En principe, une information ne peut pas avoir une valeur négative,
à cause de l'argument suivant : on peut toujours l'ignorer ou la
jeter. En tirant sur les cheveux, on pourrait même formaliser cet
argument en invoquant
la logique
linéaire, en définissant une information comme un
terme A qu'on peut reproduire arbitrairement, y compris le
jeter, c'est-à-dire tel que A soit identifiable, ou
interconvertible, à !A (la signification intuitive de cette
construction de la logique linéaire étant, en gros, autant de
fois A que je veux
). En pratique, il peut y avoir
toutes sortes de raisons pour lesquelles cet argument échoue
(essentiellement parce que l'information
dont on parle n'est
jamais une pure information, il y a toujours, au minimum, la nécessité
de la stocker et/ou de la transférer et/ou de la traiter), et
l'information peut se retrouver à ressembler à un objet encombrant
dont il coûte de se débarrasser ou qu'il est problématique de
recevoir.
Si on parle de l'aspect social de la chose, je pense que le nom raisonnable qu'on pourrait donner au coût associé à la réception d'une information est l'attention dont il faut faire preuve en échange (i.e., le temps mental pour recevoir et comprendre cette information, ou au moins pour la classifier comme (in)intéressante). Une information à valeur négative est donc en fait une information dont la valeur intrinsèque (positive mais essentiellement nulle) est inférieure au coût en attention (positif et petit, mais légèrement plus grand) associé à sa réception. Généralement, l'idée est que l'émetteur tire un gain du fait que certaines personnes reçoivent cette information, et probablement cette information sera positive pour ces destinataires particuliers, mais comme l'émetteur ne peut pas ou ne veut pas cibler plus particulièrement le récepteur, la valeur moyenne sur l'ensemble des récepteurs peut être négative pour eux.
Vous allez me dire, j'ai expliqué de façon incroyablement pédante
ce qu'est une publicité.
C'est un peu ça. Mais en fait, la notion dépasse largement le cadre commercial de la publicité, et je pense qu'on gagne à y réfléchir en ces termes plus généraux. La ressource précieuse sur Internet n'est généralement pas l'information, c'est l'attention des internautes : et cette idée a été développée dans le concept de l'économie de l'attention. Je ne prétends pas que l'information ne soit jamais, ni même rarement, le facteur limitant, mais personnellement je me trouve plus souvent dans la situation où je suis face à plus d'information que je ne pourrais en comprendre, analyser ou consommer, et c'est donc mon temps qui devient la quantité précieuse à rationner (ou en tout cas, à utiliser le plus efficacement possible, quitte à pratiquer la lecture en diagonale) ; le lien entre ces deux situations est généralement fourni par la méta-information qui consiste à isoler l'information la plus importante dans le tas (et l'attention consiste essentiellement à consommer du temps pour produire cette méta-information précieuse).
Le cadre commercial, essentiellement celui de la publicité, est
évidemment important, et Facebook, Google et d'autres vendent
essentiellement cette denrée dont ils sont devenus les dealers. Mais
même en-dehors du cadre commercial, l'attention continue à être
précieuse, par exemple pour des raisons de statut social. Ce
phénomène est illustré dans toute sa splendeur par le site d'échange
de liens Reddit, dont le principe
est que tous les utilisateurs peuvent poster des liens ou des textes
(catégorisés par subreddit
) sur lesquels les autres
utilisateurs pourront voter, faisant monter ou descendre ces posts
dans le classement (de la page principale ou de la page d'un
subreddit), leur faisant ainsi gagner ou perdre de la visibilité, en
même temps que l'auteur du lien ou du texte gagne ou perd des points
virtuels appelés karma
et qui déterminent ipso facto une
sorte de statut social sur Reddit. L'attention portée à un post sur
Reddit se convertit dans le score du post, qui lui permet à son tour
de gagner de l'attention : j'ai déjà parlé du fait
que le succès dans toutes sortes de
matières est bien plus dû à un effet « boule de neige » (aléatoire et
non reproductible), c'est-à-dire à l'auto-entraînement du succès,
qu'aux vertus intrinsèques de l'objet ou de l'idée qui a du succès,
mais Reddit en est probablement l'exemple le plus parfait : ce qui
permet véritablement à un post d'avoir du succès, ce n'est pas tant
son intérêt que l'attention qui lui est portée, qui vient elle-même du
succès auprès des premiers utilisateurs qui le lisent. Et la même
chose se produit au niveau des utilisateurs : celui qui poste des
liens haut placés aura d'autant plus de chances que d'autres
utilisateurs se mettent à le suivre, et donc à donner de l'attention à
ses prochains posts[#]. La
dynamique de Twitter (que je ne connais qu'indirectement puisque je
n'y ai pas de compte) est sans doute essentiellement la même, avec des
petites variations : pas de score ou de karma, mais la possibilité de
retweeter et un système de suivi plus formalisé que sur Reddit. Le
succès de ces sites eux-mêmes obéit à un effet boule de neige
d'accumulation de l'attention (je n'ai pas d'exemple évident pour
Reddit ou Twitter, mais Facebook a été précédé, je l'ai déjà raconté à
diverses reprises, par des sites dont la fonctionnalité était
exactement la même et qui n'ont simplement pas eu l'attention initiale
pour démarrer la boule de neige, sans doute parce qu'ils ne sont pas
venus précisément au bon moment), mais on rejoint ici bien sûr
l'aspect complètement commercial.
