Le livre dont je parle a été adapté au cinéma par nul autre que
Steven Spielberg
dans un film qui sort
bientôt (dans deux mois aux États-Unis, je suppose qu'en France il
faudra en compter six de plus). J'ai vu une bande annonce pour ce
film (il y en a par exemple
un ici),
je me suis dit qu'il pourrait me plaire, je l'ai mentalement ajouté
dans ma liste de sorties à guetter ; et comme je suis tombé sur le
livre d'origine en flânant chez le W. H. Smith de la rue
de Rivoli (ça n'a rien d'un hasard : il a été réimprimé — ou remis au
centre des présentoirs — à la faveur de la publicité que lui offre le
film), je l'ai acheté. Au minimum, il avait pour me plaire que
contrairement à tant d'autres œuvres de SF c'est un roman
pas trop épais et qui ne s'inscrit pas dans une interminable saga.
Je résume un peu de quoi il s'agit. Je vais divulgâcher (spoiler)
très légèrement dans ce qui suit, mais je pense vraiment que ce n'est
pas gênant, d'ailleurs le contexte du livre est essentiellement donné
par le chapitre 0000 ou par une bande annonce quelconque du film.
L'action de Ready Player One se passe en
2045. Le monde réel est devenu encore un chouïa plus dystopique que
celui dans lequel nous vivons actuellement, les inégalités sociales
sont encore plus profondes, et aux États-Unis comme ailleurs, des
millions s'entassent dans des bidonvilles de fortune en périphérie des
villes (s'entassent littéralement, d'ailleurs, dans des colonnes de
remorques empilées verticalement). Il y a une chose à laquelle
essentiellement tout le monde semble avoir accès, c'est Internet, et,
à travers lui, à un jeu en réalité virtuelle,
l'OASIS (une sorte de combinaison de Second
Life, de World of Wacraft et peut-être d'un chouïa
de Minecraft, enfin, je ne sais pas, je n'ai joué à rien
de tout ça ; plus un zeste de Matrix pour le réalisme de
la simulation), où beaucoup trouvent refuge et moyen d'oublier une
réalité déprimante. Des écoles ont même été mises en place dans
l'OASIS, et d'ailleurs le héros y est lycéen.
Le point de départ de l'action est que le créateur de ce système
vient de mourir : ce James Halliday était un nerd excentrique et
introverti, obsédé par la culture pop/geek (et notamment les jeux
vidéos) des années '80 où il a grandi ; et dans un testament virtuel
diffusé à l'ensemble de l'OASIS il annonce qu'il a
caché
un easter
egg quelque part dans son monde virtuel, et qu'il lègue la
totalité de sa très considérable fortune (incluant le contrôle de
l'OASIS lui-même) à celui qui le trouvera. (Bref,
il se prend pour Willy Wonka, simplement il ne s'en remet pas au pur
hasard.) Il est clair, d'emblée, que les énigmes à décoder et les
épreuves à franchir pour trouver l'œuf en question sont liées à cette
sous-culture des années '80, et qu'il faut la maîtriser sur le bout
des doigts pour avoir la moindre chance d'y arriver. D'où le fait que
cette sous-culture revienne dans l'air du temps et qu'une communauté
de gens (les egg-hunters ou
simplement gunters) dévorent tout ce qu'ils
peuvent apprendre sur les jeux vidéos, films et dessins animés de
soixante ans plus tôt, dans l'espoir de localiser l'insaisissable œuf
de Halliday (dont c'était bien le but : inciter les gens à découvrir
ce qui le passionnait). C'est le cas du héros, qui est le premier
après des années à faire un pas décisif en direction de la découverte
de l'œuf, ce qui relance la recherche et lui vaut toutes sortes
d'ennuis.
Je m'arrête là pour le résumé, passons à la critique. Disons
franchement que c'est assez mauvais, que j'ai quand même bien aimé, et
que je me demande un peu pourquoi.
On peut s'interroger sur le public pour lequel ce livre est écrit.
