Digression préliminaire : Je suis pas mal sous l'eau en ce moment : le problème principal étant que je rédige le cours d'informatique que je donne en ce moment à Télécom moins vite que le cours n'avance : pour l'instant j'ai encore un peu d'avance, mais je ne suis pas convaincu par l'argument de Monsieur Zénon qui m'assure qu'Achille ne peut pas rattraper la Tortue ; surtout qu'en plus de ça, la Tortue se laisse distraire en chemin, c'est-à-dire que j'ai eu le malheur de commencer à réfléchir à des questions comme ça qui n'ont rien, ou très peu, à voir avec ce que je suis censé enseigner, mais qui font partie de réflexions sur lesquelles je reviens périodiquement. En plus, j'ai déjà un billet de blog en cours d'écriture et que j'ai arrêté pour ne pas perdre trop de temps avec. Néanmoins, comme j'ai beaucoup aimé le livre dont je veux parler ici, je vais quand même prendre le temps d'écrire quelque chose, en essayant d'être un peu bref (et vue la longueur de ce paragraphe, ce n'est pas bien parti).
Je connaissais déjà l'autrice/dessinatrice Tiphaine Rivière à travers sa bédé Carnets de Thèse, laquelle raconte le parcours partiellement autobiographique d'une doctorante en lettres qui part avec l'enthousiasme de quelqu'un qui se dit qu'elle va découvrir le monde de la recherche et qui connaît rapidement la désillusion entre les années de thèse qui s'accumulent sans qu'on n'en voie le bout, l'absence de financement qui l'oblige à enseigner en parallèle jusqu'à l'épuisement, le directeur de thèse qui a plein de doctorants et ne s'occupe pas du tout d'elle, la famille qui ne comprend rien à ce qu'elle fait, le copain avec qui elle finit par rompre, etc. On pourra se dire qu'elle force le trait, mais j'ai connu assez de doctorants en lettres et sciences humaines pour savoir que tous ces clichés sont parfois — trop souvent — vrais. J'avais beaucoup aimé ce livre aigre-doux, et je le recommande ne serait-ce que comme avertissement préalable à toutes les personnes qui envisagent de se lancer dans un doctorat (surtout dans une discipline littéraire, mais même en sciences : au minimum il faut retenir l'avertissement de bien se renseigner auprès d'anciens thésards sur l'ambiance du labo, la manière dont l'encadrant de thèse traite ses doctorants et leur consacre son attention, etc.).
Bref, quand j'ai vu que Tiphaine Rivière avait sorti une autre bédé où je pouvais penser que son talent d'observation des situations humaines et sociales serait bien employé, j'ai sauté dessus.
Il s'agit de La Distinction, sous-titré Librement
inspiré du livre de Pierre Bourdieu
, et c'est à la fois une
histoire (ou plutôt un tas de petites histoires ou saynètes, cf. mes
réflexions à ce sujet ici
concernant une autre bédé), et de la vulgarisation sociologique.
Je dois préciser d'emblée que je n'ai pas lu l'ouvrage
source, La
Distinction : Critique sociale du jugement (même si
maintenant j'ai envie de le faire) : j'ai bien
sûr[#] été exposé à un certain
nombre des idées de Bourdieu (à commencer par la notion de capital
culturel
) à travers d'autres gens qui ont repris ses idées, à
travers des discussions politiques, à travers des résumés ou
compte-rendus divers et variés, donc ce n'est pas comme si je
découvrais. Mais je suis également loin d'en avoir une connaissance
approfondie, ou même une idée bien précise. Donc je ne peux pas juger
si Tiphaine Rivière reproduit fidèlement les idées de Bourdieu (à part
les passages qu'elle cite textuellement), ou si elle ajoute des idées
de fond d'elle-même, combien elle transpose pour s'ajuster aux
quelques décennies qui se sont écoulées depuis 1979. Mais ça ne me
semble pas terriblement important.
[#] Le bien sûr
ici est lui-même marqueur du capital culturel de la classe sociale à
laquelle j'appartiens ; cf. aussi ce que
j'écrivais ici sur la culture
générale (et où d'ailleurs je mentionne Bourdieu au passage).
Ce qui est intéressant, et que je trouve très réussi, c'est qu'elle mélange assez habilement une exposition des thèses de Bourdieu et une illustration de celles-ci à travers des anecdotes qu'elle représente, ce qui rend les thèses à la fois plus compréhensibles (si j'en juge par les passages cités qui ne sont pas toujours franchement limpides), plus parlantes et plus convaincantes.
