David Madore's WebLog: 2013-01

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en janvier 2013 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in January 2013: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in January 2013 / Entrées publiées en janvier 2013:

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(jeudi)

Où la peluche Daisy fait une réapparition étonnante

[Une peluche de vache ronde]Les lecteurs réguliers de ce blog connaissent bien la peluche Daisy, ma vache-bouboule préférée. Les origines de Daisy sont entourées de mystère : mon poussinet l'a achetée au Monoprix d'Arras, sans doute vers mi-2007 (je n'ai pas pensé à retenir la date précise, et pourtant je suis du genre à tout noter), il est rentré à la maison et m'a dit j'ai ramené une nouvelle peluche ! (nous n'en avions que deux à ce moment-là), et j'ai craqué en la voyant. Mais Daisy restait unique : on trouve évidemment beaucoup de choses en cherchant peluche vache ronde sur Google, mais aucune n'a le charme inimitable de ma Daisy sphérique et souriante ; même celle de Squishable n'est pas aussi extatiquement ravissante que la nôtre. Plus d'une fois on m'a demandé (par exemple en commentaire sur ce blog) où j'avais trouvé ma vache, et j'ai dû reconnaître ne pas pouvoir répondre de façon utile.

Et voilà que ce soir, en faisant mes courses au Carrefour Market du centre Italie 2, j'ai eu un choc : plein de cousines de Daisy sur les rayons !

Certes, elles ne sont pas exactement identiques (ma Daisy à moi reste unique, ouf !), elles ont le poil un peu moins ras et les papattes un peu plus maladroites. Mais il s'agit indubitablement de proches cousines, avec le même sourire béat, les mêmes petites oreilles, le même motif de taches noires.

En guise de pédigrée, j'ai noté que ces peluches (sobrement nommées peluche ronde 32cm, 10€ ; il y a aussi un mouton et un tigre dans la famille) portent le label Max & Sax et sont fabriquées (en Chine, évidemment) pour le compte de Carrefour Marchandises Internationales (CMI, 2 ave. du Pacifique, 91940 Les Ulis) sous le numéro EAN-13 suivant : 3609231936309.

Je suppose qu'il n'y a pas que le Carrefour Market Italie 2 qui en a, donc, si vous voulez une cousine-de-Daisy recommandée pour ses vertus antistress par le-blog-de-Ruxor, c'est le moment de vous ruer dans votre supermarché Carrefour le plus proche, il n'y en aura pas pour tout le monde. (Et tant pis pour le corentin qui m'a demandé en commentaire d'une entrée passée où j'avais trouvé ma Daisy, il n'a pas pensé à me laisser son adresse mail.) Merci de les traiter avec amour, j'ai beaucoup d'affection pour les vaches (et particulièrement les vaches-bouboules).

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(jeudi)

Pourquoi les ordinateurs ralentissent-ils avec le temps ?

Étant entendu qu'on ne dispose pas d'ordinateurs infiniment rapides, il y a quand même quelque chose qui me semble mystérieux : c'est que ceux dont on dispose effectivement semblent aller de plus en plus lentement (je veux dire, un ordinateur donné devient de plus en plus lent au cours de sa vie ; un ordinateur nouvellement acheté va toujours à la même vitesse : comme s'il y avait un phénomène d'inflation dans les temps d'exécution). Je peux imaginer quatre raisons à ça, sans doute toutes les quatre vraies, mais aucune ne me convainc pleinement :

  • un effet purement psychologique (peut-être parce qu'on voit des ordinateurs plus rapides, ou parce que s'estompe l'effet de nouveauté d'avoir une nouvelle machine fulgurante) qui donne l'impression que la machine va de plus en plus lentement alors qu'il n'en est rien,
  • un effet réel dû à des logiciels de plus en plus gourmands (on est obligé de toujours mettre à jour parce que les trous de sécurité doivent sans arrêt être corrigés, ceux-ci ne le sont que dans la dernière version des logiciels, et ceux-ci utilisent de plus en plus de ressources),
  • un effet réel dû à un encombrement logiciel (le terme n'est pas très bien choisi, mais je pense par exemple aux vieux systèmes de fichiers qui se « fragmentaient » avec le temps, je pense aux navigateurs Web qui peuvent avoir un historique de plus en plus lourd, ce genre de choses), ou enfin
  • un effet réel dû à une usure du matériel (l'ordinateur devient vraiment de plus en plus lent).

Le dernier peut sembler impossible (un microprocesseur ça ne s'use pas progressivement !) mais il y a certainement de ça dans certains cas : je pense notamment à mon Eee PC acheté il y a quatre ans : non seulement la durée de vie de sa batterie a décru de ~5 heures à ~1 heure, mais en plus il est devenu lent au point d'être quasiment inutilisable, et j'ai de fortes raisons de penser que ce n'est pas seulement Ubuntu qui est de plus en plus gourmand mais aussi que le SSD qui fait office de disque dur est devenu de plus en plus lent (je ne sais pas exactement comment fonctionnent les SSD, mais je sais en tout cas que les accès disques paralysent complètement la machine, à chaque fois qu'elle vide son cache elle cessse totalement de réagir pendant parfois plusieurs minutes alors que ça ne se produisait pas il y a quelques années).

(Je pense m'acheter un nouvel ultraportable, mais je bute contre deux difficultés : celle de trouver une configuration qui soit complètement, et pas seulement à 99%, supportée par Linux, et ce avec des pilotes libres ; et celle de m'acheter une machine avec clavier QWERTY US, ou à la limite GB, sans pour autant renoncer à tout espoir d'avoir une garantie. Si quelqu'un a des idées, je suis preneur.)