D'un côté, il est bourré, comme on s'en doute, de références à cette
culture nerd dont l'auteur, Ernest Cline, qui se projette
manifestement en James Halliday, est de toute évidence obsédé. Cela
suggère qu'il écrit pour les geeks qui ont grandi dans les années '80
(et qui sont donc, maintenant, quadragénaires). De l'autre, son
personnage est un lycéen et la structure du roman se conforme plutôt
aux standards des livres classés young adult,
avec une intrigue plutôt simple et linéaire et des préoccupations qui
sont susceptibles d'intéresser les jeunes. J'imagine, donc, qu'il
faut voir ça comme une tentative d'un geek de ma génération de parler
aux geeks plus jeunes (millennials) pour les
convaincre de ne pas oublier leur héritage : vous voyez, les petits
jeunes, avant les jeux en 3D auxquels vous jouez, avant les jeux en
immersion complète auquels joueront vos enfants, il y a eu des jeux en
pixel-art ou même en mode texte, et c'était quand même très rigolo
(quelque chose comme ça). Ça explique pourquoi les références à la
culture des années '80 sont explicitées (plutôt que de
servir, justement, d'easter eggs) : quand il parle d'un jeu
comme Zork, l'auteur prend la peine de rappeler de quoi
il s'agit (plutôt que d'espérer que son lecteur ira lui-même chercher
sur Wikipédia ou, à plus forte raison, plutôt que de juste lâcher une
référence que les initiés comprendront). C'est mignon d'essayer de
raviver le souvenir d'une époque qu'on a aimée, mais je ne sais pas si
ça fait un bon roman si on se contente d'aligner les références.
Car il faut dire les choses : l'histoire est plutôt plate. D'abord
plat du point de vue strictement dramatique : il n'y a pas de prise de
tête, les gentils sont vraiment gentils, les méchants sont vraiment
méchants, personne n'est ambigu, tout est comme c'est écrit sur la
boîte, et tout se passe en gros comme on s'y attend : il y a bien
quelques rebondissements, mais aucune grosse surprise, aucun coup de
théâtre bouleversant, aucun plot twist ingénieux.
On a plutôt droit à quelques clichés un peu éculés,
des pistolets
de Tchékov à foison et
un deus
ex machina assez évident, sans compter que toute l'intrigue
vise à rechercher
un MacGuffin.
Ensuite, plat du point de vue du cadre et des personnages. L'auteur
prend un certain temps à expliquer les règles de
l'OASIS (le point positif est qu'on ne peut pas
trop l'accuser d'inventer au fur et à
mesure : il établit des règles et s'y tient ; le point négatif est
qu'il est parfois ennuyeux quand il les décrit), mais il n'y a guère
d'originalité. L'état du monde réel n'est pas très clair non plus, et
visiblement ça intéresse peu le narrateur. Au moins une chose est
vraie, c'est que Cline doit avoir quelques notions sur le
fonctionnement d'un ordinateur puisqu'il ne fait pas d'erreur trop
ridicule (et sait rester vague quand il vaut mieux rester vague sur
les détails). D'autre part, il n'y a absolument aucune réflexion
politique ou sociologique sur les tenants et aboutissants d'un jeu
comme l'OASIS (ou comment ça se fait que même les
plus défavorisés y aient accès). Ni sur les inégalités sociales : le
héros commence très pauvre, sa renommée virtuelle lui permet de se
sortir un peu de cette pauvreté, il cherche à trouver l'œuf et donc
devenir milliardaire, il n'a essentiellement aucune idée de ce qu'il
fera de son argent (une de ses amies, qui va un tout petit peu plus
loin dans la réflexion, le lui fait d'ailleurs remarquer, ce qui
montre que l'auteur s'est au moins posé la question) ; pas plus qu'il
n'y a d'interrogation sur les effets bons et mauvais de la célébrité
en ligne. Les personnages n'ont aucune profondeur psychologique :
leurs émotions se limitent à aimer ou ne pas aimer ; le héros est
motivé par seulement deux choses, le désir de trouver l'œuf et son
amour pour l'héroïne (qui est elle-même motivée par le désir de
trouver l'œuf, mais la tension entre leur rivalité dans la quête et
leurs sentiments n'est explorée que très superficiellement). Il y a
une esquisse de début de commencement de reconnaissance de questions
autour du genre et de l'identité sexuelle (parce qu'on ne peut pas
supposer que les personnages masculins/féminins dans
l'OASIS sont joués par des joueurs idem ; pas plus
qu'on ne peut supposer quoi que ce soit sur leur âge, leurs caractères
ethniques ou leur apparence), mais c'est tellement vite évacué… au
moins, je n'ai pas vu de misogynie grossière (et s'agisant du milieu
gamer ce
n'était pas forcément gagné). Mais parfois on a l'impression que
ce qui intéresse uniquement l'auteur, c'est de faire se combattre
Mechagodzilla et Ultraman. Je me demande si Spielberg s'en sera mieux
tiré en adoptant l'œuvre au grand écran. [Ajout :
voir ici pour ce que j'ai pensé du
film.]
