David Madore's WebLog: 2016-06

Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le reste de ce site web, parle de tout et de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait), des maths à la moto et ma vie quotidienne, en passant par les langues, la politique, la philo de comptoir, la géographie, et beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas, ainsi que d'occasionnels rappels du fait que je préfère les garçons, et des petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le nom collectif de fragments littéraires gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes traduites dans les deux langues) ; il est maintenant presque exclusivement en français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut). Cette page-ci rassemble les entrées publiées en juin 2016 : il y a aussi un tableau par mois à la fin de cette page, et un index de toutes les entrées. Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs « catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.

You are on David Madore's blog which, like the rest of this web site, is about everything and anything (mostly anything, really), from math to motorcycling and my daily life, but also languages, politics, amateur(ish) philosophy, geography, lots of ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders of the fact that I prefer men, and some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the collective name of gratuitous literary fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning (some entries were in English, others in French, and a few translated in both languages); it is now almost exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top). This page lists the entries published in June 2016: there is also a table of months at the end of this page, and an index of all entries. Some entries are classified into one or more “categories” (indicated at the end of the entry itself), but this organization isn't very coherent. The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced before and after the text of the entry itself.

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Entries published in June 2016 / Entrées publiées en juin 2016:

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(samedi)

Brexit, la gueule de bois du lendemain

Je vais éviter de trop épiloguer sur le Brexit, parce que tout a déjà été dit et parce que je ne suis décidément pas très doué pour parler de politique. Je vais me contenter de toutes petites remarques au niveau émotionnel et non rationnel.

J'ai promis de ne pas fanfaronner d'avoir fait une prévision correcte, et honnêtement, d'une part je n'en ai pas l'humeur, d'autre part il n'y aurait pas de quoi parce que c'était surtout mon pifomètre qui parlait, ou peut-être simplement mon pessimisme. Mais l'évolution de mon état d'esprit est intéressante. Comme beaucoup de gens, je me suis couché jeudi soir vers une heure du matin (à Paris, donc minuit à Londres) en pensant que le Remain l'avait emporté de justesse (selon la BBC, Nigel Farage avait admis que c'était probablement le cas), et je me suis réveillé vendredi pour apprendre que finalement c'était le contraire. Mais je ne peux pas dire que l'un ou l'autre me rendait heureux : même si le Remain passait, c'était par une marge minuscule, et c'était une victoire à la Pyrrhus. Pour un eurofédéraliste, ce referendum était un peu une situation lose-lose, avec d'un côté une Europe bradée et de l'autre une Europe mutilée, et dans tous les cas une Europe paralysée par la peur d'un nouveau referendum du même genre. On pouvait bien sûr imaginer, dans les deux scénarios, des raisons d'espérer, mais il faut quand même une bonne dose de Foi pour penser que l'Union sans cesse plus étroite (la chose qui m'importe vraiment) n'était pas morte dans un cas comme dans l'autre, et je ne suis pas spécialement doué pour avoir la Foi. J'ai expliqué que j'aimais l'Union européenne et pourquoi, je n'ai pas dit (comme certains ont pu le croire) que j'y croyais encore. Peut-être que je n'y crois plus du tout, en fait. Je pourrais en dire de la sociale-démocratie, d'ailleurs.

Cela m'amène à une réflexion bizarre sur les attachements politiques et idéologiques, la manière dont ils se forment et dont ils nous emprisonnent. Fondamentalement, comme j'ai tendance à me tenir à l'écart des discussions politiques, et comme ma voix compte pour un cinq cent millionième ou quelque chose comme ça lors d'une élection, mes opinions politiques ne servent qu'à une seule chose, c'est à me rendre malheureux. Je ne me fais pas d'illusions : elles ne sont pas dictées par des considérations rationnelles, elles sont le résultat du hasard et de ma trajectoire personnelle, sans doute des gens que j'ai côtoyés et admirés (encore que les fédéralistes, je n'en connais pas des masses, donc je ne sais pas vraiment d'où ça me vient). J'aimerais avoir le talent d'un Talleyrand, en l'occurrence d'un Boris Johnson, pour rejoindre à chaque fois le parti des gagnants ou des futurs gagnants, mais je n'ai pas le mode d'emploi pour changer mes opinions politiques à volonté. Ça n'aurait rien de moralement reprochable de retourner ma veste si c'est seulement pour être moins malheureux, mais je ne sais pas faire.

Notamment, j'essaie de comprendre, quand je parle à des europhobes français, comment ils pensent. (Je ne parle pas des souverainistes d'extrême-droite, hein. Il y a des gens qui ont été assez idiots pour comprendre dans une entrée passée que je disais que tous les europhobes sont des nationalistes extrême-droite alors que je disais que tous les nationalistes d'extrême-droite sont europhobes — donc je prends la peine de devancer ce brûlage d'hommes de paille.) Mais je n'arrive tout simplement pas à rentrer dans ce mode de pensée. Je me plaignais que la campagne du referendum britannique avait été presque exclusivement négative : les valeurs négatives servent à mettre les gens en colère, mais pour convaincre ou être convaincu en direction d'une idée politique, il faut se concentrer des valeurs positives. (Donc déjà, europhobe ou eurosceptique est un mauvais terme parce qu'il est défini par rapport à quelque chose de négatif, j'en suis conscient, mais je ne sais pas quoi écrire d'autre, justement parce que je n'ai pas compris où est le positif.) Peut-être qu'il faudrait commencer par arriver à être fier/content/satisfait/heureux de la France ou d'être français, et c'est une première chose dont je n'arrive pas à comprendre comment on y arrive.

Mais bon, faute d'arriver à me changer les idées, je peux au moins me consoler en me disant que l'Union européenne va sans doute plutôt s'orienter vers une lente agonie, une paralysie comateuse, que vers une explosion brutale. Si j'étais un de ces britanniques qui ont voté avec la minorité, je serais autrement plus effondré. Je m'étais interrogé récemment sur l'effet émotionnel que peut provoquer une déchéance de nationalité ressentie comme une injustice : si on me déchoyait de ma citoyenneté européenne, fût-ce suite au retrait du pays de l'Union, je ressentirais cette perte de droits comme d'une violence inimaginable. La pensée que mon avenir m'aurait été volé, que je serais prisonnier des frontières, et de l'arbitraire du pouvoir, d'un pays si étroit, me terrifierait. Quand je vois que sur le referendum de jeudi environ les trois quarts des votants de moins de 25 ans ont voté pour rester dans l'Union européenne, je suis affligé pour eux. Et voilà surtout pourquoi il ne faut pas éprouver de Schadenfreude (encore moins chercher à punir) quand il s'agit d'un pays entier : ceux qui sont dans le camp électoralement perdant souffrent déjà bien assez.

(En revanche, je rêve tout haut que l'Écosse demande son indépendance, obtienne un nouveau referendum pour en décider, et que les négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne intègrent le fait que l'Écosse le remplace au moment de la sortie si ce referendum est positif. C'est assez clairement le moins mauvais scénario pour l'avenir.)

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(mardi)

Quelques points (juridiques ?) supplémentaires au sujet du Brexit

Mon entrée précédente concernait plutôt l'aspect politique du referendum sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne et la campagne qui va avec. Mais je voudrais ajouter quelques points sur d'autres aspects.

Le cadre juridique d'un retrait de l'UE est fixé par l'article 50 du Traité sur l'Union européenne. (EUR-Lex n'arrête pas de casser ses liens, je viens de leur écrire pour leur faire part de mon agacement, mais la version consolidée française des traités européens est actuellement ici. Attention, il y a plein d'articles 50, surtout que le Club contexte a eu l'idée géniale de faire nommer les traités Traité sur l'Union européenne et Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne pour qu'on les confonde bien, d'y ajouter plein de protocoles, et de reprendre à chaque fois les mêmes numéros comme si les entiers naturels étaient une resource rare.)

Cet article 50 prévoit que, à partir du moment où un État notifie le Conseil européen de sa décision de quitter l'Union, un compte à rebours s'engage au bout duquel l'État quittera forcément l'Union au bout de deux ans maximum, sauf décision unanime de prolonger les négociations ou bien accord via un traité (également unanime) sur d'autres modalités. La rédaction est probablement prévue pour donner un maximum de pouvoir à l'Union lors des négociations : en l'absence d'accord négocié, l'État sécessioniste se retrouve purement et simplement exclu de tous les traités européens (notamment, hors de l'espace de libre-échange ou tout autre accord qu'il aurait voulu préserver).

Mais il y a une faille dans ce système : c'est que rien n'oblige l'État sécessioniste à « activer » immédiatement le mécanisme, en l'occurrence, le Royaume-Uni au lendemain de (ou en tout cas, rapidement après) un referendum sur la sortie de l'Union. On pourrait même dire qu'il n'a aucun intérêt à déclencher un compte à rebours qui ne fait que lui lier les mains. (Il semble que David Cameron ait pourtant promis qu'il le ferait ; mais il n'est pas sûr qu'il reste au pouvoir assez longtemps si le Leave l'emporte, et il semble que des partisans du Brexit aient, au contraire, plutôt indiqué vouloir ne pas faire appel, en tout cas immédiatement, à l'article 50, histoire de gagner de temps dans les négociations : donc la question n'est pas du tout théorique.) Alors certes, les autres États pourraient purement et simplement refuser d'ouvrir des négociations tant que le mécanisme n'est pas activé. Mais jouer ainsi à une sorte de Core War juridique n'est probablement dans l'intérêt de personne, parce que l'État sécessioniste a une carte encore plus puissante dans sa manche, même si on se rapproche là du droit théorique :

Comme l'Union européenne n'a aucun pouvoir exécutoire, un État peut décider de quitter l'union sa façon « sauvage » (ou « passive agressive », si on préfère), c'est-à-dire en modifiant son droit interne pour que le droit de l'Union n'y ait plus de force, et en ignorant purement et simplement toutes les condamnations de la Cour de Justice de l'Union européenne qui ne peut pas faire exécuter ses décisions. Cette façon de faire serait particulièrement facile pour le Royaume-Uni, qui n'a qu'à passer une loi au parlement révoquant la European Communities Act 1972. Ils seraient alors dans une situation juridiquement amusante : membres de l'Union pour le droit de celle-ci (comme il n'existe aucun mécanisme pour expulser un État membre de l'Union européenne, quelles que soient les condamnations contre lui), mais non-membres pour leur droit interne (ce qui leur permettrait d'ignorer totalement ce qu'on leur dit). Il est douteux que qui que ce soit ose pousser à ce point le culot (j'ai entendu dire que Nigel Farage avait mentionné cette hypothèse, mais je n'ai pas trouvé de confirmation claire, et j'ai peut-être mal compris), ceci étant, la question se pose de savoir quel moyen de réponse/rétorsion le reste de l'Union, ou les autres États membres, auraient : saisir des avoirs britanniques hors du Royaume-Uni ?, pas clair.

