Je pense qu'il est un bon exercice, en temps de crise, d'essayer de regarder le présent avec la distance qui sera celle des années futures. Que retiendra-t-on à l'avenir de la pandémie de 2019–2021 ? Premièrement, de la pandémie elle-même : quasiment rien, c'est évident. Nous avons une très mauvaise mémoire des épidémies : on se rappelle vaguement celle de 1918, mais elle était quelque chose comme trente fois pire que celle de covid, et encore, s'il n'y avait pas eu tellement de comparaisons avec elle ces derniers mois je pense que beaucoup de gens ne sauraient pas du tout qu'une grippe a tué de l'ordre de 3% de la population mondiale il y a à peine cent ans ; on a complètement oublié celle de 1889, qui était extrêmement analogue à l'actuelle et d'ailleurs possiblement due à un autre coronavirus (HCoV-OC43), pour ne pas parler des diverses épidémies de choléra ou dysenterie qui ont sévi à la fin du 19e siècle ; on a aussi largement oublié celles de 1957 et 1968, certes un petit peu moins importantes que celle de 2020, mais grosso modo comparables, alors qu'une bonne partie de la population humaine actuelle a vécu ces épidémies ; et, bien sûr, notre regard occidento-centriste oublie complètement que la tuberculose cause chaque année dans le monde à peu près autant de morts (de l'ordre de 1 à 1.5 millions) que la covid en a causé cette année, bref, dès qu'on s'éloigne un peu en temps ou en distance, les épidémies disparaissent de la mémoire de tous les non-spécialistes à une vitesse confondante. Néanmoins, le covid sera probablement différent, parce que nous avons ajouté au drame sanitaire des désastres de notre propre fabrication, dans les domaines social, économique, politique, etc., qui auront sans doute des conséquences à long terme : il faudra forcément se rappeler la covid comme une des causes de la montée de l'autoritarisme et du complotisme, de la crise économique, etc.
Il y a donc un travail pour l'historien du futur d'essayer de comprendre pourquoi cette pandémie aura entraîné une réaction complètement différente de toutes les précédentes. Ce travail me dépasse évidemment, et dépasse tout le monde qui avons encore le nez dedans, mais on peut au moins chercher à poser des questions.
L'une de ces questions, et sans doute la plus importante, concerne
l'émergence du concept de confinement. Ou plus exactement, comme le
terme confinement
fait l'objet d'une ambiguïté extrêmement
problématique[#], le confinement
obligatoire des particuliers à domicile sous peine de sanctions et
avec surveillance policière, que j'appellerai confinement
autoritaire
pour abréger, comme a eu cours en France à deux
reprises (du au et
du au ) et est
certainement amené à se reproduire maintenant que le gouvernement a
pris goût à cette forme particulière d'autoritarisme et s'est donné
les pouvoirs de l'invoquer. De façon plus large, il faudrait retracer
l'émergence de cette idée de combattre la pandémie par la répression,
les confinements autoritaires n'étant que l'acmé de cette
tendance.
[#] Le problème se pose
quand les confinementistes défendent l'absurdistan autoritaire
français en disant que si, si, voyez, plein de pays européens font
ou refont des confinements
. Si par confinement
on entend
une simple fermeture de certains commerces avec incitation à rester
chez soi, beaucoup de pays ou régions en ont fait (et
c'est plus ou moins ce que je
défends), mais cela ne peut absolument pas servir à défendre les
mesures appliquées en France ; si on entend confinement obligatoire
des particuliers à domicile sous peine de sanctions et avec
surveillance policière
, i.e., suppression de la liberté de
circulation, alors, non, assez peu de pays/régions ont fait
ça, et quasiment aucun ne l'a fait deux fois et aussi longtemps que la
France, même si je n'arrive pas à avoir de liste précise parce
que les
sources de données sont épouvantablement mauvaises (et ne
distinguent pas, par exemple, un emprisonnement de toute la population
dans un rayon ridiculement faible du domicile et des mesures beaucoup
plus légères comme ont actuellement cours au Luxembourg, en Allemagne,
etc.).