En outre, Ernest Cline fait preuve d'un américano-centrisme
irritant, quasiment digne de Reddit. Il y a plusieurs moments où on
se dit que non seulement il a oublié l'existence du monde autre que
les États-Unis, le Canada et le Japon, mais il a par ailleurs oublié
l'existence des fuseaux horaires.
Ayant écrit tout ça, je suis surpris de constater que… j'ai quand
même bien aimé ce livre. Je ne vais certainement pas prétendre que
c'est un chef d'œuvre : ce n'en est pas un, mais j'ai trouvé que
c'était vraiment un page turner, au sens où dès
que j'avais lu la page N j'avais envie de lire la
page N+1 et j'ai été assez captivé.
Pourtant, je ne suis qu'à moitié familier avec la culture étalée
par Cline. (J'utilise les termes geek
et nerd
de façon
un peu interchangeable parce que personne ne sait exactement ce qu'ils
veulent dire, mais il y a certainement plein de sous-types de l'un ou
de l'autre : je me sens assurément plus proche ou plus admiratif
de Richard
Stallman que
de Ken
Williams, par exemple.) J'ai vu pas mal de films de Spielberg
(car, oui, Spielberg n'est pas seulement celui qui va adapter le livre
en film, il est aussi souvent référencé dedans) mais certainement pas
tous ; j'ai vu les Star Wars mais lu aucun
des livres qui se passent dans l'univers en question ; je n'ai vu
qu'une poignée d'épisodes des séries Star
Trek ; je ne connais pas grand-chose aux dessins animés
japonais ; mais j'ai quand même vu WarGames
et Blade Runner — et aussi quasiment tout
ce qu'ont fait les Monty Pythons (ce n'est pas vraiment
des années '80, mais apparemment James Halliday en était fan
aussi[#]). Et question jeux de
rôle et jeux vidéos, j'ai un peu
joué à des jeux de rôle quand j'étais petit, mais très peu à des
jeux vidéos : voir ici pour ce que
j'en racontais ; dans l'époque visée, j'ai quand même joué
à Tera (voir ici),
mais c'est un jeu français et certainement inconnu d'Ernest
Cline, Rogue
et King's
Quest (le tout premier) ; ensuite, j'ai été piqué par
précisément le genre de nostalgie que ce livre essaye de promouvoir et
j'ai joué
à Colossal
Cave et un tout petit peu
à Zork
(et j'ai écrit moi-même des bouts de jeux pour la Zork-machine
avec Inform 6). Et
même en élargissant à d'autres périodes, il n'y a que très peu de jeux
auxquels j'aie accroché (quelques uns
des Ultima,
quelques uns
des King's
Quest et quelques autres cas à part
comme celui-ci).
Bref, je saisis quelques unes des références, mais certainement pas
toutes. Ceci étant, je sais me servir de Wikipédia et de Google, ce
qui n'est manifestement pas toujours vraiment le cas des personnages
du roman lui-même (certes, on ne nous dit pas si Google existe
toujours, mais pour Wikipédia c'est explicite).
[#] Les œuvres dont
Halliday était fan (ce qui se sait parce qu'il a fait publier ses
journaux personnels à sa mort pour encourager leur étude) sont
référencées par les gunters comme canon
,
et il y a des débats (sans doute à prendre au 1.41421356ème degré)
pour savoir si ceci ou cela est canon
(comme le
film Ladyhawke),
débats qui sont, à vrai dire, assez drôles dans le genre parodie des
débats entre fans de Star Wars
et/ou Star Trek.
