J'ai assisté pour la première fois à une soutenance de thèse en
lettres. (J'écris lettres
au sens large, i.e., par opposition
aux sciences : en l'occurrence, il s'agissait d'histoire — et
probablement d'archéologie ou d'histoire de l'art, je ne suis pas sûr
de la classification exacte, mais le titre était Homère dans la
culture romaine entre la fin de la République et la fin de la dynastie
julio-claudienne
. En fait, je me rends compte, en écrivant ça,
que je ne sais même pas dans quelle mesure les doctorats sont
officiellement classifiés et étiquetés par disciplines, et le cas
échéant quelle est la liste des disciplines possibles : cela ne semble
pas suivre, par exemple, la liste des sections
du Conseil
national des Universités puisque je ne crois pas avoir vu de
distinction entre doctorats de mathématiques et doctorats de
mathématiques appliquées, et il me semble que la plupart des matheux
seraient hostiles à ce qu'il soit pratiqué une telle distinction.)
Toujours est-il que ce fut pour moi (et pour les autres amis de la doctorante venus du milieu universitaire scientifique) de remarquer les différences dans le cérémonial de la thèse entre sciences et lettres — ou du moins, entre les disciplines que j'ai pu observer de part et d'autre.
En sciences, le déroulement d'une thèse en France
est à peu près le suivant. L'impétrant fait face au public, debout,
et les membres du jury, généralement en nombre autour de 6, prennent
place au premier rang face à lui (donc tournés dans le même sens que
le public). Le président du jury invite l'impétrant à présenter ses
travaux en une quarantaine de minutes. L'exposé porte généralement
sur un sous-ensemble des travaux de thèse, afin de pouvoir l'expliquer
plus en profondeur (mais il arrive qu'on parle de tout). Il s'appuie
le plus souvent sur des transparents (transparents
voulant ici
en fait dire des pages de PDF affichées par un
vidéoprojecteur, mais les véritables transparents projetés par
rétroprojecteur n'ont peut-être pas encore totalement disparu) ; en
mathématiques, cependant, on préfère encore le tableau noir. Parfois,
une courte pause a lieu à la fin de cet exposé, afin que les membres
de l'auditoire qui le veulent puissent s'enfuir. • Ensuite viennent
les questions du jury : c'est là qu'il y a le plus de différences
entre disciplines scientifiques, et j'ai assisté à des soutenances en
maths où le jury n'a pas trouvé utile de poser de questions (peut-être
aussi était-ce parce que le président du jury était un peu « vieille
école »). Mais généralement parlant, chaque membre du jury se croit
obligé de poser une question : le président leur donne la parole tour
à tour, en commençant typiquement par ceux qui viennent de loin ou par
les rapporteurs, et en finissant par le directeur de thèse (qui le
plus souvent ne pose pas de vraie question et se contente de dire
qu'il a apprécié de travailler avec ce doctorant) et par lui-même.
Selon les disciplines, ces questions peuvent être de la pure forme,
qu'elles soient complètement cadeau comme que comptez-vous faire
maintenant ?
, quelles nouvelles directions de recherche
voyez-vous après ce travail ?
, duquel de vos résultats
êtes-vous le plus fier ?
, ou posées juste pour dire quelque chose
comme comment compareriez-vous votre approche avec celle de
Duschmock ?
, finalement, après vos travaux, quelle approche
conseilleriez-vous pour frobniquer les foobars ?
; ou au contraire
elles peuvent être très pointues, voire presque agressives. Les
questions durent quelque part entre une demi-heure (voire moins) et
une heure et demie. • Puis le jury se retire pour délibérer,
c'est-à-dire pour échanger les derniers potins et se rappeler qu'ils
doivent écrire un rapport de soutenance. Ce rapport est presque
toujours écrit dans un langage très élogieux, même si des petites
phrases cachées peuvent, sous une apparence bénigne, trahir le fait
que le jury n'était pas satisfait du travail de thèse ou de la
soutenance [voir aussi cette entrée
récente] : par exemple, si on écrit que le candidat a montré son
aptitude à l'enseignement, cela signifie en creux qu'il fera un
mauvais chercheur. Après un temps généralement de l'ordre d'une
demi-heure ou trois quarts d'heure, le jury revient, le public se lève
(pas toujours), le président du jury lit les phrases essentielles du
rapport et conclut par quelque chose comme pour ces raisons, nous
vous décernons le grade de docteur de foobarologie de l'Université de
Paris XLII avec la mention très honorable et nous vous félicitons
(beaucoup d'écoles doctorales ne permettent pas de décerner les
félicitations du jury, donc à la place, le jury joue sur la sémantique
et félicite à titre privé l'impétrant). Enfin, le nouveau lauréat
serre la main des membres du jury, dit quelques mots de remerciement
et invite tout le monde à passer dans une salle voisine pour un pot
bien mérité.