Mon téléphone aussi devient de plus en plus lent (il faut maintenant souvent plusieurs secondes pour revenir à l'écran principal) et là je ne comprends vraiment pas ce qui peut causer ça.

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(mercredi)

Que ferait-on d'un ordinateur infiniment rapide ?

Il y a beaucoup de gens en crypto qui s'excitent sur l'idée qu'on puisse peut-être un jour avoir des ordinateurs quantiques qui permettraient de faire certains types de calculs beaucoup plus efficacement qu'un ordinateur classique (il doit s'agir de la classe de complexité BQP, mais je dois avouer que je m'y perds complètement dans le zoo de la complexité, d'autant que le sujet ne m'intéresse pas du tout) : ceci pose le problème — on parle de cryptographique « post-quantique » — de trouver des algorithmes cryptographiques qui résistent aux attaques par les ordinateurs quantiques (tout en étant quand même utilisables sur des ordinateurs classiques !), ce qui n'est pas tout à fait évident (au niveau de la cryptographie symétrique l'existence d'ordinateurs quantiques a seulement plus ou moins l'effet de diviser les tailles de clé par deux, mais au niveau de la cryptographique à clés publiques on doit vraiment chercher de nouvelles choses). Je dois dire que j'ai une attitude vis-à-vis des ordinateurs quantiques à semblable à celle du digne Lord Kelvin qui décrétait, dans une interview donnée en 1902 : No balloon and no aeroplane will ever be practically successful. Autrement dit, j'espère bien que l'avenir me donnera autant tort qu'à Kelvin.

J'ai aussi entendu parler d'un film, Travelling Salesman, dont la prémisse est qu'un mathématicien aurait résolu — par la positive et de façon constructive — au fameux problème PNP. Les conséquences d'une telle découverte, à savoir qu'on pourrait résoudre efficacement toute une classe de problèmes (PH) qui semblent a priori impossibles à mener « en pratique » (c'est-à-dire, en un temps raisonnable), valent évidemment de l'or (ne serait-ce que, de nouveau, pour son impact en cryptographie), je suppose que le mathématicien se retrouve avec beaucoup de gens qui veulent son algorithme ou qui veulent sa peau, et je ne sais pas comment le film se termine parce que je n'en ai vu que la bande-annonce. (Je ne sais d'ailleurs pas si le film est sorti en salles, encore moins s'il sortira en France.)

Notons au passage qu'il n'y a pas, à ma connaissance, de relation d'ordre évidente entre la réalisabilité pratique d'un ordinateur quantique et une preuve constructive de P=NP, parce qu'on pense qu'il n'y a pas d'inclusion dans un sens ou dans l'autre entre BQP et PH. Mais, de nouveau, je ne suis pas du tout expert en complexité et je n'ai regardé ça que de très loin (je préfère les classes de complexité nettement plus grosses). Sans compter que, de toute façon, c'est un domaine où on ne sait quasiment jamais prouver que deux choses sont différentes…

Mais bon, dépassons un peu ces hypothèses de petits joueurs et faisons carrément l'hypothèse que la thèse de Church-Turing soit fausse, et qu'on puisse réaliser des ordinateurs non seulement plus rapides mais qualitativement plus puissants qu'une machine de Turing (ou, de façon approximative, « infiniment rapides »). Mettons, pour fixer les idées, qu'on dispose d'une machine hyperarithmétique : je ne veux pas trop entrer dans les détails de ce qu'est une machine hyperarithmétique (je le ferai sans doute un jour dans une autre entrée ; ajout : c'est fait dans cette entrée ultérieure), mais disons — c'est là le point important — qu'elle est capable de faire (disons, en temps constant et négligeable) tout ce qu'une machine de Turing — et a fortiori n'importe quel ordinateur réel — est capable de faire en n'importe quel temps fini aussi long soit-il ou même de calculer toutes sortes de choses utiles sur ce qu'une machine de Turing va faire en un temps infini (par exemple, si elle passe jamais par tel ou tel état), et, mieux, une machine hyperarithmétique est même capable de calculer le même genre de choses sur une autre machine hyperarithmétique tant qu'on ne fait pas de boucle sur cette propriété. Même si une machine hyperarithmétique n'est évidemment pas capable de tout faire (ça ne voudrait rien dire car ce serait trivialement contradictoire), elle répond très bien à ce qu'on a envie d'appeler un ordinateur « infiniment rapide ».

Ceux qui veulent une définition mathématique formelle peuvent consulter le chapitre VI du livre Recursion-Theoretic Hierarchies de Hinman, où ce dont je parle est appelé une fonction récursive dans la fonctionnelle E (ça coïncide avec la notion de fonction Δ¹₁ de la hiérarchie analytique, mais la définition avec la fonctionnelle E est plus naturelle dans le contexte que je viens de poser et explique mieux comment on peut programmer une telle machine). Le lecteur vraiment attentif aura remarqué que ma définition définit certes ce qu'une machine hyperarithmétique est capable de faire mais pas le temps qu'elle prend à le faire, alors pour ce lecteur un peu maniaque, je complète : je considère une suite (non spécifiée) δn d'ordinaux qui a pour limite le ω₁ de Church-Kleene, vérifiant au moins, disons, δ0=0 et δn+1>φ(δn,0) où φ désigne les fonctions de Veblen, et si le programme calculé termine avec un arbre d'appels à E de rang inférieur à δn de la hiérarchie constructible alors la machine termine en moins de n millisecondes. Je dois sans doute aussi préciser qu'on dispose d'un lien de communication entre la machine hyperarithmétique et un ordinateur classique, et que ce lien est à débit fini (disons que la machine se connecte sur USB).