Il est vrai que j'aime bien les easter eggs, et que j'en ai parfois
découvert (jamais rien de bien impressionnant) par sérendipité dans
différents jeux ou programmes. Cela pourrait expliquer
que Ready Player One m'ait plu malgré ses
nombreux défauts.
Il est aussi vrai que j'aime bien les énigmes. (On va dire que je
définis une énigme
comme une question, une métaphore ou une
référence cryptique qui définit un mot, une personne, un lieu ou un
concept qu'il s'agit de trouver, ce qui n'est faisable qu'avec les
bonnes références culturelles ou en interprétant de façon astucieuse
les termes de l'énigme ; mais surtout, ce qui fait à mes yeux
une bonne énigme, c'est que lorsqu'on a trouvé la
réponse, il doit être complètement évident que c'est bien celle qu'on
cherchait, i.e., soit on trouve soit on ne trouve pas, mais si on
trouve, on doit immédiatement être complètement sûr de
soi[#2], sinon l'énigme n'était
pas bonne.) Les protagonistes du livre passent une certaine partie de
l'intrigue à chercher à résoudre des énigmes. À vrai dire, elles ne
sont vraiment pas très bonnes. Mais il y a quand même une certaine
satisfaction à voir le héros les résoudre, à suivre ses idées (y
compris à travers les fausses pistes) qui, pour le coup, est plutôt
bien gérée par l'auteur.
[#2] Pour un de
mes romans d'ado j'avais par exemple concocté la charade
suivante : Mon Premier marque la Fin du
Pouvoir. / Mon Second est la Première des Origines. / Mon Troisième
constitue le Milieu de la Vie. / Mon Tout tire son Pouvoir des
Origines de sa Vie.
C'est peut-être trop facile, mais je suis au
moins certain d'une chose, c'est que celui qui trouve la bonne réponse
saura immédiatement qu'il a trouvé la bonne réponse.
Mais peut-être que la raison plus profonde pour laquelle ce roman
m'a plu, c'est que je me reconnais une certaine affinité avec
l'auteur, non pas dans le choix précis de la culture qu'il essaye de
partager (et que je ne connais que médiocrement, cf. ci-dessus) mais
dans l'idée générale de semer des références un peu obscures dans
l'espoir d'amener d'autres gens à s'y intéresser. C'est par exemple
ce que je fais de façon vraiment
évidente dans ce texte, mais il y a
plein de références (ou de mini easter eggs, si on veut) dans toutes
sortes de choses que j'écris. (Ceci étant, comme je suis taquin, je
mets aussi plein de choses qui ont l'air de pouvoir être des
références alors qu'il n'y a rien de particulier à comprendre.) Ma
culture à moi est peut-être plus bizarre, plus éclectique pour ne pas
dire aléatoire, que l'obsession de Halliday/Cline pour les films et
jeux vidéos des années '80, mais ça ne m'empêche pas de jouer à jeter
des hameçons un peu au hasard. Et ça n'a rien de spécialement
inhabituel à cette attitude, je pense, notamment parmi les geeks :
j'ai par exemple un ami qui fait très souvent des références
à Monkey
Island, Day
of the Tentacle et autres jeux LucasArt dans le genre et la
période (c'est comme pour les bonnes énigmes : ceux qui le connaissent
verront sans doute immédiatement de qui je parle). Peut-être que si
j'étais milliardaire je serais tenté, moi aussi, de cacher un trésor
quelque part qu'on ne pourrait trouver qu'en résolvant des énigmes
faisant plein de références compliquées à ma culture tarabiscotée,
précisant qu'il y a sans doute plein d'indices cachés dans mon blog
pour inciter les egg-hunters à l'apprendre par
cœur. (Après, comme je
suis notoirement fan
des coups de théâtre, il est
possible que le coffre ne contienne finalement qu'un petit papier
disant le
trésor était
en vous tout du long : l'amitié
. Et peut-être même qu'il y
aurait encore
un plot twist après ça.) Mais
bon, je ne suis pas
milliardaire, alors ne perdez pas votre temps à apprendre mon
blog par cœur ! (Ou peut-être
que si, qu'en savez-vous au fond ?)