David Madore's WebLog: L'économie de l'attention, et l'information à valeur négative

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(lundi)

L'économie de l'attention, et l'information à valeur négative

En principe, une information ne peut pas avoir une valeur négative, à cause de l'argument suivant : on peut toujours l'ignorer ou la jeter. En tirant sur les cheveux, on pourrait même formaliser cet argument en invoquant la logique linéaire, en définissant une information comme un terme A qu'on peut reproduire arbitrairement, y compris le jeter, c'est-à-dire tel que A soit identifiable, ou interconvertible, à !A (la signification intuitive de cette construction de la logique linéaire étant, en gros, autant de fois A que je veux). En pratique, il peut y avoir toutes sortes de raisons pour lesquelles cet argument échoue (essentiellement parce que l'information dont on parle n'est jamais une pure information, il y a toujours, au minimum, la nécessité de la stocker et/ou de la transférer et/ou de la traiter), et l'information peut se retrouver à ressembler à un objet encombrant dont il coûte de se débarrasser ou qu'il est problématique de recevoir.

Si on parle de l'aspect social de la chose, je pense que le nom raisonnable qu'on pourrait donner au coût associé à la réception d'une information est l'attention dont il faut faire preuve en échange (i.e., le temps mental pour recevoir et comprendre cette information, ou au moins pour la classifier comme (in)intéressante). Une information à valeur négative est donc en fait une information dont la valeur intrinsèque (positive mais essentiellement nulle) est inférieure au coût en attention (positif et petit, mais légèrement plus grand) associé à sa réception. Généralement, l'idée est que l'émetteur tire un gain du fait que certaines personnes reçoivent cette information, et probablement cette information sera positive pour ces destinataires particuliers, mais comme l'émetteur ne peut pas ou ne veut pas cibler plus particulièrement le récepteur, la valeur moyenne sur l'ensemble des récepteurs peut être négative pour eux.

Vous allez me dire, j'ai expliqué de façon incroyablement pédante ce qu'est une publicité. ☺️

C'est un peu ça. Mais en fait, la notion dépasse largement le cadre commercial de la publicité, et je pense qu'on gagne à y réfléchir en ces termes plus généraux. La ressource précieuse sur Internet n'est généralement pas l'information, c'est l'attention des internautes : et cette idée a été développée dans le concept de l'économie de l'attention. Je ne prétends pas que l'information ne soit jamais, ni même rarement, le facteur limitant, mais personnellement je me trouve plus souvent dans la situation où je suis face à plus d'information que je ne pourrais en comprendre, analyser ou consommer, et c'est donc mon temps qui devient la quantité précieuse à rationner (ou en tout cas, à utiliser le plus efficacement possible, quitte à pratiquer la lecture en diagonale) ; le lien entre ces deux situations est généralement fourni par la méta-information qui consiste à isoler l'information la plus importante dans le tas (et l'attention consiste essentiellement à consommer du temps pour produire cette méta-information précieuse).

Le cadre commercial, essentiellement celui de la publicité, est évidemment important, et Facebook, Google et d'autres vendent essentiellement cette denrée dont ils sont devenus les dealers. Mais même en-dehors du cadre commercial, l'attention continue à être précieuse, par exemple pour des raisons de statut social. Ce phénomène est illustré dans toute sa splendeur par le site d'échange de liens Reddit, dont le principe est que tous les utilisateurs peuvent poster des liens ou des textes (catégorisés par subreddit) sur lesquels les autres utilisateurs pourront voter, faisant monter ou descendre ces posts dans le classement (de la page principale ou de la page d'un subreddit), leur faisant ainsi gagner ou perdre de la visibilité, en même temps que l'auteur du lien ou du texte gagne ou perd des points virtuels appelés karma et qui déterminent ipso facto une sorte de statut social sur Reddit. L'attention portée à un post sur Reddit se convertit dans le score du post, qui lui permet à son tour de gagner de l'attention : j'ai déjà parlé du fait que le succès dans toutes sortes de matières est bien plus dû à un effet « boule de neige » (aléatoire et non reproductible), c'est-à-dire à l'auto-entraînement du succès, qu'aux vertus intrinsèques de l'objet ou de l'idée qui a du succès, mais Reddit en est probablement l'exemple le plus parfait : ce qui permet véritablement à un post d'avoir du succès, ce n'est pas tant son intérêt que l'attention qui lui est portée, qui vient elle-même du succès auprès des premiers utilisateurs qui le lisent. Et la même chose se produit au niveau des utilisateurs : celui qui poste des liens haut placés aura d'autant plus de chances que d'autres utilisateurs se mettent à le suivre, et donc à donner de l'attention à ses prochains posts[#]. La dynamique de Twitter (que je ne connais qu'indirectement puisque je n'y ai pas de compte) est sans doute essentiellement la même, avec des petites variations : pas de score ou de karma, mais la possibilité de retweeter et un système de suivi plus formalisé que sur Reddit. Le succès de ces sites eux-mêmes obéit à un effet boule de neige d'accumulation de l'attention (je n'ai pas d'exemple évident pour Reddit ou Twitter, mais Facebook a été précédé, je l'ai déjà raconté à diverses reprises, par des sites dont la fonctionnalité était exactement la même et qui n'ont simplement pas eu l'attention initiale pour démarrer la boule de neige, sans doute parce qu'ils ne sont pas venus précisément au bon moment), mais on rejoint ici bien sûr l'aspect complètement commercial.

