Je me rappelle avoir été un jour à table en compagnie d'un groupe
d'éminents physiciens (en physique fondamentale ou en astrophysique ;
tous professeurs des universités ou chercheurs au CNRS,
et au moins un membre de
la Royal
Society). Quelqu'un a lancé la question de savoir comment
fonctionnait un micro-ondes et, plus spécifiquement, des choses comme
pourquoi il ne faut pas le laisser tourner à vide (et d'ailleurs, si
c'est vraiment le cas) et si sa consommation varie selon ce qu'on met
dedans, ou encore comment on arrive à faire des emballages métalliques
qu'on peut mettre au micro-ondes. Au bout d'une demi-heure de
discussion acharnée pour savoir s'il se forme ou non
des ondes
stationnaires dans un micro-onde à vide, ou comment
les courants de
Foucault circulent dans un métal, tout le monde était surtout très
embrouillé et, finalement, personne n'avait une idée très précise sur
le modus operandi d'un micro-ondes.
La physique, c'est compliqué, parce qu'il peut y avoir plein de
principes qui ont l'air de s'appliquer en même temps, et savoir ce qui
est réellement important et ce qui ne fait qu'embrouiller les choses,
ou encore quand deux façons de présenter un effet sont deux visions de
la même chose ou quand ils doivent s'ajouter, tout cela demande le
fameux sens physique
dont les physiciens aiment clamer haut et
fort (et pas forcément à tort) que les mathématiciens sont tristement
dépourvus. (D'un autre côté, j'ai pris plus d'une fois un ami
physicien à pipoter outrageusement sous couvert de ce sens
physique
.)
Un exemple : on sait bien
qu'un
champ magnétique qui varie dans le temps produit un champ
électrique et
qu'un
champ électrique qui varie dans le temps (et pas seulement un courant)
produit un champ magnétique, et que la combinaison de ces deux
phénomènes (un champ magnétique qui varie sinusoïdalement, donnant
naissance à un champ électrique — orthogonal — qui varie à
son tour et donne à son tour naissance à un champ magnétique, etc.)
constitue le phénomène
d'onde
électromagnétique ; j'en avais conclu que
les plaques
« à induction » sont essentiellement la même chose que l'émission
d'une onde électromagnétique (un courant alternatif produit un champ
magnétique alternatif, qui doit bien à son tour produire un champ
électrique — non ?) et je me demandais pourquoi on n'avait pas
besoin d'isoler ces plaques comme on isole les micro-ondes. La
réponse, c'est que les plaques à induction ont une fréquence de 50Hz
(le courant du secteur), comparée aux 2.5GHz (50 millions de fois
plus) des micro-ondes : si le champ magnétique oscillant donne bien
naissance à un champ électrique (qui produit des courants de Foucault
dans les métaux, ce qui les chauffe), comme la table à induction est
beaucoup plus petite que les 6000km de longueur d'onde d'une onde de
50Hz, ce champ électrique est beaucoup plus faible par rapport au
champ magnétique initial que ce que serait le rapport entre les deux
dans une onde (dans une onde le rapport des intensités quadratiques
moyennes de E et B est fixé et vaut la vitesse de la
lumière), et par conséquent le champ magnétique induit par ce
champ électrique est, pour sa part, complètement négligeable. Bref,
rien ne se propage. Il ne suffit pas de connaître les lois de
Maxwell, il faut encore avoir le sens physique
de voir ce qui
va être grand devant quoi.
J'avais remarqué depuis
longtemps ces
petits lumières rouges
(appelées Balisor®)
qu'on voit sur les câbles à très haute tension et qui servent à
éclairer la nuit pour avertir les avions de la présence de ces câbles.
Mais comment fonctionnent-elles au juste ? C'est un peu mystérieux :
si on regarde sans faire très attention, on a l'impression qu'elles
sont juste reliées à deux endroits du même câble (séparés de quelques
mètres). Comment peut-on tirer de la lumière d'un seul câble à très
haute tension ?
