Alice et Bob jouent au jeu suivant : dans
l'anneau k[t1,…,tn]
des polynômes en n indéterminées sur un corps k,
chacun choisit à tour de rôle un polynôme f, la règle étant
qu'on n'a pas le droit de choisir un polynôme de la
forme g1·f1 + ⋯
+ gr·fr
où f1,…,fr sont
les polynômes qui ont déjà été joués (et notamment, le polynôme nul) ;
ou, si on préfère, l'idéal
(f1,…,fr) =
{g1·f1 + ⋯
+ gr·fr}
doit grandir strictement à chaque étape ; lorsque le polynôme 1 (donc,
n'importe quel polynôme) peut s'écrire sous la
forme g1·f1 + ⋯
+ gr·fr,
le joueur qui vient de jouer a perdu (autrement dit, on joue à la
variante « misère » du jeu : celui qui ne peut pas jouer a
gagné ; l'autre variante n'est pas intéressante, parce que qu'on gagne
immédiatement en jouant le polynôme 1). Question : qui a une
stratégie gagnante ? (En fonction de n et, éventuellement,
du corps k.)
J'avoue ne pas savoir dire grand-chose d'intelligent sur ce
problème. Si n=1, dans k[x], Alice
(le premier joueur) a une stratégie gagnante évidente, consistant à
jouer x (l'unique indéterminée). Si n=2,
dans k[x,y], il me semble que le
premier joueur gagne encore en jouant y² (si Bob réplique
par y, Alice gagne parce qu'on est ramené au
cas n=1 ; dans tout autre cas, l'intersection entre la
droite y=0 comptée avec multiplicité 2 et la courbe
algébrique d'équation définie par ce que Bob aura joué sera un nombre
fini de points avec des multiplicités paires, et Alice peut alors sans
difficulté au coup suivant tuer tous ces points sauf un qu'elle garde
avec multiplicité 1, ce qui gagne le jeu), mais je suis loin d'avoir
vérifié les détails et il n'est pas du tout improbable que je me sois
trompé. Ce papier montre
cependant qu'Alice a bien une stratégie gagnante, soit avec des
arguments du même genre en jouant y²−x³ (§6.2),
soit avec un argument différent et peut-être plus rigolo en
jouant y²−x³+x−1 (corollaires 6.4–6.5).
J'ai vaguement tendance à croire qu'Alice gagne toujours quand on part
d'un anneau de polynômes, mais je ne sais vraiment pas le prouver.
(Ce qui ne veut pas dire que ce soit très dur : je n'ai pas réfléchi
très fort.)
Géométriquement, le jeu consiste à partir de l'espace affine de
dimension n et à intersecter avec des
hypersurfaces f=0 de façon à fabriquer des
« sous-schémas fermés » de plus en
plus petits, celui qui aboutit sur le vide ayant perdu (dans la
variante « misère »).
Le jeu sous une forme un peu plus générale s'écrit ainsi :
si R est un anneau [commutatif] nœthérien (on
prend R=k[t1,…,tn]
dans l'exemple ci-dessus), chacun des deux joueurs à son tour
remplace R par le quotient de celui-ci par un de ses
éléments non nuls (i.e., par un idéal principal non nul), et le
premier qui tombe sur l'anneau nul a perdu (dans la variante
« misère »). Le jeu termine nécessairement en temps fini car on
construit une suite strictement croissante d'idéaux de l'anneau
nœthérien R de départ (ceux par quoi on a quotienté jusqu'à
présent). Bien sûr, je ne suis pas le premier à y penser, c'est
vraiment tout naturel une fois qu'on se rappelle
que tout processus terminant conduit à
un jeu impartial. On peut bien sûr jouer avec toutes sortes
d'autres structures algébriques nœthériennes (je suppose mes anneaux
commutatifs parce que je suis géomètre algébriste, mais on peut
évidemment faire des choses avec les non commutatifs et des idéaux à
gauche — ou bilatères). Par exemple, Alice et Bob pourraient jouer
alternativement des éléments de ℤm définissant
des sous-ℤ-modules (=sous-groupes abéliens) de celui-ci, avec une
inclusion stricte à chaque fois, et cette fois-ci on peut jouer à la
variante normale du jeu (i.e., celui qui ne peut plus jouer a perdu) :
il n'est pas extrêmement difficile — mais pas trivial non plus — de
trouver montrer que Bob (le second joueur) a une stratégie gagnante si
et seulement si m est pair.
