David Madore's WebLog: Quelques petits jeux avec l'algèbre commutative

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(jeudi)

Quelques petits jeux avec l'algèbre commutative

Alice et Bob jouent au jeu suivant : dans l'anneau k[t1,…,tn] des polynômes en n indéterminées sur un corps k, chacun choisit à tour de rôle un polynôme f, la règle étant qu'on n'a pas le droit de choisir un polynôme de la forme g1·f1 + ⋯ + gr·frf1,…,fr sont les polynômes qui ont déjà été joués (et notamment, le polynôme nul) ; ou, si on préfère, l'idéal (f1,…,fr) = {g1·f1 + ⋯ + gr·fr} doit grandir strictement à chaque étape ; lorsque le polynôme 1 (donc, n'importe quel polynôme) peut s'écrire sous la forme g1·f1 + ⋯ + gr·fr, le joueur qui vient de jouer a perdu (autrement dit, on joue à la variante « misère » du jeu : celui qui ne peut pas jouer a gagné ; l'autre variante n'est pas intéressante, parce que qu'on gagne immédiatement en jouant le polynôme 1). Question : qui a une stratégie gagnante ? (En fonction de n et, éventuellement, du corps k.)

J'avoue ne pas savoir dire grand-chose d'intelligent sur ce problème. Si n=1, dans k[x], Alice (le premier joueur) a une stratégie gagnante évidente, consistant à jouer x (l'unique indéterminée). Si n=2, dans k[x,y], il me semble que le premier joueur gagne encore en jouant y² (si Bob réplique par y, Alice gagne parce qu'on est ramené au cas n=1 ; dans tout autre cas, l'intersection entre la droite y=0 comptée avec multiplicité 2 et la courbe algébrique d'équation définie par ce que Bob aura joué sera un nombre fini de points avec des multiplicités paires, et Alice peut alors sans difficulté au coup suivant tuer tous ces points sauf un qu'elle garde avec multiplicité 1, ce qui gagne le jeu), mais je suis loin d'avoir vérifié les détails et il n'est pas du tout improbable que je me sois trompé. Ce papier montre cependant qu'Alice a bien une stratégie gagnante, soit avec des arguments du même genre en jouant y²−x³ (§6.2), soit avec un argument différent et peut-être plus rigolo en jouant y²−x³+x−1 (corollaires 6.4–6.5). J'ai vaguement tendance à croire qu'Alice gagne toujours quand on part d'un anneau de polynômes, mais je ne sais vraiment pas le prouver. (Ce qui ne veut pas dire que ce soit très dur : je n'ai pas réfléchi très fort.)

Géométriquement, le jeu consiste à partir de l'espace affine de dimension n et à intersecter avec des hypersurfaces f=0 de façon à fabriquer des « sous-schémas fermés » de plus en plus petits, celui qui aboutit sur le vide ayant perdu (dans la variante « misère »).

Le jeu sous une forme un peu plus générale s'écrit ainsi : si R est un anneau [commutatif] nœthérien (on prend R=k[t1,…,tn] dans l'exemple ci-dessus), chacun des deux joueurs à son tour remplace R par le quotient de celui-ci par un de ses éléments non nuls (i.e., par un idéal principal non nul), et le premier qui tombe sur l'anneau nul a perdu (dans la variante « misère »). Le jeu termine nécessairement en temps fini car on construit une suite strictement croissante d'idéaux de l'anneau nœthérien R de départ (ceux par quoi on a quotienté jusqu'à présent). Bien sûr, je ne suis pas le premier à y penser, c'est vraiment tout naturel une fois qu'on se rappelle que tout processus terminant conduit à un jeu impartial. On peut bien sûr jouer avec toutes sortes d'autres structures algébriques nœthériennes (je suppose mes anneaux commutatifs parce que je suis géomètre algébriste, mais on peut évidemment faire des choses avec les non commutatifs et des idéaux à gauche — ou bilatères). Par exemple, Alice et Bob pourraient jouer alternativement des éléments de ℤm définissant des sous-ℤ-modules (=sous-groupes abéliens) de celui-ci, avec une inclusion stricte à chaque fois, et cette fois-ci on peut jouer à la variante normale du jeu (i.e., celui qui ne peut plus jouer a perdu) : il n'est pas extrêmement difficile — mais pas trivial non plus — de trouver montrer que Bob (le second joueur) a une stratégie gagnante si et seulement si m est pair.