Une réponse (amusante) du même ordre, et qui pousse encore plus loin le droit théorique, serait de faire un nouveau traité à N−1 États (typiquement, N=28) qui (a) crée une nouvelle union intitulée Union européenne 2.0 entre États signataires, (b) fait sortir tous les états signataires de la version 1.0 (également de façon « sauvage »), (c) s'autoproclame successeur de la version 1.0 (en confisquant tous ses avoirs et toutes les institutions pour la reverser à la nouvelle version). Mais encore faudrait-il que toutes les autres institutions internationales et tous les autres États acceptent la partie (c), ce qui n'est pas forcément gagné (par exemple, pour attribuer à l'Union européenne 2.0 le siège d'observateur à l'ONU de la version 1.0, les représentations qu'elle a dans des pays tiers, et toutes sortes d'autres avoirs, ou simplement accepter qu'elle s'y substitue dans des contrats de droit privé dans des juridictions étrangères, que l'euro 2.0 remplace l'euro 1.0 dans tous les instruments financiers, etc.). Bien sûr, tout ça est complètement théorique. Une version moins théorique serait simplement que les autres États membres déclarent unanimement qu'ils interprètent cette sortie « sauvage » comme une invocation implicite de l'article 50.

Je m'étais fait des réflexions dans le même genre pour contourner la clause de la Constitution française qui précise que : Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées. Si tous les Français veulent se débarrasser de l'Île de Nouvelle-Mafiosonie mais que les autochtones ne veulent pas être indépendants, on peut imaginer la solution suivante : tout le reste de la France demande son indépendance, qui peut alors se faire avec un referendum sur toute la France plus un referendum sur toute la France moins l'Île en question (puisque c'est ce « reste » qui devient indépendant). Mais, problème, l'Île devient alors « la France » du point de vue du droit international, puisque c'est le reste du pays qui a obtenu son indépendance, et cela peut être embêtant. Débat théorique, mais pas tant que ça : après tout, un ergotage de ce genre à lieu au sujet de la Chine puisque deux États prétendent chacun être « la Chine, la seule et l'unique », la République de Chine (de facto, Taïwan) et la République populaire de Chine (qui fait un caca nerveux quand on montre du doigt l'évidence, c'est à dire qu'elles sont, en fait, deux pays : donc tout le monde doit faire semblant de croire à un script absurde, mais bon, je me suis déjà plaint de ce genre de choses) ; et la question de savoir laquelle des deux siège à l'ONU a été résolue d'abord en faveur de la République de Chine puis, depuis 1971, la République populaire de Chine.

And now for something completely different: Switzerland.

Le 9 février 2014, les Suisses ont approuvé par referendum une initiative (au titre particulièrement vomitif : contre l'immigration de masse) soutenue uniquement par leur parti d'extrême-droite-mais-qui-en-français-se-prétend-centriste-on-se-demande-pourquoi, imposant des plafonds et contingents annuels pour le séjour des étrangers en Suisse, qui doivent être fixés en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale. Ces dispositions étant contraires à plusieurs traités internationaux, le texte de l'initiative prévoyait encore (a) qu'aucun traité international contraire ne serait conclu, et (b) que le Conseil fédéral disposait de trois ans pour renégocier les traités antérieurs contraires aux dispositions en question. Je n'ai pas bien compris si les traités ainsi contredits incluent la Convention internationale de 1951 relative au statut des réfugiés (spécifiquement pour le principe de non-refoulement), mais en tout cas il y a clairement les accords bilatéraux entre la Suisse et l'Union européenne, et spécifiquement l'accord du 21 juin 1999 sur la libre circulation des personnes. (Retrouver le texte précis du traité est un peu naviguer dans un labyrinthe, mais il me semble que c'est celui-ci.)

Or les accords bilatéraux Suisse-UE sont liés par une clause « guillotine » qui impose qu'ils entrent en vigueur simultanément et que la dénonciation de l'un d'entre eux emporte la dénonciation de tous, sauf accord négocié du contraire. Donc si la Suisse est obligée de dénoncer celui sur la libre circulation des personnes pour satisfaire à ce qui fait maintenant partie de sa Constitution[#], sauf à convaincre l'Union européenne du contraire, elle perd du même coup tous les accord commerciaux et qui équivalent de facto à une appartenance à l'espace économique européen.

C'est peu dire est que l'Union européenne est dans une position de force : la proportion des exportations suisses qui va vers le Marché commun est gigantesque (plus de 50%), et même si dans l'absolu l'Union perdrait plus que la Suisse à ne plus commercer avec elle (la balance commerciale entre les deux est excédentaire pour l'Union, principalement au bénéfice de l'Allemagne), relativement à l'ensemble des exportations de l'Union la Suisse ne représente qu'environ 7%. Les citoyens de l'UE (du moins ceux qui ont entendu parler de l'histoire et en connaissent un peu les détails, ce qui ne fait pas grand-monde, en fait) semblent divisés entre ceux qui se scandalisent d'une mesure populiste qui dénonce un accord international et ceux qui saluent un choix démocratique ; mais en tout état de cause, il y a bien chez certains une volonté de punir la Suisse.

Pendant à peu près un an (sur les trois dont le Conseil fédéral suisse dispose pour renégocier un accord), la Commission européenne n'a même pas accepté d'ouvrir la discussion, renvoyant aux autorités suisses essentiellement le message qu'ils auront l'accord actuel ou rien du tout, et que c'est à eux de se débrouiller avec leur droit interne. (Voici ce qui s'appelle envoyer chier.) En février ou mars 2015, la Commission Juncker a un peu assoupli sa position et a accepté de discuter, mais plus d'un an après il ne semble pas que les négociations aient abouti à grand-chose, malgré la nomination côté suisse d'un négociateur en chef (Jacques de Watteville) à l'été 2015.

Je n'arrive pas à savoir exactement où en est le dossier, d'autant que c'est sans doute une information peu publique, et que la seule source d'information est essentiellement dans les conférences de presse du Conseil fédéral suisse, qui durent environ une heure chacune, dont une partie dans un allemand que je ne comprends pas parfaitement à cause de l'accent et des termes juridiques. De ce que j'ai compris, en mars 2016, le Conseil fédéral suisse a décidé, de façon apparemment contradictoire : (1) tout en continuant (et en privilégiant) les discussions avec l'UE comme « plan A », de présenter comme « plan B » en cas d'échec des négociations, l'invocation d'une clause de sauvegarde unilatérale[#2] pour déroger aux accords avec l'UE, et proposer conséquemment à l'Assemblée fédérale un système de quotas en application de l'initiative votée en 2014 ; et (2) néanmoins, de signer un protocole élargissant à la Croatie les accords bilatéraux avec l'UE, sachant qu'il ne pourra pas être ratifié tant que la question principale ne sera pas réglée. La signature du protocole (mais apparemment pas sa ratification) était exigée par l'UE pour accepter que la Suisse participe aux programmes de coopération scientifique et éducative Horizon 2020 et Erasmus+. Par ailleurs, en tout état de cause, les discussions sur la question principale ne peuvent pas avancer avant le referendum sur le Brexit.

La raison pour laquelle je raconte tout ça est qu'il y a clairement un lien entre ce dossier suisse et le dossier britannique si le referendum donne une majorité au Leave : les deux situations sont assez semblables en ce qu'un État va, suite à une modification de son état juridique interne prise par referendum, devoir négocier avec l'Union européenne dans des délais serrés (trois ans pour la Suisse, deux pour le Royaume-Uni), faute de quoi il se retrouvera exclu de tout accord commercial. Même si le Royaume-Uni décide de rester dans l'Union, la gestion du dossier suisse donnera peut-être une idée de la manière dont les choses se seraient passées (se sereraient passées ? j'ai besoin d'un conditionnel futur antérieur…). Et si le Royaume-Uni décide de sortir, il sera intéressant de comparer la manière dont les deux pays sont traités.

Ajout () : Un article du Guardian fait le point sur la situation des négociations UE-Suisse au lendemain du vote du Brexit.

[#] Oui, c'est inimaginablement crétin, mais les votations fédérales suisses de ce genre modifient la Constitution, parce qu'il n'y a pas moyen de simplement passer une loi fédérale par referendum, et personne n'a encore eu la bonne idée ou n'a été assez geek pour modifier la Constitution afin de le permettre. Du coup, la Constitution helvétique est un pot-pourri de conneries qui n'ont rien à faire dans une Constitution : les gens qui s'offusquent que les traités européens (vaguement constitutionnels, donc) contiennent les mots vessies et estomacs d'animaux (authentique !) devraient regarder un peu ce qu'il y a dans la Constitution helvétique (à l'origine une magnifique œuvre de Napoléon, soit dit en passant).

[#2] Mais je n'arrive pas à comprendre si cette « clause de sauvegarde » est quelque chose d'explicitement prévu dans le traité, et interprété de façon un peu tarabiscotée, ou une invention pure et simple du Conseil fédéral (que la Suisse ne pourrait en aucun cas opposer à l'UE). Dans tous les cas, il est certain que cette clause de sauvegarde unilatérale comporte une certaine insécurité juridique.

Enfin, je voudrais proposer à mes lecteurs de réfléchir à la problématique suivante. La livre sterling est cotée aux bourses de Tōkyō, Singapour et Hong Kong, qui seront encore ouvertes vers la fin des opérations électorales en Grande-Bretagne. À ce qu'il semble (ou si ce n'est pas le cas, faisons comme si), des hedge funds ont commandité des sondages « sortie des urnes », non publiés, à leur propre usage, afin d'être les premiers à vendre ou acheter de la livre selon le résultat du vote. Ceci soulève un certain nombre de questions, notamment :

  1. Une telle opération, avant la publication officielle des résultats du vote, rentre-t-elle légalement dans la définition d'un délit d'initié ? (Discuter selon la juridiction.)
  2. Indépendamment de la réponse à la question précédente, cela devrait-il rentrer dans le cadre du délit d'initié ?
  3. Devrait-on tenter de l'empêcher ?
  4. Si oui, comment ? (Suspendre la cotation de la livre ? Interdire les sondages « sortie des urnes » ? Réglementer plus précisément qui peut en commanditer ou y avoir accès ? Obliger les sondeurs à annoncer pour qui ils travaillent et faire une grande campagne « si on vous sonde en sortie de bureau de vote et que c'est J. P. Morgan, mentez effrontément » ?)

