David Madore's WebLog: 2016-10

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en octobre 2016 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in October 2016: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]

Entries published in October 2016 / Entrées publiées en octobre 2016:

↓Entry #2403 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2403 [précédente| permalien|suivante] ↓

(lundi)

Comment convaincre le cerveau d'ignorer un bruit ?

L'immeuble jouxtant le mien est en travaux, depuis un mois, et pour encore au moins trois mois. D'après le permis, ils refont la façade sur la rue et rajoutent un étage : ce ne sont pas des travaux légers, même si pour l'instant je ne comprends pas à quoi ils jouent. On entend essentiellement des coups de marteau et surtout des sons qui ressemblent à une perceuse. Si nos immeubles ne partagent pas de mur, ils se touchent : la position de mon appartement, donnant sur cour et non immédiatement contigu à l'immeuble en travaux, me protège un peu des bruits, mais ils sont tout de même assez forts. Plus exactement, il y a d'occasionnels bruits forts et beaucoup de bruits très atténués, probablement parce que parfois ils attaquent le mur touchant notre immeuble et parfois non. Par ailleurs, je ne peux pas trop mettre des bouchons dans les oreilles (disons que ça doit rester exceptionnel), parce que j'ai le conduit auditif facilement irrité et le cérumen qui s'accumule très vite.

Les bruits commencent aléatoirement entre 8h et 9h30, et durent jusque vers 11h : je ne sais pas si c'est parce qu'ils font une longue pause déjeuner, ou parce qu'ils passent ensuite à quelque chose d'autre que je n'entends pas. Peut-être qu'il y a aussi des bruits dans l'après-midi, mais je ne suis pas là pour vérifier et en tout cas il n'y en a plus quand je rentre chez moi (même quand je rentre tôt). Et c'est, bien sûr, tous les jours du lundi au vendredi (y compris le pont du 1er novembre).

Ce n'est pas tellement problématique d'être réveillé à 8h : ce qui l'est, c'est que l'idée que je serai forcément réveillé entre 8h et 9h30 m'empêche de bien dormir (j'avais essayé d'expliquer ça ici, ainsi que dans le 6º et sans doute quantité d'autres fois sur ce blog). C'est-à-dire que dès que je suis réveillé pour n'importe quelle raison pendant la nuit, je commence à me dire il ne faut surtout pas que je fasse de l'insomnie maintenant, parce que ces foutus travaux vont me réveiller de toute façon que j'aie dormi ou non, et du coup ça me stresse et je fais effectivement de l'insomnie, et c'est un cercle vicieux.

Ce qui se passe donc typiquement en ce moment est que je me couche tôt (entre 22h et 23h), je fais une grosse insomnie pendant la nuit (typiquement vers 3h du matin) en stressant parce que les bruits de travaux vont me réveiller et que je n'aurai pas assez dormi, les bruits de travaux me réveillent effectivement vers 8h30 (disons), je reste quand même au lit parce que je suis complètement crevé, mais je n'arrive pas à dormir, je somnole juste, et quand les bruits cessent enfin vers 11h, je me dis qu'il est quand même trop tard pour me rendormir, et je me lève enfin. Ayant perdu quelque chose comme douze heures au lit mais n'ayant dormi que six ou sept heures de ce temps, je suis crevé toute la journée. Et du coup je me couche tôt, et le cycle recommence. Ce n'est pas systématiquement comme ça, mais c'est tout de même très fréquent. Cela n'aide pas qu'en ce moment mon poussinet ait un rhume, ce qui a pour effet qu'il dort mal lui aussi, et fait du bruit pendant la nuit. Le passage à l'heure d'hiver pourrait aider, mais en fait il me perturbe plus qu'autre chose, et me stresse encore plus, ne serait-ce que parce que le passage à l'heure d'hiver me déprime toujours.

Et il n'y a pas que le sommeil qui pose problème : même si je suis levé, j'aime rester le matin chez moi (quand je n'ai pas de cours à donner) pour lire des articles de maths ou réfléchir à des problèmes dans une ambiance différente de celle de mon bureau. Il va de soi qu'avoir des bruits de perceuse toutes les minutes n'aide pas vraiment à la concentration.

Je me dis que ce qu'il faut que j'arrive à faire, c'est convaincre mon cerveau… Bon, c'est un peu bizarre d'écrire convaincre mon cerveau, parce que je ne sais pas ce que c'est que moi à part mon cerveau, mais disons, convaincre la partie de mon cerveau qui est responsable d'endormir et de réveiller le tout, si tant est qu'une telle partie existe, et/ou la partie responsable de l'audition. Convaince mon cerveau, donc, d'ignorer ces bruits. Qui ne sont pas si forts que ça, finalement : je conçois qu'il y ait des sons qui soient impossibles à ignorer, mais ceux qui me réveillent actuellement n'en font probablement pas partie.

Après tout, il y a bien des bruits que j'ai réussi à apprendre à ignorer. Il y a deux-trois ans, par exemple, mon poussinet et moi avions commencé à être gênés par nos voisins d'à côté, quand ils prennent leur petit-déjeuner dans leur cuisine, qui est immédiatement adjacente à notre chambre : nous n'avons pas bien compris ce qui s'était passé, mais il semble qu'ils n'avaient rien changé à leurs habitudes, nous avions simplement cessé, sans qu'on sache au juste pourquoi, d'ignorer un bruit que nous ignorions depuis longtemps (au point de ne même plus nous rendre compte de son existence), et depuis, nous avons réappris à ignorer ce bruit et il ne nous dérange plus du tout. D'ailleurs, ces mêmes voisins ont plus tard acheté un mixeur à smoothie (ou quelque chose comme ça) qui fait un bruit proche d'une perceuse et dont ils se servent pendant leur petit-déjeuner, au début il nous réveillait, et nous avons fini par réussir à l'oublier lui aussi : à part si je suis réveillé pile au moment où ils s'en servent, je ne l'entends plus du tout. Les bruits de travaux actuels sont un peu plus forts et beaucoup plus persistants que le bruit de ce mixeur, mais je n'exclus pas que je puisse réussir à les faire disparaître mentalement.

Seulement, c'est un peu comme le défi : essayez de passer cinq minutes sans penser au pape en maillot de bain — essayer de se convaincre de ne pas penser à quelque chose, de faire comme si ce quelque chose n'existait pas, c'est très difficile.

J'ai quand même une idée. J'ai écrit ci-dessus que lorsque les bruits de travaux commencent, je reste au lit à somnoler parce que je suis trop fatigué pour me lever : ce n'est pas la seule raison. En fait, je reste aussi au lit à somnoler et à repenser à mes rêves dans le but d'essayer de persuader mon cerveau d'associer les bruits de travaux à l'idée « je peux rester au lit à somnoler » et surtout pas « je dois me lever maintenant ». Peut-être que si je continue comme ça assez longtemps, mon cerveau finira par capter le message et à ne plus considérer ces bruits comme une agression extérieure mais comme un son presque relaxant, ou en tout cas, comme pas spécialement stressant. Je pense que c'est comme ça que j'ai réussi à m'habituer au mixeur des voisins.

Je ne sais pas si cette stratégie fonctionnera, mais ce qui est sûr, c'est qu'en ce moment, je n'arrive pas à faire grand-chose de mes journées, je suis tout le temps fatigué, et du coup, les mails auxquels je dois répondre, les tâches administratives que je dois remplir, les calculs que je dois faire, les courses ou les tâches ménagères, tout cela a tendance à s'accumuler, et je ne sais pas ce que ça donnera au bout de quatre mois de travaux ou plus.

↑Entry #2403 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2403 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2402 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2402 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mercredi)

Sur les règles convaincantes dans les œuvres de fiction

Ces derniers jours, mon poussinet et moi avons (re?)vu deux des films de la série Harry Potter (ils sont tous projetés ces jours-ci au cinéma à côté de chez nous qui se spécialise dans ce genre de rétrospectives). Je ne sais pas exactement quel sous-ensemble des sept-huit parties j'ai vues ou lues, ou simplement lues en résumé sur Wikipédia, mais je crois quand même en connaître assez pour me faire un avis sur l'ensemble : c'est amusant et plutôt mignon si on ne le prend pas trop au sérieux, mais c'est tout de même assez mal construit, et Rowling a vraiment trop tendance à inventer les règles au fur et à mesure qu'elle écrit, et à piocher trop librement dans son grand chapeau selon ce qui l'arrange pour faire rebondir l'intrigue dans la direction où elle veut. En fait, cette saga est presque le cas d'école de ce que je racontais ici sur la (non !) reproductibilité du succès : ces livres sont bons, mais sans plus, c'est-à-dire du même niveau que quantité d'autres œuvres qui sortent chaque année, et il n'y a rien de particulièrement explicable au fait que Harry Potter tout particulièrement ait eu un succès incroyable, c'est juste la boule de neige qui est devenue une avalanche alors que celle d'à côté ne l'est pas devenue. Mais je ne veux pas parler de Harry Potter en particulier (pour des reproches précis contre les films, dont certains valent aussi contre les romans, voir par exemple les vidéos de CinemaSins telle que celle-ci, je trouve qu'ils sont globalement très pertinents ; pour des problèmes plus généraux, voir aussi ces dessins de Boulet qui illustrent très bien le genre de choses qui m'agacent).

Je veux plutôt raconter des banalités mal structurées sur les « règles » dans les œuvres de fiction (et notamment celles de science-fiction, heroic fantasy ou ce genre de choses), et comment les rendre convaincantes, ou au contraire comment m'agacer en n'y arrivant pas. Il est difficile de définir au juste ce que j'entends par règles, parce que ça peut être des choses assez différentes, mais globalement, ce sont les règles du jeu du monde fictionnel décrit par l'œuvre : les choses sur lesquelles le lecteur (ou le spectateur) peut compter comme cadre solide[#] dans lequel évolue l'action. (Bien entendu, l'auteur reste libre d'enfreindre, de modifier ou de casser ses propres règles : généralement en introduisant une nouvelle règle encore plus forte que celle qu'on veut contourner, et qui conduit à l'effet désiré. Mais si c'est fait de manière trop arbitraire, si on sort trop facilement de son chapeau une nouvelle règle quand c'est commode, il est probable que cela engendre chez le lecteur une sensation de rejet devant une forme de tricherie.)

[#] L'importance des règles dépend bien entendu du registre sur lequel on se place. Dans une œuvre humoristique, ou poétique / métaphorique / allégorique / symbolique, on pardonnera beaucoup plus facilement des choses qu'on ne pardonnerait pas autrement. Mon avis personnel est que Harry Potter n'est pas simplement sur le registre « pastiche du monde traditionnel des sorciers avec leur baguettes et leurs sorts en latin de cuisine » (il y a quand même une vraie histoire qui se veut grave à côté de cette caricature) pour qu'on lui permettre n'importe quoi.

