On pourrait commencer avec une blague : c'est l'histoire d'un
père dont la fille de six ans est un peu malade : il lui donne un
suppositoire, et un peu plus tard il l'emmène prendre l'air ; là, la
fillette se plaint en public papa, j'ai un peu mal à cause de ce
que tu as mis dans mes fesses
, et le type passe le reste de ses
jours en prison. (Pour ceux qui préfèrent les webcomics, dans le
même genre
d'idée, voyez
ici.)
Bon, là c'est raconté comme une blague, et l'histoire n'est pas
vraie (si on omet la conclusion, c'est tiré
de VieDeMerde, mais même avec
la conclusion en moins rien ne dit que c'est vrai). Simplement, des
histoires vraies de ce genre, ce n'est pas ça qui manque. On n'a
certes pas de preuve que ce n'est pas exagéré
quand quelqu'un
raconte être considéré par tout son voisinage comme un pédophile
en puissance parce qu'une fois il a donné 5 cents à un gosse qui
pleurait de ne pas avoir assez de sous pour se payer du bubble gum,
mais ça me semble tout à fait crédible. Quant
à cet extrait de
journal télévisé, qui fait froid dans le dos, il est
incontestablement vrai : un journaliste a été accusé de possession de
pédopornographie parce qu'il filmait un concours
de cheerleaders as
young as six years old […] in a suspicious and strange
manner
(on appréciera le raisonnement : faire quelque chose de
façon suspecte devient ipso facto condamnable). Je ne sais pas
si et comment l'histoire a fini pour le sieur Gilbert Chan, mais même
s'il est innocenté, le fait qu'on puisse être arrêté pour avoir filmé
un événement tout à fait public où les fillettes étaient habillées,
c'est révélateur du niveau d'hystérie qu'ont atteint dans ce domaine
au moins les pays anglo-saxons. (En France, l'erreur judiciaire
largement médiatisée sous le nom
d'affaire
d'Outreau a heureusement fait prendre conscience — au moins
pour un temps — que la Justice pouvait se tromper, mais
malheureusement cette affaire était tout à fait atypique et le
problème n'est pas uniquement celui de la Justice mais aussi de la
façon dont on peut regarder nos voisins.)
Peut-être que je suis scandaleusement utilitariste en disant ça,
mais j'ai tendance à considérer qu'on ne doit criminaliser que les
actes qui portent tort à autrui : quelqu'un qui filme
des cheerleaders en public, même si ensuite
il fait des choses cochonnes chez lui en regardant ces images, il me
semble qu'il n'a porté tort à personne, ce n'est pas comme s'il avait
payé pour que les fillettes en question se dévêtissent devant la
caméra. Quand bien même on considère que c'est un malade mental, les
malades mentaux on ne les met pas en prison, en principe : on peut
éventuellement les forcer à être soignés si on a des raisons sérieuses
de croire qu'ils représentent une menace grave pour la société —
mais là je ne vois ni acte de folie ni comportement dangereux.
De même, je ne comprends pas comment on peut justifier d'interdire
les
représentations dessinées[#]
de mineurs à caractère pornographique (interdiction confirmée en
France par
la cour
de Cassation : la question n'est pas théorique). Si on considère
que c'est dangereux par incitation, il faut aussi mettre en place un
comité de surveillance des bonnes mœurs dans la littérature,
vérifier qu'aucun film ne fait l'apologie de la violence (ben
voyons…) ou n'incite à quelque crime ou délit que ce soit, et
ainsi de suite : veut-on vraiment ça ? Alors pourquoi les dessins
pornographiques seraient-ils différents ?
Passons. La réponse qui est faite à ce genre d'anecdotes par ceux
qui les défendent est généralement de l'ordre de : oui, on est
peut-être prompt à s'inquiéter et à condamner, il y a quelques mesures
liberticides qui sont prises, mais il faut bien protéger les enfants !
c'est ce qui est le plus important
. C'est bien pratique, la
défense des enfants, ça permet de justifier n'importe quelle
ignominie, et quand quelqu'un s'en plaint on l'accuse de ne pas penser
aux enfants. Même genre de pratique chez les procureurs
(surtout aux États-Unis, je pense), qui peuvent regarder un jury en
montrant l'accusé et dire si vous ne le condamnez pas, vous laissez
impuni un crime si horrible fait à des enfants
(ce
faisant, le procureur ne prouve pas du tout que l'accusé est coupable,
mais il rend tellement horrible dans la tête des jurés le risque
d'innocenter un coupable que la notion de doute raisonnable s'évapore
dans un pouf de logique). Ou encore, quand quelqu'un s'oppose à la
peine de mort, on peut lui demander, d'une voix lourde de
sous-entendus : même pour les violeurs
d'enfants ?
(bizarrement, on lui demandera plus
rarement même pour Hitler ?
). J'avoue que dans mon esprit,
tuer ou violer un adulte n'est pas moins grave que tuer ou violer un
enfant : l'idée même d'attribuer une valeur
différente[#2] aux êtres humains
par la gravité des crimes à leur encontre me semble même
répugnante.
Et surtout, le Premier ministre Alain Juppé avait déclaré en 1996
(c'était dans le contexte de l'affaire Dutroux) : Il faut parfois
mettre entre parenthèses les droits de l'homme pour protéger ceux de
l'enfant.
Ce genre de propos me fait bondir. Les droits de la
défense, la présomption d'innocence, le droit à un procès équitable,
le respect de la vie privée, et tout simplement la liberté de faire ce
qui ne nuit pas à autrui, toutes ces choses-là ne sont pas des
principes qu'on peut mettre entre parenthèses
quand ils nous
dérangent, sous prétexte que la situation l'impose, ou par
précaution. (Je pourrais citer de
nouveau les mots de la Cour suprême des
États-Unis : The laws and Constitution are designed
to survive, and remain in force, in extraordinary times. Liberty and
security can be reconciled.