On pourrait imaginer d'autres variations : par exemple, en revenant aux polynômes dans k[t0,…,tn], changer un peu la règle en imposant de jouer des polynômes homogènes et sans doute en terminant quand il y a une puissance de chaque indéterminée dans l'idéal qu'on a engendré, ce qui a aussi un contenu géométrique naturel : cette fois on joue avec des sous-schémas fermés de l'espace projectif de dimension n. On pourrait aussi jouer avec des monômes, auquel cas les coefficients n'existent plus et on est simplement en train de jouer au jeu de chomp multidimensionnel. Je trouverais satisfaisant d'arriver à plonger le jeu de chomp dans le jeu d'un anneau nœthérien sans restriction, mais j'avoue ne pas voir de façon de faire ça. (Je trouverais aussi satisfaisant d'arriver à résoudre le jeu de départ sur les polynômes en le ramenant au jeu de chomp par une utilisation astucieuse de bases de Gröbner qui feraient qu'on peut toujours supposer qu'on joue avec des monômes, c'est sans doute une idée naïve.)

Toujours est-il que ce jeu conduit à un invariant rigolo (quoique pas très sérieux) d'un anneau nœthérien, c'est ce que j'ai envie d'appeler sa fonction de Grundy-Gulliksen (je vais expliquer pourquoi Gulliksen, mais pour Grundy, voir mon entrée sur les jeux combinatoires que j'ai déjà liée, spécialement sa deuxième partie). La définition est très simple et très jolie :

Si R est un anneau [commutatif] noethérien, la fonction de Grundy-Gulliksen de R est le plus petit ordinal qui n'est pas égal à la fonction de Grundy-Gulliksen d'un R/(f) pour un élément f≠0 dans R.

La définition est récursive (définir la fonction de Grundy-Gulliksen de R demande de connaître celle de tous les quotients R/(f) de R par un idéal principal non nul), mais elle a quand même un sens par nœthérianité : c'est toute la beauté de l'induction nœthérienne.

Noter qu'il s'agit là de la fonction de Grundy pour la variante normale du jeu, qui (sur tout anneau non nul) vaut 1 plus la fonction de Grundy pour la variante misère. Donc la stratégie gagnante pour au jeu (variante misère) consiste à toujours jouer vers un anneau dont la fonction de Grundy-Gulliksen vaut 1.

Bon, je ne sais essentiellement rien dire d'intelligent sur ce nombre. En revanche, si au lieu de considérer R comme un jeu je le considère comme un processus terminant dont il faut évaluer la longueur (voir la première partie de mon entrée sur les jeux), on obtient une quantité très intéressante :

Si R est un anneau [commutatif] noethérien, la longueur de Gulliksen de R est le plus petit ordinal strictement supérieur à la longueur de Gulliksen de tout R/(f) pour un élément f≠0 dans R. (De façon équivalente, c'est le plus petit ordinal strictement supérieur à la longueur de Gulliksen de tout R/I pour un idéal I≠(0) de R.)

(L'équivalence dans la parenthèse finale n'a évidemment pas d'analogue pour la fonction de Grundy-Gulliksen : cela reviendrait à donner aux joueurs la possibilité de quotienter l'anneau autant de fois qu'ils veulent, auquel cas le jeu perd évidemment tout intérêt.)