Très sommairement, on pourrait catégoriser les règles dans une œuvre de fiction en lois de la nature et lois humaines : les unes seraient des postulats matériels du monde dans lequel l'action évolue (par exemple : la magie s'opère en agitant une baguette en même temps qu'on prononce des mots en latin de cuisine), les autres des principes de droit qui ont été, probablement, décidées par quelqu'un (par exemple : un magicien ne doit pas permettre à un non-magicien d'être témoin de magie). En fait, la frontière n'est pas parfaitement nette, et entre les deux il y a des conventions non écrites, des règles psychologiques ou comportementales frappant un personnage ou un groupe de personnages, etc. De façon un peu orthogonale, les règles peuvent être individuelles (par exemple : Superman est capable de faire toutes sortes de choses extraordinaires comme voler, soulever des poids énormes ou résister à à peu près n'importe quoi) ou générales. Il n'y a pas non plus de distinction claire entre un fait (concernant l'Univers de fiction dont on parle) et une règle, à part très grossièrement que la règle est plus universelle et n'est pas censée évoluer dans le temps. Mais restons sur la distinction entre lois de la nature et lois humaines.

S'agissant d'une règle de construction humaine (ou ce qui y tient lieu dans le monde de fiction), pour que j'y adhère en tant que lecteur, pour que je consente à suspendre mon incrédulité, il faut un minimum de justification. Idéalement, une règle de ce genre doit avoir une logique, une origine, une histoire, une raison d'être, une autorité qui l'a édictée, et une forme de police qui la maintient. Tout ceci n'a pas forcément besoin d'être explicité, et parfois le lecteur peut remplir lui-même les pointillés ; mais si trop d'éléments manquent, la règle paraîtra parachutée par l'auteur pour les besoins de son intrigue ou de sa démiurgie. (Tout ça est vrai, bien sûr, pour n'importe quel fait humain dans le monde de fiction, mais c'est d'autant plus vrai s'il s'agit d'une règle générale qui structure l'intrigue.)

Par exemple, et c'est le genre de choses qui se produit assez souvent dans les œuvres décrivant des mondes fantastiques, s'il y a une structure de gouvernement (au pif, quelque chose comme un ministère de la magie), je vais vouloir en savoir un peu plus sur l'origine de cette structure de gouvernement : comment elle a été mise en place, pour quelle raison (historique et/ou rationnelle) on a choisi cette organisation précise, ce genre de choses. Ou dans certaines œuvres, tout bonnement : pourquoi les gens ne se révoltent-ils pas ? À chaque fois qu'on présente quelqu'un dans une position de pouvoir, il faut se demander : qui l'a mis à cette position (c'est une question intéressante à se poser aussi dans le monde réel, d'ailleurs, et j'aime bien le slogan many are called, but few are chosen — and fewer still get to do the choosing). Même quand l'œuvre présente un grand méchant dont on comprend qu'il a acquis le pouvoir par la force, il y a encore des questions à se poser qui font que toute description de ce genre n'est pas automatiquement crédible, mais j'en parlerai sans doute une autre fois (ce qui est surtout peu crédible, en fait, c'est le postulat que font tant d'histoires héroïques, à savoir qu'en éliminant celui qui est au sommet de la pyramide du pouvoir, tout le système s'effondre avec lui).

Je comprends que parfois on peut ne pas vouloir expliciter tout ce que je viens de dire, soit pour garder le mystère soit pour ne pas perdre trop de temps à digresser sur le monde en général. Mais il y a une façon simple et qui peut être efficace pour un auteur d'envoyer au lecteur un message à ce sujet, même si elle s'apparente à ce que les tropophiles(?) appellent le lampshading, cela consiste à ce que des personnages discutent la règle et évoquent le fait qu'ils ne la comprennent pas, ou que son origine est mystérieuse, ou quelque chose du genre ; selon la manière dont c'est fait, cela peut suggérer ou non que le mystère sera levé plus tard ; et bien sûr, selon la manière dont c'est fait, cela peut paraître plus ou moins artificiel, mais ce sera presque toujours un progrès par rapport à simplement sortir la règle d'un grand chapeau (surtout pour un changement de règle). Il suffit souvent qu'il y ait un personnage qui combatte, ou simplement peste contre, l'absurdité d'une règle, pour que tout de suite je suis plus enclin à pardonner à l'auteur de l'avoir introduite sans justification.

Mais parlons des autres types de règles que sont les lois de la nature dans le monde fictif. On pourrait se dire qu'elles ont moins à répondre de leur existence : elles n'ont pas à avoir une histoire ni une justification, encore moins une police, par exemple (il n'y a pas d'amende pour ne pas avoir respecté les lois de la physique). Pourtant, je pense que l'auteur doit encore plus se méfier des lois de la nature qu'il introduit dans son monde fictif, parce que la suspension de l'incrédulité sera encore plus facilement rompue, et encore plus gravement et durablement, lorsqu'il y a un abus à ce sujet. La cohérence interne est une condition assez contraignante.

Les lois de la nature, par exemple, ne doivent normalement pas changer d'un moment à l'autre ou d'un endroit à l'autre, et elles doivent être les mêmes pour tout le monde. (De nouveau, il peut y avoir des justifications à ce que ce ne soit pas le cas, mais elles sont assez difficiles à faire passer.) Si quelque chose est possible à un moment dans l'œuvre, ce quelque chose doit encore être possible plus tôt et plus tard, et il ne faut donc pas qu'on ait à se demander pourquoi tel ou tel personnage n'a pas exploité cette possibilité, ou il faut avoir une réponse satisfaisante à cette question. Il n'y a rien de plus insupportable, pour un lecteur comme moi, que des lois à géométrie variable qui s'appliquent exactement quand l'auteur a envie qu'elles s'appliquent, qui apparaissent mystérieusement quand ça l'arrange ou sont oubliées aussi facilement. Si on veut décrire un monde où il y a de la magie, on a intérêt à décider assez clairement à l'avance ce que la magie permet ou ne permet pas de faire (et ce n'est pas tout de le décider, mais il faut aider le lecteur à s'en faire une idée, si on ne veut pas qu'il cesse complètement de s'intéresser à l'action en se disant que de toute façon il n'a aucun moyen de savoir ce qui est possible ou non) ; et honnêtement, c'est là où Rowling échoue complètement à mes yeux.

Le fait que les lois de l'Univers soient les mêmes pour tout le monde est un point sur lequel j'ai du mal à transiger. Quand je vois Superman, je n'arrive pas à ne pas me dire : au lieu de faire le kéké à sauver des gens, ce Monsieur ferait mieux de permettre qu'on étudie les moyens par lesquels il est capable de faire le kéké (ne serait-ce que la source inépuisable d'énergie qu'il a l'air de posséder) pour les reproduire, si ce n'est chez tout le monde, au moins dans des machines : visiblement il y a plein de nouvelle physique à étudier et à exploiter. La magie pose aussi un problème particulier, parce qu'il faut expliquer pourquoi tout le monde n'est pas magicien (ou alors concevoir un monde où tout le monde l'est, mais ce n'est plus vraiment de la magie dans ce cas) : est-ce que le fait d'être magicien est biologique ? (hériditaire, peut-être génétique ? mais dans ce cas, est-ce qu'on pourrait au moins faire des machines à faire de la magie ?) est-ce que ça nécessite des capacités intellectuelles[#2] particulières ? est-ce qu'il y a une contrepartie qui fait que tout le monde n'aurait pas envie d'apprendre ? Des réponses à ces questions peuvent être apportées (ou esquissées, ou explicitement refusées, ou lampshadées…), mais si on les traite avec trop de désinvolture, bien des lecteurs s'agaceront de tant d'arbitraire.

[#] Une solution classique (je ne sais pas à qui elle remonte), peut-être même banale, mais que j'avoue bien aimer, consiste à dire que la capacité à faire de la magie est de l'ordre de l'imagination et/ou de la confiance en soi (arriver à visualiser ce qu'on veut faire, à croire en ses propres capacités). Mais encore faut-il arriver à rester cohérent avec cette idée, ce qui n'est pas facile.

Un exemple intéressant, quoique un peu une digression par rapport à ce que j'évoque plus haut, est le cas des prophéties, dont les œuvres de heroic fantasy font un usage peut-être excessif. D'un côté, la règle « la prophétie va forcément se réaliser » soulève énormément de questions. À commencer par : d'où sortent ces prophéties, qui sont les gens qui les font, de quoi vivent-ils, et comment se fait-il que leur pouvoir de lire l'avenir s'exerce sur un terrain aussi ridiculement étroit ? (De façon liée, cela soulève souvent des tensions avec le libre-arbitre des personnages, même si ces tensions, bien exploitées, peuvent être très intéressantes.) D'un autre côté, il s'agit d'un moyen pour un auteur de faire une promesse au lecteur, la promesse d'une écriture sous contrainte (respecter la fin prophétisée). Évidemment, il n'est pas tenu de respecter cette promesse, c'est juste une loi du genre : l'auteur peut aussi très bien, après tout, arrêter son livre après la moitié des pages prévues, et remplir toute la fin de caractères aléatoires — il peut, mais le lecteur aura aussi une certaine justification à se sentir fâché, comme il pourra l'être si une prophétie annoncée n'est pas remplie (et qu'il n'y avait pas de raison particulière de s'y attendre). En revanche, la prophétie peut être remplie de façon inattendue (généralement en coup de théâtre), ou être complètement invalidée avec une justification sérieuse : c'est la différence parfois subtile entre ignorer arbitrairement une règle et jouer astucieusement avec. Dans le début de ce fragment, par exemple, j'imagine (et je ne suis certainement pas le premier à avoir cette idée) qu'un personnage s'est arrangé pour qu'il existe une fausse prophétie à son sujet, de sorte que son adversaire concentre tous ses efforts sur la réalisation de celle-ci et néglige donc des façons plus raisonnables de le battre — je pense qu'on conviendra que c'est une raison légitime d'invalider une prophétie, même si certains auraient peut-être été chagrinés de voir le Seigneur des Anneaux se conclure par Sauron qui rigole qu'on ait dépensé tant d'énergie pour détruire un anneau qui n'aurait en réalité pas d'importance.

↑Entry #2402 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2402 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2401 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2401 [précédente| permalien|suivante] ↓

(dimanche)

Je n'ai toujours pas réussi à voir un kilogramme

Mon poussinet et moi sommes allé cet après-midi au musée du Conservatoire national des Arts et Métiers (c'était d'ailleurs gratuit à l'occasion de la « fête de la science »). Je savais qu'ils ont un des trois ou quatre kilogrammes étalons originaux en platine fabriqués dans les années 1790 par Nicolas Fortin et dont j'ai parlé dans une entrée récente (les autres sont aux Archives et à l'Observatoire), ainsi que des mètres étalons de la même époque, donc j'ai voulu voir ça. Une photo en est déjà ici sur Wikimédia commons (j'en ai pris une moi-même, mais elle est moins bonne, en tout cas il n'y a aucun doute que c'est le même objet). La plaque explicative à laquelle se rapporte le numéro en vitrine (12) porte la mention suivante :

12 Kilogramme en platine dit « du Conservatoire », 1799
Fabriqué par Nicolas Fortin
Inv. 3297

Sauf qu'ensuite j'ai écouté un petit exposé grand public sur les poids et mesures (toujours pour la fête de la science), et le conférencier, en présentant cette vitrine, a avoué que le mètre et le kilogramme en platine qui y sont exposés sont, en fait, des copies (donc des copies de copies, puisque les pièces du Conservatoire sont déjà des copies par Fortin des étalons des Archives), parce que le platine coûte trop cher pour mettre derrière une vitrine qui ne soit pas blindée.