Voici que le père Noël vous a apporté une machine hyperarithmétique, bref, un ordinateur infiniment rapide. Peut-on s'en servir pour devenir facilement maître du monde, et si oui, comment ? Évidemment, toute la crypto du monde (excepté le masque jetable et plus généralement ce qui relève de la théorie de l'information) est complètement cassée pour une telle machine, mais après tout ce n'est pas forcément si évident que ça de mettre les mains sur des messages chiffrés intéressants à déchiffrer. Évidemment, une telle machine peut instantanément déterminer si un énoncé mathématique est un théorème ou non (et même, pour les énoncés arithmétiques, s'ils sont vrais), et le cas échéant en produire des démonstrations (mais elles ne seront pas forcément si évidentes à rendre lisibles pour un humain). Évidemment, on peut faire toutes les simulations numériques qu'on veut, mais si on veut simuler un cerveau humain encore faut-il avoir une description précise préalable de ce qu'est un cerveau humain. Bref, la machine peut faire beaucoup de choses, mais ce n'est pas forcément si évident de s'en servir.

Dans une variante un peu différente du problème, je suppose que le père Noël offre une telle machine à tout le monde (ainsi que les outils et plans nécessaires pour en fabriquer de nouvelles à bas prix), et je demande comment l'humanité en est affectée. Bon, là aussi, le fait que toute la crypto tombe à terre peut être ennuyeux, alors pour court-circuiter le problème je vais supposer que le père Noël est généreux et offre aussi, tant qu'à faire, entre chaque paire d'appareils (identifiée par leur numéro de série) un canal de communication à la vitesse de la lumière et à débit illimité, qui soit parfaitement fiable, non détectable et non interceptable (comme ça, la crypto est peut-être cassée, mais elle n'est plus très utile non plus — en tout cas, on n'a plus besoin de chiffrement ni d'authentification).

J'ai posé cette question à un certain nombre de personnes, et j'ai eu essentiellement deux sortes de réponses. La majorité semble penser que l'existence d'ordinateurs infiniment rapides ne changerait pas grand-chose : l'argument étant essentiellement que les facteurs limitants dans notre utilisation des ordinateurs actuels sont, souvent, non pas leur rapidité mais notre capacité à les programmer ou bien notre capacité à mesurer le monde extérieur ; pour dire les choses un peu trivialement, avoir une machine hyperarithmétique n'aidera pas à faire des tablettes avec une interface graphique plus conviviale ni à mesurer les données météo avec une plus grande précision pour faire de meilleures prévisions. D'autres sont d'avis, au contraire, que le changement que j'imagine serait tellement profond, tellement gigantesque, qu'il n'y aurait plus rien de commun entre l'humanité avant et après — c'est le concept de la singularité de Vinge. Il faut notamment souligner que si la machine hyperarithmétique anéantit certains des problèmes devant lesquels nous sommes (par exemple la partie des mathématiques consistant à trouver des démonstrations — par opposition à celle qui consiste à trouver des énoncés intéressants à démontrer) et n'aide peut-être pas à d'autres, il est aussi probable qu'elle ouvre de nouveaux problèmes que nous n'imaginons même pas.

Mais il est aussi possible que la machine change le monde d'une manière totalement imprévue, et peut-être un peu futile. Par exemple, j'imagine très bien une conversation avec quelqu'un vivant il y a 150 ans (Charles Babbage, peut-être ?) dans lequel je lui expliquerais que nous disposons de machines incroyablement rapides capables de mener toutes sortes de calculs, et aussi d'un réseau de communication reliant toute la Terre à la vitesse de la lumière, et que nous nous en servons pour… regarder des vidéos de chats qui jouent au piano.

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(vendredi)

Le labyrinthe de l'impression sous Unix

Il m'arrive de vouloir lire des documents sous forme de traces de carbone sur des bouts d'arbre mort (plutôt que sous forme d'excitations de photophores derrière un plastique mal fichu). Fort heureusement, notre civilisation a conçu des engins prévus spécifiquement pour déposer du carbone sur des bouts d'arbre mort, ça s'appelle des imprimantes. Malheureusement, si Unix a prévu des moyens pour ce servir de ces engins, il en a prévu trop, si bien qu'on se perd rapidement dans un labyrinthe de petites façons d'imprimer toutes semblables.

Je pense que le problème vient de quelque chose comme ceci : chaque système d'exploitation a inventé une façon différente d'imprimer (et a peut-être même changé plusieurs fois d'avis au cours de son histoire), et chacun a récupéré toutes les méthodes connues par tous les autres ; pire, l'impression est constituée de plusieurs couches logicielles (le document pouvant subir différentes transformations en chemin vers l'imprimante) et chacune peut se faire de cinquante manières. Et les imprimantes elles-mêmes sont trop intelligentes, donc elles prévoient elles aussi plein de façons de parler. Au final on ne s'y retrouve plus du tout.