On peut évidemment généraliser ça à d'autres choses : notamment, la longueur de Gulliksen d'un module nœthérien M sur un anneau R est le plus petit ordinal strictement supérieur à la longueur de Gulliksen de tout quotient M/N de M par un sous-R-module N (et en fait, on n'a pas besoin de supposer R commutatif, et d'ailleurs Gulliksen ne le fait pas) ; la longueur de Gulliksen d'un schéma nœthérien est le plus petit ordinal strictement supérieur à la longueur de Gulliksen de n'importe quel sous-schéma fermé strict. Toutes ces définitions ont un sens bien que récursives, grâce à la magie de l'induction nœthérienne.

Par exemple, l'anneau nul, comme il n'a aucun quotient non-trivial, a une longueur nulle (0 est le plus petit ordinal strictement supérieur à tout élément de l'ensemble vide), et c'est manifestement le seul ; un corps a une longueur 1, et réciproquement tout anneau de longueur 1 est un corps. Un espace vectoriel de dimension finie sur un corps a une longueur (en tant que module sur ce corps) égale à sa dimension. L'anneau k[t]/(t²) a une longueur 2, tandis que k[t] a longueur ω (parce que k[t]/(f) a une longueur égale au degré de f pour tout f non nul).

J'appelle cette notion longueur de Gulliksen parce qu'elle a été étudiée dans un très bel article par Tor Gulliksen en 1973. Elle généralise la notion classique de longueur (définie pour les modules à la fois nœthériens et artiniens, et en particulier pour les anneaux artiniens), mais avec une définition bien plus agréable, et des propriétés presque aussi sympathiques dans le cas infini (notamment, si 0 → M′ → MM″ → 0 est une suite exacte courte de modules nœthériens, la longueur de Gulliksen ℓ(M) de M est encadrée par la valeur de deux additions entre celles de M′ et M″, à savoir ℓ(M′) + ℓ(M″) ≤ ℓ(M) ≤ ℓ(M′) ⊞ ℓ(M″) où + désigne la somme usuelle des ordinaux, et ⊞ la somme naturelle ou somme de Hessenberg). Mais en même temps, la longueur de Gulliksen permet de retrouver la dimension (de Krull) d'un anneau, généralisée aux ordinaux non nécessairement finis : si on écrit la longueur de Gulliksen de M en forme normale de Cantor (c'est-à-dire en « base ω », voir par exemple cette entrée sur les ordinaux), alors le plus grand exposant de ω qui intervient définit la dimension de M — par exemple, la longueur de Gulliksen de k[t1,…,tn] vaut ωn. Entre autres propriétés dignes d'intérêt (elle n'est pas écrite noir sur blanc dans l'article de Gulliksen, mais elle s'en déduit assez facilement en considérant la dimension de Krull), un anneau [commutatif] nœthérien est intègre si et seulement si sa longueur de Gulliksen est une puissance de ω, ce qui est fort sympathique. Mieux, l'écriture en forme normale de Cantor de la longueur de Gulliksen d'un anneau [commutatif] R se relie à la décomposition primaire de R.

Je trouve la longueur de Gulliksen — et son écriture en forme normale de Cantor — beaucoup plus naturelle et élégante que la fonction de Hilbert-Samuel, et que la définition classique de la dimension de Krull : à mon avis, il serait profitable de s'en servir dans toute introduction ou tout livre sur l'algèbre commutative. Le fait que le concept ait été peu développé est sans doute le signe que les algébristes n'aiment pas les ordinaux (ou l'infini qu'ils ne contrôlent pas bien), ce qui est vraiment dommage.

Une chose qui me chagrine, cependant, c'est qu'on manque d'exemples d'anneaux nœthériens de dimension de Krull arbitraire (infinie) : essentiellement, je connais une construction, due à Nagata, qui a été raffinée par le même Gulliksen pour fabriquer des anneaux de dimension de Krull un ordinal quelconque (et du coup, de façon facile, de longueur de Gulliksen un ordinal quelconque) — cette construction n'est sans doute pas aussi simple qu'on voudrait, et, en tout cas, on manque (ou du moins, je manque) de variété dans les exemples.

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