Je dois dire que je suis un peu agacé. Je comprends qu'on expose une copie, mais quand même : (1) la plaque explicative pourrait mentionner honnêtement ce fait, et (2) ils pourraient prendre une photographie de haute résolution de l'objet d'origine, et la mettre sur leur site Web et/ou sur Wikimédia commons, et (en version imprimée de bonne qualité) à côté de la vitrine où se trouve la copie. Ne faire ni l'un ni l'autre me paraît un chouïa malhonnête. Franchement, si le Louvre avouait que le tableau exposé à côté de la légende annonçant la Joconde de De Vinci est en fait une copie, ça ferait un scandale énorme.

Sans doute quelqu'un de moins profondément ignare que moi en métallurgie aurait immédiatement reconnu que l'objet exposé ne pouvait pas être en platine (je suis tenté de dire que la similarité de poli entre le mètre censément en platine et celle pas du tout en platine exposée juste à côté m'a étonnée), et d'ailleurs, que les traits concentriques de l'usinage sur la face supérieure ne sont peut-être pas non plus compatibles avec le travail du platine à la fin du 18e siècle. Mais voilà, je suis ignare, donc si je n'étais pas tombé par hasard pile le jour de la fête de la science où il y a quelqu'un pour dire que c'est une copie, j'aurais cru à un original.

Bon, cela devrait certainement amener à une discussion un peu brumeuse sur la valeur des originaux : si je suis assez ignare pour regarder un kilogramme en acier et penser qu'il est en platine, si on peut faire croire à des gens qu'une copie de la Joconde est l'original, finalement, où est le mal ? Cf. aussi ce que j'évoquais dans cette entrée passée au sujet du Vermeer de Göring, dont il était si fier, et de sa réaction quand il a appris que c'était en fait un faux.

Je ne sais pas, mais toujours est-il que je n'ai toujours pas vu un « vrai » kilogramme[#], ni en personne, ni dans une photo de bonne qualité. La personne du BIPM à qui j'avais écrit pour demander s'il existait des bonnes photos du prototype international du kilogramme m'a répondu que non, mais que l'image de synthèse qui est sur Wikimédia est bien plus jolie que l'original. C'est peut-être vrai, mais comme Göring, je me sens quand même floué.

J'aurai au moins vu la pile de Charlemagne. Celle-là, paraît-il, est l'original et pas une fausse. Paraît-il.

Ajout : voir une entrée ultérieure pour une petite enquête sur les photos du PIK.

[#] Bon, je ne sais pas ce que « vrai » veut dire dans cette phrase. Le prototype international du kilogramme et ses témoins sont certainement « vrais », et le kilogramme des Archives aussi, ainsi probablement que tous les prototypes nationaux. A contrario, un machin comme ça, que je pourrais me payer si j'étais assez fou pour le faire, ne compte pas pour « vrai ».

↑Entry #2401 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2401 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2400 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2400 [précédente| permalien|suivante] ↓

(jeudi)

Mon serveur Web se fait massivement spammer

Un des trucs vraiment affligeants avec Internet, c'est qu'on peut être absolument certain que, quoi qu'on y mette, appareil, application, site Web, il y a des petits cons ou des gros mafieux qui vont tenter de s'en servir, soit comme cible, soit comme arme, pour leurs attaques sur ce bien collectif qu'est Internet. Cela a d'ailleurs donné lieu à une discussion à propos de l'Internet des Objets dans les commentaires sur une entrée récente, discussion un peu hors-sujet par rapport à l'entrée principale. ((L'Internet des Objets, ou : comment le fait que tout le monde veuille avoir une télé ou une théière connectée, sans même parler de combien c'est merdique, va conduire à des attaques DDoS massives qui finiront par casser complètement Internet — et avec lui tous les services qui en dépendent, c'est-à-dire le téléphone, la télévision, le réseau de distribution de l'électricité, et avec lui les hôpitaux, les feux de circulation, le réseau de distribution de l'eau, et finalement la civilisation. Bon, sérieusement, je suis un peu moins pessimiste maintenant que je l'ai été à ce sujet, mais je trouve quand même ces questions très préoccupantes, notamment par le fait qu'en-dehors des informaticiens personne ne semble en avoir la moindre conscience. Accessoirement, immédiatement après que j'avais exprimé ce souci, on a constaté deux des plus grosses attaques DDoS jamais enregistrées, toutes deux liées à l'Internet des Objets, et ce n'est pas près de finir. Fin de la digression.)) Je ne suis généralement pas du genre violent, mais j'avoue que j'aimerais énormément avoir le super pouvoir de défoncer la gueule de tous les sales petits connards qui mènent ou participent volontairement à ce genre d'attaques, ça me donnerait un plaisir assez jouissif.

Bref. Quand on écrit des protocoles réseau ou des sites Web ou ce genre de choses, c'est qu'il ne faut pas seulement penser à la sécurité de ce qu'on écrit, il faut aussi penser à la sécurité des autres, et se méfier par exemple des attaques de type rebond/amplification, cross-site scripting, et toute une collection de tracas du même genre. Et même quand on n'a pas à faire à des attaques proprement dites, on aura au moins affaire à du spam, qui ne concerne bien sûr pas que le mail. Le spam, c'est-à-dire par exemple des robots qui postent automatiquement des commentaires superficiellement crédibles sur des entrées de blogs aléatoires dans l'espoir d'attirer des visiteurs à suivre des liens. (Je reçois un certain nombre de tentatives de ce genre, mais le fait que mon système de blog et de commentaires soient faits maison me protège au moins contre les robots ciblant les moteurs les plus standards, et j'ai mis une petite protection contre les robots génériques. Il reste un petit nombre de commentaires spammesques, probablement postés avec des coprocesseurs indiens, que je filtre à la main.)

Pourquoi je raconte tout ça, déjà ? Ah oui. Quand j'avais ouvert le système de commentaires de ce blog il y a longtemps, j'avais explicitement prévu qu'il permette de commenter non seulement les entrées de mon blog, mais n'importe quelle page de mon site et, en fait, n'importe quelle page Web (ou à vrai dire, n'importe quelle URL valable) ; je pensais même initialement mettre en place un serveur d'annotations Web, mais bon, ça s'est rapidement révélé trop pénible. Toujours est-il que cette fonctionnalité existait volontairement, même si certains ont cru y voir un trou de sécurité. Comme les commentaires sont de toute façon modérés, ce n'est pas vraiment problématique en soi, tant que je ne recevais pas des masses de commentaires bidon. (De toute façon, ce système de commentaire est un vieux bouzin dont je voudrais me débarrasser, mais que je n'ai toujours pas trouvé le temps de refaire.)

Reste quand même qu'on pouvait interroger les commentaires sur une URL quelconque : il suffisait de l'entrer dans le champ Show comments on en bas de chaque page de commentaires (vous ne le verrez pas, je l'ai retiré, de toute façon il ne marchait essentiellement plus) : si on tapait, disons, http://www.buyviagranow.spam dans ce champ, cela conduisait à une page avec une URL comme http://www.madore.org/cgi-bin/comment.pl/showcomments?href=http%3a%2f%2fwww.buyviagranow.spam (ne suivez pas ce lien !), contenant essentiellement juste un titre, Comments on http://www.buyviagranow.spam, ce dernier étant un lien vers l'adresse en question. Apparemment c'est une mauvaise idée, pas tellement en soi, mais parce que c'est quelque chose que les spammeurs recherchent (des pages Web dynamiques permettant de lier vers n'importe quelle page Web ; ou peut-être juste n'importe quelle script prenant un paramètre href qui accepte n'importe quoi ?).

Je ne sais pas exactement pourquoi. Est-ce qu'ils cherchent à les soumettre à un moteur de recherche pour faire croire qu'il y a plein de liens qui pointent vers eux ? À les envoyer à des humains un peu naïfs ? À espérer que les liens ressortent d'une analyse des logs, peut-être faite automatiquement ? Ou que ces logs soient mis en ligne directement ? Je ne sais pas précisément.

Toujours est-il que je suis inondé, depuis je ne sais combien de temps, par des requêtes (automatisées) vers des adresses comme je viens de dire ci-dessus. Les requêtes, plus exactement, ressemblent à ceci (dans le format des logs d'Apache) :

203.0.113.42 - - [13/Oct/2016:14:28:57 +0200] "GET /cgi-bin/comment.pl/showcomments?href=http://buyviagranow.spam HTTP/1.1" 200 7717 "http://www.youtube.com/redirect?q=www.madore.org/cgi-bin/comment.pl/showcomments?href=http://buyviagranow.spam" "Mozilla/5.0 (Windows NT 6.3; WOW64; rv:45.0) Gecko/20100101 Firefox/45.0"

Il y en a (ou il y en avait, avant que je prenne des mesures) environ 3 par seconde, ce qui représente quatre ou cinq fois plus que toutes les autres requêtes à mon serveur Web réunies. Je m'en suis rendu compte parce qu'à un moment ces requêtes ont saturé les accès à ma base de données (il fallait une connexion pour extraire la liste des commentaires sur chaque URL demandée — toujours vide, bien sûr). Connards.

Toutes ces requêtes ont exactement le même User-Agent annoncé, Mozilla/5.0 (Windows NT 6.3; WOW64; rv:45.0) Gecko/20100101 Firefox/45.0. Ceci fait référence à une version de Firefox qui a six mois (distribuée en mars 2016), donc je suppose qu'un petit malin a écrit et distribué un script, ou constitué un mini botnet, à ce moment-là. En tout cas, ce ne sont pas des requêtes faites légitimement par des humains utilisant vraiment un navigateur Web.

L'adresse demandée est toujours de la forme /cgi-bin/comment.pl/showcomments?href=urlurl est une URL « spammesque », et l'immense majorité des IP en question n'ont fait aucune autre sorte de requête sur mon site Web (en tout cas dans la même journée). L'adresse annoncée comme Referer est une adresse de redirection d'un site Web public bien connu, typiquement YouTube (http://www.youtube.com/redirect?q=url2) ou un moteur de recherche (http://notbig.ru/engine/redirect.php?url=url2) ou des choses de ce genre (http://bookmarks.yahoo.co.jp/url/url2). J'écris url2 ici, parce que cette URL est la totalité de celle qui est demandée (i.e., url2 = http://www.madore.org/cgi-bin/comment.pl/showcomments?href=urlurl est elle-même l'URL « spammesque »). Quant à cette URL spammesque, elle peut être très diverse : je ne vais pas donner d'exemple complet (et je n'en ai suivi aucun pour voir ce qu'il y a au bout), mais c'est généralement un peu long, presque jamais un simple domaine aussi évident que buyviagranow.spam : parfois ce sont visiblement des liens vers des profils de forums en-ligne qui ont dû être pourris de spam, parfois des requêtes vers des moteurs de recherche qui vont sans doute retourner du spam, parfois directement des pages de pub (bon, je donne juste un exemple : how-to-buy-manforce-without-prescription dans le domaine trusmiles.in).