Vous avez deux jours pour répondre. ☺️

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(jeudi)

Quelques réflexions sur la campagne du Brexit

Dans une semaine, les britanniques vont voter pour décider s'ils veulent rester dans l'Union européenne et, selon mon pronostic, ils choisiront de partir (à ce stade-là, beaucoup de gens commencent en effet à douter sérieusement des chances du Remain, même si actuellement predictwise leur donne encore 60% de probabilité ; ça fait bien longtemps que je répète à tout le monde que je suis sûr que le Leave gagnera, mais mon propos n'est pas ici de m'autocongratuler pour mes talents oraculaires[#]). Je pense qu'il n'est pas trop tôt pour examiner les leçons à tirer de cette campagne, qui sont surtout, pour ce qui me concerne, et indépendamment du résultat du vote, une nouvelle démonstration du fait que le referendum est très rarement une bonne idée, en l'occurrence parce que les deux camps mettent en avant les arguments les plus malhonnêtes. J'ai déjà dit un mot ici, mais je veux entrer un peu plus dans les détails.

[#] De toute façon, je ne suis pas un bon oracle : j'avais pronostiqué que les Écossais voteraient pour quitter le Royaume-Uni pour essentiellement les mêmes raisons que je pense maintenant que les Britanniques voteront pour quitter l'Union européenne, et de toute évidence, j'ai eu tort. Je ne mangerai pas mon chapeau si mon pronostic de Brexit est incorrect, et je ne pavanerai pas s'il est correct. • Aparté : Par ailleurs, une des raisons pour lesquelles je n'ai pas mis de l'argent chez un bookmaker du côté du Leave, c'est que les paris sont en livre, et si j'ai raison la livre perdra beaucoup de sa valeur : donc même si j'étais totalement certain de pouvoir lire l'avenir, il n'est pas clair que j'y gagne. Je suppose que ce genre de considération biaise la lecture des cotes, d'ailleurs.

La première chose qu'on voit dans cette histoire, évidemment, c'est David Cameron se tendre un piège à lui-même : il a promis ce referendum pour remporter les élections générales de 2015, il était ensuite obligé de s'y tenir sous peine de voir son parti se fracturer, et il va y perdre sa place (certainement si les électeurs choisissent de quitter l'Union, et peut-être même s'ils choisissent d'y rester), malgré les annonces, pas crédibles une seule seconde, selon lesquelles sa démission n'est pas conditionnée par le résultat du referendum. Et on voit l'ancien maire de Londres, Boris Johnson, en profiter pour convoiter la place de calife de son ancien condisciple et ami : comme tête conservatrice de la campagne Leave, il aura un chemin tout tracé jusqu'au 10 Downing Street si les électeurs suivent ses recommandations. Nigel Farage, chef du parti UKIP, se voit offrir une tribune inespérée pour accroître sa visibilité médiatique et passer pour le vrai chef de l'opposition. Quant à Jeremy Corbyn, le leader travailliste, il a l'air d'avoir adhéré résolument à la campagne Undecided. Mais bon, laissons de côté les questions de personnages et de luttes de pouvoir.

(Il y a bien Nicola Sturgeon — le Premier ministre écossais — que je n'ai pas citée, dont je trouve le ton convenable et les arguments intelligents. Mais j'ai un problème particulier avec Nicola Sturgeon, c'est que quand elle parle, le phonéticien amateur que je suis est tellement fasciné par son accent merveilleux que j'ai le plus grand mal à écouter ce qu'elle dit.)

Ajout/correction () : En fait, j'ai été assez injuste envers Corbyn, dont je n'avais pas entendu notamment ce discours, qui est vraiment bien, qui évite globalement beaucoup des critiques que je décris ci-dessous quant au ton de la campagne, et qui a le mérite de répondre aussi très bien aux gens, notamment des Français, persuadés que l'UE est intrinsèquement « néolibérale » (ou autres critiques du même goût) en remettant en perspective certains points de son action.

Le fait est surtout que la campagne tourne à un niveau abyssalement lamentable. Le camp du Leave martèle à répétition les mots take back control et décrit l'UE comme une sorte de léviathan bureaucratique (mots-clés : red tape), sans aucun fondement démocratique (mots-clés : unelected eurocrats), qui prend l'argent et impose ses règles sur le Royaume-Uni ; mais, outre le fait que le Royaume-Uni a un siège au Conseil, des députés au Parlement, un Commissaire à la Commission, etc., ils s'abstiennent prudemment de dire ce qu'ils voudraient faire ou changer avec le contrôle qu'ils reprendraient. Sauf pour l'immigration, pour laquelle ils réclament un système de points à la manière de l'Australie, et sur laquelle ils ont largement réussi à faire porter tout le débat : au-delà de l'idée nébuleuse de la souveraineté, leur campagne est essentiellement fondée sur la peur de l'immigré[#2], typiquement est-européen, qui vient accaparer les emplois et les services publics britanniques et que l'Union européenne interdit d'empêcher de rentrer. Et pour alimenter la peur de l'étranger, le reste de l'Union européenne est décrit comme étant en déliquescence économique. Quant à l'idée même d'une Europe unifiée, Boris Johnson a comparé ça au rêve de Napoléon et de Hitler.

[#2] Ils ne parlent pas du tout, bien sûr, des britanniques qui auraient émigré dans d'autres pays de l'Union. Pour une raison simple : c'est que ceux-là n'auront pas le droit de voter dans le referendum en question, pas plus que les citoyens de l'Union qui habitent au Royaume-Uni. (Bizarrement, en revanche, les citoyens du Commonwealth, ainsi que les Irlandais, résidant légalement de façon permanente au Royaume-Uni, eux, auront le droit de vote : je me demande comment ceci s'est négocié.)

Comme j'ai fait mon coming-out d'eurobéat, on ne sera pas surpris que je sois affligé par de tels arguments. Mais en vérité, je trouve les arguments du camp du Remain presque pires. En vérité, ils ne nient aucune des critiques faites à l'UE ni ne tentent de dissiper la peur des immigrés ; le gouvernement souligne avoir obtenu des exceptions et exemptions (ce qui est largement un mensonge) ; mais quand Nigel Farage récite sa petite musique selon laquelle l'Union européenne, aussi nobles qu'aient été ses idéaux initialement, a complètement échoué et s'est transformé en cauchemar, personne du camp adverse ne trouve la moindre chose à lui répondre. À la place, ils avertissent : quitter l'Union sera un saut dans l'inconnu, et un désastre économique, et peut-être aussi un désastre sécuritaire. Je suis tout à fait persuadé de cette conclusion (au moins économiquement, le Brexit sera un désastre pour le Royaume-Uni ; pour l'Irlande aussi, bien sûr, et dans une certaine mesure pour le reste de l'Union), mais ça reste un argument épouvantablement mauvais. Les gens ont le droit de ne pas vouloir mettre l'économie par-dessus tout. Et si on propose aux électeurs une alternative (c'est le principe d'un referendum), il est profondément scandaleux d'essayer de leur dire ensuite qu'un des choix conduira à un désastre. Or c'est exactement ce que fait la campagne du Remain : d'une part ils ne font pas le moindre effort pour rendre l'Union européenne sympathique ou agréable aux électeurs, d'autre part ils agitent toutes les peurs possibles, à peu près aussi répugnantes que la peur de l'immigré, pour convaincre les électeurs de voter de rester. Or faire peur aux électeurs est une tactique répugnante.

…Et en plus, ça ne marche pas. La campagne Remain a invoqué tout le beau monde de la planète pour prophétiser toutes sortes de problèmes en cas de Brexit : le président des États-Unis Barack Obama, le président chinois Xí Jìnpíng, la directrice générale du FMI Christine Lagarde, le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark Carney, les ministres des finances du G20, le Taoiseach d'Irlande Enda Kenny, la chancelière allemande Angela Merkel, et bien d'autres, ainsi que quantité d'économistes, de scientifiques et de célébrités en tous genres (même mon chimiste à tête de savant fou préféré s'y est mis), et bien sûr des chefs d'entreprises anglaises, européennes ou multinationales, ont exprimé leurs inquiétudes face à un Brexit, leur souhait de voir le Royaume-Uni rester dans l'UE, ou leurs avertissements dans le cas contraire. Or il n'y a certainement rien de plus contre-productif que de dire aux gens de voter <truc> parce que plein de gens importants pensent qu'ils devraient. (Le seul qui est resté très bruyamment silencieux, dans l'histoire, c'est Vladimir Poutine : d'aucuns en ont conclu qu'il se frotte les mains, ce qui est certainement vrai, mais c'est là aussi un très mauvais argument à sortir, que ce soit de dire qu'il faut partir pour faire plaisir à Poutine ou, au contraire, qu'il faut rester pour ne pas faire plaisir à Poutine.)

Au contraire, il y a beaucoup de gens qui, se sentant trahis par la classe politique en général, seront ravis de voter pour ce qui leur semblera le plus emmerder les élites : accumuler encore plus d'élites pour leur dire quoi faire n'améliorera pas le schmilblick. Ces électeurs désespérés pourraient refuser de voter une loi affirmant que 2+2=4 simplement pour montrer leur mécontentement. Ils auront tort, bien sûr, en pensant emmerder les élites : Boris Johnson est exactement de la même classe sociale que David Cameron, et le UKIP est du même terreau que le parti conservateur. Comme ils auront tort en pensant ne pas se faire de mal ; et encore plus, en pensant ne pas se faire manipuler : car les petits calculs de quelqu'un comme Rupert Murdoch sont pour beaucoup responsable dans l'europhobie de l'opinion publique anglaise. Et à un niveau encore différent, promettre aux électeurs des difficultés (économiques ou autres) peut les inciter à montrer leur courage en bravant ces difficultés.

Je pourrais refaire tout un petit couplet sur le mal que je pense des referenda en général, mais je vais essayer de faire court pour ne pas trop dévier du sujet. J'ai déjà expliqué assez longuement pourquoi il faut arrêter le mysticisme autour de la démocratie, et l'idée que le Peuple Souverain®, s'exprimant directement a forcément raison et ne saurait mal faire, fait partie de ce mysticisme (qui peut conduire, par exemple, à la tyrannie de la majorité, mais ce n'est pas le propos ici). Mais je conçois qu'on considère le Peuple Souverain® comme le fondement de toute autorité à condition que ce Peuple Souverain® s'exprime de façon claire, réfléchie et informée[#3]. Il faut notamment qu'on puisse légitimement penser qu'il n'est pas biaisé par d'autres questions (comme la popularité du gouvernement) ; il faut que la campagne se déroule dans un esprit serein ; et il faut que les citoyens soient raisonnablement au courant des faits objectifs du dossier et des conséquences prévisibles de leur vote. Aucune de ces conditions n'est ici satisfaite. L'ignorance du Britannique moyen (et je pourrais en dire autant du Français moyen) quant au fonctionnement de l'UE, ses institutions ou ses pouvoirs, est colossale, et aucune des campagnes en présence n'a tenté d'y remédier, d'autant moins que le débat s'est mis à porter sur tout autre chose (l'immigration). Quant aux conséquences d'un Brexit, il est évident que personne ne peut les prévoir vu qu'elles dépendront largement de négociations compliquées dont les acteurs ne sont même pas certains. Nigel Farage lui-même a admis qu'il n'avait aucune idée de ce que seraient les conséquences d'une sortie de l'UE.