Et ceux
de Edgar
R. Murrow dénonçant la chasse aux sorcières menée par Joseph
McCarthy : We must not confuse dissent with
disloyalty. We must remember always that accusation is not proof and
that conviction depends upon evidence and due process of law. We will
not walk in fear, one of another.
)
Mais indépendamment des grands principes, le problème est que ce
genre d'attitude est complètement irréfléchi, irrationnel et
contre-productif. Les agressions pédophiles, dans leur grande
majorité, ne sont pas commises par des étrangers ni par des « gens sur
Internet » (je ne sais pas comment est apparu ce mythe idiot qui relie
Internet et pédophilie, mais il a la vie dure). D'ailleurs, la
majorité des agressions pédophiles ne sont pas commises par des
pédophiles, i.e., des gens principalement ou uniquement sexuellement
attirés par les enfants : les gens en question, le plus souvent, ils
sont parfaitement conscients qu'ils n'ont pas le droit de passer à
l'acte, donc ils ne le font pas, et ils subliment leur désir autant
qu'ils peuvent — et du coup, la société a tout à y gagner à ne
pas les traiter comme des criminels avant même qu'ils passent
à l'acte, ou à leur interdire de trouver jusqu'à la moindre image sur
laquelle fantasmer. Non. La majorité des agressions sexuelles sur
des enfants sont commises par les proches de la victime, souvent ses
propres parents (qui ne sont a priori pas pédophiles) : mettre les
enfants en garde spécifiquement contre les étrangers, ou chercher à
reconnaître des pédophiles, en public, à leur comportement, bref
chercher à voir le risque là où il n'est pas (ou relativement pas, en
tout cas), c'est augmenter ses chances de ne pas le voir là où il
est[#3]. Et évidemment, se
focaliser de façon hystérique sur une forme de danger, même si on
devait l'analyser correctement, bien au-delà de son importance, c'est
risquer de passer à côté de toutes celles qui sont bien plus
importantes (les accidents domestiques sont quelque chose de
considérablement plus important que la pédophilie, si on veut protéger
les enfants !, et sur lequel on n'agit pas autant qu'on le
pourrait).
Quel est le risque, alors ? Il est qu'on finisse par avoir une
peur réciproque tellement importante — chez les parents d'un
enfant, de tout contact de celui-ci avec un étranger, et chez tout le
monde, d'un rapport avec un enfant qui pourrait passer pour ambigu aux
yeux des paranoïaques — que la société ne permette plus les
rapports entre adultes et enfants qui sont nécessaires pour ces
derniers à leur bon développement social et émotionnel. Des exemples
que j'ai déjà évoqués sont à cet égard représentatifs : un étranger
ferait bien de s'abstenir d'offrir des bonbons à un enfant de peur
d'être soupçonné de vouloir les appâter, et il vaut mieux s'abstenir
de leur raconter un secret parce qu'on peut s'imaginer le danger si un
enfant raconte à ses parents que M. Untel a fait quelque chose de
secret
avec eux. Ces problèmes sont réels et pas uniquement
théorique, ils ont été
récemment soulignés
et analysés par le groupe de
réflexion Civitas
au Royaume-Uni dans un pamphlet
intitulé Licensed
to Hug. Quand on n'aura plus d'instituteurs, de moniteurs
de sport ou de centre aéré, etc., et que les enfants seront tellement
privés du contact avec les adultes qu'ils
joueront Lord of the Flies en toute
liberté, on se sentira bien malins.
Telle que je présente cette hystérie collective au sujet de la
pédophilie, on pourrait penser que j'ai perdu de vue ma dénonciation
générale du principe de précaution
; je crois pourtant que
c'est bien de ça qu'il est question. Car le principe de précaution
est celui qui consiste à perdre tout recul et toute sobriété dans
l'analyse d'un problème ou d'un danger, à adopter une attitude
dogmatique (brancardée sous le nom d'attitude de précaution
, ce
qui ne veut rien dire) et à dénoncer toute autre approche comme
irresponsable car trop dangereuse pour quelque chose de censément
précieux (du genre : vous ne voudriez pas risquer de mettre en
danger nos enfants au nom d'un calcul approximatif ? on n'est
jamais trop prudent
). Eh bien si, on peut être trop prudent, et
on peut même faire beaucoup de mal en l'étant : la vérité, c'est que
la chasse aux sorcières autour du prétexte de la pédophilie cause
beaucoup plus de torts qu'elle ne pourrait en éviter, y compris aux
enfants.
Ayant commencé avec une blague, on pourrait terminer par un lien
vers un joli petit documentaire comme on en faisait
autrefois : Boys
Beware, mettant en garde les garçons américains contre les
dangers des pervers zomosexuels qui les menacent.
[#] Un des arguments
parfois avancés est d'éviter la situation où aucune image ne pourrait
être condamné parce que la défense peut toujours répliquer ah, mais
vous ne pouvez pas prouver que ce n'est pas une image de
synthèse
. C'est tout de même un peu faible quand les images sont
manifestement du dessin d'art !
[#2] Certains défendent
l'idée en disant que les enfants sont plus vulnérables, donc
on doit plus les protéger. Avec le même raisonnement, on doit sans
doute conclure que plus il y a d'alarmes autour d'une maison moins il
est grave de la cambrioler ?
[#3] Pour être bien
clair, je ne défends certainement pas non plus l'idée d'inculquer aux
enfants la peur de leurs propres parents ! Car au sein de la famille
aussi on ne peut que déplorer un
certain excès
de pudibonderie.