Rapport de la Commission pour la libération de la croissance
française sous la présidence de Jacques Attali :
Objectif : Rendre notre recherche plus
compétitive
Décision 29 : Financer d'avantage la recherche publique
sur projet et à la performance.
Je ne me prononcerai pas sur le reste du rapport — parce que
je n'aime pas parler de politique sur ce blog — mais il y a des
choses qui me font bondir et sur lesquelles je suis assez compétent
pour savoir à quel point elles sont ineptes. Je ne sais pas si le
but avoué de celui qui a écrit ce qui précède était
d'assassiner la recherche fondamentale (sans doute pensée comme pas
assez productive, pas assez compétitive, pas assez performante :
toutes ces qualités ne pouvant certainement être que celles de la
recherche appliquée) ou s'il n'y a simplement pas pensé (autrement
dit, je ne sais pas si c'est par malveillance ou ignorance que cette
recommandation est faite), mais, disons-le
clairement, il n'y a pas de pire fléau pour
la recherche fondamentale que le fonctionnement « sur projet » et « à
la performance ».
De quoi s'agit-il ? La recherche « sur projet » signifie qu'avant
de travailler sur un problème donné, le chercheur doit rédiger un
programme de recherche détaillant le problème sur lequel il se propose
de travailler, défendant son importance, et quantifiant les moyens
dont il a besoin pour ce travail ; ce programme passe devant une
commission d'experts (d'autres chercheurs) qui évaluent sa pertinence
et, si tout va bien, les crédits sont débloqués. Dit comme ça, ça
ressemble à une bonne idée, et il y a certainement des domaines de
l'entreprise humaine dans lesquels ç'en est une : croire que c'est le
cas pour la recherche fondamentale revient à faire preuve d'une
fantastique ignorance de ce que recherche fondamentale
signifie. Ce n'est pas juste que les programmes en question (j'en ai
vu, aussi bien du côté « demandeur » que du côté « expert ») sont un
condensé de langue de bois et de pipo parce qu'il n'y a pas de moyen
de faire autrement ; ce n'est pas juste que les formulaires prennent
un temps délirant à remplir (temps qu'on ne passe pas à faire de la
recherche, donc !) et un nouveau temps délirant à évaluer : tout ça
n'est que la pointe de l'iceberg. Le vrai problème avec les
« projets », c'est que ce n'est juste pas comme ça que fonctionne la
recherche fondamentale : on ne cherche pas sous forme de
« projets ».
Je me demande si les bureaucrates qui ont inventé ce mode de
fonctionnement s'imaginent vraiment que Newton, Darwin, Turing,
auraient découvert les lois de la mécanique, les mécanismes de la
sélection naturelle, et les machines programmables universelles, en
travaillant sur un projet qui aurait eu ce but (avec quoi pour
financements ? une pomme ? un voyage aux Galápagos ?), mais ça me
semble assez peu crédible (et j'aimerais bien voir les programmes
qu'ils auraient écrits et les avis d'experts qu'ils auraient reçus !
aurait-on accepté ces idées ?). Alors évidemment on va m'accuser du
syndrome de Galilée : tous les chercheurs ne sont évidemment pas des
Newton, Darwin ou Turing — mais si on présuppose qu'on n'en aura
pas, il est certain qu'on n'en aura plus.
Quant à l'évaluation de la performance, qui va avec la proposition,
j'aimerais déjà qu'on m'explique ce que c'est que la performance d'un
chercheur. La grande mode est de la mesurer avec des indicateurs
bibliographiques numériques (un des derniers dans la série étant
le h-number) qui
partent tous de l'idée stupide que la qualité d'un chercheur peut se
mesurer sous une forme ou une autre dans le graphe des citations des
articles — c'est oublier que les articles ne sont qu'un moyen de
communication scientifique, pas un système d'évaluation. Le problème
est que quand on tente de mesurer quelque chose de fondamentalement
impossible à mesurer, comme la performance d'un chercheur, on utilise
des indicateurs qui sont par essence faux, donc falsifiables (par
exemple, s'il s'agit de compter des citations d'articles, on incite
les gens à se citer les uns les autres sans aucune raison
scientifique), et qu'on donne des motivations extrêmement fortes à les
falsifier, ce qui a un effet désastreux sur la
science (multiplication inutile du nombre d'articles ou du
nombre de pages de ceux-ci ou des citations ou de tout autre facteur
qu'on aura décidé d'utiliser pour noter).