Les adresses IP qui les émettent sont variées : sur une journée (24h) où j'ai reçu 268228 telles requêtes, elles provenaient de 15180 adresses distinctes, dont 9840 ayant émis une seule requête du genre, 2214 en ayant émis exactement deux, 602 trois, 310 quatre, 195 cinq, 552 entre six et neuf, 1062 entre dix inclus et cent exclu, 365 entre cent inclus et mille exclu, et 40 plus de mille requêtes chacune (avec la palme de 9677 requêtes pour la seule IP 46.149.95.102, située en Ukraine). Cette distribution n'est pas poissonnienne : il y a plus d'IP récurrentes qu'on en attendrait d'un processus de Poisson (je ne sais pas si cette surreprésentation des requêtes multiples vient surtout de ce qu'il y a des IP qui agrègent beaucoup de clients ou de ce que le processus est véritablement non-poissonien au niveau des sources), mais si on fait l'hypothèse qu'il l'est au moins grossièrement, on peut estimer qu'il y a quelque part entre 20000 et 60000 machines impliquées dans le spam en question.

Il y avait, incluses dans le tas de 15180 adresses, 81 adresses IPv6 distinctes (avec la palme de 87 requêtes pour l'IP 2a03:4a80:3:43d:43d:d518:4783:593f ; comme les IPv6 ne sont pas NATées et que celle-ci est visiblement tirée au hasard, c'est une machine unique, ça veut bien dire qu'il y a des sources qui insistent plus souvent que d'autres) ; j'ai quelques IPv6 non-anonymes, genre 2001:4c08:200d:0:221:5eff:fe6f:2150 (trente-huit requêtes ; c'est une machine en Allemagne, sans doute en Bavière, ayant une carte réseau IBM d'adresse MAC 00:21:5e:6f:21:50), mais je ne crois pas pouvoir en faire grand-chose.

Maintenant, je ne sais pas quel est le but de tout ça. Il va de soi que ce n'est pas une attaque au sens propre (mon serveur Web ne résisterait absolument pas à un DDoS même très modéré), mais c'est quand même agaçant, fût-ce par la pollution que ça entraîne dans mes logs HTTP.

Je ne sais pas non plus si les propriétaires des ordinateurs d'où les requêtes émanent les font volontairement ou pas (i.e., est-ce qu'ils font tourner un script dans le but de spammer, ou est-ce qu'ils font involontairement partie d'une sorte de petit botnet).

Quelques uns des liens vers mes pseudo pages de commentaires vides ont été postés en ligne, comme une recherche Google le démontre où il y a bien une certaine quantité de pages de spam ; mais l'écrasante majorité des requêtes que je reçois, comme je l'ai dit, ne vient pas d'humains qui suivaient des liens vers des pages de commentaires sur des URL spammesques, mais simplement de robots, et sans doute d'un unique script.

À défaut de comprendre, j'ai pris deux mesures. D'abord, ce qui était évident, interdire (renvoyer un 403) toute page de commentaire qui ne soit pas sur mon domaine : je ne sais pas si le script qui me spamme consulte même le code de retour, mais au moins la réponse est très courte et se fait sans consulter la base de données sur mon serveur, donc ça évitera toujours ça. D'autre part, bannir complètement, au niveau IP, toute IP qui fait plus que deux requêtes de ce type (avec le Referer que j'ai identifié comme celui du script) : ça c'est un peu plus discutable, parce que des utilisateurs légitimes peuvent être agrégés (NATés) avec les spammeurs dont je veux me débarrasser, mais bon, je ne bannis chaque IP que pour une semaine.

De façon générale, l'Internet me fait penser à un système biologique, où le parasitisme prend toute la place qu'il peut (et parfois déborde sur des hôtes que le parasite ne peut pas utiliser pour se reproduire, mais qu'il arrive quand même à incommoder, voire à tuer). Même sans compter l'« attaque » dont je parle ci-dessus, la proportion des requêtes sur mon serveur Web qui sont vraiment « intéressantes » (émanant de vrais humains qui veulent vraiment lire quelque chose que j'ai écrit) est très faible ; il en va de même de mon serveur de mails : l'écrasante majorité des connexions SMTP qui lui parviennent sont des tentatives de recherches de relais ouverts (même pas du spam pour moi : du spam pour d'autres personnes qu'on essaie de faire transiter par chez moi). Cela me fait penser un peu au fait que, si on regarde l'ensemble des cellules dans un être humain, la proportion qui sont des vraies cellules humaines est très petite (la majorité étant des cellules bactériennes — parasites, commensales ou symbiotes). Je parle là de proportion en nombre de cellules, parce que, en masse, heureusement, les cellules humaines sont quand même majoritaires. Comme il est possible que les « vrais » transferts de données légitimes soient encore majoritaires dans la bande passante de mon serveur ; c'est loin d'être certain, cependant.

↑Entry #2400 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2400 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2399 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2399 [précédente| permalien|suivante] ↓

(mardi)

Sur la redéfinition des unités SI : 2. le prototype international du kilogramme

Je continue l'histoire que j'ai commencée dans l'histoire précédente et qui m'avait laissé à la création du kilogramme des Archives, que les savants de la fin du 18e siècle (notamment Lefèvre-Gineau, Fabbroni et Fortin) avaient tenté de rendre aussi précisément que possible égal à la masse d'un décimètre cube d'eau pure à son maximum de densité (tandis que le mètre tentait lui-même d'être la dix millionième partie de la longueur d'un quart de méridien terrestre). Il faut maintenant que je raconte l'histoire de l'actuel prototype international du kilogramme : les raisons qui ont mené à ce qu'on voulût changer d'étalon, et la manière dont il a été fabriqué et choisi.

L'usage du système métrique ne s'est développé que graduellement, même en France. En 1812, face à la réticence quant à l'usage des unités nouvelles, Napoléon et son ministre de l'Intérieur (Montalivet) prirent des mesures réglementaires autorisant l'usage de certains multiples ou sous-multiples des unités métriques sous des noms identiques à des mesures anciennes : il s'agit des mesures usuelles ou « napoléoniennes ». Par exemple, pour la vente en détail de toutes substances dont le prix et le poids se règlent au poids, les marchands pourront employer les poids usuels suivans, savoir : la livre, égale au demi-kilogramme ou cinq cents grammes, laquelle se divisera en seize onces ; l'once, seizième de la livre, qui se divisera en huit gros ; […] (article 8 de l'arrêté du 28 mars 1812) ; le système métrique restait seul enseigné dans les écoles. Pendant le quart de siècle qui suivit, ces unités napoléoniennes causèrent une certaine confusion, en superposant aux unités anciennes qui n'avaient pas disparu des unités nouvelles de même nom mais néanmoins différentes, et elles furent accusées d'attenter à la pureté du système métrique. (Les habitudes, d'ailleurs, ont la vie dure : plus de deux siècles après, on continue encore à dire une livre sur les marchés français pour parler d'un demi-kilo !) Néanmoins, l'habitude du système métrique se répandit peu à peu, au moins dans certains domaines. Une loi promulguée le 4 juillet 1837 (après des discussions sur l'étendue des concessions qu'il fallait éventuellement maintenir) abrogea le décret napoléonien et régla qu'à partir du 1er janvier 1840 seuls les poids et mesures du système métrique étaient autorisés en France, qu'il s'agît des instruments de mesure eux-mêmes dans tout usage commercial ou des dénominations portées dans les actes publics ou privés.

La vérification des poids et mesures était effectuée par le Bureau des Prototypes, qui fut ensuite transféré (d'abord géographiquement, puis administrativement) au Conservatoire National des Arts et Métiers : à cet fin, il avait reçu une copie du mètre et du kilogramme déposés aux Archives.

En même temps, surtout à partir du milieu du 19e siècle, différents pays commencèrent à adopter à différents degrés le système métrique, au moins pour certains usages ou en parallèle avec leurs mesures traditionnelles. À titre d'exemple, l'Espagne adopta le système métrique dès 1849, l'Italie dès son unification (et le royaume de Piémont-Sardaigne déjà en 1845), le futur empire Allemand en 1868, et le Royaume-Uni autorisa l'utilisation des mesures métriques en 1864 ; il faut dire qu'une des motivations pour adopter les mesures métriques était souvent les différences incompréhensibles des unités traditionnelles entre régions d'un même pays (qu'il s'agisse des régions espagnoles ou des états s'unifiant pour former l'Italie et l'Allemagne). Les poids et mesures métriques, et les instruments pour réaliser les comparaisons, étaient aussi exposés lors des expositions universelles, notamment à Londres en 1851, et à Paris en 1855 et surtout en 1867 où des savants de différents pays réunis en un comité ad hoc recommandèrent l'adoption universelle du système métrique.

C'est ainsi que commença à se manifester une difficulté liée au statut particulier de la France, dépositaire des étalons primaires du mètre et du kilogramme : les gouvernements étrangers qui souhaitaient utiliser le système métrique devaient faire établir ou comparer leurs étalons nationaux à Paris, aux Arts et Métiers (contre les mètre et kilogramme du Conservatoire, censés refléter ceux des Archives). Ces étalons nationaux étaient réalisés de façons différentes, dans des matériaux différents, comparés dans des conditions différentes, et on pouvait craindre que, au moins pour des mesures de grande précision, il apparaisse des différences et, finalement, un kilogramme de Berlin et un kilogramme de Rome différents du kilogramme de Paris comme il avait eu existé une livre de Troyes différente de la livre de Paris. (Il existait aussi des soucis particuliers liés au mètre, notamment le fait que le mètre des Archives et sa copie du Conservatoire étaient des règles à bouts, qui peuvent s'user, plutôt qu'à traits, plus précises, ou encore la forme de sa section, les circonstances de mesure des équations de dilatation, etc. Mais comme je me concentre sur le kilogramme, je ne détaille pas.) C'est ainsi que l'idée fit son chemin d'établir un standard international basé sur des étalons réalisés et comparés de façon uniforme, et dans lequel la France n'aurait plus un rôle privilégié. C'est dans cette optique qu'on convoqua différentes commissions préparatoires et réunions internationales pour décider des conditions précises dans lesquelles on établirait des prototypes internationaux du mètre et du kilogramme : les opérations furent un peu retardées par la guerre franco-prussienne, mais la Commission Internationale du Mètre se réunit en 1872 pour trancher les questions techniques autour de la réalisation des nouveaux étalons.