L'impression sous Unix fonctionne par le mécanisme CUPS, inventé par Apple [correction () : on me souffle dans l'oreillette qu'ils ne l'ont pas inventé, juste repris] pour remplacer un mécanisme plus ancien qui existait sous BSD ; comme Apple a lui-même remplacé CUPS par — euh — autre chose sous les versions plus récentes de Mac OS, et que le mécanisme plus ancien doit toujours fonctionner pour compatibilité, on voit déjà une source de bordel. Beaucoup d'imprimantes modernes parlent (entre autres !) IPP, qui est (si je comprends bien) le protocole sous-jacent à CUPS. Enfin, je crois : elles répondent sur le port TCP 631 qui est le port traditionnel d'IPP, et y proposent une interface Web qui ne ressemble pas du tout à un serveur CUPS. Mais il y aussi un autre protocole qui écoute sur le port TCP 9100, et plein de manières dont une imprimante peut rendre publique son existence. Ajoutez à ça qu'un serveur CUPS peut parler à un autre serveur CUPS et ré-exporter les imprimantes qu'il y trouve : ça commence à devenir compliqué. Du coup, quand on demande la découverte des imprimantes sur le réseau local, on peut se retrouver avec plein de copies de la même imprimante, parce que celle-ci s'arrange pour être découvrable de plusieurs manières et que, par ailleurs, plusieurs ordinateurs du réseau peuvent l'avoir configurée et la ré-exporter à leur tour ; si on fait le mauvais choix, l'imprimante ne sera peut-être utilisable que tant que quelqu'un a laissé son ordinateur allumé.

Le niveau des filtres et pilotes d'impression est à l'avenant : il y a un million de façons de transformer un fichier PDF en PostScript, et on peut souvent fournir à l'imprimante soit du PCL, soit du PostScript, soit directement du PDF, avec des résultats aléatoirement différents (dans le genre de subtilités pénibles, le PostScript ne supporte pas le même modèle de transparence que le PDF, donc parfois on peut avoir un document PDF qui s'imprime très bien, sauf une page qui utilise de la transparence quelque part, que je ne sais quel filtre a décidé qu'il ne pouvait pas transformer en PostScript vectoriel à cause de ça, et a donc tout réduit en raster/bitmap sans connaître la résolution de l'imprimante, d'où une qualité épouvantable pour cette page précise — je précise que l'anecdote est vécue et que je me suis beaucoup arraché les cheveux pour comprendre). L'imprimante de mon poussinet, qui est chez nous, est censée comprendre le PostScript, mais apparemment pas complètement, et un jour l'impression s'est mise à ne plus marcher parce que GhostScript lui envoyait du PostScript trop compliqué pour elle : on a fini par résoudre le problème en lui faisant avaler du PCL à la place, mais enfin, tout ceci est un vrai labyrinthe.

Je me plaignais déjà de ce genre de choses il y a quatre ans.

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(mercredi)

Qui peut dire le nombre le plus grand ?

Je suppose que beaucoup d'enfants, quand ils apprennent à compter, jouent au petit jeu de qui peut dire le nombre le plus grand. Bon, au début, c'est facile, ils ne connaissent qu'un nombre fini d'entiers naturels, donc il suffit de dire le plus grand. Puis un jour arrivent les milliers, les millions, les milliards, les idées pas très claires sur ce qui est le plus grand dans tout ça et tout de même la réalisation terrifiante de ce que c'est que l'infini, et qu'il n'y a pas de moyen de gagner à coup sûr à ce jeu : si l'un dit un milliard, l'autre peut dire un milliard de milliards ; si on écrit les nombres sur du papier, cela devient une question de qui aura le temps ou la patience d'écrire le plus de chiffres. Quand on devient plus sophistiqué, on se dit qu'on peut relaxer la règle, ce n'est peut-être pas la peine d'écrire tous les chiffres, on peut écrire dix puissance suivi de leur nombre, mais alors le même problème se repose. Un jour, un des enfants décide qu'on a le droit de jouer l'infini, mais alors l'autre réplique l'infini plus un et s'ensuit une dispute pour savoir si c'est légitime ou pas, pareil ou pas.

Mais les adultes jouent parfois encore à ce jeu, et notamment les mathématiciens (il y a même un Wikia consacré aux grands nombres). Les physiciens sont petits joueurs : à peu près le plus grand nombre qui doit intervenir en physique est le rapport de la densité de Planck sur la constante cosmologique, soit quelque chose comme 10 puissance 122, ce qui est un peu embarrassant si on pense que ce nombre devrait valoir pas loin de 1, mais pour un mathématicien ce n'est pas très impressionnant ; pour un cryptographe, c'est une estimation du nombre d'opérations qu'il faut faire, en cryptographie, pour casser une clé de 400 bits.

D'où naturellement la question un peu stupide ou enfantine, mais néanmoins amusante : quel est le plus grand nombre qu'on sache définir ?

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(samedi)

Petits manifs pas très fières

Tout à l'heure quand j'étais[#] dans le métro ligne 6 en train de rentrer chez moi, j'ai vu monter un énorme groupe de gens à la station Quai de la Gare. La rame était assez vide avant leur montée, pleine à craquer après. Groupe encadré par des organisateurs en gilet de chantier jaune fluo. Majoritairement des garçons ; dans les 25–35 ans. Comme ils ne faisaient pas trop touristes, j'ai pensé d'abord à un groupe de supporters d'un sport quelconque. Puis j'ai remarqué un autocollant bleu-blanc-rouge avec la mention Paris est patrie. Ah, ce sont donc des identitaires — des fafs — qui vont à la manifestation Paris fierté pour commémorer Sainte-Geneviève et son glorieux combat contre les envahisseurs (ou quelque autre florilège d'anachronismes dans le même genre). En réponse à la question d'un autre passager (sans doute comme moi curieux et/ou pas très rassuré[#2]), un petit groupe d'entre eux à plaisanté sur leur xénophobie (sur le ton un peu grinçant de celui qui ne se considère pas lui-même comme xénophobe, qui sait que tout le monde pense le contraire et qui doit se l'entendre dire assez souvent, et qui s'en amuse) ; puis ils ont commencé à rigoler en imitant les paroles des quémandeurs dans les transports en commun (nous ne sommes pas des voleurs…).

