement
la facette du world-building qui intéressait et
motivait le plus Tolkien, et il ne semble pas que Morris se soit
intéressé à cet aspect-là, mais ce n'est pas le seul ingrédient qui
entre dans la conception d'un monde.
Comme le genre de la heroic fantasy m'est
assez cher, surtout pour les souvenirs d'enfance qu'il m'évoque
(cf. ici
et là à ce propos), j'étais
naturellement curieux d'en savoir sur ce Monsieur, pour juger par
moi-même si la thèse en fait, c'est William Morris qui a tout
inventé, et Tolkien a injustement reçu toute la gloire parce que
Morris est venu trop tôt dans un monde qui n'était pas encore prêt
a du mérite et dans quelle mesure elle vaut la peine d'être
défendue[#6]. Disons que
j'étais au moins intrigué à ce
sujet[#6b]. Surtout que
c'est une de mes marottes de
rappeler à tout bout de champ que le succès d'une œuvre (ou de
n'importe quoi) n'est pas tellement dû à ses qualités objectives, ni
même à des facteurs reproductibles, mais largement au hasard ou à
d'autres facteurs contingents, et certainement le fait d'arriver trop
tôt pour avoir du succès est un mal dont beaucoup de précurseurs ont
été victimes.
[#6] Bon, soyons tout à
fait honnête : l'idée n'était pas complètement absente de mon esprit,
la prochaine fois que je tombe sur quelqu'un qui me soûle en me
parlant du Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps de
l'Épée de Feu ou de sa connaissance de tous les micro-détails
du monde de Tolkien, de rétorquer en lui parlant de Morris. (Mais en
vrai je ne fais pas ce genre de coups oui, très bien, vous avez lu
Tolkien, mais avez-vous lu Morris, au moins ?
, pas tellement parce
que je suis gentil mais surtout parce que je suis timide.)
[#6b] Ajout () : Autre chose : il est notoire, et assez évident, que le conservatisme de Tolkien (son attachement à la religion, aux structures traditionnelles, à la monarchie supposée éclairée et possiblement de droit divin) transparaît dans ses écrits. Vu que Morris vient d'un endroit très différent du spectre politique, il est légitime de se demander si et comment ceci se reflète dans ses écrits.
Donc je me suis dit que je lirais bien un des romans de heroic fantasy de Morris : probablement soit The Well at the World's End soit The Sundering Flood, qui semblent être ses deux meilleurs.
Il faut dire qu'outre la curiosité d'en savoir plus sur ce
précurseur oublié, il y a aussi le côté agréable du fait que William
Morris était aussi trop tôt pour avoir succombé à ce que je considère
comme une plaie de la heroic fantasy (ainsi que
de la science-fiction) moderne, c'est la manie des auteurs d'inscrire
leurs œuvres dans des
cycles[#7] de douze volumes
avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la Porte du Temps
de l'Épée de Feu
(sans parler de tous
les clichés qui vont
avec) : The Sundering Flood fait une
taille tout à fait gérable, soit j'aimerai soit je n'aimerai pas, mais
au moins je ne passerai pas trois ans à le lire pour me rendre compte
au final que je n'aime pas
(coucou, Dune !).
[#7] Entendons-nous bien : je ne critique pas les auteurs qui veulent recycler leur world-building. C'est tout à fait normal, si on a déployé énormément d'efforts pour créer un univers cohérent, de vouloir l'utiliser pour plus qu'un seul roman, de vouloir explorer d'autres endroits, d'autres temps, ou d'autres perspectives sur ce monde. Donc quelqu'un qui écrit douze romans indépendants, qui se déroulent tous dans le même univers mais qui peuvent être lus et appréciés dans n'importe quel ordre, quitte à ce qu'ils l'éclairent (et s'éclairent mutuellement sans se divulgâcher), ne reçoit aucune critique de ma part. Ce que je déteste, c'est la manière d'essayer d'accrocher le lecteur en ne lui offrant aucun véritable sens de clôture ou de résolution tant qu'il n'a pas fini un cycle monumental (dont on ne sait d'ailleurs jamais bien s'il sera fini avant la mort de l'auteur) : je considère cette manie de la sérialisation à l'infini comme une plaie, aussi bien s'agissant des séries télé que des cycles de livres. En tout cas, voilà, je ne sais pas si The Well at the World's End et The Sundering Flood se déroulent dans le même univers, mais c'est très clair qu'ils peuvent être lus indépendamment, et que chacun a une vraie fin.
J'ai traîné pendant un an ou deux autour de cette idée, puis j'y ai repensé récemment et je me suis dit que j'allais lire The Sundering Flood. Mais bon, c'est une chose de décidé de lire ce livre, encore faut-il trouver comment.
❂
Le problème avec les précurseurs oubliés, c'est qu'ils sont, justement, oubliés.
