Lorsque — au hasard — un attentat terroriste frappe un pays, il est suivi d'une déferlante de débats et discussions sur ce qu'on aurait pu ou dû faire pour l'éviter. Des experts qui prêchent ordinairement dans le désert aux hommes politiques cherchant à tout prix à suivre le sens du vent du jour, tout le monde a un avis à donner : on doit faire la guerre aux terroristes, ou au contraire on ne doit pas tomber dans le piège du conflit de civilisations où ils veulent justement nous entraîner ; on doit les assécher financièrement ; on doit s'allier avec la Bordurie, ou au contraire avec la Syldavie ; on doit augmenter les pouvoirs de la police, on doit interdire la cryptographie, on doit surveiller Internet, on doit protéger nos libertés, on doit, on doit, on doit…
Mais je n'entends essentiellement personne tenir la thèse qu'on devrait faire exactement ceci :
rien
— rien, c'est-à-dire pleurer les morts, se moquer des extrémistes, refuser de se laisser terroriser, reprendre les fils de la vie qui n'ont pas été brisés, et ensuite admettre que l'événement se reproduira certainement et qu'on ne peut pas forcément y faire quelque chose. La plupart des fléaux qui touchent l'homme ont ceci en commun : que si on peut parfois y faire quelque chose, ce quelque chose est très difficile, nécessite un travail très long et au résultat incertain, et surtout, qui doit être mené bien en amont du moment où le fléau frappe — il ne faut pas espérer une solution facile.
Dans les mots passablement gnomiques d'un célèbre romancier français :
Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. […] Quand une guerre éclate, les gens disent :
Ça ne durera pas, c'est trop bête.Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. […] Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.— Albert Camus, La Peste
Pour être bien clair, je ne prends pas spécialement parti pour
l'inaction, ni en général ni dans un cas précis. La seule chose dont
je suis certain, c'est qu'il ne faut pas agir de façon précipitée ou
irréfléchie en géopolitique, pour les raisons que Jon Stewart résumait
de façon hilarante
dans cette
séquence du Daily Show
(America in the Middle East — Learning Curves Are for
Pussies
, 2015-02-06, durée 9′29″). Ça ne signifie pas qu'on
ne doive jamais rien faire. Mais avant de se demander quoi
faire, il est opportun de se demander si on doit vraiment
faire quelque chose, ou simplement admettre le contraire
comme une option à envisager et à comparer : il serait donc opportun
d'écouter ce qu'on peut dire pour défendre cette thèse.
Car avant de s'élancer gaiement sur un chemin tout pavé de bonnes intentions, il faut écouter la voix sévère et rébarbative de la rationalité utilitariste. Qui nous dit essentiellement que nous devons traiter en priorité les problèmes pour lesquels on peut le plus efficacement sauver des vies (ou minimiser le malheur, ou autres variations selon la fonction d'utilité précise qu'on prétend maximiser) : et qu'avant de dépenser des efforts ou des euros pour lutter contre tel ou tel problème il faut se demander si ces efforts et ces euros, quelle que soit leur source, ne pourraient pas être investis plus utilement (toujours selon la fonction d'utilité qu'on s'est fixée) dans une autre action, ou pour la résolution d'un autre problème.
Cette voix est assurément déplaisante à entendre. Nous aimons tous tenir les opinions contradictoires que toutes les vies humaines sont égales mais que certaines morts sont plus révoltantes que d'autres — et nous aimons penser que certains problèmes sont symboliquement plus importants qu'un décompte numérique de leurs victimes. (A contrario, Bruce Schneier aime dire — en plaisantant, mais pas uniquement en plaisantant — que si un événement fait l'actualité, on ne doit pas s'en inquiéter, puisque par définition, l'actualité rapporte des événements inhabituels, c'est-à-dire, rares, or les choses dont on doit s'inquiéter sont celles qui sont fréquentes, par exemple, celles qui causent le plus de morts.) Les chiffres eux-mêmes, bien sûr, sont toujours délicats à peser : d'après le dernier rapport d'Europol, les actes terroristes ont fait quatre morts dans l'Union européenne en 2014 (ça doit être moins que la foudre…) : s'ils en ont fait beaucoup plus en 2015, la question se pose de comment interpréter cette évolution (un changement durable, un phénomène passager, une déviation statistique ?), et cela peut évidemment nourrir l'argument selon lequel on aurait eu tort de penser que le phénomène était insignifiant sur la base du nombre de morts en 2014. Le choix de la fonction d'utilité peut aussi donner lieu à des débats un peu sordides (est-il pertinent de faire perdre, par exemple, une heure par an à cinquante millions de personnes, si on peut en ce faisant sauver cent vies par an — sachant que ces cent vies représentent certainement moins de cinquante millions d'heures ? et quel poids le gouvernement d'un pays doit-il donner aux vies dans d'autres pays ?) : on a d'autant moins envie d'écouter l'utilitarisme dans ces conditions.
Les raisons pour lesquelles nous aimons être irrationnels sont
difficiles à analyser. J'ai déjà
parlé du chercheur en économie
comportementale Dan
Ariely, qui se spécialise dans l'étude de l'irrationalité
prévisible et reproductible de l'homme, mais il s'agit chez lui plutôt
de microéconomie. La raison pour laquelle nous mettons en place, par
exemple, des mesures de
sécurité totalement
bidon, par exemple dans l'aérien, sont sans doute plus complexes à
comprendre et à catégoriser. À un certain niveau, il s'agit
certainement de rassurer les gens (raison pour laquelle on parle
de security theater, et j'aime beaucoup
l'illustration qu'en fait le sketch d'Adam Conover que je viens de
lier) : le fait est que ça ne marche pas de rassurer les gens en leur
disant arrêter de vous inquiéter pour les bombes dans les avions,
vous avez considérablement plus de chances de mourir d'un cancer (et
d'ailleurs, même s'agissant du cancer, vous ne vous comportez
certainement pas de façon rationnelle…)
: je n'arrive pas à
convaincre mon propre gestalt émotionnel avec de tels
arguments, alors je me vois mal convaincre quelqu'un d'autre. D'un
autre côté, je ne suis même pas persuadé que ce genre de mesures
fonctionne pour rassurer les gens (est-ce qu'on se sent plus en
sécurité quand on voit des militaires partout patrouillant une ville,
vraiment ?).
Bon, je ne sais plus où je voulais en venir avec mes propos confus (mais ce n'est pas le genre de choses qui m'empêche de ranter ). Donnons juste la morale suivante : pour qu'un débat public ne soit pas truqué et que les termes en soient clairement définis, il faut au moins examiner, et écouter les arguments qui se présentent pour, la plus grande variété des options, dont celle de l'inaction. Il est permis de penser qu'on ne doive pas suivre les choix « rationnels », c'est-à-dire, utilitaristes (il y a une nouvelle intéressante d'Asimov sur un thème assez proche, d'ailleurs : The Greatest Asset). Mais cette décision doit être consciente et éclairée, et, pour cela, il faut écouter cette voix même si on n'aime pas ce qu'elle dit.