On pourrait imaginer d'autres variations : par exemple, en revenant
aux polynômes
dans k[t0,…,tn],
changer un peu la règle en imposant de jouer des
polynômes homogènes et sans doute en terminant quand il y a
une puissance de chaque indéterminée dans l'idéal qu'on a engendré, ce
qui a aussi un contenu géométrique naturel : cette fois on joue avec
des sous-schémas fermés de l'espace projectif de
dimension n. On pourrait aussi jouer avec des monômes,
auquel cas les coefficients n'existent plus et on est simplement en
train de jouer au jeu
de chomp
multidimensionnel. Je trouverais satisfaisant d'arriver à plonger le
jeu de chomp dans le jeu d'un anneau nœthérien sans restriction, mais
j'avoue ne pas voir de façon de faire ça. (Je trouverais aussi
satisfaisant d'arriver à résoudre le jeu de départ sur les polynômes
en le ramenant au jeu de chomp par une utilisation astucieuse
de bases de Gröbner qui feraient qu'on peut toujours supposer qu'on
joue avec des monômes, c'est sans doute une idée naïve.)
Toujours est-il que ce jeu conduit à un invariant rigolo (quoique
pas très sérieux) d'un anneau nœthérien, c'est ce que j'ai envie
d'appeler sa fonction de Grundy-Gulliksen (je vais
expliquer pourquoi Gulliksen, mais pour Grundy, voir
mon entrée sur les jeux
combinatoires que j'ai déjà liée, spécialement
sa deuxième
partie). La définition est très simple et très jolie :
Si R est un anneau [commutatif] noethérien, la fonction
de Grundy-Gulliksen de R est le plus petit ordinal qui
n'est pas égal à la fonction de Grundy-Gulliksen
d'un R/(f) pour un élément f≠0
dans R.
La définition est récursive (définir la fonction de
Grundy-Gulliksen de R demande de connaître celle de tous
les quotients R/(f) de R par un idéal
principal non nul), mais elle a quand même un sens par nœthérianité :
c'est toute la beauté de l'induction nœthérienne.
Noter qu'il s'agit là de la fonction de Grundy
pour la variante normale du jeu, qui (sur tout anneau non nul) vaut 1
plus la fonction de Grundy pour la variante misère. Donc la stratégie
gagnante pour au jeu (variante misère) consiste à toujours jouer vers
un anneau dont la fonction de Grundy-Gulliksen vaut 1.
Bon, je ne sais essentiellement rien dire d'intelligent sur ce
nombre. En revanche, si au lieu de considérer R comme un
jeu je le considère comme un processus terminant dont il faut évaluer
la longueur (voir
la première
partie de mon entrée sur les jeux), on obtient une quantité très
intéressante :
Si R est un anneau [commutatif] noethérien, la longueur
de Gulliksen de R est le plus petit ordinal strictement
supérieur à la longueur de Gulliksen de
tout R/(f) pour un élément f≠0
dans R. (De façon équivalente, c'est le plus petit ordinal
strictement supérieur à la longueur de Gulliksen de
tout R/I pour un idéal I≠(0)
de R.)
(L'équivalence dans la parenthèse finale n'a
évidemment pas d'analogue pour la fonction de Grundy-Gulliksen : cela
reviendrait à donner aux joueurs la possibilité de quotienter l'anneau
autant de fois qu'ils veulent, auquel cas le jeu perd évidemment tout
intérêt.)