Leur site (lié ci-dessus) est semblablement déroutant : laissant de côté Sainte-Geneviève, il faut un moment pour se rendre compte qu'on n'est pas sur un innocent site culturel d'amateurs de Paris, et apparemment ils mettent plus en avant leur opposition à Starbucks (qui provoque leur ire en voulant s'implanter à Montmartre) que leur xénophobie. Souci calculé de se montrer respectables, ou est-ce qu'ils n'assument pas ?

Sinon, parmi ceux qui n'assument pas, il y a aussi ceux qui vont manifester demain, au départ de juste à côté de chez moi, pour revendiquer que les hommes et les femmes n'aient pas les mêmes droits dans ce pays. On peut certainement se réjouir que l'homophobie soit devenue une valeur dont ils hésitent à se revendiquer ouvertement (sauf peut-être le tristement célèbre institut Civitas, qui doit relever de la même mouvance que mes parisiano-génovéfains), là où aux États-Unis certains ne rechignent pas à dire clairement qu'ils pensent que l'homosexualité est un péché : reste que je ne sais pas s'il y a plus ou moins d'hypocrisie à prétendre qu'on n'est pas homophobe et sexiste quand on soutient que l'homme et la femme sont figés dans des rôles tels qu'il faut un couple hétérosexuel pour élever correctement un enfant, ou bien à plaisanter qu'on n'est pas xénophobe quand on va honorer la lutte de Sainte-Geneviève contre les Huns.

Ayant vu aujourd'hui un visage de la bêtise et de la haine, j'irai peut-être en regarder un autre demain, histoire de comparer : renifler les idées nauséabondes m'aidera peut-être à dégager mon nez encore encombré.

[#] Après être resté cloîtré à la maison pendant une semaine à cause de la grippe, j'ai voulu prendre un peu l'air.

[#2] Indépendamment de toute considération idéologique, je dois dire que les foules me font peur. Mais il y avait sans doute aussi quelque chose de plus subtil : l'idée vague qu'un autre voyageur, qui n'aurait pas fait attention au fait que j'étais déjà dans la voiture, aurait pu me prendre pour un du groupe.

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(lundi)

Comment sont vraiment les lycées américains ?

Hier mon poussinet et moi avons vu The Perks of Being a Wallflower (traduit en français par Le Monde de Charlie, ce qui est nettement moins poétique). Le film est assez bon, et plutôt touchant, quoique convenu, et je le recommande ; mais ce n'est qu'obliquement que je vais en parler ici (je risque de spoiler un peu, mais juste un petit peu).

Il semble que tous les films américains que j'aie vus qui se passent — au moins partiellement — dans un lycée montrent presque exactement la même vision du lycée, et des rapports entre les lycéens. Parmi les incontournables :

  • l'équipe de football américain (ou plus rarement, de basket ou de lacrosse) qui joue un rôle central dans l'identité du lycée, et dont le coach a une autorité au moins comparable aux profs ;
  • la notion d'élèves populaires (popular kids), souvent les stars de l'équipe de foot sus-mentionnée, avec qui tout le monde veut être amis, et qui sont au sommet d'une sorte de pyramide de popularité (le héros du film étant souvent tout en bas de cette pyramide et va devoir se battre contre l'ordre établi) ;
  • l'importance de l'endroit où on peut s'asseoir à la cantine (cafétéria) du lycée (apparemment on ne s'asseoit pas un peu au pif, il faut plus ou moins être invité à s'asseoir à côté d'Untel ou Untel, et il y a des clans très fermés qui se dégagent à partir de ça) ;
  • le harcèlement (bullying) dans lequel les adultes ne semblent jamais intervenir ;
  • la manière extrêmement codifiée dont fonctionnent les relations entre garçons et filles (aka, the date) ;
  • les rituels immuables qui rythment l'année scolaire (comme homecoming), dont le plus important et le plus incontournable est le bal de fin d'année, où un enjeu majeur est de trouver un partenaire de danse avant le jour fatidique.

Je ne parle pas des cours eux-mêmes où le prof ne semble jamais enseigner quoi que ce soit, et où la sonnerie retentit toujours au moment opportun, c'est clairement une loi du genre (en revanche, je suis curieux de savoir si les élèves quittent effectivement leur chaise à l'instant où la sonnerie retentit).

Évidemment on s'attend à ce que beaucoup de choses soient déformées ou exagérées. Les fictions le font souvent, et par exemple la représentation des ordinateurs ou de la sécurité informatique dans un film hollywoodien a à peu près autant de rapport avec la réalité de ces choses que Bambi a avec un documentaire animalier ; mais d'un autre côté, tout le monde a été au lycée, alors que tout le monde ne sait pas (vraiment) comment fonctionne un ordinateur, donc on ne s'attend pas à autant d'erreurs qui rendraient la chose complètement invraisemblable au spectateur lambda. Je me méfie donc de l'idée de disqualifier quelque chose comme un cliché évident : après tout, aussi incroyable que cela semble, le phénomène des demandes en mariage (toujours par l'homme à la femme dans un couple hétérosexuel) en offrant par surprise une bague avec un diamant, bref, le cliché ultime en la matière, d'ailleurs inventé par la De Beers pour vendre ses pierres, ce phénomène est réel (ou du moins, il n'est pas complètement inventé).