Une première question à résoudre était de savoir quelle était la bonne longueur à donner au mètre et la bonne masse au kilogramme : les révolutionnaires avaient voulu que le mètre fût la dix millionième partie de la longueur d'un quart de méridien terrestre et le kilogramme la masse d'un décimètre cube d'eau pure à son maximum de densité : fallait-il recommencer ces mesures un siècle plus tard, ou reproduire aussi fidèlement que possible le mètre et le kilogramme des Archives ? C'est le problème d'avoir pris pour « définition » des unités des grandeurs physiques qu'on ne sait pas mesurer aussi précisément que les étalons qu'on fabrique : si on ne sait mesurer la masse d'un décimètre cube d'eau qu'avec une précision de 1 partie sur 105 (disons), soit on admet que le kilogramme n'est défini (ou en tout cas, réalisable) qu'avec cette précision-là, soit on fabrique des kilogrammes étalons plus précis, mais dans ce cas le kilogramme changera à chaque nouvelle mesure plus précise de la masse d'un décimètre cube d'eau ; soit on admet tout simplement que le décimètre cube d'eau n'était que le point de départ, et que le kilogramme est défini par l'étalon plus précis, fût-il arbitraire dans sa masse exacte ; et il en va de même du mètre.

On sait maintenant que la longueur du mètre aurait dû être plus longue d'environ 0.20 mm (la longueur d'un quart de méridien sur l'ellipsoïde WGS84, certes un peu arbitraire, vaut 10 001 965.7293 m) et, je l'ai dit la dernière fois, que le kilogramme aurait dû être plus léger d'environ 25 mg. En 1870, le consensus fut immédiatement unanime sur le fait de garder le mètre des Archives pour servir de base au nouveau prototype du mètre, mais il fut un peu plus délicat pour le kilogramme, sur lequel certains soupçonnaient une erreur de l'ordre de 200 mg ou plus par rapport au décimètre cube d'eau. (Je pense que les membres de la Commission, qui étaient plus physiciens que géographes, se sentaient plus concernés par la masse volumique de l'eau que par la taille de la Terre, et tenaient donc plus à refléter l'une que l'autre dans le système d'unités.) Néanmoins, l'importance de la continuité du système de poids et mesures, c'est-à-dire, quand on redéfinit une unité, de s'arranger pour que la nouvelle définition soit aussi identique que possible de l'ancienne, l'emporta, et donc d'utiliser le kilogramme des Archives comme base du nouvel étalon du kilogramme.

Parmi les décisions qui furent prises en 1872, on peut citer, concernant le prototype international du kilogramme et les prototypes nationaux :

  • de leur donner la même masse que le kilogramme des Archives [cf. ci-dessus],
  • de les faire de la même matière que les étalons du mètre [ce qui a l'avantage de permettre d'appliquer à l'un les mesures de dilatation effectuées sur l'autre], à savoir, un alliage de platine et d'iridium, contenant 10% d'iridium avec une tolérance ±2% [cet alliage a l'avantage d'être beaucoup plus dur que le platine seul, tout en conservant ses propriétés d'inoxydabilité et de résistance à la corrosion],
  • que tous les étalons seraient réalisés d'une même coulée de l'alliage [pour qu'ils aient une composition aussi identique que possible ; je vais dire plus bas que finalement ça n'a pas été complètement le cas],
  • de leur donner la même forme que le kilogramme des Archives, c'est-à-dire un cylindre de hauteur égale au diamètre [c'est-à-dire le cylindre qui, à volume donné, minimise la surface], dont les arêtes soient légèrement arrondies [de manière à minimiser l'usure],
  • d'effectuer les pesées dans l'air, dont on corrigerait la poussée d'Archimède (lorsqu'on compare deux étalons de densité différente) par les meilleures données connues sur la masse volumique de l'air et le volume des étalons, lui-même mesuré par pesée hydrostatique [i.e., dans l'eau] des étalons, à l'exception du kilogramme des Archives, qu'il ne fallait pas placer dans l'eau [de peur de l'abîmer, cf. ci-dessous].

Les difficultés pratiques furent importantes. Pour commencer, la chimie de l'iridium était assez balbutiante vers 1875, il fallait réussir à purifier ce métal. Par ailleurs, à cause de la décision de tout réaliser dans une unique coulée, les volumes à manipuler étaient considérables : un peu moins que 250kg pour l'alliage final. (Pour donner une idée de ce que cela représente, 200kg de platine, au cours actuel, coutent dans les 7M€.) Les travaux préparatoires, réalisés à l'École normale supérieure (dans le laboratoire de Deville, qui se chargea de la purification de l'iridium) et aux Arts et Métiers, attièrent l'attention même en-dehors des cercles scientifiques, et reçurent plusieurs fois la visite du Président de la République ou de ministres. Le platine provenait en partie du gouvernement russe et de la compagnie anglaise Johnson&Matthey. Mais le premier alliage, fondu en 1874, contenait trop d'impuretés (essentiellement 1.4% de ruthénium et 0.6% de fer d'après les analyses de Deville) et était de densité trop faible (21.15 kg/dm³), si bien qu'après des discussions houleuses (parce que des mètres avaient déjà commencé à être fabriqués dans cet alliage) on convint de commander à Johnson&Matthey un nouvel alliage avec des tolérances plus strictes, à savoir (10±0.25)% d'iridium, et au plus 0.15% de rhodium, 0.05% de ruthénium et 0.10% de fer ; cet alliage fut livré courant 1879. Les deux alliages furent comparés et le nouveau comparé aux tolérances demandées (avec succès) : c'est dans celui de 1879 (le plus pur, de masse volumique 21.55 kg/dm³) qu'ont été réalisés les prototypes internationaux. Quant aux prototypes nationaux, leur alliage a été livré par Johnson&Matthey en 1884. (Je ne sais pas ce que sont devenus les 250kg de l'alliage de 1874.)

Je ne m'étends pas sur la Conférence du Mètre, conférence diplomatique qui se réunit à Paris à partir du 1er mars 1875, réunissant 20 pays, et qui aboutit à la signature de la Convention du Mètre du 20 mai 1875, établissant trois organes principaux : (1) la Conférence générale des Poids et Mesures (GCPM), présidée par le président de l'Académie des Sciences de Paris, qui réunit périodiquement les délégués des pays signataires pour acter les décisions de plus haut niveau concernant le système métrique (devenu, à partir de 1960, le Système International d'unités), (2) le Comité International des Poids et Mesures (CIPM), de 12 membres (devenus ensuite 18), placé sous l'autorité de la CGPM et nommé par lui (initialement formé des membres de la Commission Internationale du Mètre), comité permanent qui prépare le travail de la CGPM, exécute ses décisions, et surveille le fonctionnement du BIPM ainsi que la conservation des prototypes et étalons, et enfin (3) le Bureau International des Poids et Mesures (BIPM), chargé des comparaisons et vérifications des étalons nationaux, de la conservation des prototypes internationaux, ainsi que de tout le travail scientifique et métrologique destiné à aider à l'établissement des standards d'unités. (Mentionnons juste au passage qu'on n'accède pas facilement au coffre-fort où sont stockés les prototypes : je disais la dernière fois qu'il fallait trois clés, mais en outre il faut le vote d'une résolution du CIPM, et la présence de deux de ses membres en sus du directeur du BIPM : tout ça est explicitement prévu dans le traité international, donc il ne faut pas rêver supplier quelqu'un pour obtenir le droit de prendre des photos.) La langue officielle des trois institutions citées est le français.

En 1875 aussi, on fixa le lieu affecté au BIPM : le gouvernement français offrit à cet effet le Pavillon de Breteuil, ancien Trianon du château de Saint-Cloud (le château lui-même ayant été détruit pendant la guerre de 1870 ; le pavillon était encore debout, au moins pour ce qui est des murs — le toit avait également été gravement abîmé par les bombardements), où Napoléon III avait précédemment voulu faire établir un observatoire. Le Pavillon lui-même fut remis à neuf de 1875 à 1884, pour servir à l'administration du Bureau, tandis que les instruments scientifiques eux-mêmes étaient placés dans l'observatoire, le bâtiment en face (côté ouest, c'est-à-dire en s'éloignant de la Seine) du Pavillon, et c'est que se trouve actuellement, pour autant que je puisse le déterminer avec fiabilité, le prototype international du kilogramme.

Puisque j'en suis à essayer de déterminer les choses avec la plus grande précision, il y a une question qui me préoccupe aussi, c'est de savoir avec certitude si le pavillon de Breteuil et ses dépendances sont sur la commune de Sèvres ou de Saint-Cloud. L'adresse postale où le BIPM reçoit son courrier est sans aucune ambiguïté à Sèvres, et la commune de Sèvres elle-même semble penser que le Pavillon est à Sèvres, ainsi que l'Assemblée nationale. Ce qui est quand même embarrassant vu que j'ai vérifié les limites des communes françaises telles que distribuées par le gouvernement (insérées dans une base de données PostGIS), et il n'y a aucun doute que SELECT gid , insee_com , nom_com FROM commune WHERE ST_Contains(geom, ST_Transform(ST_GeomFromText('POINT(2.21967 48.82928)',4326), 2154)) ; renvoie 15209 | 92064 | SAINT-CLOUD (les numéros 4326 et 2154 sont les systèmes de coordonnées longitude+latitude/WGS84, et Lambert-93, ce dernier étant utilisé par l'IGN dans ses données) ; les limites de communes sur OpenStreetMap sont les mêmes que celles évoquées ci-dessus et placent bien le BIPM à Saint-Cloud. Je pense que la réponse Saint-Cloud est la bonne, malgré toutes les sources qui disent Sèvres, mais en tout état de cause, il est extraordinaire qu'il puisse y avoir, en 2016, le moindre doute sur la commune à laquelle appartient un bâtiment en Île-de-France !

Je reviens au kilogramme. Une commission mixte, formée de savants français (dont l'amiral Mouchez, directeur de l'Observatoire de Paris, qui a une rue à son nom juste à côté de chez moi, et dont je ne savais même pas qu'il était physicien) et étrangers désignés par le CIPM, était chargée de réaliser une copie du kilogramme des Archives. Elle reçut au printemps de 1879 trois cylindres de l'alliage platine-iridium « pur » (cf. ci-dessus), qu'on baptisa KI, KII et KIII. Dans un premier temps, les membres de la commission effectuèrent (à l'ENS) une analyse de l'alliage et de sa densité (amenée à son maximum par une frappe vigoureuse), et un ajustage approximatif des cylindres à une masse légèrement supérieure à 1kg, en se basant sur une comparaison avec le kilogramme de l'Observatoire (qui avait lui-même été fabriqué vers 1799 par Fortin en même temps que celui des Archives, puis réajusté sur la masse de ce dernier en 1844). Puis (toujours à l'ENS) une première comparaison fut faite avec le kilogramme des Archives, permettant un premier ajustage plus précis de KI, KII et KIII. Les pesées étaient effectuées au moyen d'une balance de la maison E. & A. Collot construite exprès pour l'opération ; c'est d'ailleurs A. Collot lui-même qui effectuait le maniement de la balance et l'ajustement des cylindres. La suite des opérations eut lieu à l'Observatoire de Paris (dans la partie sud de la grande salle de la méridienne) à l'été à l'automne 1880. On y effectua un second ajustage sur le seul KIII, ainsi toutes sortes de pesées mettant en jeu les masses suivantes : KI, KII, KIII (tous les trois dans le même platine iridié), le kilogramme des Archives (en platine, désigné A), celui de l'Observatoire (en platine, désigné O), celui du Conservatoire des Arts et Métiers (en platine, désigné C′, parce qu'il y avait un C au BIPM) avant ou après lavage, et l'étalon national belge (en platine, désigné Bl, qui devait servir de témoin de la bonne conservation des autres) ; les pesées étaient faites par double pesée (méthode « de Borda »), c'est-à-dire qu'on pèse les deux poids à comparer contre une même tare, de façon à maximiser la précision de la balance dont les bras ne sont pas rigoureusement égaux (dans un premier temps, la tare était un cylindre temporaire en platine, désigné KTD ; dans un second temps, c'était KII qui servit de tare dans les pesées finales entre KI, KIII, A et Bl).

