Déjà il y a douze ans, je me
plaignais d'avoir trop tendance à lire en diagonale et d'avoir le plus
grand mal à me forcer à faire attention à chaque mot individuel d'un
texte d'une certaine longueur. Et le problème n'était pas neuf : déjà
quand j'étais tout juste entré à l'ENS, je lisais la
feuille de chou hebdomadaire des élèves en quelques secondes alors que
j'avais un copain qui y passait tout le dîner, et qui me prouvait
après coup que je n'avais rien lu, rien compris et rien retenu (et je
m'émerveillais qu'il eût réussi à extraire du contenu de ce qui
m'avait semblé complètement vide). Il y a quelques années, des
nouvelles ont circulé que l'Internet était en train
de reconfigurer
le cerveau
des internautes et que nous perdions la capacité à
faire attention aux choses : je ne sais pas ce que ces articles
disaient au juste, parce que je les ai lus en
diagonale. Mais je suis prêt à croire que ma
tendance à lire en diagonale ait été accentuée, et soit encore
accentuée, par la quantité phénoménale d'informations qu'Internet me
présente quotidiennement et dont je préfère parcourir beaucoup en
diagonale que le dixième en profondeur.
C'est ironique quand je suis moi-même du genre à écrire des
montagnes de texte, que je n'aurais pas le temps de lire moi-même si
je n'en étais pas l'auteur. (Je fais cependant des efforts pour
rendre mes textes aussi compatibles que possible avec la lecture en
diagonale. En fait, non : j'aimerais bien faire de tels
efforts, mais je ne sais pas vraiment comment m'y prendre, et je pense
que ce que je fais est un échec complet. D'ailleurs, cette parenthèse
est sans doute l'exemple parfait de ce qu'il ne faut pas faire pour
rendre un texte facile à lire en diagonale. ) En
vérité, je n'arrive même pas à relire mes propres textes : si j'essaie
de me relire, mon cerveau passe en mode « ah oui, je sais ce que ce
paragraphe dit » et je saute à travers ce que j'ai écrit à la vitesse
de l'éclair, en lisant ce que je crois avoir voulu écrire et
pas ce que j'ai réellement écrit. Du coup, toutes les fautes
de frappe, d'orthographe, de grammaire et de syntaxe, même les plus
énormes, me sont totalement invisibles, même si je relis vingt fois.
Y compris des ruptures de construction qui font que le texte ne veut
rien dire : cela arrive fréquemment quand je déplace un morceau de
texte — un mot, un complément, une proposition, un bout de phrase ou
plus — d'un endroit à un autre, et que je délimite mal mon
couper-coller, déplaçant ou supprimant parfois un mot de plus que je
le voulais, ou entraînant des incohérences grammaticales (langue à la
con que le français qui peut obliger à revoir énormément d'accords
parce que j'aurais remplacé, par exemple, le fait
par l'idée
: on peut être sûr que je vais en oublier).
La seule façon que je trouve encore de me forcer à tout lire, c'est de lire à voix haute. (Et encore, l'idéal serait sans doute de lire à voix haute, de m'enregistrer, et de réécouter ce que je dis, histoire que ma concentration ne soit pas détournée sur la prononciation.) Je fais ça pour mes fragments littéraires gratuits, mais cela consomme un temps énorme. Ce que je ne sais vraiment pas faire du tout, c'est placer le curseur à un point intermédiaire entre la lecture en diagonale qui est devenue mon habitude et la lecture à haute voix.
Pour ce qui est des mathématiques, notamment des démonstrations
mathématiques, le mieux que j'aie trouvé est de me forcer, si j'ai un
doute, à réexpliquer l'argument de la démonstration ou du bout de
démonstration que je viens de lire. Mais ceci repose sur le fait que
dans une démonstration mathématique, seule importe la correction du
raisonnement (à la limite, si j'ai lu en diagonale et trouvé une autre
démonstration du théorème énoncé — ce qui, avouons-le, est fort peu
probable — ce n'est pas grave). Pour une définition, la lecture en
diagonale peut être très dangereuse, comme quand je me rends compte
dix pages plus loin que je n'avais pas fait attention au fait que le
bazqux était supposé localement frobniquable dans la
définition d'un foobar bleuté (et que j'avais juste cru
lire frobniquable
).
Et ne parlons pas de la situation hautement embarrassante et mainte fois vécue où j'accuse quelqu'un de dire n'importe quoi, ou d'oublier de tenir compte quelque chose d'essentiel dans un raisonnement, ou quelque chose du genre, et qu'on me fait remarquer que j'ai terriblement mal lu ce à quoi je réponds.
Ajout
() : Cette
vidéo propose une solution intéressante au problème de la lecture
en diagonale (et de la pensée trop rapide en général) : utiliser une
police de caractères plus difficile à lire. Il faudra que je
voie si ça marche pour m'aider à repérer les fautes de frappe. • Voir
aussi : Diemand-Yauman,
Oppenheimer & Vaughan, Fortune favors the bold
(and the italicized): effects of disfluency on educational
outcomes
, Cognition 118 (2011),
111–115.