Et il y a des choses qui sont incontestablement vraies dans ma liste : concernant les relations entre garçons et filles, pour trouver une analyse un peu plus vraie et plus intéressante que le regard posé par le cinéma américain lui-même, j'ai par exemple cette interview (traduite en français ici) du sociologue Peter Bearman sur des sujets apparentés. Je trouve très intéressant ce qu'il dit par exemple sur the date :

Those kids, then 15 to 18 in high school, have the most phenomenally normative orientation to relationships than you can imagine. If you give them as we did, cards and ask them to order their ideal relationship, what in the ideal would you like to have happened next year. The order starts off with going out with a group, meeting the parents, maybe holding hands, exchanging presents, kissing, then another affective demonstrations saying I love you, getting an I love you back, touching underneath the clothes. This is really an ordered progression to sexual behavior. It is incredible and it is uniform. It is not just that school, it is pretty much uniform across the culture. Obviously there are some kids who have a different model. The boys have a slight preference to have physical encounters before social encounters. Girls would like to have affective, communication before sex, but these are really tiny marginal differences. So the incredible thing about American kids and actually something people really do not get, is how normative they are. […]

So I think the trick to understanding the date is the puritanical culture that is America. In Europe, boys and girls in high schools interrelate with each other, you do not have the same incredible sex-segregation of friendship groups and in relation, in just hanging around. And there is not this kind of organic set of opportunities for boys and girls to bump into each other, hanging out at the beach, to go shopping together, to do things that they do in their every day life. So the date is the liminal, abstractive moment from every day life for couples. It is the falsity of the activity that makes the date real. So the date is the bringing together of the stranger, the people on the other side do something together that they would not ordinarily do in their every day life. Even the most mundane thing, like going to MacDonald's which they might do all the time by themselves, becomes sacred by virtue of its bringing together the two sexes. That is why you do not have dates and we have dates.

De même, je soupçonne que l'homophobie, ou plus généralement le harcèlement de ceux qui ne rentrent pas dans le moule, ne sont pas complètement inventés (ne serait-ce que parce qu'il y a des tentatives pour y mettre fin) ; et ce sont certainement des phénomènes qui ne sont pas limités aux États-Unis, mais la forme qu'ils y prennent, si on en croit le reflet que l'industrie du cinéma en donne, est sans doute différente de celle qu'elle a en Europe (ou du moins en France).

Maintenant, pourquoi ne pas juste demander leur avis sur la question à des gens qui ont été au lycée aux États-Unis ? Parce que quand on le fait, on obtient des réponses largement contradictoires, entre cette vision que montre le cinéma est complètement fausse et c'est absolument la vérité. Certainement entre autres parce qu'il y a une grande diversité au sein du pays, on ne s'attend pas à ce que tous les lycées se ressemblent ou que tous les lycéens aient la même expérience de leurs années lycée. Mais il y a aussi sans doute ceci que, même si deux personnes ont eu exactement la même expérience, il se peut qu'on leur en montre un résumé et que l'un le juge tout à fait correct tandis que l'autre le trouvera faux : tout simplement parce que la mémoire retient des choses différentes comme plus ou moins importantes, et aussi qu'on ne jugera pas forcément avec la même sévérité une approximation sur telle ou telle chose. Par exemple, concernant le film français Entre les murs, certains de mes amis profs ont dit qu'il était très juste et d'autres qu'il était grossièrement exagéré — alors qu'on peut soupçonner qu'ils ont des expériences assez proches, c'est juste leur jugement sur le portrait qui diffère (par exemple, concentrer la réalité pour la résumer dans le temps imparti peut donner une impression d'exagération forcée ou au contraire de réalité accrue).

Ajout : On me signale cette réflexion dans un commentaire, que je trouve très intéressante ; j'aime beaucoup, notamment, la comparaison avec la cour de Louis XIV.

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(lundi)

Nouvelles de saison

Quelle meilleure façon de commencer l'année que par un gros rhume ? (Ou une mini-grippe, ce n'est pas clair. J'ai mal à la tête, je suis très fatigué, et j'ai la gorge chargée ; j'ai alternativement très froid et très chaud, mais je n'ai que très peu de fièvre ; j'ai des courbatures mais elles sont localisées, c'est probablement des restes d'une séance de muscu un peu trop intense.) D'ordinaire je fais plutôt ça en décembre, mais janvier n'est pas mal non plus. xkcd a très bien décrit ce à quoi je passe mon temps.

La dernière saison de House MD passe à partir de demain soir à la télé, ce sera parfait pour l'apprécier.

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(mercredi)

Sur les noms et la perception des couleurs

On sait bien que je suis fasciné par la perception des couleurs, au moins au niveau physique. Mais il y a un autre aspect de la perception des couleurs, c'est l'aspect linguistique, et ses liens avec les différentes formes de l'hypothèse de Sapir-Whorf (i.e., à quel point notre façon de désigner les choses influence notre façon de les penser ou de les percevoir — ce qui varie entre complètement évident et complètement faux selon ce qu'on comprend exactement par là).