[#3] Digression : Il y a des gens qui proposent de remplacer les referenda (voire, pour les plus extrêmes, toute forme d'élection) par le tirage au sort, à la façon des jurys d'assises ou de certaines institutions de la démocratie athénienne antique : on aurait un panel de citoyens chargés — à plein temps sur une période prédéfinie — d'étudier un dossier précis pour se faire un avis éclairé et de trancher ensuite une question au nom de l'ensemble de la société. L'idée étant qu'on aura ainsi un avis, statistiquement équivalent à un vote du corps électoral si le panel est relativement grand et tiré au hasard, mais où les jurés peuvent prendre le temps (et ont l'obligation morale) d'enquêter sérieusement sur la question, d'écouter des avocats chargés de représenter les différentes positions, bref, de s'informer vraiment. Je ne suis pas du tout convaincu par cette idée, et je ne vais pas en discuter ici, mais elle a le mérite de mettre l'accent sur l'importance de s'informer avant de décider, et d'illustrer le fait que d'autres modes de démocraties sont imaginables que la directe et la représentative. [Ajout : sur ce sujet, voir cette entrée ultérieure]

Mais à ce stade-là, il est beaucoup trop tard pour faire une campagne intelligente, c'est-à-dire une campagne fondée sur des valeurs positives et pas sur la peur. Même si je ne suis pas d'accord avec eux sur le fond, j'imagine que le Leave peut-être aurait pu en faire une en s'y prenant assez tôt et en tablant sur autre chose que les clichés de la bureaucratie et de la peur de l'immigré : plus maintenant. Quant au Remain, c'est encore plus désespéré. Gordon Brown a tout récemment essayé de dépasser les arguments anxiogènes et de se focaliser sur quelque chose de, disons, plus positif, et je salue l'effort, mais c'est trop tard. Expliquer à quoi sert l'Union européenne, cette sorte de cathédrale des compromis et des concessions (or personne n'aime spontanément les compromis et les concessions), demande un débat subtil, réfléchi, nuancé, qu'on ne peut pas avoir une semaine, ni même un an, avant l'échéance.

Surtout quand, depuis le départ, la relation des Britanniques à la Communauté européenne est un vaste malentendu : ils voulaient un Marché commun là où d'autres rêvaient à une Union sans cesse plus étroite. Et surtout quand, en face, on a le Sun, qui va débiter en pleine page des slogans simplistes plus rapides, plus faciles, plus séduisants.

À titre d'exemple, à part le déficit de démocratie (qui est largement la faute des gouvernements britanniques successifs — et français, disons-le — qui refusent de transférer plus de pouvoir au Parlement comme celui de choisir le chef de la Commission), un des reproches qu'on fait le plus souvent à l'Union européenne est la quantité de réglementations[#4] qu'elle produit. Autrefois, il n'y avait pas tant de normes et tant de règles, se plaint l'homme du café du commerce. S'est par exemple immiscée dans la campagne du Brexit la question de savoir quelle proportion des lois britanniques était d'origine européenne : la réponse est surtout que la question n'a pas de sens, parce qu'il faut définir proportion, loi, origine et européenne, et que ça changera tout à tout selon la manière dont on comprend ces termes ; il y a une certaine contradiction à reprocher à l'Union de perdre son temps à réglementer des choses triviales comme la courbure des bananes (idée largement répandue) et de voler aux États membres leur souveraineté sur des points importants, mais restons-en aux réglementations techniques censément trop nombreuses. Je suis peu convaincu que l'Union européenne produise beaucoup plus de normes juridiques qu'un pays souverain comme les États-Unis, le Canada ou le Japon (c'est, bien sûr, impossible de trouver des chiffres, et même si on en trouve, tout dépend de nouveau de ce qu'on entend par produire et par norme juridique) : cela semble être un effet de la société moderne complexe que nous n'arrivions plus à fonctionner sans une logorrhée législative et réglementaire. (Et il y a peut-être un parallèle à dresser avec le fait que n'importe quoi demande maintenant aussi des zillions de lignes de code informatique, code qui constitue, autant que les lois, un corpus à la complexité terrifiante et qui nous échappe.) L'Union européenne est certainement partie de ce scénario, mais je ne vois pas de raison de penser qu'elle y participe plus que ne le ferait un pays souverain : au contraire, on peut espérer qu'elle divise (peut-être pas par 28, mais au moins un peu) la quantité totale de normes produites en Europe. Si le Royaume-Uni recouvre sa liberté de réglementer la courbure des bananes, il y aura toujours des bureaucrates non-élus qui s'occuperont de ce genre de questions, ils travailleront à Londres plutôt qu'à Bruxelles, mais le plus probable est qu'ils adopteront les mêmes règles que leurs amis à Bruxelles, notamment s'ils veulent faire commerce avec eux, et le gain démocratique est, disons, douteux. Le point que je veux souligner est que ces questions sont complexes, délicates, et ne se prêtent pas à un jugement à l'emporte-pièce.

[#4] Le public a tendance à être extrêmement incohérent dans ses demandes de réglementation, et à les réclamer en même temps qu'il les décrie. Je ne parle pas seulement des européens bien contents que les frais de roaming sur la téléphonie mobile baissent régulièrement suite à l'action européenne (ou qui réclament qu'ils baissent encore plus ; ou qui s'étonnent que cette baisse des tarifs ne concerne pas les tarifs nationaux, laissés, justement, hors du champ de la réglementation européenne par le principe de subsidiarité). Tout scandale alimentaire, par exemple, ou le simple « principe de précaution » devant une situation nouvelle, provoque immanquablement des appels à plus de contrôle et plus de réglementation. Un des principaux arguments contre les accords de libre-échange notamment UE-USA, est la perte du haut niveau de protection du consommateur (i.e., justement, de réglementation !) qui en résulterait en Europe. (Et encore, je ne parle même pas des quotas de pêche, qui, parmi les différents aspects de la réglementation européenne, sont probablement celui que les britanniques ont le plus en grippe, et dont on attend qu'il réalise l'impossible quadrature : préserver les populations de poissons, et laisser les pêcheurs libres de pêcher — forcément, c'est impossible, alors on montre du doigt le coupable qu'on peut.)

De toute façon, mon intention n'est pas de me livrer ici à une défense de l'UE, ni même d'esquisser les directions dans lesquelles la campagne du Remain aurait pu mener une telle défense. Je ne peux que me désoler du gâchis, et espérer qu'il sera quand même bon à quelque chose. Si les Britanniques votent pour partir, les négociations seront très dures, parce qu'il y aura des gens qui voudront le leur faire « payer », par exemple en leur refusant tout accord de libre-échange, ou alors seulement sur les bases de leur acceptation unilatérale et sans condition de tout l'Acquis communautaire sur l'élaboration duquel ils n'auront plus voix au chapitre. La Schadenfreude n'a rien de reluisant quand elle s'oppose à un pays entier (en revanche, voir David Cameron perdre son poste et Nigel Farage face à ses mensonges présentera bien un certain goût de satisfaction). Mais si le désastre économique annoncé a bien lieu et oblige d'autres à réfléchir un peu plus fort avant de se brûler eux-mêmes, ce sera déjà ça de pris ; et si on est vraiment optimiste, on peut même imaginer que le fait de ne plus avoir l'opposition systématique des Anglais à l'Union sans cesse plus étroite serait une bonne chose pour cette dernière (là, honnêtement, je n'y crois pas : je crois que les europhobes ne conduiront pas que le Royaume-Uni à la catastrophe, ils mettront tout le continent le nez dans le caca chacun de leurs nationalistes locaux).

Ajout () : le journal The Economist (dont je trouve l'orientation politique « capitaliste décomplexée qui se croit moderne » insupportable en général, mais dont il faut reconnaître qu'il sont extrêmement bien renseignés) a fait un guide du Brexit intéressant à lire sur tout un tas d'aspects.

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(dimanche)

Psychohistorical Crisis de Donald Kingsbury

Je ne parle guère sur ce blog des romans que je lis (encore moins que des films que je vois), entre autres parce que lire un livre prend beaucoup plus de temps que voir un film, et à la fin je ne sais plus bien ce que je pensais au début, ou peut-être que, comme l'expérience est moins ramassée dans le temps, ça me motive moins à en parler. Mais comme j'ai écrit récemment une entrée sur ma lecture du cycle de Fondation d'Asimov, il faut que dise un mot sur un roman que je viens de finir : Psychohistorical Crisis, publié en 2001, du romancier et mathématicien canadien Donald Kingsbury.

Il s'agit d'une suite de Fondation. Une suite non autorisée, c'est-à-dire que pour éviter les problèmes de copyright[#] tous les noms ont été changés, je vais y revenir ; et du coup, pour ceux qui considèrent que ce concept a un sens[#2], ce n'est pas canon. En fait, plus précisément, c'est une suite de la trilogie « centrale » de Fondation, c'est-à-dire les trois volumes publiés au début des années '50 (soit : Foundation, Foundation and Empire et Second Foundation, voyez mon entrée précédente pour plus d'explications sur le cycle asimovien) ; Kingsbury ne contredit pas explicitement les autres romans du cycle de Fondation[#3], il y a même un ou deux points où il m'a semblé qu'il faisait une référence extrêmement obscure aux préludes, mais c'était plus un clin d'œil qu'un lien interne à l'histoire, généralement parlant il les ignore simplement, donc on peut considérer qu'on a une histoire qui se tient en ajoutant ce roman à la suite de la trilogie centrale de Fondation.

Mieux, cette histoire a une fin, ce qui n'est pas vraiment le cas de la trilogie de Fondation, qui reste un peu en plan (et peut-être encore plus si on y ajoute les romans qui se passent après). Et peut-être encore mieux, sur certains plans, je trouve que le roman de Kingsbury reste plus dans l'esprit, ou dans la trajectoire narrative, de cette trilogie, alors que les romans plus tardifs d'Asimov partaient un peu dans une autre direction (notamment par la volonté de faire le lien avec le cycle des robots, mais j'en ai déjà parlé). On pourrait même dire que Kingsbury éclaircit certains points qu'Asimov avait laissé un peu obscurs, et peut-être même corrige une sorte d'incohérence (c'est très discutable, mais on peut défendre cette position) dans Fondation, voire, dans les mathématiques de Hari Seldon. D'une certaine manière, ce qu'il fait m'évoque que j'avais imaginé dans ce fragment, et c'est peut-être pour ça que ça m'amuse. Plus généralement, certains aspects de sa façon d'écrire me renvoient à ma propre lecture d'Asimov, il faut croire que Kingsbury en a un peu la même approche (peut-être parce qu'il est lui aussi matheux ?).