Une première idée que je m'étais faite est que ce sont peut-être ce
sont des lampes à très faible résistance, en série avec des câbles
d'extrêmement bonne conductivité, de sorte que même en dérivation sur
un pur câble elles arrivent à en tirer un peu de courant (quand le
courant qui circule par le câble est énorme) ; mais ça ne marche pas :
le courant qui circule dans des câbles très haute tension est certes
important, mais pas gigantesque non plus (ça doit être de l'ordre de
grandeur de 500A ou 1kA au maximum par câble, et plutôt
quelque chose comme 200A dans une situation relativement tranquille),
et leur résistance linéique est beaucoup trop faible pour qu'on puisse
espérer tirer une fraction non négligeable en se mettant en dérivation
sur un bout de câble.
Une autre idée était que le câble sur lequel se trouve la lampe
n'est pas en contact avec le câble principal, mais qu'il est alimenté
par courant induit : ça ne marche toujours pas — à quelques
dizaines de centimètres d'un câble très haute tension, le champ
magnétique n'est que d'une centaine de microteslas, et ça variant à
50Hz ça ne va pas produire une induction foudroyante (quelques
millivolts à tout casser dans une boucle autour du câble), d'ailleurs
de toute façon le câble portant la lampe n'est pas en boucle.
De toute façon, les idées qui partent de l'intensité du
courant circulant dans le câble sont mauvaises — on ne veut pas
que les lampes éclairent plus ou moins selon que le câble est plus ou
moins utilisé (donc que le courant circule à une intensité plus ou
moins grande).
Encore une autre idée (je dénonce mon père pour l'avoir eue, parce
qu'elle est franchement fantaisiste) était que, la tension étant
sinusoïdale, on puisse avoir une différence de potentielle entre deux
points du même câble suffisante pour alimenter une lampe. Ça ne tient
pas debout : d'une part la période complète pour un courant 50Hz est
de 6000km, alors deux points séparés de quelques mètres, même sur une
ligne à 400kV, ils ne vont pouvoir tirer qu'une fraction de volt entre
eux et surtout, de toute façon, le câble alimentant la lampe va avoir
exactement le même problème (ça marcherait peut-être si on mettait la
lampe en parallèle d'une boucle de câble de quelques mètres qui
pendouille, mais ce n'est pas ce qu'on fait).
En fait, à regarder de près, le dispositif est le suivant : un côté
de la lampe est bien relié au câble. L'autre côté, en revanche, est
relié à un fil parallèle au câble (que j'appellerai fil collecteur,
faute d'un meilleur nom), long d'environ 4m, et maintenu à une
trentaine de centimètres de lui. L'extrémité de ce fil
collecteur n'est pas en contact électrique avec le câble
(sinon, comme je l'ai expliqué, ça ne marcherait pas), il est maintenu
physiquement en place par un isolant. L'explication qu'on donne est
sommairement la suivante : le câble de 400kV, à une vingtaine de
mètres au-dessus du sol, fait naître un champ électrique d'environ
20kV/m en moyenne entre ce câble et le sol ; le fil collecteur étant à
quelque chose comme 30cm du câble, il doit être à 6000V de lui, donc
on peut alimenter la lampe. Juste ? Il y a vaguement de ça, mais ce
n'est toujours pas bon : si la tension était continue, le dispositif
ne marcherait pas. Il faut considérer l'intervalle entre le câble et
le fil collecteur comme un condensateur à air, et en courant continu
il ne pourrait pas y circuler un courant (le condensateur se
chargerait simplement, ce qui déplacerait les lignes de potentiel
électrique). En fait, cette figure de 20kV/m de champ électrique est
un peu trompeuse : quand on marche sous un câble très haute tension,
on n'a pas 30kV de différence de potentiel entre les pieds et la
tête ! En effet, on modifie les lignes de potentiel en étant présent
dedans. La réalité est donc plus compliquée.