Une observation classique, qui a été explicitement formulée par William Gladstone (le premier ministre de la reine Victoria, qui était aussi un passionné d'Homère) est qu'Homère décrit les couleurs d'une manière qui nous semble extrêmement bizarre : il décrit la mer, par exemple, comme ayant la couleur du vin (οἶνοψ : par exemple Iliade 23:143, Achille regarde ἐπὶ οἴνοπα πόντον, sur la mer sombre comme le vin), et en gros il n'utilise pas de mot pour bleu (il y a deux occurrences à quelques vers d'intervalle dont la première est Iliade 11:24, μέλανος κυάνοιο, de bleu sombre, parlant de la tenue de bataille d'Agamemnon, et ce n'est même pas sûr s'il parle vraiment d'une couleur ou bien d'une matière ; de même, Odyssée 7:87, θριγκὸς κυάνοιο, une corniche de pierre bleue). Gladstone en avait conclu qu'Homère, et peut-être les anciens Grecs en général, étaient daltoniens, ou en tout cas ne percevaient pas les couleurs comme nous, et que cette capacité avait évolué avec le temps. (C'est amusant, d'ailleurs, quand on songe que la légende veut qu'Homère ait été aveugle.) Mais du point de vue biologique, on peut dire avec certitude que c'est faux : si je ne m'abuse, on sait que l'évolution de la perception des couleurs, et notamment les dernières mutations pertinentes de la photopsine à l'échelle de l'espèce humaine, sont beaucoup plus anciennes que ça. [Correction () : en fait, Gladstone ne pensait d'ailleurs pas ça ; ce qu'il a écrit en 1858, c'est I conclude, then, that the organ of colour and its impressions were but partially developed among the Greeks of the heroic age, mais il ne connaissait pas le concept de daltonisme, et organ doit se comprendre comme une faculté mentale. Cf. la vidéo de Raffaello Urbani liéee tout en bas de ce billet à partir de 12′28″ environ pour plus de précisions.]

Là-dessus est né un certain débat sur la manière dont les langues nomment les couleurs, avec notamment cette thèse selon laquelle l'ordre est essentiellement toujours le même : toutes les langues ont des mots pour le noir et le blanc, puis, s'il n'y a qu'une couleur désignée c'est le rouge, puis viennent le vert et le jaune (dans un ordre ou un autre), et le bleu ne vient qu'ensuite. Je suis tombé sur un podcast qui évoque ces questions (même si leur façon de raconter est, je trouve, assez insupportable) : ils font remarquer, ce qui n'est pas idiot, qu'il n'y a pas grand-chose dans la nature qui soit vraiment bleu — à part le ciel, mais, finalement, le ciel c'est surtout du vide, ce n'est pas un objet, ce n'est pas forcément quelque chose qu'on a idée de décrire ou de nommer par une couleur ; et que le bleu est aussi une couleur difficile à synthétiser.

Pour défendre la version sapir-whorfienne des choses, on a invoqué les Himbas de Namibie, dont les mots pour désigner les couleurs recoupent assez mal les nôtres. Il y a eu un petit documentaire de la BBC sur la perception des couleurs (que je n'arrive pas à voir sur leur site, et dont la version sur YouTube a été supprimée à leur demande, donc je ne peux pas vérifier que mon souvenir est correct) où je crois qu'on voit des Himbas à qui on demande quel carré de couleur parmi cet ensemble de douze est différent des onze autres, où un carré est bleu et les onze autres sont verts (de la même teinte exactement) et ils ont des difficultés à répondre ; puis on leur repose la même question avec douze carrés verts dont un est légèrement différent d'une manière qui nous semble presque imperceptible et cette fois-ci ils répondent sans aucune difficulté alors que nous aurions bien du mal. Ou du moins, c'est ce que le film veut nous laisser croire : les choses sont un peu embrouillées par le fait qu'il s'agit d'un film, donc d'une caméra qui a filmé un écran d'ordinateur (sur lequel les carrés étaient projetés) et dont la sortie a ensuite été comprimée, et il n'est pas acquis du tout que ces techniques de reproduction+compression ne préjugent pas du résultat en déformant les couleurs. Or je ne sais pas quelles couleurs exactement ont été montrées aux Himbas. Si je crois cet article, d'où il ressort que les choses sont plus compliquées que ça et dépendent aussi de la région du champ visuel utilisée, les couleurs étaient peut-être les suivantes (modulo les variations de rendu des moniteurs) :

[Douze carrés de couleur dont un différent]

D'un autre côté, j'ai un peu du mal à croire que le fait qu'un carré soit ce que nous appellerions bleu et les autres verts joue un rôle très important, parce que si je fais la même expérience avec des carrés que nous qualifierions tous de verts (mais avec une séparation chromatique qui est tout à fait comparable, quelle que soit la définition exacte qu'on prend),

[Douze carrés de couleur dont un différent]

je ne sais pas ce que les Himbas en penseraient, mais moi je ne trouve ça ni plus facile ni plus dur que celui d'au-dessus. (Si votre navigateur supporte l'API JavaScript canvas, vous pouvez changer aléatoirement le carré de couleur différente en cliquant sur l'image.) Du coup je suis un peu sceptique quant à toute cette histoire.

D'ailleurs, il y a un type de sensations pour lesquels je crois avoir une bonne faculté de distinction, ce sont les odeurs, et pourtant je n'ai généralement aucun mot pour les désigner : du coup je suis peu convaincu par les arguments du style on ne sait percevoir que ce qu'on ne sait désigner.