En revanche, il faut préciser que Kingsbury change, en plus des noms, un point important dans l'histoire d'Asimov. Enfin, ce n'est pas totalement clair s'il s'agit d'un changement rétroactif (au sens où le roman de Kingsbury se placerait à la suite d'un roman différent, quoique très parallèle, à celui d'Asimov), ou si c'est un changement de situation dans l'histoire interne, mais ça n'a pas grande importance de le savoir et l'ambiguïté est peut-être voulue.

Pour être un peu moins vague, après les deux notes qui suivent, je vais présupposer la lecture de la trilogie centrale de Fondation, et je vais donc la spoiler (par contre, je ne spoilerai pas, ou alors de façon très mineure, le roman de Kingsbury). De toute façon, une critique de Psychohistorical Crisis n'a probablement aucun intérêt pour quelqu'un qui n'aurait pas lu la trilogie centrale de Fondation vu qu'il est quasiment nécessaire de l'avoir lue pour lire cette « suite » (ce n'est pas rigoureusement indispensable, les événements importants sont toujours rappelés, mais peut-être pas de façon très compréhensible, et en tout cas de manière à gâcher le plaisir).

[#] Digression : C'est une question sur laquelle j'aimerais un peu mieux connaître l'état du droit : dans quelle mesure le droit de la propriété intellectuelle, dans différents pays et différents régimes (copyright/droit d'auteur d'une part, droit des marques de l'autre), s'applique aux personnages, lieux et univers de fiction, c'est-à-dire (1) spécifiquement à leurs noms, et (2) indépendamment de leurs noms. • Kingsbury ou ses éditeurs ont l'air d'avoir fait l'hypothèse que, au moins pour les pays où ils publient et au moins sur les régimes que les ayants-droit d'Asimov ont couvert, le copyright ne s'applique qu'aux noms, et que des modifications vraiment simples de ceux-ci, parfois une simple permutation des lettres, écartent les problèmes ; si c'est vrai, je trouve ça heureux (politiquement et, si j'ose dire, artistiquement / littérairement), mais surprenant (juridiquement). • Il est vrai que beaucoup de pays protègent la parodie et/ou l'analyse critique, mais le roman dont je parle ici ne tombe probablement pas sous ces exceptions, et elles sont assez étroitement définies (par exemple, je me souviens que des gens ont eu des problèmes en voulant publier un dictionnaire des personnages de je ne sais plus quelle série de livres, peut-être Harry Potter : apparemment ça ne passait pas pour de l'analyse littéraire). • Peut-être aussi simplement que les héritiers d'Asimov ne sont pas des infâmes connards rapaces et procéduriers comme le sont les héritiers ou avocats d'une proportion considérable des auteurs à succès (remarquez l'habileté avec laquelle j'évite de nommer qui que ce soit pour ne pas risquer d'être traîné en justice pour diffamation).

[#2] Je trouve que le « canon » est un concept idiot, parce qu'il nie justement ce qui est le plus intéressant dans la fiction par rapport à la réalité : l'univers n'est pas uniquement défini, un auteur est libre de se contredire, de revenir en arrière, de modifier ce qu'il a déjà écrit, de reprendre tout ou même une partie de ce qu'un autre auteur a écrit et de bâtir dessus (modulo problèmes de droit d'auteur, cf. la note précédente), et même de rendre volontairement obscur ou incertain le fait que plusieurs romans puissent se passer ou non dans le même univers. (Je m'amuse avec ça dans mes fragments littéraires gratuits : j'aime bien l'idée qu'on ne sache pas bien lesquels sont reliés auxquels ou de quelle manière, quels personnages sont les mêmes, etc.) Après, comme toute liberté, il est possible d'en faire n'importe quoi et de se tirer dans le pied avec, mais abusus non tollit usum (vieil adage que des gens ont parfois du mal à comprendre).

[#3] Ah si, maintenant que j'y pense, il contredit Foundation and Earth pour ce qui est du destin de la Terre. Mais bon, ce n'est pas un point majeur, finalement.

🌠

Pour situer les choses, Psychohistorical Crisis se passe environ 2700 ans après le début de Foundation, donc après le début du Second Empire galactique. Comme je le disais plus haut, tous les noms ont été changés, de façon d'autant plus mineure qu'ils sont peu importants, mais on les reconnaît très facilement quand on a lu Fondation : par exemple, Terminus devient Faraway, Kalgan devient Lakgan, l'empereur Cleon devient Cleopon (ç'aurait été plus amusant de l'appeler Solon ou Dracon, mais bon… de toute façon le nom n'apparaît que dans une ligne d'une annexe chronologique), Anacreon devient Nacreome, Siwenna devient Sewinna, etc. ; je n'ai pas compris la logique, mais Trantor s'appelle Splendid Wisdom (pourquoi Wisdom ? aucune idée), le Mulet (the Mule dans l'original) devient [c'est notamment là que ça spoile violemment Foundation and Empire, je vous aurai prévenu] Cloun-the-Stubborn, on apprécie la blague, et Hari Seldon n'est jamais nommé et devient simplement the Founder ; la Fondation elle-même est the Fellowship, le First Speaker est First Rank(ing) [Psychohistorian/Pscholar]. Bref, on voit l'idée.

Le changement essentiel par rapport aux écrits d'Asimov est qu'il semble que le mulet ne soit pas un mutant et que les psychohistoriens n'aient pas de pouvoirs psi. En tout cas, personne n'est capable de modifier à distance les émotions d'un autre. À la place (si j'ose dire), Kingsbury imagine que les gadgets évoqués par Asimov que sont la sonde psychique (psychic probe) et le visi-sonar (Kingsbury rebaptise ça en visi-harmonar) ont évolué techniquement et donné naissance au fam (abréviation de familiar), une sorte d'ordinateur qui interface avec le cerveau humain et qui sert à augmenter à la fois ses capacités analytiques et son auto-contrôle émotionnel ; essentiellement tout le monde en a un (mais tous les modèles ne se valent pas, et il y a une inégalité sociale fondée sur la possibilité de s'acheter un plus ou moins bon fam). • Je n'étais pas super convaincu par cette invention, qui joue un grand rôle dans l'intrigue, mais il faut dire que je n'étais pas non plus super convaincu par l'idée d'Asimov de la possibilité de modifier les émotions, et il faut admettre que Kingsbury fait un assez bon usage de son gadget (les possibilités du fam sont un petit peu à géométrie variable, mais à peu près autant que les pouvoirs psi chez Asimov). Il laisse aussi ouverte la porte que son roman s'inscrive vraiment dans la continuation de ceux d'Asimov en suggérant que le fam a aussi comme fonction d'empêcher le contrôle émotionnel par autrui ; et peu importe, finalement, que le Mulet ait déstabilisé le Plan Seldon en utilisant un pouvoir de mutant ou la technologie du visi-sonar, le point important est qu'à l'époque où le roman se passe, essentiellement tout le monde a un fam et les émotions ne sont plus contrôlables par ce type d'attaque.

Il y a aussi des points sur lesquels Kingsbury, sans contredire Asimov, étend ce qu'il a fait, clarifie ou donne de la profondeur.

Pour ce qui est de la psychohistoire, qui joue un rôle majeur, on sent que l'auteur est mathématicien et cherche à rendre la chose scientifiquement aussi plausible que se peut, alors qu'Asimov, il faut le reconnaître, se contente souvent de pipoter des termes mathématiques un peu ridicules. Évidemment, il ne faut pas s'attendre à ce que le roman contienne des vrais morceaux de mathématiques. Mais par exemple, Kingsbury est plus détaillé qu'Asimov sur l'objection inévitable qu'il n'est pas imaginable que l'ensemble de l'histoire de l'humanité soit prévisible, fût-ce statistiquement : il explique que la prévision est possible en général mais qu'il y a des régions des paramètres psychohistoriques, qu'il appelle topozone crossings (dans mes propres fan-fictions d'Asimov j'avais eu la même idée et appelé ça des nexus), où le cours des affaires humaines sera sensible à de petites perturbations, et qu'il faut donc contrôler avec beaucoup plus de précision, et c'est en ces points que l'avenir se joue vraiment. Je pourrais aussi dire, je l'ai évoqué ci-dessus, que le cœur de l'intrigue consiste à corriger un problème crucial, presque une incohérence, dans le Plan Seldon (ceci explique qu'il puisse y avoir encore des choses à raconter après l'avènement du Second Empire) : je ne vais pas en dire plus parce que ce serait impossible sans spoiler de façon majeure, mais disons que je suis d'accord à la fois avec le problème et avec sa solution.

Il y a par ailleurs un passage de l'intrigue qui concerne l'astrologie qui est certainement inspiré d'Umberto Eco (par exemple, des thèmes du Pendule de Foucault), et les idées sous-jacentes sur le rapport entre psychohistoire et astrologie, entre science et mystification, me plaisent beaucoup, et je me suis un peu frappé le front en me disant mais pourquoi je n'ai jamais pensé à ça ?, tellement j'ai trouvé l'idée brillante. (Je ne vais pas en dire plus pour ne pas spoiler, mais je volerai certainement le concept dans quelque chose que j'écrirai un jour.)

Kingsbury développe aussi l'histoire de l'humanité et notamment du Premier Empire galactique, de façon beaucoup plus détaillée qu'Asimov ne l'avait fait. Il semble partager ma fascination pour les empereurs et la fait partager à son personnage, qui trouve intéressant de lire les biographies des plus pittoresques d'entre eux. Kingsbury développe aussi toutes sortes de détails qui donnent de la profondeur et de solidité à l'Univers décrit, parce qu'il faut reconnaître que chez Asimov il est un peu en carton-pâte (à part pour ce qui est de Trantor, et encore). Par exemple, il imagine les unités de temps et de longueur qu'une civilisation galactique pourrait utiliser de façon un peu plus sérieuse qu'Asimov. (Tout est basé sur le mètre : une année, par exemple, est le temps qu'il faut pour que la lumière parcoure une lieue de 1016 m, ce qui donne notre année à 6% près ; une veille est le temps qu'il faut pour que la lumière parcoure 1013 m, soit un peu plus de 9 de nos heures ; une heure est le dixième de ça, une inamin est le dixième centième de ça, soit 33 de nos secondes, et un jiff est le centième de ça, soit un 1/3 de nos secondes. Tout ça se lit très bien, et est plus plausible qu'un système basé sur la seconde SI comme j'avais moi-même imaginé.)

Mais bon, si jusqu'à présent j'ai dit surtout du bien de ce livre, il faut que j'en dise aussi du mal. Parce qu'autant le fond général me plaît bien et je considère qu'il y a le matériau d'une véritable suite-et-fin de la saga commencée par Asimov, autant la forme me déplaît sur plusieurs aspects.