La conclusion de toutes les mesures était une série de différences entre les masses de ces différents kilogrammes, d'où il résultait notamment que, avec une précision de l'ordre de ±15µg, la masse de KIII était la même que celle du kilogramme des Archives A, et qu'on ne pouvait pas espérer faire mieux. Les autres masses mesurées étaient : m(KI)=m(KIII)+146µg, m(KII)=m(KIII)+330µg, m(O)=m(KIII)−94µg, m(C′)=m(KIII)+1190µg après lavage (+1710µg avant), et m(Bl)=m(KIII)−3035µg, avec des incertitudes variables à cause des différences de pesées et de volumes, que je ne reproduis pas ici. (Le rapport détaillé de la commission est ici, pour ceux qui veulent absolument tous les détails.) La commission recommanda donc d'adopter KIII comme prototype international du kilogramme, ce qui fut sanctionné par le CIPM le 3 octobre 1883, puis par les 1re et 3e CGPM en 1889 et 1901. À partir de ce moment, le prototype en question (l'ancien KIII, donc) fut désigné 𝔎 (un K gothique). Quant à KI, il fut marqué d'un I au brunissoir, porté au BIPM où il est encore (dans le même coffre que 𝔎) pour servir de témoin, maintenant plutôt appelé K1 ; et KII fut marqué d'un II au brunissoir, réajusté en 1887, et donné à la section française de la Commision Internationale du Mètre, mais je n'ai pas réussi à savoir ce qu'il est devenu ensuite.

On ignore la manière exacte dont les ajustements étaient effectués par Collot, mais c'était probablement au papier émeri (la fabrication moderne de tels étalons utilise de la poudre de diamant). Ces opérations étaient donc très délicates à réaliser. Il est, d'ailleurs, un peu ironique qu'on ait déployé tant d'efforts à donner à 𝔎 exactement la même masse que le kilogramme des Archives A, étant donné que des analyses ultérieures, je l'ai mentionné la dernière fois, ont démontré que la masse de A n'était pas stable et perdait de l'ordre de 7µg/an (au moins comparé à 𝔎, qui est certainement beaucoup plus stable, mais on peut et on doit bien sûr se demander à combien il l'est).

Pour qu'il n'y ait pas le moindre doute, quand on dit que deux objets ont la même masse, cela signifie, concrètement, qu'ils ont le même poids dans le vide. Or toutes les pesées se font dans l'air : quand il existe des différences de densité entre les objets pesés (et d'autant plus qu'elles sont importantes), il faut donc ajuster les pesées pour tenir compte de la différence de poussée d'Archimède entre les objets, et pour cela, connaître leur volume. (Heureusement, comme le platine iridié est 2×104 fois plus dense que l'air, il suffit de connaître le volume avec une précision d'une part sur 104, et de même sur la masse volumique de l'air, pour arriver à une précision d'une part sur 108 sur le poids effectif, et c'est encore mieux si les masses comparées sont de densité très proches.) Les volumes des différents kilogrammes furent mesurés par pesée hydrostatique (c'est-à-dire, pesée dans l'eau, pour mesurer la poussée d'Archimède exercée par l'eau) : pour ce qui est de KI et KII, avant ajustage ; pour ce qui est de KIII (celui qui est devenu le prototype international), malgré le risque, il a été pesé de nouveau dans l'eau après ajustage, et il a été vérifié qu'une fois nettoyé sa masse n'avait pas changé par rapport à avant le passage dans l'eau. Le volume de KIII=𝔎 est de 46.40 cm³ à 0°C. Pour ce qui est du kilogramme des Archives (A), on ne voulut pas prendre le risque de le placer dans l'eau, de peur que la dissolution d'impuretés n'altère sa masse. Son volume avait été calculé en 1856 par le britannique W. H. Miller (au cours de ses travaux pour réaliser le nouvel étalon de la livre anglaise) : il s'y était pris par comparaison, au moyen d'un pycnomètre à gaz (ou ce qui y revient), avec un cylindre de référence temporaire, lui-même mesuré par pesée hydrostatique ; une fois corrigée une erreur de calcul de sa part, la section française de la Commission internationale du mètre était arrivée à un volume de 48.68 cm³ à 0°C (rapport détaillé ici).

[Le coffre-fort contenant le prototype international du kilogramme et ses six copies officielles]

Comme il n'en existe quasiment pas de photos à part celle que je remets ici (cf. mon entrée précédente), voici ce que j'ai pu trouver en matière de description du prototype international du kilogramme : il s'agit d'un cylindre d'environ 39mm de diamètre et autant de hauteur (c'est vraiment petit ! il est étonnant de se rappeler à quel point le platine est dense) ; contrairement aux témoins et prototypes nationaux, il ne porte aucun numéro inscrit ; un procès-verbal de 1888 fait les observations suivantes sur son état général :

Le kilogramme a des arêtes assez vives et un poli moins parfait que celui des prototypes nationaux. Sur le plan supérieur, il y a, à 2mm environ du bord, des stries à bords mal définis, formant des parties de courbes concentriques, et qui proviennent évidemment d'un défaut de poli. Sur la surface cylindrique, il y a des stries verticales près du bord supérieur, et une piqûre à 1cm environ du bord inférieur, juste au-dessous de la strie la plus accentuée. Le plan inférieur présente des parties polies ou rayées qui paraissent provenir d'un glissement du kilogramme sur son support et auxquels correspondaient des raies analogues sur la lame de platine de son support.

Je n'ai pas trouvé de description plus récente.

Ajout : voir une entrée ultérieure pour une petite enquête sur les photos du PIK.

Comme tous les étalons de masse de très grande précision, il est manipulé avec des pinces spéciales en velours ou peau de chamois. Il est stocké posé sur une plaque de quartz elle-même posée sur une base de cuivre, et cerclée d'un anneau d'argent (servant à limiter les mouvements latéraux accidentels du prototype, qui risqueraient d'abîmer la surface inférieure, comme en témoigne la dernière phrase du paragraphe cité ci-dessus). Le tout est surmonté de deux cloches de verre (la seconde étant maintenue en place par des butées sur le support), et, dans le cas spécial du prototype international, d'une troisième cloche (posée sur une plaque de verre rodé) munie d'une valve permettant de faire et de maintenir un vide partiel (mais de nos jours, cette valve est conservée ouverte).

Pour éviter de l'altérer, le prototype international n'est sorti de du coffre où il a été rangé en 1889 que de façon exceptionnelle, pour être comparé à ses témoins et aux prototypes nationaux : après les pesées initiales des prototypes nationaux en 1889, il y a eu une comparaison commencée en 1939, interrompue par la guerre, et complétée en 1946, et une troisième en 1989–1992 ; enfin, en 2014, une calibration extraordinaire préalable à la redéfinition du kilogramme (dont je parlerai dans une suite de cette entrée).

À part le prototype international 𝔎 (ex-KIII) et ses copie KI et KII fabriqués en 1880 comme je l'ai expliqué plus haut, 40 nouveaux cylindres furent livrés à l'octobre 1884 et travaillés (au BIPM) pour les ajuster sur le prototype international et devenir des prototypes nationaux ou copies officielles du prototype international. Ce travail d'ajustage était excessivement long et pénible, initialement on s'était donné pour objectif de donner à chaque copie une masse comprise entre 1kg et 1kg+0.2mg (i.e., 1.0000002 kg), mais à cause de la difficulté, la tolérance fut réduite à ±0.2mg en 1885, puis ±1.1mg en 1888. Ils portent les numéros 1 à 40 ou 41 (le numéro 8 a été sauté par erreur, et le kilogramme frappé du numéro 41 est utilisé avec les accessoires prévus pour le 8 et est désigné comme 8(41) ; mais comme des gens n'ont pas compris que les entiers naturels ne sont pas une ressource rare, il y a quand même eu un vrai kilogramme 41 fabriqué ultérieurement). Finalement, chacun des 42 kilogrammes (KI, KII et 1 à 40 en passant par 8(41)) reçut un certificat indiquant sa masse (comparée à 𝔎, et mesurée à environ 3µg près) et son volume à 0°C. Puis, à part les kilogrammes KI et 1 réservés à servir de témoins au prototype international et enfermés avec lui dans le coffre en 1889, les autres ont, pour la plupart, été distribués au hasard entre les pays participant à la 1re CGPM pour servir d'étalons nationaux (ou d'étalons secondaires ou de témoins nationaux), ou bien au BIPM lui-même pour servir dans ses calibrations. D'autres kilogrammes ont été fabriqués depuis, mais je parlerai des pesées et des calibrations dans une suite de cette entrée.

Sources principales : elles sont plus abondantes que pour l'entrée précédente, puisque les documents de la fin du 19e siècle sont assez largement disponibles en ligne (et notamment sur Gallica) ; j'ai déjà donné des liens vers les principaux rapports ; la description de l'aspect de 𝔎 est citée dans un rapport de Thiesen de 1898 ; j'ai continué à utiliser le livre de Bigourdan (Le système métrique des poids et mesures), notamment les chapitres XXI et XXXI, et toujours les deux articles de la revue Metrologia (Richard Davis, The SI unit of mass, 40 (2003), et Richard Davis, Pauline Barat & Michael Stock, A brief history of the unit of mass: continuity of successive definitions of the kilogram, 53 (2016)) cités la dernière fois, puis quelques autres qui y sont cités directement ou indirectement ; et j'ai également fait usage du chapitre II du livre édité par Chester Page & Paul Vigoureux, The International Bureau of Weights and Measures 1875–1975 (publié à l'occasion du centenaire de la Convention du Mètre), qui est une traduction anglaise d'un original français auquel je n'ai pas accès, mais la traduction est téléchargeable ici.

Suite : partie 3.