Et la bédé a un petit côté méta (j'ai déjà dit que j'aimais
le méta ? ah oui) : car le
point de départ en est un (nouveau) professeur de sciences économiques
et sociales dans un lycée plutôt défavorisé, qui décide d'essayer
d'enseigner à ses élèves les idées de Bourdieu. Évidemment, ça ne
marche pas facilement (comme je l'ai dit plus haut à propos
de Carnets de Thèse, Tiphaine Rivière est bien consciente
que l'enseignement n'est pas toujours facile). Donc on a une sorte de
double lecture : la bédé montre en même temps le prof qui essaye de
démontrer et faire comprendre à ses élèves que, par exemple, le
capital économique (l'argent !) n'est pas la seule distinction entre
classes sociales[#2], et des
situations qui illustrent ces idées, et les deux se rejoignent
souvent. C'est assez délicieusement fait (par exemple j'ai beaucoup
aimé les passages où une des élèves de la classe lit des passages du
livre à ses parents en leur disant ah tiens, c'est marrant, vous
faites exactement comme Bourdieu explique à propos des petits
bourgeois
, et les énerve parce que personne n'aime se trouver
renvoyé aux clichés de sa classe sociale).
[#2] Par exemple
quelque chose comme ceci (c'est moi qui paraphrase) : Est-ce que
vous êtes déjà allés à l'opéra ?
― Non !
― Et pourquoi
pas ?
― Parce que c'est trop cher !
― D'accord. Mais si
vous aviez tout d'un coup plein d'argent, est-ce que vous vous
mettriez à aller à l'opéra ?
― Ben non.
Les personnages sont assez nombreux, et assez variés, illustrant par exemple assez bien le fait que le patrimoine culturel n'est pas forcément parfaitement corrélé au patrimoine économique, qu'il y a cinquante nuances de bourgeois, etc. Mais ça ne tourne pas non plus à l'inventaire sans intérêt, et ces personnages sont au moins indirectement raccordés à l'histoire.
Il n'y a pas vraiment un arc narratif clair ni de conclusion
savamment construite, mais je ne trouve pas que ce soit un défaut (il
y a quand même une histoire, et une situation qui évolue, mais ce
n'est pas le plus important). Le dessin (je veux dire, le dessin
graphique) est moins détaillé que dans Carnets de Thèse
(c'est en noir et blanc, et il n'y a pas ce que Boulet appelle
les petits traits
), mais j'ai eu l'impression que
la peinture sociologique était tout à fait précise. En tout
cas, à moi qui ne suis pas sociologue (mais quand même, j'espère, un
peu observateur de la société et des comportements des gens) les
portraits des personnages et des situations sonnent juste, et souvent
juste dans le sens c'est un cliché, mais malheureusement ce cliché
est vrai
. Pas que je ne croyais pas à (disons) la
réalité des distinctions sociales dans le domaine des goûts, mais je
n'y pense pas trop, ou peut-être que j'essaie de ne pas y penser, et
la représentation en bédé oblige à y penser, de manière à la fois
éclairante et dérangeante.
Parce que c'est peut-être ce qui nous met le plus mal à l'aise avec
la sociologie, c'est combien cette idée de déterminisme social, en
nous renvoyant aux clichés auxquels nous nous conformons malgré nous,
vient gifler notre désir (dans une certaine mesure illusoire) de
liberté et d'individualité en nous rappelant combien nos goûts sont
socialement construits et largement le fruit de notre classe sociale.
Y compris, et ça fait encore plus mal, la rébellion contre le
déterminisme social qui est elle-même le propre d'une
certaine catégorie sociologique. Tout ça est profondément déprimant
(je trouve), un peu comme la prédestination dans une tragédie
grecque ; et la bédé dont je parle a donc, comme Carnets de
Thèse, un côté décidément aigre-doux, triste en même temps
qu'il est souvent drôle. (On se doute bien, par exemple, que la
relation qu'essaient d'avoir deux ados de classes sociales très
différentes, risque de ne pas durer longtemps, et d'ailleurs le père
de la jeune bourgeoise qui fréquente un garçon des cités hausse les
épaules en disant en substance ça ne durera pas, ça lui
passera
.)
Mais c'est précisément parce que cette gifle fait du bien qu'il faut lire ce livre !
La Distinction (Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu) de Tiphaine Rivière, 287 pages, éditions La Découverte Delcourt.