[#] Une affaire qui
illustre à merveille le ridicule de la situation est le cas
de /r/Unidan
, raconté
ici par exemple. À la fois la manière dont il a agi pour avoir
plus de karma (ou l'attention qui va avec) et la réaction des autres
utilisateurs quand la « tricherie »(?) a été découverte, sont très
révélateurs de la façon dont on traite l'attention comme une valeur
précieuse.
Même en-dehors des situations où elle fait boule de neige,
l'attention est souvent en situation de demande. Même si ce blog me
sert essentiellement (cf. notamment
ici) de bloc-notes pour pouvoir écrire ce que j'ai compris sur un
certain sujet et l'oublier ensuite en sachant que je pourrai le relire
plus tard, je ne peux pas prétendre que le fait d'avoir des lecteurs
me soit totalement indifférent : pour commencer, si tel était le cas,
je ne publierais pas ces textes, et en tout cas je n'aurais pas de
système de commentaires. Il m'arrive d'ailleurs d'essayer de faire de
la publicité pour une entrée, de me dire que je vais écrire ceci ou
cela pour capter l'attention du lecteur auquel je suis, au final, en
train d'essayer de revendre des idées (par exemple, quand je parle
de machines hyperarithmétiques,
j'essaie assurément de vendre l'idée que ces machines sont dignes
d'intérêt et donc d'attention — et ensuite, je suis déçu du manque de
succès). Et inversement, sur le système de commentaires d'un blog
quelconque, on voit presque toujours bien plus de commentaires
exprimant des idées complémentaires que posant des questions : ils
sont donc là pour demander de l'attention plus que de l'information.
On recoupe ici l'idée du
« mème égoïste »,
l'information qui essaie de se reproduire autant que possible en
colonisant de nouveaux nootopes (le nootope
étant au mème et à
l'information ce que le biotope est au gène et à l'être vivant : donc
en pratique, un cerveau, un site Web, ou quelque chose de ce
genre).
En déviant vers une problématique plus large, si je considère l'ensemble des emails que j'échange, je constate que dans la grande majorité des cas, qu'il s'agisse des courriers que j'ai reçus ou envoyés, l'émetteur est en un certain sens « demandeur ». (Il est vrai qu'on dépasse ici le cadre de ce que je discutais avant : parfois l'émetteur est demandeur d'information, mais dans tous les cas il est demandeur d'attention.) Ou, pour dire les choses autrement : la grande majorité des courriers que je reçois m'apportent une forme de désagrément, même quand il ne s'agit pas de spams (il faudra faire quelque chose, ou au moins faire attention à quelque chose). Et je connais peu de gens qui se désolent d'en recevoir trop peu. Même s'agissant d'un téléphone mobile, j'avais été frappé quand on m'avait fait cette réflexion : qu'en avoir un (au moins dans sa fonction de téléphone) sert plus à rendre service aux autres qu'au propriétaire du mobile — on rend service en étant disponible à tout moment, c'est-à-dire, en permettant qu'on se saisisse de votre attention. Enfin, c'est une évidence que plus une personne est célèbre, et donc plus son attention a de la valeur, plus elle sera sollicitée par tous les canaux de communication possibles.
Je rejoins ici certaines des idées de mon collègue Jean-Louis
Dessalles sur
l'évolution
du langage, du moins telles que je les comprends (s'il y a quelque
chose d'intelligent dans ce que je raconte, c'est sans doute de lui
que ça vient, et s'il y a quelque chose de stupide, c'est sans doute
ma propre invention) : quand on se penche sur la question
de pourquoi nous parlons, on se rend compte que l'histoire
est beaucoup plus complexe que communiquer de l'information
, et
en tout cas, la thèse selon laquelle la communication serait altruiste
(l'émetteur offrant généreusement de l'information au récepteur,
générosité qu'on pourrait
ensuite expliquer
biologiquement) ne tient pas debout, ou du moins, ne suffit pas :
on est inévitablement amené à conclure que l'émetteur tire quelque
chose du fait de communiquer, et il faut analyser ce « quelque chose »
— par exemple comme la réception d'un certain statut social qui va
avec l'attention d'autrui.
Merci de votre attention.
Ajout () : Pour aller dans une direction un peu différente, on me signale ce texte de Cory Doctorow qui compare l'évolution des techniques de la publicité à une course de la Reine rouge à la manière de parasites pour — une course à l'armement avoir l'attention de consommateurs qui sont de plus en plus capables d'ignorer la publicité.