↑Entry #2399 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2399 [précédente| permalien|suivante] ↑

↓Entry #2398 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2398 [précédente| permalien|suivante] ↓

(jeudi)

Sur la redéfinition des unités SI : 1. l'histoire du kilogramme des Archives

Le Système International d'unités, en abrégé SI, et parfois appelé (inexactement) système métrique ou MKS (mètre-kilogramme-seconde), est le système d'unités utilisé par essentiellement tous les pays du monde à l'exception des États-Unis d'Amérique ; et même le système américain traditionnel est défini par rapport à lui (le pouce, par exemple, mesure exactement 0.0254 m, la livre exactement 0.45359237 kg, etc.). Quasiment toute mesure scientifique utilise, directement ou indirectement, ces unités, et il est évidemment inutile de dire qu'elles ont aussi une grande importance dans la vie courante. Et je ne suis pas trop du genre à faire du chauvinisme, mais s'il y a une chose dont la France peut être fière, c'est d'avoir donné au monde le mètre et le kilogramme (l'ampère, pour sa part, est dès le début la création d'une collaboration internationale). Il est donc intéressant de regarder de plus près la définition des unités du SI. En fait, il y a un petit nombre d'unités dites fondamentales — la seconde, le mètre, le kilogramme, l'ampère, la mole, le kelvin et la candela — à partir desquelles les autres unités SI sont dérivées (par exemple, le watt, ou kilogramme · mètre carré par seconde au cube, est la puissance déployée par une force qui accélère de 1 m/s² une masse de 1 kg se déplaçant à 1 m/s). Discuter le SI, c'est donc essentiellement discuter ces sept unités fondamentales.

Je vais laisser de côté la seconde : j'ai déjà raconté son histoire, la seconde a été définie successivement comme (empiriquement) une proportion du jour solaire moyen, puis comme une proportion de l'année tropique pour J1900, et enfin (la définition actuelle) comme 9 192 631 770 périodes de transitions hyperfines de l'état fondamental de l'atome de césium-133 (au repos et au zéro absolu). Cette définition donne actuellement satisfaction, et est réalisée en laboratoire avec une précision assez impressionnante (quelques parties sur 1016, c'est-à-dire une poignée de secondes par milliard d'années). On peut peut-être faire encore mieux, peut-être qu'il vaudrait mieux utiliser le rubidium-87 que le césium-133 ou des horloges optiques, ou je ne sais quoi, mais toujours est-il que la mise en pratique de la seconde est considérablement plus précise que celle des autres unités SI, donc dans la discussion de celles-ci on peut considérer que le temps est connu exactement.

Je vais aussi laisser le mètre de côté. Son histoire est très intéressante (après une première proposition qui en faisait la longueur du pendule qui bat la seconde, raison pour laquelle l'accélération de la pesanteur est de l'ordre de grandeur π²≈9.9 en mètres par seconde carrée, mais qui a été abandonnée parce que trop variable d'un endroit à l'autre, l'Académie des sciences a décidé en 1795 d'en faire la dix millionième partie de la distance de l'arc de méridien entre le pôle et l'équateur, arc de méridien qu'il a fallu mesurer, ce que firent Delambre et Méchain, et ce fut une aventure qui mérite un livre à elle seule). Mais après une définition par un premier étalon (le mètre des Archives, déposé en 1799) et un second en platine iridié réalisé à la fin du 19e siècle (officiel à partir de 1889, et dont l'histoire recoupe beaucoup celle du kilogramme), puis brièvement (de 1960 à 1983) par la longueur d'onde d'un certain rayonnement du krypton-86, le mètre est maintenant défini comme la distance parcourue par la lumière dans le vide en une certaine fraction de seconde (de façon à fixer la vitesse de la lumière à exactement 299 792 458 m/s), et mise en pratique par des interféromètres laser dont on a mesuré la fréquence avec une grande précision. Il est difficile de dire exactement quelle précision est atteignable dans la mesure des distances, parce que cela dépend de si elle est effectuée dans l'air ou dans le vide, et sur quelle échelle : je crois qu'on ne peut guère dépasser quelque chose comme 1 partie sur 108 dans l'air, mais qu'on gagne facilement trois ou quatre ordres de grandeur de précision dans le vide.

Je ne vais pas m'attarder sur la candela (l'unité d'intensité lumineuse, autrefois appelée bougie nouvelle), dont j'ai du mal à considérer qu'elle mesure une vraie grandeur physique, et qui n'a pas grand-chose à faire dans le SI. Je ne sais même pas vraiment ce que cela signifierait de mesurer une intensité lumineuse avec une très grande précision, puisque l'intensité lumineuse dépend de toute façon de la courbe de réponse choisie pour modéliser l'œil humain. En tout état de cause, on ne fait pas beaucoup mieux que quelques parties par 103.

Restent quatre unités fondamentales, le kilogramme, l'ampère, la mole et le kelvin. Actuellement, ces unités sont définies ainsi :

[Le coffre-fort contenant le prototype international du kilogramme et ses six copies officielles]
Le kilogramme
comme la masse du prototype international du kilogramme, un cylindre d'un alliage de 90% platine et 10% iridium conservé dans un coffre-fort (photo ci-contre) dans le caveau du bâtiment dit « de l'observatoire » du Bureau International des Poids et Mesures au pavillon de Breteuil à Saint-Cloud.
L'ampère
en fixant la perméabilité du vide (μ₀), une grandeur fondamentale de l'électromagnétisme, à 4π×10−7 N/A², à travers une définition assez abstraite (l'ampère est l'intensité d'un courant constant qui, maintenu dans deux conducteurs parallèles, rectilignes, de longueur infinie, de section circulaire négligeable et placés à une distance de 1 mètre l'un de l'autre dans le vide, produirait entre ces conducteurs une force égale à 2×10−7 newton par mètre de longueur) et qui n'est pas du tout utilisée dans la mise en pratique de cette unité.
La mole
comme la quantité de matière correspondant à 12 grammes de carbone-12 (autrement dit, le nombre d'Avogadro est défini comme le nombre d'atomes de carbone-12 dans 12 g de cette substance).
Le kelvin
en fixant la température du point triple de l'eau à 237.16 K (c'est-à-dire 0.01°C, puisque la température en degrés Celsius est défini comme la température en kelvins moins 273.15).

Ces quatre définitions posent problème, et vont être amenées à changer. À part le kelvin, qui va être redéfini en fixant la constante de Boltzmann, les changements des trois autres définitions sont plus ou moins liés.

Tout procède d'une volonté de se « débarrasser » du prototype international du kilogramme, qui est le dernier étalon matériel encore en usage pour définir une unité du SI.

Sur la photo ci-dessus à droite (récupérée sur une ancienne version du site Web du BIPM), le prototype international du kilogramme est celui qui est sur l'étagère du milieu, conservé sous trois cloches, portant l'étiquette 𝔎 ; la photo est mauvaise, mais ça semble être essentiellement la seule publiquement disponible qui montre cet artefact : et comme ce coffre-fort (situé dans les sous-sols du pavillon de Breteuil) est ouvert une fois tous les trente ans en moyenne (il faut trois clés pour y accéder, l'une est détenue par le directeur du BIPM, l'une par le président du CIPM, et la troisième est déposée aux Archives Nationales), ce n'est pas évident de faire de nouvelles images. (J'ai écrit à quelqu'un du BIPM pour demander si des photos ont été prises lors du dernier accès au prototype, en 2014 pour des « calibrations extraordinaires » : s'il me répond et qu'il y en a, j'essaierai de les mettre sur Wikipédia et/ou ici. Mise à jour : Non, apparemment, il n'y a pas de meilleure photo que celle-ci.)

Méta : Je voudrais donc raconter un peu l'histoire du kilogramme : ses origines, la réalisation du prototype international, les pesées successives, et les efforts actuels pour mettre ce prototype à la retraite (et comment on passe de la constante de Planck à la réalisation d'un kilogramme), et la concurrence entre la balance de Kibble et le projet Avogadro ; sans oublier la redéfinition de l'ampère, qui me semble aussi très importante et dont on ne parle pas (sans doute parce qu'il s'agit plutôt d'entériner une pratique de fait) et de la mole (avec la question de ce que devient l'unité de masse atomique). Mon intention initiale était de tout raconter en une seule fois, mais si je fais ça, je sais que cette entrée ne sera jamais finie et jamais publiée — surtout que je commence à me noyer dans les recherches Google pour savoir, par exemple, ce qu'on savait faire avec du platine en 1795. On m'a souvent conseillé, dans ces conditions, de publier là où j'en suis, quitte à compléter plus tard. Alors je fais ça, et je déclare que ceci est une première partie d'une entrée qui sera peut-être complétée ultérieurement, peut-être pas : l'histoire du kilogramme des Archives.

Remontons l'histoire. Le kilogramme, comme le mètre, a son origine à la Révolution française. La première tentative de définir une unité de masse (qu'on appelait alors poids) s'appelait le grave, et il est d'ailleurs dommage qu'on n'ait pas gardé ce nom qui aurait éviter l'embarras d'avoir une unité fondamentale portant un préfixe (l'unité fondamentale du système SI est bien le kilogramme, pas le gramme, mais son nom porte le préfixe kilo, ce qui est assez pénible parce que tout est décalé : un miligramme mètre par seconde carrée est un micronewton, par exemple), mais je digresse. Le grave était défini en 1793 comme la masse d'un décimètre cube d'eau pure, à sa température de fusion, le décimètre étant alors déduit du mètre provisoire puisque la mesure du méridien n'avait pas encore été effectuée (cf. ci-dessus au sujet du mètre) : Lavoisier and Haüy mesurèrent cette masse, ce qui fut notamment rendu compliqué par l'extraordinaire confusion autour du système des masses de l'ancien régime (basé sur la pile de Charlemagne, un artefact du 15e siècle, et qui avait le défaut que la partie censée représenter 1/50 du tout ne représentait pas exactement 1/50 du tout). L'unité fut renommée kilogramme à la suite de l'introduction du système systématique de préfixes (de nouveau, il est dommage qu'elle n'ait pas gardé le nom de grave, mais je suppose qu'on considérait qu'il était plus utile d'avoir des unités de masses du milligramme au myriagramme que du milligrave=gramme au myriagrave=10⁴kg). Et comme Lavoisier était mort (pas tout à fait accidentellement !) en 1794, ce furent deux autres savants, Lefèvre-Gineau et Fabbroni qui eurent la tâche de réaliser le kilogramme, basé cette fois sur le mètre définitif de Delambre et Méchain. Entre temps, la définition avait un peu changé, l'eau étant prise à son maximum de densité (vers 4°C) de manière à ce que les petites différences de température aient le moins d'impact possible.

La manière dont Lefèvre-Gineau et Fabbroni s'y sont pris pour réaliser cette définition de l'unité fait l'objet d'un rapport détaillé de Trallès dans le traité de Delambre et Méchain consacré essentiellement au mètre. Pour résumer, ils ont fait faire un cylindre en laiton, creux mais soutenu par une armature intérieure afin qu'il se déforme le moins possible, dont ils ont mesuré le volume extérieur aussi précisément que possible (en tenant compte des inexactitudes de cylindricité, de la dilatation du cuivre entre la température de mesure et la température de pesée, etc.), et ils l'ont pesé dans l'eau puis dans l'air, de façon à en déduire la poussée d'Archimède, c'est-à-dire le poids du volume d'eau déplacé. Le citoyen Nicolas Fortin, qui avait fabriqué le cylindre et les instruments avec lesquels le mesurer très exactement, a aussi conçu et fabriqué la balance, dont la précision est d'environ 2 parties par 106 (c'est-à-dire 2mg sur 1kg). Je ne rentre pas dans les détails, mais la lecture du rapport montre bien le soin avec lequel on a réalisé les opérations et tâché de corriger toutes les sources d'erreurs.