Les confinementistes ont été très forts sur un point, c'est de réussir à faire largement passer leurs idées comme une évidence, comme un consensus scientifique, comme une pratique bien établie. Il est important de rejeter cette présentation avec d'autant plus de force que l'illusion a été extrêmement bien fabriquée. Il faudrait pour cela déconstruire avec soin la manière dont l'idée du confinement autoritaire a émergé : je n'en suis malheureusement pas capable avec toute la précision que je voudrais, mais je peux au moins donner quelques pistes.
J'ai déjà évoqué précédemment la
manière dont le confinement (entouré de l'ambiguïté sémantique évoquée
ci-dessus) a été présenté comme une évidence avec l'exclamation pas
de choix !
et le slogan sauver des vies, pas l'économie !
,
qui ont permis de court-circuiter tout débat sur leur rapport
bénéfice-risque derrière l'injonction de sauver les vies (ou, dans une
certaine variante, de sauver les hôpitaux). En ce faisant, et sous le
prétexte de l'urgence, les confinementistes ont passé à la trappe un
des principes cardinaux de la déontologie
médicale, primum non nocere : celui de ne pas
appliquer de remède avant d'avoir pris le temps d'examiner
soigneusement ses effets indésirables. Ces slogans sont une œuvre de
propagande absolument géniale, et il serait important d'essayer de
reconstituer précisément leur genèse.
(Dans les slogans apparentés dont il faudrait
aussi retracer l'origine, il y a l'argument que j'ai entendu un nombre
incalculable de fois la liberté, ce n'est pas la liberté d'aller
contaminer son voisin
: c'est aussi une magnifique œuvre de
propagande, parce que ça paraît franchement convainquant quand on ne
regarde pas de près à quel point c'est stupide.)
Ajout () : Je devrais aussi mentionner quelque part (j'ai oublié en écrivant ce texte) que le but du confinement, jamais très clairement articulé par les confinementistes, n'a pas cessé de changer : au début, on ne savait pas bien si le but était d'aplatir la courbe ou d'éradiquer l'épidémie ; en avril, les autorités françaises insistaient essentiellement sur la disponibilité des tests pour lever le confinement (et cherchaient à dissimuler leur propre responsabilité dans le manque de masques), suggérant que c'était une mesure temporaire le temps de rassembler un équipement de lutte contre la pandémie ; mais en novembre, il n'y avait plus rien à promettre comme changement, donc l'insistance a surtout été mise sur la situation dans les hôpitaux (sur la base de chiffres largement faux ou du moins trompeurs), ce qui d'ailleurs au moins la question de pourquoi les régions sans problème de capacité hospitalière ont été confinées avec les autres.
En plus de ça, les confinementistes ont réussi à faire passer, avec
un certain succès, les opposants à leurs méthodes pour des tueurs de
mémés, des déplorables trumpiens (qui sont, en cela,
les alliés
objectifs des confinementistes puisque chacun peut montrer
l'autre du doigt comme un ennemi à abattre et supprimer ainsi toute
possibilité d'expression d'une position raisonnable), ou au minimum
des ultra-libéraux, et dans un autre registre, des négationnistes (je
renvoie à ce sujet
à ce
fil Twitter fort bien exprimé
[lien
Twitter direct], ainsi
que cet
article auquel il fait référence), bref, à des crackpots. Ils ont
réussi à faire complètement oublier
l'extrême
injustice sociale des confinements autoritaires qui, dans les
faits, n'affectent aucunement les élites. Tout ça était extrêmement
habile, et il faut avouer que nous nous sommes bien fait avoir. Et
chacune de ces manœuvres rhétorique mériterait d'être examinée avec
soin. (Il faut admettre qu'ils ont eu un certain degré de chance,
notamment
quand Sunetra
Gupta, qui n'est certainement pas de cette mouvance politique, a
commis l'erreur de se laisser instrumentaliser par un think
tank associé au libéralisme économique très à droite, ce qui par
ricochet a décrédibilisé toutes ses associations auprès de beaucoup de
ceux qui ne partagent pas ces opinions en permettant une attaque
extrêmement facile de
la déclaration
de Great Barrington
.)