Essentiellement, c'est très brouillon et le rythme est très déséquilibré. Par exemple, certains passages sont extraordinairement développés, foisonnent de détails, et juste après, un point important de l'intrigue est expédié de façon lapidaire. On a droit à des passages extrêmement longs, et à mon avis franchement idiots, où le héros est sur Terre (pour des raisons vraiment peu importantes) et essaie notamment de reconstruire un bombardier de la seconde guerre mondiale, et les derniers un ou deux chapitres où tout se dénoue sont écrits tellement vite qu'on se sent un peu volé. On a des passages très détaillés sur les unités de mesure, des rants bizarres (et à mon avis quelque part entre « scientifiquement inexacts » et « not even wrong ») sur le déterminisme des lois de la physique et la conservation de l'information, et à côté de ça on n'apprend quasiment rien sur des groupes qui jouent un rôle essentiel dans l'intrigue. On apprend des choses étonnamment précises sur le maniérisme de tel personnage un peu secondaire et rien sur le physique d'un autre beaucoup plus important. Les idées brillantes que j'ai évoquées ci-dessus sur l'astrologie sont, finalement, mal mises en valeur dans le rythme du roman et dans l'intrigue en général.

Et puis Kingsbury se spoile lui-même. Je trouve ça particulièrement dommage parce que je suis amateur de coups de théâtre, mais apparemment lui ne l'est pas du tout : à chaque fois qu'il a construit un mystère qu'il pourrait nous révéler de façon théâtrale (et asimovienne), il semble qu'il veuille le désamorcer, le dé-dramatiser, et un roman qui pourrait être riche en rebondissements, au moins dans sa forme, se transforme en long fleuve tranquille. (Peut-être que certains préféreront, après tout, c'est une question de goût, les coups de théâtre peuvent être jugés artificiels, mais enfin là il n'y en a vraiment aucun qui résiste, même pas en hommage à Asimov.)

Enfin, il y a le traitement des femmes qui est vraiment bizarre. C'est une chose que les femmes jouent des rôles moins importants que les hommes — après tout, on ne peut pas juger une œuvre individuelle sur ce genre de choses, ça ne peut s'estimer que statistiquement — et qu'aucune femme ne soit psychohistorienne ou mathématicienne, mais il y en a un certain nombre qui sont quasiment placées au niveau de jouets sexuels, et qui plus est l'auteur insiste plus ou moins lourdement sur le fait qu'elles sont tout juste pubères. Alors il est possible qu'il ait voulu justement dénoncer le traitement des femmes dans la SF des années '50, ou s'en moquer, ou quelque chose comme ça. (Il y a moins de grands rôles féminins que masculins chez Asimov, par exemple, et je ne suis pas sûr de pouvoir citer une seule de ses œuvres qui satisfasse au test de Bechdel, mais enfin dans la série Fondation, il y a quand même Bayta Darrell et sa petite-fille Arcadia Darrell, qui sont des personnages de tout premier plan, dans les romans écrits plus tard, Dors Venabili et Wanda Seldon, et dans d'autres séries, Susan Calvin ou Noÿs Lambent.) Si l'auteur avait écrit une petite réflexion sur la question, avait mis en scène un personnage qui se plaigne de la misogynie de sa société, ou quelque chose de ce genre, on pourrait comprendre, mais là il est difficile de ne pas prendre les choses au premier degré, et c'est vraiment gênant.

Au final, je recommande quand même le roman, en tout cas à ceux qui trouvent comme moi qu'il manque un peu une fin à la trilogie centrale de Fondation, et que les romans écrit plus tard par Asimov n'en fournissent pas vraiment une, voire en trahissent la prémisse ; je le recommande à ceux qui veulent voir le thème de la psychohistoire un peux mieux développé ; mais seulement à condition d'être capable de sauter des passages inutilement longuets, de supporter que les révélations soient mal mises en valeur et que d'accepter de fermer les yeux sur la présentation vraiment bizarre des femmes. Il est dommage que des idées d'intrigue vraiment excellentes soient desservies par une forme douteuse.

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(vendredi)

À propos de la méthode Assimil

Je suis un grand fan de la méthode Assimil pour l'apprentissage des langues (je l'ai déjà dit, à plusieurs reprises). Je pense que c'est la méthode la plus efficace pour apprendre des langues en ce qui me concerne : je ne pense pas qu'elle soit forcément la plus efficace pour tout le monde, mais pour ceux qui, comme moi, ont surtout une mémoire auditive, la méthode Assimil avec ses enregistrements est sans doute parmi ce qu'il y a de mieux. Comme je suis un dilettante professionnel, je ne vais jamais jusqu'au bout de la méthode (seule exception, l'Assimil d'allemand « avancé »). Du coup, je mesure ma connaissance d'une langue en nombre de leçons d'Assimil suivies (ça va généralement jusqu'à 100, sauf qu'en fait ce serait 149 puisqu'à partir de 50 on doit reprendre la leçon n−49 de façon plus active dans ce qu'ils appellent la « deuxième vague »). C'est ainsi que j'en suis actuellement à 25½ pour le chinois (je pensais que j'aurais abandonné avant, mais ça ne saurait tarder), je suis arrivé à 78 pour le suédois, 5 pour le russe « avancé » (je me suis surtout rendu compte que j'aurais voulu plus de révisions grammaticales et moins de vocabulaire qu'il n'en proposait), 70 (la fin) pour l'allemand « avancé », 54 pour le néerlandais, 42 pour l'arabe, 13 pour le japonais, et 12 pour le hongrois (bon, là c'était juste pour avoir une toute petite idée de la langue avant de passer une semaine à un congrès à Budapest). Je peux aussi mettre 0 pour le portugais parce que je l'ai acheté mais même pas sorti de sa boîte. (Il y a d'autres langues dont j'ai appris des notions autrement que par la méthode Assimil, mais pas grand-chose.) Je n'exclus pas d'augmenter ces chiffres, même s'il est toujours un peu délicat de redémarrer un apprentissage qu'on a commencé et interrompu, et toujours plus amusant d'essayer de commencer une autre langue lorsque comme c'est mon cas on veut juste voir du paysage et pas vraiment communiquer avec qui que ce soit.

(Surtout qu'Assimil s'est mis à faire des méthodes pour les langues anciennes. Il y avait depuis longtemps un Assimil de latin, en fait constitué de traductions de leurs méthodes d'autres langues, et qui n'hésitaient pas à raconter les histoires de gens partant en vacances en voiture ; mais ils l'ont complètement réécrit avec des textes un peu plus « authentiques », et ils ont aussi fait des méthodes de grec ancien, sanskrit et égyptien hiéroglyphique. Bon, je ne suis pas super convaincu de leur sérieux : le sanskrit, passe encore, il y a des vrais gens qui parlent couramment le sanskrit, c'est une langue zombie parce qu'elle continue à remuer alors qu'elle est censée être morte ; mais l'égyptien ancien, vu qu'on ne connaît même pas les voyelles de la plupart des mots, ça me paraît un peu farfelu d'apprendre à le parler. Qu'importe !, c'est rigolo, et c'est ça qui compte. Donc je salue l'initiative.)

Évidemment, il ne faut pas s'attendre à parler couramment la langue au bout de 100 ou 149 leçons !, ils annoncent cibler le niveau B2 du cadre européen commun à la fin de l'Assimil « normal » (qui s'appelait autrefois sans peine, mais les nouvelles éditions n'ont plus ce titre) et C1 à la fin de l'Assimil « avancé » (c'est-à-dire perfectionnement) quand il existe ; je trouve ce système de niveaux assez foireux et mal défini, ne serait-ce que parce qu'on peut avoir un niveau totalement différent en compréhension et en expression, à l'oral et à l'écrit, ce qui fait quatre mesures différentes, mais au moins l'ordre de grandeur est plausible pour ce que je peux en juger. Et ce n'est vraiment pas mal, en six mois d'apprentissage en solitaire, d'atteindre un tel niveau. (Il y a bien sûr des gens particulièrement doués pour les langues qui pourraient aller beaucoup plus vite, mais le point important est que cette méthode convient pour tout le monde, ou au moins tous ceux qui ont une mémoire principalement auditive.)

En revanche, ce qui est à mon avis faux c'est quand ils prétendent que la méthode demande 20 à 30 minutes d'attention par jour (c'est écrit par exemple ici). Je ne crois pas être particulièrement lent, peut-être un tout petit peu perfectionniste, mais en ce qui me concerne c'est plutôt 60 à 90 minutes par jour, peut-être même plus. Et encore, il m'arrive souvent d'étaler une leçon sur deux jours quand je trouve que je ne l'ai pas bien assimilée.

Le truc est que (même dans la « première vague ») il ne faut pas se contenter d'écouter deux ou trois fois le texte : il faut l'écouter jusqu'à ce qu'on le comprenne dans sa langue d'origine en l'entendant, quitte à commencer par l'écouter par petits bouts de phrases puis par phrases complètes, puis en entier. Je ne saurais pas dire combien de fois je dois réécouter un dialogue Assimil avant d'être satisfait du fait que je le comprends vraiment, parce que ça varie beaucoup d'une fois sur l'autre (notamment s'il y a plus de vocabulaire que d'habitude, ou des tournures syntaxiques délicates), et évidemment d'une langue à l'autre. Mais ce qui est certain est qu'il ne faut pas « traduire » : il faut vraiment que ce soit le texte prononcé dans la langue qu'on apprend qui ait un sens. Je ne lis d'ailleurs la traduction qu'une seule fois, et encore, en essayant de ne regarder que le mot-à-mot (je ne regarde la traduction en « bon français » que quand j'ai un doute sur le sens global). Pour assimiler le sens d'une phrase, j'essaie de m'imaginer l'action, parfois de faire un bout de mime avec mes doigts en même temps que je prononce le mot, tout pour éviter de faire une association avec un mot français (si j'ai vraiment besoin de dire un mot, je vais parfois essayer de le dire en anglais ou en allemand, histoire de ne pas faire des connexions trop tentantes).

Tout ça demande beaucoup de temps. Certes moins quand il s'agit d'une langue de structure proche d'une langue que je connais déjà (pour le néerlandais, par exemple, je n'ai essentiellement que du vocabulaire à apprendre) que pour une langue où je dois en plus obliger mon cerveau à comprendre des nouveaux arrangements syntaxiques : pour le chinois, par exemple, les classificateurs me posent problème à intégrer dans mes circuits mentaux (je ne parle même pas de les retenir ou de les associer aux bons mots, je n'en suis pas là, mais de m'habituer à la structure).