De même, proposer des bonus aux chercheurs « performants » peut
sembler une bonne idée mais elle est catastrophique : (1) car elle
introduit un esprit de compétition qui va à l'encontre des principes
sains de la science (les chercheurs du monde entier doivent
collaborer pas rivaliser), (2) car elle incite à la
frilosité scientifique (pourquoi, en effet, chercher à faire des
choses nouvelles et risquées plutôt qu'abattre les papiers faciles ?)
et (3) car elle invite au mensonge (si le directeur de laboratoire a
un pouvoir de décision sur l'argent que gagne le chercheur de
l'équipe, il n'est plus un mentor bienveillant mais un chef face
auquel on va chercher à se faire mousser) ; et avant tout, (0) elle
passe à côté de l'idée que la grande majorité des chercheurs
sont intellectuellement intéressés par ce qu'ils font, au
point qu'un bon nombre continuent à travailler après leur retraite, et
n'ont pas besoin de « carotte » supplémentaire pour avancer (au
contraire, l'absence d'une telle carotte aide à faire que ceux qui
s'engagent dans la recherche sont réellement motivés ! je ne dis pas
qu'il faut mal payer les chercheurs, mais il me semble surtout
important de leur éviter les tracas administratifs, les formulaires à
remplir, les évaluations incessantes et autres nuisances de ce
genre).
Je vois quotidiennement les méfaits de la recherche par projets
alors je ne peux que me lamenter de voir ce mode de fonctionnement
recommandé au président de la République. Mais la suggestion
suivante me laisse aussi sans voix :
Décision 30 : Réformer le statut
d'enseignant-chercheur.
[…] Recruter et financer (salaires, frais de fonctionnement
et équipements) tous les nouveaux chercheurs sur des contrats de
4 ans. […] Aucun chercheur ne devra bénéficier de plus de deux
(ou, exceptionnellement, trois) contrats de quatre ans successifs. Au
bout de cette période, le chercheur pourrait évoluer vers un contrat à
durée indéterminée de « directeur de recherche », vers une
activité d'enseignement, ou vers l'entreprise privée.
Quand je vois la galère que bon nombre de mes amis ont vécue, en
voulant s'engager dans la recherche, de devoir passer par un nombre
incroyable de situations précaires
(post-docs, ATER, etc.), pas forcément trop mal
payées, mais qui font qu'on doit changer de résidence tous les
deux-trois ans, au détriment de toute vie familiale, personnelle et
affective, et parfois pour se retrouver le bec dans l'eau sans aucune
possibilité de poste fixe (parce que les postes dans le public sont
trop rares et ne tolèrent aucune originalité de parcours et parce que
les entreprises privées n'ont aucun intérêt pour la recherche
fondamentale), je suis sûr qu'ils aimeront beaucoup la suggestion de
développer cette sorte de choses. Et tout le monde appréciera l'idée
qu'on ne puisse faire que huit (ou exceptionnellement douze) ans de
recherche : je ne sais pas si le principe sous-jacent est qu'après ça
on a le cerveau trop ramolli ou quoi, mais je trouve bizarre de former
des gens pendant vingt ou trente ans pour les employer pendant huit
ans à ce à quoi on les a formés.
Ah, sinon, la suggestion de quadrupler les promotions de
l'ENS (décision 24) me fait aussi bien rire : j'aimerais
bien savoir où ils imaginent les accueillir. Et, de façon plus
pertinente, vers où les orienter si on supprime les métiers de
chercheur et qu'on sabre les postes d'enseignants.