On peut évidemment généraliser ça à d'autres choses : notamment, la
longueur de Gulliksen d'un module nœthérien M sur un
anneau R est le plus petit ordinal strictement supérieur à
la longueur de Gulliksen de tout quotient M/N
de M par un sous-R-module N (et en
fait, on n'a pas besoin de supposer R commutatif, et
d'ailleurs Gulliksen ne le fait pas) ; la longueur de Gulliksen d'un
schéma nœthérien est le plus petit ordinal strictement supérieur à la
longueur de Gulliksen de n'importe quel sous-schéma fermé strict.
Toutes ces définitions ont un sens bien que récursives, grâce à la
magie de l'induction nœthérienne.
Par exemple, l'anneau nul, comme il n'a aucun quotient non-trivial,
a une longueur nulle (0 est le plus petit ordinal strictement
supérieur à tout élément de l'ensemble vide), et c'est manifestement
le seul ; un corps a une longueur 1, et réciproquement tout anneau de
longueur 1 est un corps. Un espace vectoriel de dimension finie sur
un corps a une longueur (en tant que module sur ce corps) égale à sa
dimension. L'anneau k[t]/(t²) a une
longueur 2, tandis que k[t] a
longueur ω (parce
que k[t]/(f) a une longueur égale au
degré de f pour tout f non nul).
J'appelle cette notion longueur de Gulliksen
parce qu'elle a
été étudiée
dans un
très bel article par Tor Gulliksen en 1973. Elle généralise la
notion classique de longueur (définie pour les modules à la fois
nœthériens et artiniens, et en particulier pour les anneaux
artiniens), mais avec une définition bien plus agréable, et des
propriétés presque aussi sympathiques dans le cas infini (notamment,
si 0 → M′ → M → M″ → 0 est une suite
exacte courte de modules nœthériens, la longueur de Gulliksen
ℓ(M) de M est encadrée par la valeur de deux
additions entre celles de M′ et M″, à savoir
ℓ(M′) + ℓ(M″) ≤ ℓ(M) ≤
ℓ(M′) ⊞ ℓ(M″) où + désigne la somme usuelle des
ordinaux, et ⊞ la somme naturelle ou somme de Hessenberg). Mais en
même temps, la longueur de Gulliksen permet de retrouver la dimension
(de Krull) d'un anneau, généralisée aux ordinaux non nécessairement
finis : si on écrit la longueur de Gulliksen de M en forme
normale de Cantor (c'est-à-dire en « base ω », voir par
exemple cette entrée sur les
ordinaux), alors le plus grand exposant de ω qui intervient
définit la dimension de M — par exemple, la longueur de
Gulliksen
de k[t1,…,tn]
vaut ωn. Entre autres propriétés
dignes d'intérêt (elle n'est pas écrite noir sur blanc dans l'article
de Gulliksen, mais elle s'en déduit assez facilement en considérant la
dimension de Krull), un anneau [commutatif] nœthérien est intègre si
et seulement si sa longueur de Gulliksen est une puissance
de ω, ce qui est fort sympathique. Mieux, l'écriture en
forme normale de Cantor de la longueur de Gulliksen d'un anneau
[commutatif] R se relie à la décomposition primaire
de R.
Je trouve la longueur de Gulliksen — et son écriture en forme
normale de Cantor — beaucoup plus naturelle et élégante que la
fonction de Hilbert-Samuel, et que la définition classique de la
dimension de Krull : à mon avis, il serait profitable de s'en servir
dans toute introduction ou tout livre sur l'algèbre commutative. Le
fait que le concept ait été peu développé est sans doute le signe que
les algébristes n'aiment pas les ordinaux (ou l'infini qu'ils ne
contrôlent pas bien), ce qui est vraiment dommage.
Une chose qui me chagrine, cependant, c'est qu'on manque d'exemples
d'anneaux nœthériens de dimension de Krull arbitraire (infinie) :
essentiellement, je connais une construction, due à Nagata,
qui a été raffinée par
le même Gulliksen pour fabriquer des anneaux de dimension de Krull
un ordinal quelconque (et du coup, de façon facile, de longueur de
Gulliksen un ordinal quelconque) — cette construction n'est sans doute
pas aussi simple qu'on voudrait, et, en tout cas, on manque (ou du
moins, je manque) de variété dans les exemples.