Et puis il y a la prononciation. C'est surtout là que les enregistrements d'Assimil sont précieux, et je passe de nouveau beaucoup de temps à les écouter et à tenter de reproduire aussi précisément que je peux la phonétique. Les manuels indiquent certes la prononciation par une transcription à eux (différente pour chaque langue, et qui essaie de s'inspirer de l'orthographe française), mais il faut dire que ce genre de transcription non-API est (forcément) merdique, et la description des sons s'adresse aux gens qui ne connaissent rien à la phonétique[#] et ne vaut pas l'article L phonology (où L est la langue en question) sur Wikipédia. Bon, la transcription pourrait servir pour les cas où l'orthographe de la langue n'est pas en relation claire avec la prononciation et que les enregistrements ne sont pas parfaitement audibles ; sauf que ça ne marche pas toujours : en suédois, par exemple, il est essentiellement impossible de prédire (ou en tout cas, je n'ai pas trouvé de règle) si la lettre ‘o’ sera prononcée /uː/ ou /ʊ/ d'une part, ou bien /oː/ ou /ɔ/ d'autre part (il y a deux questions : le timbre et la longueur ; la longueur se devine assez bien, mais le timbre, nettement moins), et ces andouilles arrêtent les transcriptions systématiques au bout de je ne sais plus quelle leçon et ne prennent pas la peine de la donner au moins systématiquement pour tout nouveau mot contenant un ‘o’ — et les enregistrements ne sont pas toujours totalement clairs (et je n'ai pas non plus trouvé de dictionnaire suédois en ligne avec les prononciations de tous les mots transcrites de façon inambiguë).

[#] Je pense que quiconque veut apprendre n'importe quelle langue étrangère devrait passer d'abord un petit peu de temps à apprendre des notions générales de phonétique (en gros, la terminologie basique sur les points d'articulation, les modes d'articulation et ce genre de choses, les voyelles cardinales, et les symboles courants de l'alphabet phonétique). La plupart des gens ne veulent pas faire cet effort, parce qu'ils ont l'impression de perdre un temps qui pourrait être consacré à apprendre la langue qu'ils veulent apprendre, mais je pense que c'est une grosse erreur : si on veut à terme prononcer les choses correctement, il est beaucoup plus efficace d'apprendre un peu de phonétique.

Chaque leçon d'Assimil est encore suivie de deux exercices, un exercice de version et un exercice de thème où il faut compléter les trous, dans les deux cas en reprenant surtout le vocabulaire de la leçon qui vient d'être vue. L'exercice de version me semble particulièrement important, j'essaie de le faire uniquement à partir des enregistrements (pour m'exercer à la compréhension orale) et je ne regarde le texte écrit que lorsque cinq ou six écoutes m'ont persuadé que je ne comprendrai décidément pas la phrase, et que je n'arrive même pas à trouver dans le lexique de quel(s) mot(s) il peut s'agir. L'exercice de thème me semble moins utile, parce que bien souvent, même avec juste des pointillés à compléter, on ne peut pas vraiment deviner quelle tournure ils veulent vous faire retrouver. Je complète le plus souvent en réécoutant des phrases tirées au hasard par mon ordinateur parmi les 10–20 dernières leçons (et leurs exercices de version) ; pour le chinois, j'ajoute encore l'exercice de reconnaître les tons (et autres phonèmes délicats) des phrases que j'entends, en revanche j'ai déjà à peu près abandonné l'idée d'apprendre un nombre non-complètement-ridicule d'idéogrammes (même si je me suis fait un petit jeu en JavaScript pour ça).

Si j'en profite pour donner un état d'avancement de mon expérience mnémurgique consistant à voir comment j'arrive à mémoriser le chinois, elle est peu concluante : je suis un peu moins mauvais que je pensais pour retenir des idéogrammes, mais ça demande quand même énormément d'efforts et ça ne m'intéresse pas assez pour que je déploie la motivation correspondante (il faut bien le dire franchement, ce système d'écriture est vraiment d'une connerie hallucinante) ; j'arrive à peu près à mémoriser les tons des mots chinois que je retiens, mais je ne sais pas bien si je les mémorise comme faisant partie intégrante de la phonétique du mot ou si ça reste dans mon cerveau comme une donnée annexe.

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(mercredi)

Il faut inventer un code correcteur résistant aux journalistes

L'autre jour je tombais dans Le Monde (qui n'est pourtant pas le pire — et pas le meilleur non plus — quotidien français en matière de journalisme scientifique) sur un article qui rapportait un progrès quelconque en matière de réalisation d'un ordinateur quantique. Sans doute une avancée microscopique (c'est le cas de le dire) montée en épingle, mais peu importe : le fait est surtout que je n'ai absolument pas compris, à la lecture de l'article, quelle pouvait être cette avancée, même dans les grandes lignes, alors que je sais quand même ce qu'est un ordinateur quantique, un qubit, etc., choses que le journaliste essayait d'« expliquer ». Je n'ai évidemment pas l'intention de parler d'informatique quantique ici, mais du journalisme scientifique.

C'est une blague récurrente que la qualité épouvantable du journalisme scientifique (exhibit A, exhibit B, exhibit C, exhibit D, exhibit E [suggéré en commentaire] ; voir aussi ce qu'en disait John Oliver récemment dans Last Week Tonight) : affirmations sensationnalisées, extrapolations délirantes, études sorties de leur contexte, cadre scientifique complètement ignoré, rapprochements hasardeux, explications tronquées ou mélangées, métaphores foireuses, confusions de langage, erreurs de chiffres et d'unités. J'avais donné un exemple particulièrement frappant il y a longtemps, ce n'est pas vraiment la peine de les multiplier, il suffit d'ouvrir quasiment n'importe quel magazine grand public pour en avoir à foison.

En l'occurrence, j'imagine très bien comment la discussion avec les chercheurs a pu se passer : il a demandé une première explication, en a reçu une, a répondu trop compliqué pour nos lecteurs, essayez de faire plus simple, en a reçu une seconde, et a recommencé jusqu'à ce que les chercheurs se lassent, après quoi il — le journaliste — a pris un mélange aléatoire des termes contenus dans les différentes explications et a publié ça.

On pourrait prendre le problème sous l'angle sociologique (comment se fait-il que la culture scientifique des journalistes, qui ont bien dû passer par le lycée, soit aussi épouvantablement nulle ? comment se fait-il que les gens ruent dans les brancards quand il est question de toucher à l'enseignement au lycée du latin ou de l'Histoire même dans les classes scientifiques mais que personne ne s'inquiète véritablement que la physique ou la biologie puissent rester totalement ignorés des « littéraires » ?). Mais on pourrait aussi essayer d'approcher le problème scientifiquement :

Si on considère les journalistes comme une source de bruit qui vient s'ajouter à un signal (ce que le chercheur a essayé de dire), la question peut se poser de modéliser ce bruit et de trouver un code correcteur d'erreurs qui permette de corriger ce bruit. Autrement dit, trouver une façon de raconter les choses de façon que, même une fois que le journaliste aura complètement déformé à sa sauce, une personne instruite du code (donc, un autre scientifique) puisse retrouver le message d'origine. Ou au moins, étudier la capacité du canal bruité, c'est-à-dire, le nombre de bits d'information qu'on peut réussir à faire passer fiablement dans un article de journalisme scientifique.

Je serais curieux de voir comment une telle étude serait traitée dans la presse.

Bon, je ne suis bien sûr pas très sérieux en disant tout ça. Pour l'être un peu plus, il faudrait voir par quelles techniques un chercheur qui est amené à expliquer ses travaux à un journaliste peut réussir à glisser dans l'article du journaliste quelques mots-clés ou une URL miniaturisée permettant d'accéder à une explication sensée des mêmes choses (souvent le nom du scientifique suffit, mais pas toujours, surtout quand il s'agit d'un travail d'équipe ou quand l'affaire fait sensation et que les articles d'autres journalistes polluent complètement les résultats de Google) : le journaliste servirait alors uniquement à faire passer le message quelqu'un a trouvé quelque chose sur les foobars bleutés, les mots-clés disséminés peut-être à l'insu du journaliste permettant alors d'avoir une vraie information (tout le monde n'est pas doué pour la vulgarisation, mais c'est rarement pire que le gloubi-boulga qui paraîtra dans la presse).

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(mardi)

Un exposé sur la métaphysique (dont je n'ai rien compris)

Vendredi soir il y avait à l'ENS un événement apparemment annuel appelé la Nuit Sciences & Lettres (c'était la Nuit des Sciences l'an dernier, et ils ont ajouté les Lettres cette année), une sorte de festival scientifique, littéraire et culturel qui mélange des installations artistiques, des exposés de vulgarisation très courts, des démonstrations d'expériences, des débats et des expositions d'histoire des sciences et des lettres, bref, un peu de tout, dans une ambiance de cocktail mondain. L'idée est très intéressante, mais le programme était un peu mal indiqué : il n'y avait apparemment plus d'exemplaires papier quand je suis arrivé, ils n'ont pas pensé à en mettre aux murs, donc j'ai dû avoir recours à la lecture sur mon smartphone d'un PDF mal structuré péniblement récupéré par un Wifi bégayant. Comme en plus je suis arrivé très tard, parce que j'avais un dîner avec des copains avant (un groupe d'anciens normaliens, justement), et que la première mini-conférence à laquelle je pensais aller était complète, je me suis rabattu un peu par hasard sur un très court exposé du philosophe Frédéric Nef intitulé Explications en métaphysique.

Je crois bien que c'était censé être un exposé de vulgarisation. Mais je crois aussi que l'orateur n'avait pas bien reçu cette consigne, ou alors il n'a pas la même idée que moi de ce que c'est que la vulgarisation, ou encore il n'a pas voulu faire l'effort. Je reconnais que parler au grand public, en vingt minutes (plus autant pour les questions), d'un sujet pointu, c'est tout un art : moi-même, quand je fais de la vulgarisation, en tout cas à l'écrit, j'ai tendance à m'étendre en longueur, les lecteurs de ce blog en savent quelque chose. Mais il y a bien des gens qui arrivent à présenter leur sujet de thèse en cinq minutes (voire, trois minutes), c'est d'ailleurs devenu un exercice « standard », pour lequel il y a des concours internationaux ; alors en vingt minutes, on doit réussir à faire passer quelque chose, que ce soit sur l'inhibition des protéines anti-apoptotiques, la vibrothermographie, la théorie homotopique des schémas, Homère dans la culture romaine, la correspondance d'Efrain Huerta, les établissements de paiement, ou, en l'occurrence, les explications en métaphysique.

Le fait est que je n'ai essentiellement rien compris, et si j'interprète correctement l'hilarité mal contenue de l'assistance au fur et à mesure que l'orateur accumulait les phrases jargonnantes, et le nombre de gens qui sont partis sans attendre la fin des ving minutes d'exposé, j'étais loin d'être le seul.

