Même si mon moral est moins mauvais, je continue à avoir beaucoup de mal à faire autre chose que de l'épidémiologie. Du coup, je vais en parler encore une fois, pour présenter une approche différente du calcul du taux d'attaque, qui permet cette fois-ci d'illustrer (par des considérations théoriques plutôt que des simulations numériques) certains effets d'hétérogénéité. (Il s'agit d'une traduction+développement de ce que j'ai écrit dans ce fil Twitter [lien direct Twitter] ainsi que celui-ci [lien direct Twitter], et secondairement, de ce fil [lien direct Twitter] plus ancien.) Mais je commence par quelques remarques d'ordre méta sur ces effets d'hétérogénéité et les épidémiologistes de fauteuil (si ça ne vous intéresse pas, sautez après).
On (un des auteurs !) a enfin fini par me pointer du doigt un livre (et donc une référence citable !) où étaient traitées les probématiques épidémiologiques qui me préoccupaient : il s'agit de Mathematics of Epidemics on Networks (From Exact to Approximate Models) d'István Z. Kiss, Joel C. Miller et Péter L. Simon (Springer 2017). Non seulement il traite exactement tout ce que je voulais voir traité, mais la présentation est vraiment très agréable pour le mathématicien que je suis : les énoncés sont précis, les approximations sont expliquées avec soin, les notations ne sont pas trop pénibles, bref, je le recommande très vivement. (Quel dommage que toutes les bibliothèques soient fermées… Si seulement il y avait un site web — qui pourrait par exemple porter le nom en anglais d'une bibliothèque et du premier livre de la Bible — où on pourrait trouver les PDF de ce genre de choses. Ah non, zut, ce serait illégal, parce qu'on a des lois à la con qui empêchent la diffusion des connaissances. Mais pardon, je digresse.)
Il y aurait peut-être à analyser la raison pour laquelle j'ai
réussi à passer à côté de cet excellent ouvrage jusqu'à tout
récemment. (Il est possible qu'on me l'ait déjà suggéré et que je
sois quand même passé à côté de la suggestion, parce que le
mot networks
ne m'inspirait pas : en fait, il
s'agit de graphes, il y a apparemment des gens qui, parce qu'ils ont
une approche un peu différente, parlent de réseaux
pour parler
de graphes, et notamment de graphes aléatoires, ce qui est leur droit
mais ça ne facilite pas la communication. J'aimerais quand même bien
comprendre, par exemple,
pourquoi si
on recherche Galton-Watson "attack rate"
dans
Google, les deux premières réponses sont de moi, alors que ça a
quand même l'air d'être des termes très naturels à rechercher dans le
contexte de la propagation des épidémies, et d'ailleurs le livre que
je viens de mentionner devrait être dans les résultats, et
beaucoup plus haut qu'un tweet à moi.) Mais je ne vais pas m'étendre
là-dessus, en tout cas pas maintenant.
Bref, toujours est-il que j'ai été soulagé de voir que tout un tas de phénomènes que je voulais voir étudiés, et que j'avais au moins en partie redécouverts, comme ce que je vais décrire ci-dessous, étaient effectivement étudiés quelque part, et que j'aurai des références citables à montrer. J'ai l'habitude de redécouvrir des résultats connus, je dirais même que ça fait partie du fonctionnement normal de la science, et quand je l'apprends je suis plutôt content que mon intuition ne soit pas complètement à côté de la plaque.
En revanche, je demeure perplexe quant au fait que ces phénomènes
soient bien connus ou non des épidémiologistes. Il y a deux
prépublications qui sont sorties
récemment, une sur l'arXiv (par des matheux)
et une autre sur medRxiv (par des
épidémiologistes plus médecins, ça se voit au fait qu'ils déposent sur
medRxiv et n'utilisent pas TeX ), qui font tous les
deux la même observation, évidemment formulée et argumentée de façon
plus précise, que j'écrivais dans cette
entrée de blog
ou de
façon concise dans ce tweet (en mars) : l'épidémie va atteindre,
et donc immuniser, les personnes les plus connectées en premier, ce
qui fait que l'hétérogénéité des contacts contribue à réduire le seuil
d'immunité à partir duquel elle se met à régresser (le premier de ces
documents calcule 43%, ce qu'il ne faut pas, à mon avis, prendre comme
une prédiction mais comme un ordre de grandeur grossier de l'effet
qu'on peut attendre). D'un côté, il semble que ce type d'effet ait
été étudié
depuis 1980 (au plus tard). Mais de
l'autre, un
épidémiologiste renommé (Marc Lipsitch) semble considérer que
c'est intéressant et vaguement nouveau, et il y en a qui
n'ont pas
reçu le message (et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres où j'ai
vu affirmer, y compris de la part de personnes qui sont des
épidémiologistes ou qui ont une formation proche, que
puisque R₀~3 on doit atteindre ~70% d'immunisés pour que
l'épidémie régresse). Donc il y a, au minimum, un problème de
communication. Ce n'est pas très grave, maintenant j'ai au moins
quelque chose d'un peu plus crédible
(un PDF !) à citer
pour contester cette idée (et le fait que Marc Lipsitch prenne ça au
sérieux est bien puisque c'est lui qui est à l'origine, d'avoir
popularisé le chiffre de 70% comme taux d'attaque, même s'il
l'a immédiatement
nuancé). Mais ça reste un peu pénible d'avoir l'impression d'être
le crackpot qui vient contredire les experts qui ont dit
que c'était 70%
. (Un peu quand comme l'OMS a fait
une communication un peu hâtive en affirmant qu'il n'y avait aucun
signe que l'infection par le Covid-19 confère une quelconque forme
d'immunité, alors que quand
même, si,
il y a des raisons de le penser : ce n'est
vraiment pas
une position confortable que de tenir le discours je ne suis
pas du tout médecin, mais je vais quand même remettre
l'OMS à sa place sur une question de médecine
. Bon,
je digresse encore.)
PS : D'ailleurs, on me souffle que j'ai peut-être contribué à diffuser ces idées. Tant mieux si c'est le cas.
❦
J'en viens à ce dont je voulais vraiment parler : un modèle basé sur la percolation dans des graphes aléatoires et permettant de modéliser (de façon simpliste !) la manière dont la variance du nombre de contacts infectieux modifie le taux d'attaque d'une épidémie à nombre de reproduction R₀ donné. C'est ce que représentent les courbes ci-contre, en l'occurrence pour R₀=2.5 (contacts infectieux par individu en moyenne), avec l'écart-type σ du nombre de contacts infectieux en abscisse, et en ordonnée le taux d'attaque prédit (en bleu par un modèle basé sur un graphe orienté, en rouge par un modèle symétrique) : je veux expliquer un peu comment lire ces courbes et comment elles ont été calculées.