Voici ce que j'ai pu discerner comme différences dans la
soutenance, en lettres donc, à laquelle j'ai assisté
cet après-midi. Je pourrais commencer, en fait, par remarquer qu'elle
a eu lieu un samedi, ce qui serait, je crois, hautement inhabituel en
sciences. Mais la raison ne tient peut-être qu'indirectement à la
discipline : la doctorante est enseignante dans le secondaire puisque
sa thèse a duré bien plus longtemps que les 3 ans réglementaires et
financés mais qui, de ce que je comprends, sont presque
systématiquement contournés en lettres (après, je ne peux pas jeter la
pierre : ma propre thèse a duré environ 5 ans) ; du coup, il lui était
sans doute plus difficile de se dégager un autre jour. • Le jury était
assis face au public, et l'impétrante face à eux, donc dos au public,
également assise. Elle a été invitée par le président du jury à
présenter ses travaux, ce qui a duré environ 25 minutes : cet exposé a
été fait oralement, sans aucun support visuel ni écrit, et consistait
en fait en la lecture d'un résumé, ou plutôt d'un plan modérément
détaillé, du mémoire de thèse (lequel fait environ 500 pages, plus une
centaine de pages supplémentaire d'annexes). • Ensuite, chaque membre
du jury a pris la parole sur l'invitation du président, en commençant
par le directeur de thèse et les rapporteurs et en finissant par le
président du jury lui-même. Chacun d'eux a parlé environ 25–30
minutes, et comme ils étaient cinq, on en conclut que la soutenance a
duré environ trois heures — même s'il y a eu une pause d'un quart
d'heure au milieu. À part que le directeur de thèse a commencé par
résumer brièvement la carrière de la doctorante, chacune de ces
interventions a pris la forme d'un résumé de la thèse (on a donc
écouté six résumés différents de la même thèse !) suivi d'une critique
sur tel ou tel aspect du travail. • Et, de ce que j'ai pu en juger,
les critiques avaient essentiellement toutes la forme votre travail
était très bon, sauf dans <le domaine dont je suis spécialiste>,
où il aurait dû être plus approfondi, et vous auriez dû faire un plus
grand effort de bibliographie, par exemple pour citer Machin
. Il
y avait bien sûr des différences : un membre du jury a été beaucoup
plus sévère que les autres dans son appréciation (votre travail a
été trop ambitieux et du coup beaucoup trop superficiel
) tandis
qu'un autre, qui d'ailleurs n'était pas français, a été très élogieux
(votre travail représente une synthèse admirable et fait
véritablement avancer notre connaissance
) ; et aussi des
rapprochements : tous ont apprécié le style de la rédaction, tous ont
souligné l'excellente qualité de la partie 3 du travail, et tous ont
trouvé les deux premiers chapitres inférieurs au reste. Mais le gros
des reproches était quand même de ne pas avoir consulté l'ouvrage de
Truc, de ne pas avoir cité Machin ou de ne pas avoir mentionné Bidule.
À chaque fois, la réponse de l'impétrante était de remercier pour les
remarques et de promettre d'en tenir compte (je n'ai pas compris
si en tenir compte
signifie que la version officiellement
déposée du manuscrit sera modifiée ou si ce sera une version publiée
ultérieurement de façon privée). • Enfin, après trois heures de
soutenance, le jury s'est retiré pour délibérer, ce qui a pris encore
une heure. Mais le résultat de cette délibération était
anticlimactique [je ne sais pas dire ça en bon français] au possible :
le président a juste dit à l'impétrante qu'on lui décernait le titre
(ou le grade ?) de docteur de l'Université de Paris Sorbonne avec la
mention très honorable et les félicitations du jury — si rapport en
langage codé il y a eu, il ne nous en a pas été donné lecture. (Pour
finir, signalons que le pot était à la hauteur des quatre heures
d'attente.)
J'aurais pu commencer mon descriptif en amont de la soutenance elle-même : normalement, en sciences, les rapporteurs ne devraient pas avoir de reproches majeurs à faire lors de la soutenance (même si je répète que j'ai donné un contre-exemple), puisque cette soutenance est autorisée sur la base de leurs rapports contre un manuscrit préliminaire, et le manuscrit finalement soutenu doit tenir compte de toutes leurs remarques substantielles. Ici, apparemment, la doctorante n'avait eu le temps que d'écrire quelques errata mais pas de modifier vraiment le manuscrit avant la soutenance.
Toutes ces différences de forme reflètent certainement des différences plus profondes entre la conception même du travail doctoral en sciences et en lettres. Je ne vais pas répéter ce qu'a expliqué mon ami David Monniaux (notamment ici et là) sur le fait que les littéraires ont tendance à considérer qu'un travail de 3 ans est beaucoup trop court pour être véritablement approfondi, et je pense que les remarques du jury sur la bibliographie insuffisante dans le travail dont j'ai assisté à la soutenance sont symptomatiques de cette vision — ce n'est jamais assez complet, jamais assez exhaustif, jamais assez approfondi. Je ne saurais dire si cette différence d'approche est inextricablement liée à la discipline (on pourrait dire qu'en sciences, grossièrement, on construit une démonstration, une théorie bien encadrée, une expérience, tandis qu'en lettres, tout aussi grossièrement, on documente, on structure, on organise : le premier type d'activité se prête mieux à une délimitation finie que le second ; mais tout ceci est peut-être complètement bidon) ; ou s'il s'agit de différences plutôt sociologiques (les remarques faites par le membre britannique du jury étaient beaucoup plus valorisantes que les autres, c'est sans doute le signe d'une différence à ce niveau).
Il serait certainement intéressant de faire une thèse de sociologie sur le cérémonial des soutenances de thèse et la manière dont il varie selon les disciplines, selon les pays (je sais par exemple qu'aux Pays-Bas la tradition est que la soutenance est interrompue au moment où le temps est écoulé — à la seconde près — par quelqu'un qui entre pour mettre fin aux festivités ; dans d'autres pays, il n'y a pas vraiment de soutenance, ou bien il y en a deux, une substantielle devant des chercheurs et une de pure forme devant le public), et selon les époques (je suppose qu'une soutenance de thèse, même en mathématiques et en France, ne prenait pas du tout la même forme en 1815, en 1865, en 1915 et en 1965 que maintenant). Et bien sûr, le cérémonial de la soutenance d'une telle thèse serait lui-même intéressant à observer, parce que tout le monde se sentirait à la fois sujet et objet d'étude !