Il s'est ensuite agi de transférer cette masse mesurée pour le décimètre cube d'eau pour réaliser un étalon, dans un métal dont on commençait à comprendre l'intérêt, et en l'occurrence choisi pour sa résistance à la corrosion : le platine. Ce n'était pas une mince affaire : la technologie de la fin du 18e siècle n'était pas capable de faire fondre du platine à l'état pur (ou en tout cas pas à l'échelle souhaitée : Lavoisier avait tout juste réussi à atteindre le point de fusion). Mais le joaillier Marc-Étienne Janetti (ou Janety) (ancien joaillier du roi ; on le rappela à Paris, qu'il avait fui sous la Terreur pour s'installer à Marseille) disposait de la technologie dite de l'arsenic, qui consistait à faire fondre le platine, et à le purifier en même temps, en le mélangeant à du trioxyde d'arsenic (qu'il fallait ensuite faire partir, quitte à forger le platine à chaud mais non liquide) : c'était difficile et dangereux. Ce fut lui qui réalisa quatre cylindres de platine qui furent confiés à Fortin (le même que ci-dessus) pour les travailler de façon à y reproduire la masse que Lefèvre-Gineau et Fabbroni avaient mesurée (à l'aide de poids temporaires en laiton). La manière dont il s'y est pris pour finir ce travail n'est pas bien connue, mais l'un de ces cylindres a été déposé aux Archives en juin 1799, et sous le nom de kilogramme des Archives, il a servi d'étalon de masse du système métrique entre 1799 et 1889. Il y est encore, même s'il y a bizarrement peu de photos de cet artefact en ligne (il y en a peut-être une sur cette page, mais ce n'est pas totalement clair que ce soit celui des Archives).

(Quant aux trois autres cylindres livrés par Janetti, l'un fut déposé à l'agence des Poids et Mesures et il est maintenant visible [précision : en fait c'est une copie, voir ici] au Conservatoire national des Arts et Métiers ; deux autres furent gardés quelques années par Fortin, l'un étant volontairement plus léger de 88mg, soit la différence de la poussée d'Archimède de l'air entre 1kg de platine et 1kg de laiton, ce qui permettait d'étalonner plus facilement des kilogrammes de laiton.) Ceux qui veulent plus de détail sur la réalisation de ces étalons en platine peuvent consulter ce livre (Bigourdan, Le système métrique des poids et mesures, son établissement et sa propagation graduelle, avec l'histoire des opérations qui ont servi à déterminer le mètre et le kilogramme, notamment le chapitre XI sur la détermination de l'unité de poids) et le premier mémoire de ce volume (Wolf, Recherches historiques sur les étalons de l'Observatoire, notamment la troisième partie consacrée aux étalons de poids).

Que peut-on dire rétrospectivement du kilogramme des Archives et de la masse d'un décimètre cube d'eau ? La mesure de la masse d'un décimètre cube d'eau pure à son maximum de densité n'était pas parfaite, mais elle était excellente : avec la technologie moderne, on peut mesurer que la masse volumique de l'eau (dans sa composition isotopique standard) est environ 0.999 974 kg/dm³ à son maximum à 3.98°C, avec une incertitude d'environ 1 mg/dm³. Cela signifie (1) que Lefèvre-Gineau et Fabbroni ne se sont trompés que de 25 mg environ, ce qui est vraiment bon, et (2) qu'en tout état de cause, la définition comme la masse d'un volume d'eau, bien qu'agréablement universelle, ne peut pas servir comme définition suffisamment précise du kilogramme, puisque même avec les moyens modernes et une définition isotopique précise de l'eau, on ne parvient pas à faire mieux que 1mg (1 part sur 106), ce qui est certes ~25 fois mieux qu'à la Révolution, mais pas assez bon pour une unité qu'on veut pouvoir réaliser encore vingt ou cinquante fois plus précisément.

Je dois noter qu'il y a eu entre 1901 et 1964 une confusion sur la définition du litre : avant 1901 et depuis 1964, le litre est rigoureusement synonyme du décimètre cube (qu'on peut préférer de toute façon pour éviter tout doute à ce sujet). Entre 1901 et 1964, cependant, le litre était défini comme le volume d'un kilogramme d'eau pure à son maximum de densité (c'est-à-dire qu'on prenait la définition originale du kilogramme et qu'on la mettait à l'envers : au lieu de définir le kilogramme comme la masse d'un litre d'eau, ce qui est faux d'environ 25 parties par million, on faisait le contraire et on définissait le litre comme le volume d'un kilogramme d'eau). Cette définition a causé beaucoup de confusion et a ainsi fait du tort au SI même si on est revenu dessus (l'idée subsiste malheureusement encore parfois que le litre et le décimètre cube ne sont pas identiques). J'ai donc évité d'utiliser le litre dans tout ce qui précède.

Par ailleurs, un autre fait à signaler est que le kilogramme des archives n'a pas une masse rigoureusement constante : si en 1880 on s'est arrangé pour donner au (futur) prototype international du kilogramme une masse égale (avec une précision d'une quinzaine de microgrammes) au kilogramme des archives, on s'est aperçu en 1939 qu'il avait perdu environ 430µg (comparé au prototype international) par rapport à sa masse en 1880 ; l'explication est probablement à chercher dans la technique de réalisation du platine utilisée par Janetti ; le fait est que la masse volumique du kilogramme des Archives (20.54 kg/dm³ à 0°C) est d'environ 4% inférieure à celle du platine pur (21.46 kg/dm³). Toujours est-il que ceci amène à se demander dans quelle mesure on est sûr que la masse d'un objet matériel, et notamment de l'étalon du kilogramme, est vraiment constante — mais j'en parlerai dans la suite, si ou quand elle vient.

Sources principales : à part celles déjà citées (notamment le livre de Bigourdan et le rapport de Trallès), je me suis beaucoup appuyé sur deux articles de la revue Metrologia : Richard Avis, The SI unit of mass, 40 (2003), et surtout Richard Davis, Pauline Barat & Michael Stock, A brief history of the unit of mass: continuity of successive definitions of the kilogram, 53 (2016) ; j'ai aussi jeté un coup d'œil au livre A History of Platinum and its Allied Metals de McDonald & Hunt dans la mesure où Google books me permettait d'y avoir accès.

Suite : partie 2, partie 3.

↑Entry #2398 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2398 [précédente| permalien|suivante] ↑

Continue to older entries. / Continuer à lire les entrées plus anciennes.


Entries by month / Entrées par mois:

2024 Jan 2024 Feb 2024 Mar 2024 Apr 2024
2023 Jan 2023 Feb 2023 Mar 2023 Apr 2023 May 2023 Jun 2023 Jul 2023 Aug 2023 Sep 2023 Oct 2023 Nov 2023 Dec 2023
2022 Jan 2022 Feb 2022 Mar 2022 Apr 2022 May 2022 Jun 2022 Jul 2022 Aug 2022 Sep 2022 Oct 2022 Nov 2022 Dec 2022
2021 Jan 2021 Feb 2021 Mar 2021 Apr 2021 May 2021 Jun 2021 Jul 2021 Aug 2021 Sep 2021 Oct 2021 Nov 2021 Dec 2021
2020 Jan 2020 Feb 2020 Mar 2020 Apr 2020 May 2020 Jun 2020 Jul 2020 Aug 2020 Sep 2020 Oct 2020 Nov 2020 Dec 2020
2019 Jan 2019 Feb 2019 Mar 2019 Apr 2019 May 2019 Jun 2019 Jul 2019 Aug 2019 Sep 2019 Oct 2019 Nov 2019 Dec 2019
2018 Jan 2018 Feb 2018 Mar 2018 Apr 2018 May 2018 Jun 2018 Jul 2018 Aug 2018 Sep 2018 Oct 2018 Nov 2018 Dec 2018
2017 Jan 2017 Feb 2017 Mar 2017 Apr 2017 May 2017 Jun 2017 Jul 2017 Aug 2017 Sep 2017 Oct 2017 Nov 2017 Dec 2017
2016 Jan 2016 Feb 2016 Mar 2016 Apr 2016 May 2016 Jun 2016 Jul 2016 Aug 2016 Sep 2016 Oct 2016 Nov 2016 Dec 2016
2015 Jan 2015 Feb 2015 Mar 2015 Apr 2015 May 2015 Jun 2015 Jul 2015 Aug 2015 Sep 2015 Oct 2015 Nov 2015 Dec 2015
2014 Jan 2014 Feb 2014 Mar 2014 Apr 2014 May 2014 Jun 2014 Jul 2014 Aug 2014 Sep 2014 Oct 2014 Nov 2014 Dec 2014
2013 Jan 2013 Feb 2013 Mar 2013 Apr 2013 May 2013 Jun 2013 Jul 2013 Aug 2013 Sep 2013 Oct 2013 Nov 2013 Dec 2013
2012 Jan 2012 Feb 2012 Mar 2012 Apr 2012 May 2012 Jun 2012 Jul 2012 Aug 2012 Sep 2012 Oct 2012 Nov 2012 Dec 2012
2011 Jan 2011 Feb 2011 Mar 2011 Apr 2011 May 2011 Jun 2011 Jul 2011 Aug 2011 Sep 2011 Oct 2011 Nov 2011 Dec 2011
2010 Jan 2010 Feb 2010 Mar 2010 Apr 2010 May 2010 Jun 2010 Jul 2010 Aug 2010 Sep 2010 Oct 2010 Nov 2010 Dec 2010
2009 Jan 2009 Feb 2009 Mar 2009 Apr 2009 May 2009 Jun 2009 Jul 2009 Aug 2009 Sep 2009 Oct 2009 Nov 2009 Dec 2009
2008 Jan 2008 Feb 2008 Mar 2008 Apr 2008 May 2008 Jun 2008 Jul 2008 Aug 2008 Sep 2008 Oct 2008 Nov 2008 Dec 2008
2007 Jan 2007 Feb 2007 Mar 2007 Apr 2007 May 2007 Jun 2007 Jul 2007 Aug 2007 Sep 2007 Oct 2007 Nov 2007 Dec 2007
2006 Jan 2006 Feb 2006 Mar 2006 Apr 2006 May 2006 Jun 2006 Jul 2006 Aug 2006 Sep 2006 Oct 2006 Nov 2006 Dec 2006
2005 Jan 2005 Feb 2005 Mar 2005 Apr 2005 May 2005 Jun 2005 Jul 2005 Aug 2005 Sep 2005 Oct 2005 Nov 2005 Dec 2005
2004 Jan 2004 Feb 2004 Mar 2004 Apr 2004 May 2004 Jun 2004 Jul 2004 Aug 2004 Sep 2004 Oct 2004 Nov 2004 Dec 2004
2003 May 2003 Jun 2003 Jul 2003 Aug 2003 Sep 2003 Oct 2003 Nov 2003 Dec 2003

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]