[#] Une affaire qui illustre à merveille le ridicule de la situation est le cas de /r/Unidan, raconté ici par exemple. À la fois la manière dont il a agi pour avoir plus de karma (ou l'attention qui va avec) et la réaction des autres utilisateurs quand la « tricherie »(?) a été découverte, sont très révélateurs de la façon dont on traite l'attention comme une valeur précieuse.

Même en-dehors des situations où elle fait boule de neige, l'attention est souvent en situation de demande. Même si ce blog me sert essentiellement (cf. notamment ici) de bloc-notes pour pouvoir écrire ce que j'ai compris sur un certain sujet et l'oublier ensuite en sachant que je pourrai le relire plus tard, je ne peux pas prétendre que le fait d'avoir des lecteurs me soit totalement indifférent : pour commencer, si tel était le cas, je ne publierais pas ces textes, et en tout cas je n'aurais pas de système de commentaires. Il m'arrive d'ailleurs d'essayer de faire de la publicité pour une entrée, de me dire que je vais écrire ceci ou cela pour capter l'attention du lecteur auquel je suis, au final, en train d'essayer de revendre des idées (par exemple, quand je parle de machines hyperarithmétiques, j'essaie assurément de vendre l'idée que ces machines sont dignes d'intérêt et donc d'attention — et ensuite, je suis déçu du manque de succès). Et inversement, sur le système de commentaires d'un blog quelconque, on voit presque toujours bien plus de commentaires exprimant des idées complémentaires que posant des questions : ils sont donc là pour demander de l'attention plus que de l'information. On recoupe ici l'idée du « mème égoïste », l'information qui essaie de se reproduire autant que possible en colonisant de nouveaux nootopes (le nootope étant au mème et à l'information ce que le biotope est au gène et à l'être vivant : donc en pratique, un cerveau, un site Web, ou quelque chose de ce genre).

En déviant vers une problématique plus large, si je considère l'ensemble des emails que j'échange, je constate que dans la grande majorité des cas, qu'il s'agisse des courriers que j'ai reçus ou envoyés, l'émetteur est en un certain sens « demandeur ». (Il est vrai qu'on dépasse ici le cadre de ce que je discutais avant : parfois l'émetteur est demandeur d'information, mais dans tous les cas il est demandeur d'attention.) Ou, pour dire les choses autrement : la grande majorité des courriers que je reçois m'apportent une forme de désagrément, même quand il ne s'agit pas de spams (il faudra faire quelque chose, ou au moins faire attention à quelque chose). Et je connais peu de gens qui se désolent d'en recevoir trop peu. Même s'agissant d'un téléphone mobile, j'avais été frappé quand on m'avait fait cette réflexion : qu'en avoir un (au moins dans sa fonction de téléphone) sert plus à rendre service aux autres qu'au propriétaire du mobile — on rend service en étant disponible à tout moment, c'est-à-dire, en permettant qu'on se saisisse de votre attention. Enfin, c'est une évidence que plus une personne est célèbre, et donc plus son attention a de la valeur, plus elle sera sollicitée par tous les canaux de communication possibles.

Je rejoins ici certaines des idées de mon collègue Jean-Louis Dessalles sur l'évolution du langage, du moins telles que je les comprends (s'il y a quelque chose d'intelligent dans ce que je raconte, c'est sans doute de lui que ça vient, et s'il y a quelque chose de stupide, c'est sans doute ma propre invention) : quand on se penche sur la question de pourquoi nous parlons, on se rend compte que l'histoire est beaucoup plus complexe que communiquer de l'information, et en tout cas, la thèse selon laquelle la communication serait altruiste (l'émetteur offrant généreusement de l'information au récepteur, générosité qu'on pourrait ensuite expliquer biologiquement) ne tient pas debout, ou du moins, ne suffit pas : on est inévitablement amené à conclure que l'émetteur tire quelque chose du fait de communiquer, et il faut analyser ce « quelque chose » — par exemple comme la réception d'un certain statut social qui va avec l'attention d'autrui.

Merci de votre attention. 😁

Ajout () : Pour aller dans une direction un peu différente, on me signale ce texte de Cory Doctorow qui compare l'évolution des techniques de la publicité à une course de la Reine rouge à la manière de parasites pour — une course à l'armement avoir l'attention de consommateurs qui sont de plus en plus capables d'ignorer la publicité.

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