Beaucoup de langues ont des mots bien différents pour désigner le bleu clair et le bleu foncé : comparez d'une part ce que renvoie Google images pour le russe синий ou l'idéogramme , et d'autre part ce qu'il renvoie pour le russe голубой ou les idéogrammes 水色 [couleur de l'eau]. Je pense que même quelqu'un qui ne connaît aucune de ces langues n'aura pas la moindre difficulté à reconnaître que les teintes sont globalement différentes entre ces deux paires : il est donc évidemment fumeux de prétendre que n'avoir qu'un seul mot pour bleu nous empêche de voir la différence.

Bien sûr, le français a quantité de mots pour bleu : on peut appeller turquoise ou cyan ou aigue-marine ou céruléen telle ou telle variante plus précise de la couleur, et évidemment beaucoup de langues ont une possibilité de raffiner ainsi à l'infini. (Quand j'étais en lycée, j'utilisais des stylos plumes de deux couleurs différentes : bleu effaçable et bleu des mers du sud.) Mais la question qui se pose sans doute plutôt est de savoir si une langue accepte ou non de désigner deux couleurs sous le même nom : par exemple, en français, si je montre un objet bleu et que j'insiste pour l'appeler vert on va me dire que je me trompe, sauf peut-être si cet objet est d'un turquoise vraiment à la limite entre les deux. (Est-ce que si je montre à un russe un objet синий et que je le qualifie de голубой il va tiquer autant que si je montre à un français un objet bleu en disant qu'il est vert ?)

Il y a bien longtemps j'avais lancé une expérience où je demandais aux internautes francophones qui passaient par là de nommer par le premier nom, simple, qui vous semble naturel (par exemple rose, beige, gris…) une couleur tirée au hasard dans l'espace sRGB linéaire. Voici les nuages de points — projetés dans un triangle sRGB — pour certaines des couleurs les plus fréquentes (le nombre entre parenthèses est le nombre d'indentifications de cette couleur) :

Vert (1155) Bleu (1011) Rose (729) Violet (475) Jaune (300) Gris (222) Mauve (207) Orange (176) Beige (132) Rouge (85)
[Couleurs nommées "vert"] [Couleurs nommées "bleu"] [Couleurs nommées "rose"] [Couleurs nommées "violet"] [Couleurs nommées "jaune"] [Couleurs nommées "gris"] [Couleurs nommées "mauve"] [Couleurs nommées "orange"] [Couleurs nommées "beige"] [Couleurs nommées "rouge"]

Les couleurs figurées sur ces dessins eux-mêmes sont là pour aider à visualiser, mais elles sont uniquement schématiques, c'est juste un rendu approximatif que j'ai choisi pour le nom en question : ces dessins pourraient aussi bien être en noir et blanc, l'information pertinente c'est la région du triangle où les points s'accumulent.

(Des douze couleurs les plus souvent nommées j'ai seulement omis le blanc, qui avait fait 113 réponses, et le marron qui en avait fait 104, parce que ces couleurs me semblent dépendre trop fortement de la luminosité pour être intéressantes dans le type de dessin que je fais. Les termes suivants étaient : turquoise, cyan, kaki, brun, saumon et magenta, avec respectivement 53, 36, 30, 24, 21 et 15 identifications.)

Une des choses qui m'avaient frappé est à quel point on nomme rarement une couleur comme rouge : dès qu'elle vire un tout petit peu vers le vert on la qualifie d'orange, et dès qu'elle vire un tout petit peu vers le bleu on la qualifie de rose. Le rouge est tellement précis qu'il en devient évanescent. A contrario, il n'est pas surprenant que beaucoup de langues divisent en plusieurs régions ce que le français appelle vert ou bleu, et qui sont de vrais fourre-tout. Mais du coup, c'est peut-être encore plus surprenant que le rouge soit la première couleur à émerger dans les langues anciennes.

Bref, tout cela reste assez mystérieux, et il ne me semble pas qu'on ait de réponse complètement satisfaisante à la question générale de comment la langue influence notre perception des couleurs, ni à la question particulière de pourquoi Homère évoque si peu la couleur bleue.

Ajout () : cette vidéo de Vox décrit assez bien toute cette histoire, notamment l'hypothèse de Berlin&Kay sur l'universalité de l'apparition des noms de couleurs (et certaines critiques qui ont été formulées contre cette hypothèse).

Ajout () : cette vidéo par Raffaello Urbani, démontant très soigneusement et très méticuleusement le mythe selon lequel les Grecs anciens ne voyaient pas le bleu (en passant par toutes ses facettes), contient toutes sortes d'autres d'éléments pertinents sur le sujet de ce billet, notamment une attaque du documentaire de la BBC qui prétendait montrer que les Himba ne distinguaient pas le vert et le bleu, et une réfutation de l'idée que Gladstone aurait écrit que les Grecs étaient daltoniens.

Ajout () : Ce long post de blog (suite ici) par Aatish Bhatia (qui date de juin 2012 mais que je ne découvre que maintenant) fait le tour la problématique évoquée dans cette entrée-ci avec beaucoup plus de sérieux et de détails. Il évoque lui aussi l'expérience avec les himba, et ajoute notamment la précision que le résultat dépend du côté du champ visuel où se trouve le carré de couleur différent (en simplifié, nos catégories de langage affectent notre capacité à distinguer une couleur dans la moitié droite de notre champ visuel, alors que ce n'est pas le cas dans la moitié gauche).

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