Il faut plutôt s'imaginer la chose suivante : l'air entre le câble
à très haute tension et le sol forme un condensateur (ou plutôt une
rangée de condensateurs en parallèle, tous reliant le sol et le câble,
dont la capacité est de l'ordre de 1.2µF pour 100km de câble linéique
si j'en crois les ordres de grandeur donnés à la page 188
de ce
document[#]), donc pour 400kV
à 50Hz il y a une centaine d'ampères par 100km qui fuient vers le
sol[#2]. En plaçant le fil
collecteur entre le câble et la terre, on met essentiellement la lampe
en série avec ce condensateur sur la longueur du fil collecteur (soit
quelque chose comme 4m, donc environ 50pF de capacité avec le sol si
on suppose que toute la capacité de fuite passe par le fil collecteur,
ce qui est sans doute un peu optimiste mais pas complètement
déraisonnable à cause des effets de pointe) ; tant que la capacité
entre le fil collecteur et le câble qui lui est parallèle reste assez
petite[#3] pour avoir une
impédance beaucoup plus grande que la résistance de la lampe, la
liaison du collecteur au câble joue donc le rôle d'un générateur
d'intensité dans la lampe, pour une valeur d'intensité égale à
l'intensité de fuite sur la longueur du câble considérée (avec mes
valeurs nominales, ça fait quelque chose comme 6mA : je suis étonné
que ça suffise à alimenter une lampe d'une dizaine de candelas, mais
il faut se rappeler qu'elle peut prendre une tension presque aussi
grande qu'elle veut[#4]
puisqu'elle est soumise à un générateur d'intensité).
En termes plus simples et peut-être moins précis, ce qui se passe
est donc que le courant de fuite a lieu entre le fil collecteur et la
terre plutôt qu'entre le câble et la terre (parce que le fil
collecteur est en-dessous du câble duquel il pend), et ce faisant il
passe par la lampe, qui s'éclaire !
Sinon, une question que je m'étais posée était : d'où vient
l'asymétrie entre le câble et le sol ? On espère que mettre comme ça
un fil collecteur à quelques centimètres du sol ne suffira pas à faire
briller une lampe, sinon on s'inquiéterait beaucoup de marcher sous un
câble très haute tension. De fait, ça ne suffira pas : l'asymétrie
vient de ce que le câble est linéique et le sol est planaire ; pour se
mettre en série dans la capacité avec le sol, il faudrait non pas un
fil collecteur mais une plaque collectrice, recouvrant une bonne
surface sous le câble très haute tension. Et on ne risque pas non
plus de se faire électrocuter sous le câble, malgré le champ
électrique important. (En fait, je pense qu'on ne sera pas non plus
électrocuté si on se suspend au câble sans toucher la terre : comme on
est nettement plus étroit que les fils collecteurs des Balisor®, le
courant de fuite qui devrait nous traversait n'attendrait que quelques
dizaines de microampères, pas assez pour électrocuter un humain.
Après, il y a quand même le problème de l'éventuelle décharge
initiale, qui semble être la raison pour
laquelle ces
gens-là prennent des précautions.)
[#] Document par
ailleurs très intéressant et rempli de photos porno pour les amateurs
d'électricité de puissance. On y apprend, par exemple, comment on
s'arrange pour synchroniser les phases de tous les alternateurs et de
tous les circuits électriques en Europe de l'Ouest ; et aussi comment
ce synchronisme de phase fournit une réserve de puissance qui permet
de répondre instantanément aux variations de consommation en attendant
des mesures pour rétablir la fréquence à sa valeur nominale en
agissant sur la production.
[#2] Enfin, ils ne
fuient pas vraiment parce que d'une part ce n'est pas un vrai courant
(c'est
un courant
de déplacement) et d'autre part c'est
un courant
réactif (= il est en quadrature de phase par rapport à la
tension), donc il faut admettre que parler de courant de fuite
est peut-être pédagogiquement désastreux.
[#3] Estimer cette
capacité Cb (entre le câble et le fil
collecteur) est d'ailleurs un peu coton : autant celle C
entre le câble et la terre j'ai une source fiable, là je ne sais pas
bien. Un argument est qu'elle serait environ 100 fois plus grande
que C parce que le fil collecteur est environ 100 fois plus
près du câble que la terre, mais je pense que c'est exagéré —
notamment parce que le potentiel électrique créé par une charge
linéique est en log, pas linéaire comme pour des plaques, donc je
dirais plutôt que c'est le même ordre de grandeur, peut-être entre
100pF et 500pF. Quand bien même ce serait 1nF, ça veut dire que la
lampe peut tirer, sur son courant imposé, une tension de quelques pour
cent de la tension du câble au sol —
bref, beaucoup.
[#4] Comme l'explique
la note précédente, elle peut aller jusqu'à plusieurs kV, peut-être
même des dizaines de kV, de tension. Donc, tirer plusieurs watts de
puissance.