Je ne me rendais pas compte à quel point. Comme je l'ai mentionné ci-dessus, un effet Zahir a fait que j'ai entendu plein de fois parler de William Morris en tant que précurseur de la fantasy depuis que j'ai vu ce documentaire, donc j'en ai conclu qu'il n'était pas si oublié que ça. Il a, après tout, un article Wikipédia assez long sur ses principaux romans. L'auteur lui-même est incontestablement célèbre (fût-ce pour d'autres choses que ses romans). Les textes de ses romans sont, au moins pour certains, sur le projet Gutenberg et/ou Wikisource (voir ici et là s'agissant du Sundering Flood), et il y en a des scans à divers endroits (par exemple, toujours pour The Sundering Flood, les deux volumes de l'édition de poche de 1914 sont ici et là sur l'Internet Archive, et ici sur le site de la Bodleian Library). Ce qui est bien avec les textes du Domaine Public, c'est que n'importe qui peut les partager et les reproduire.
Mais bon, j'ai du mal à lire un roman sur ordinateur. Je veux en avoir une version imprimée sur des bouts d'arbres morts que je peux tenir dans ma main. C'est là que les difficultés commencent.
Je pensais naïvement que ce genre d'œuvres, pas hyper célèbres mais quand même loin d'être totalement obscures, étaient en permanence disponibles chez des éditeurs de bonne réputation (du genre Penguin) : éventuellement imprimés à la demande, mais en tout cas disponibles.
Entendons-nous bien : je n'ai rien contre l'impression à la demande. La qualité n'est certes pas terrible, mais je ne cherche pas un livre style La Pléiade. Je cherche un livre que je puisse lire confortablement, pas une œuvre d'art.
Ça me va parfaitement si c'est une réimpression d'une édition un peu ancienne (j'ai plein de livres comme ça, par exemple une édition des Éléments d'Euclide qui est une réimpression par Dover d'une édition datant, je crois, de 1908). Ça me va aussi parfaitement si c'est une remise en forme du texte, à condition qu'elle soit faite correctement, c'est-à-dire selon les règles de l'art.
En théorie je peux faire l'un ou l'autre moi-même : comme je viens de le dire, des scans de l'édition de 1914 du Sundering Flood sont disponibles en ligne, et une version texte (relue et corrigée par des humains) est également disponible sous différents formats. Mais dans un cas il faudrait correctement adapter le contraste et vérifier la résolution des scans, et dans l'autre il faudrait faire le travail de mise en page, de création d'une table des matières, etc. Et après tout ça il faudrait trouver un imprimeur capable de sortir ça au format livre (et il faut aussi inventer une couverture). Ce n'est pas un boulot énorme, mais ce n'est pas un boulot que j'ai envie de faire, surtout que je n'en ai aucune habitude : je préfère payer quelqu'un pour le faire, et c'est exactement à ça qu'est censé servir une maison d'édition.
Donc je suis allé chez
Amazon[#8], et il y avait bien
un certain nombre d'éditions du Sundering
Flood de William Morris. Aucune par un éditeur que je
connaisse, donc j'ai pris un peu au pif. Et c'est là que j'ai été
foncièrement naïf (j'aurais dû me méfier de
l'éditeur CreateSpace Independent Publishing
Platform
) et que je me suis fait arnaquer comme un petit papy qui
ne sait pas comment fonctionne le monde moderne et qui pense qu'on
peut juste acheter un livre en recherchant l'auteur et le titre et en
cliquant sur acheter
avec une certaine confiance.
[#8] Je préférerais aller ailleurs, mais trouvez-moi quelqu'un qui vend des livres en anglais et les expédie en France sans délais ni frais de port déraisonnables, ça m'intéresse.
❃
Alors oui, j'ai reçu un truc (fort rapidement,
d'ailleurs). Le mot truc
est le meilleur que je puisse
utiliser pour qualifier ce que j'ai reçu, parce qu'il ne correspond
certainement pas à ma définition d'un livre.
Si vous voulez voir de quelle édition il s'agit,
le lien Amazon est le
suivant : https://www.amazon.fr/dp/1539346986
(je fais
exprès de ne pas en faire un lien, donc il faudra copier-coller ce
truc dans la barre d'adresse de votre navigateur ; peut-être qu'après
mes protestations Amazon se réveillera et qu'alors ça ne marchera
plus ; à fins documentaires, j'ai sauvegardé une copie de la page en
question dans la Wayback Machine de l'Internet Archive, donc vous
pouvez consulter ça en copiant-collant l'adresse
dans la machine).
La photo ci-contre (cliquez dessus pour la voir en plus gros)
devrait rendre compte de la plupart des problèmes. Je ne peux même
pas dire de quelle page c'est une photo, parce qu'il n'y a pas de
numéros de page, et ça fait partie du problème. Il n'y a aucune
espèce de mise en page : les paragraphes ne sont pas alignés, le texte
passe à la ligne à des endroits aléatoires, parfois même passe à une
nouvelle page au milieu d'une phrase, alors qu'à l'inverse, les
chapitres peuvent démarrer n'importe où. Le texte est bourré de typos
et d'autres sortes de fautes. La ponctuation est franchement
aléatoire. Le titre du livre fait une apparition inexpliquée au
milieu des mots to be more than they
. Des phrases sont
incomplètes, des bouts de texte manquent, et là on voit carrément la
ligne suivante vers le bas de la page :
cViA Cfiirl Tipprll^ccKr TT>> rf»rl rl pn f*r\ f)r\r\ cairl • " T
Bon, alors qu'est-ce qui s'est passé ?