Je n'ai même pas compris si le mot explications dans le titre de l'exposé était un terme technique ou un terme utilisé essentiellement dans son sens courant. (Je ne sais pas, en fait, si la différence est vraiment marquée en philosophie, comme elle l'est en maths où un schéma, un corps, un anneau, et dans une moindre mesure une fonction ou un ensemble, ont très peu de rapport avec ce que le langage de tous les jours entend par là.) J'ai à peine réussi à décoder le plan de l'exposé, où il était question d'abord d'explications internes à la métaphysique, puis d'explications… euh, pas internes, je suppose, au sein desquelles il semblait encore distinguer deux sous-types, avec comme exemples une explication métaphysique de la maladie et une explication métaphysique de la causalité. Il était question de propriétés d'objets (je suppose que ce sont des termes techniques) et d'universaux et de relata (là, ce sont certainement des termes techniques). Et dans la seconde partie, il a notamment évoqué des exemples de ce à quoi pourraient ressembler des explications métaphysiques du SIDA (j'ai oublié ce que c'était, mais ça paraissait tellement absurdement saugrenu que dans n'importe quel autre contexte j'aurais pris ça pour une blague ; il s'est contenté de dire que ça lui semblait insatisfaisant ou quelque chose comme ça), et de la maladie d'Alzheimer.

Le meilleur indice que l'orateur ne s'abaissait pas à essayer de faire de la vulgarisation était sans doute le nombre de phrases du genre vous savez bien sûr que Hume <pensait ceci-cela>. Déjà, on ne dit jamais vous savez bien sûr quand on fait de la vulgarisation, et c'est déjà beaucoup supposer du grand public qu'il sache que Hume était un philosophe écossais du XVIIIe siècle, on ne peut rien supposer qu'il sache des thèses que le Monsieur a pu défendre.

Bref, l'ensemble me semble formellement indistinguable de, par exemple, cet exposé, du même orateur (au moins si j'en juge par une écoute rapide à des points aléatoires), également dans le domaine de l'ontologie, et dont je comprends tout aussi peu, c'est-à-dire, rien du tout. En ce qui me concerne, c'est du même ordre de compréhensibilité que le fameux sketch du turbo-encabulateur (voir aussi celui-ci).

Je n'irai pas jusqu'à conclure que l'exposé était dénué de sens. Après tout, je suis chercheur dans une discipline dont je sais qu'un exposé typique (en l'absence d'effort de vulgarisation) sera tout aussi incompréhensible au commun des mortels, et pourtant, j'ai la certitude que les maths ont un sens (il y a aussi des gens qui en doutent : ils sont probablement moins nombreux que ceux qui pensent que la métaphysique n'a pas de sens, mais ce n'est pas le nombre qui fait la raison). En fait, il faudrait sans doute distinguer plusieurs niveaux. Par exemple : (0) Est-ce qu'il y a une structure minimale, qu'on pourrait tester, par exemple, au fait qu'un étudiant de F.N. serait capable de reconnaître fiablement un bout de texte du F.N. et un texte écrit par un farceur éventuellement aidé d'un générateur de texte markovien ? (1) Est-ce qu'il y a vraiment une communication qui obéit à des règles précises ? (2) Est-ce que cette communication véhicule de l'information ? (3) Est-ce que cette information a un intérêt ? Je ne tenterai pas de répondre à ces questions, je me contenterai de faire la méta-remarque que c'est difficile.

La lecture très très en diagonale de pages comme celle-ci ou celle-là (qui, à la différence de l'exposé de Frédéric Nef, semble faire un véritable effort, avec même des petits dessins et des exemples illustratifs, pour expliquer quelque chose à l'adresse de gens comme moi qui ne sont pas pré-renseignés) me donne l'impression superficielle que le sujet — à supposer qu'il s'agisse bien au moins approximativement du même sujet — est surtout constitué de tentatives pour rendre formelles des notions qui sont par essence mal définies parce qu'elles résultent d'une approximation intuitive des lois de la nature. (Je pense par exemple à la notion d'objet ou de cause et d'effet : au niveau physique fondamental, un « objet » n'existe pas, et tout ce qui est dans le cône de lumière du passé est la cause de tout ce qui est dans le cône de lumière du futur.) Ces questions me semblent donc devoir relever soit des sciences dures soit des sciences cognitives (par exemple, comment notre cerveau crée-t-il le concept d'« objet » qui n'existe pas dans la nature) ; ou, si on veut faire un pot-pourri, au moins le faire distrayant, à la façon de Hofstadter. Du coup, je suis assez sceptique quant à l'intérêt d'une approche « métaphysique » à part pour accumuler les termes compliqués. Mais il est fort possible que je n'aie rien compris, et pour le coup, c'est plutôt ma faute si je n'ai pas la patience de lire les longues pages que je viens de lier.

Quand l'orateur a fini son petit exposé, il s'est passé quelque chose d'assez bizarre. La présentatrice/modératrice a demandé s'il y avait des questions, et quelqu'un s'est mis à faire un petit discours. Il a d'abord esquissé une explication médicale du SIDA et de la maladie d'Alzheimer (les deux exemples que l'orateur avait pris), explication elle-même un peu jargonnante mais, pour autant que je puisse en juger, scientifiquement tout à fait raisonnable. À ce moment-là je me suis dit que ce Monsieur devait être médecin ou biologiste (ou alors s'était renseigné sur Wikipédia pendant l'exposé). Mais, après avoir accusé l'orateur de dire des choses vides de sens (je ne sais plus les termes exacts qu'il a utilisés, mais c'était de ce genre), il s'est mis à parler de Hegel, et la suite du discours-question était aussi peu compréhensible pour moi que l'exposé qu'il prétendait vide de sens. Face à cette attaque, l'orateur a simplement ignoré la question. Le questionneur a dit quelque chose comme le silence est une forme de réponse et elle est éloquente ! Puis les choses sont devenues encore plus confuses : quelqu'un d'autre s'est mis à poser une question, non pas à l'orateur mais à celui qui avait posé la première question, ce dernier a rétorqué qu'il n'était pas là pour répondre à des questions ni pour débattre, et l'orateur a continué à rester muet. Je me sentais vraiment mal pour la modératrice du débat, qui devait être vraiment mal à l'aise. Enfin, une troisième personne a posé une question, qui était cette fois apparemment dans le même code-jargon que l'exposé, et l'orateur a bien voulu y répondre (inutile de préciser que la question et la réponse étaient incompréhensibles pour moi). Je suis parti à ce moment-là.

J'avoue que je serais assez curieux de savoir qui est cette personne qui a posé une question attaquant l'orateur : un scientifique agacé par un discours qui lui semblait dénué de sens ? un philosophe d'une école opposée à la métaphysique ? un ennemi personnel bien connu de l'orateur ? En tout cas, l'ensemble de la scène était assez surréaliste.

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(jeudi)

De la difficulté des étudiants à exécuter un algorithme

Donné un problème mathématique, avoir un algorithme qui le résout, c'est une suite d'instructions à appliquer mécaniquement, sans réfléchir, et qui conduit infailliblement à la solution. (Bon, bien sûr, la bonne définition, passe par une machine de Turing ou formulation équivalente de la calculabilité, voir par exemple le début de cette entrée ou encore les notes référencées depuis celle-ci, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici, parce que je ne veux pas vraiment parler de maths.) Le mathématicien considère souvent qu'il a clos un problème lorsqu'il a trouvé un tel algorithme : parfois c'est abusé, par exemple quand l'algorithme n'est pas du tout applicable dans la pratique parce qu'il a une complexité colossale qui dépasse tout ce qu'on peut faire sur un ordinateur (ainsi la caricature du matheux qui considère qu'il a résolu une question parce qu'il l'a ramenée à l'étude algorithmique d'un nombre fini de cas, même si le nombre de cas dépasse le nombre d'atomes dans l'Univers). Mais il y a aussi, heureusement, des algorithmes qui sont vraiment applicables, même à la main sur des instances assez petites du problème.

Je regrette que notre système éducatif ne mette pas assez en valeur ce fait lorsque c'est le cas. Pourtant, l'étude d'algorithmes commence dès l'école primaire : quand on apprend aux enfants à ajouter, soustraire, multiplier et diviser des nombres écrits en décimal, on leur donne des algorithmes pour le faire (les algorithmes de multiplication et division sont d'ailleurs sous-optimaux, peut-être même pour une application manuelle, mais c'est une autre histoire). Autrement dit, il ne faut pas réfléchir pour les appliquer, seulement être patient et soigneux.

Je pense que ça devrait être quelque chose qu'on devrait souligner : il y a des problèmes de maths pour lesquels on vous demande de réfléchir, parce qu'on ne vous a pas enseigné un algorithme tout cuit qui produit infailliblement le résultat (il est vrai que les problèmes de maths jusqu'au lycée tendent à être tellement simples et surtout tellement formatés, que la réflexion disparaît presque complètement, mais il reste vrai qu'on n'a pas donné un algorithme qui traite tous les cas) ; et il y en a d'autres pour lesquels aucune réflexion n'est nécessaire, comme si on doit multiplier deux nombres de 30 chiffres décimaux, ce sera long et pénible, on aura intérêt à refaire plusieurs fois le calcul pour traquer les inévitables erreurs d'inattention, mais normalement on doit y arriver, on ne peut pas dire je ne sais pas, je ne trouve pas.

Or cette distinction n'est pas mise en valeur. Par exemple, au lycée (je ne sais pas exactement dans quelles classes, ça fait trop longtemps que j'y suis passé, les programmes ont dû changer douze fois), on apprend à calculer des dérivées (peu importe ici ce que c'est, mais c'est quelque chose qui transforme une fonction en une autre fonction) et des primitives (l'opération réciproque de la dérivée) de fonctions réelles sous forme symbolique : or il y a une différence cruciale, c'est que le calcul d'une dérivée est algorithmique, l'élève a tous les outils nécessaires pour calculer la dérivée de n'importe quelle expression, aussi compliquée fût-elle, faisant intervenir les fonctions élémentaires qu'il connaît, et il n'y a pas besoin de réfléchir ; alors que le calcul d'une primitive, lui, peut demander de l'astuce et de l'intelligence et peut échouer. (Bon, il s'avère qu'il y a bien un algorithme pour intégrer les fonctions élémentaires en forme élémentaire, et décider au passage quand c'est possible, mais il est compliqué, peu connu, et en tout cas n'est pas enseigné au lycée ; alors que l'algorithme de dérivation est enseigné, même si on ne dit pas exactement que c'est un algorithme.)

De même, toujours au lycée, il me semble qu'on ne met pas en valeur la différence entre une tâche comme « simplifier » ou « factoriser » une expression algébrique, et résoudre un système linéaire — le premier n'est pas algorithmique et d'ailleurs le but n'est pas toujours parfaitement clair (enfin, à un niveau un peu plus avancé, factoriser a un sens totalement clair, mais ce n'est pas exactement ce qu'on demande au lycée), tandis que la résolution d'un système linéaire par une méthode de pivot est algorithmique, et elle est enseignée au lycée, malheureusement sans qu'on souligne vraiment cet aspect algorithmique. (Peut-être que les choses ont un peu changé maintenant que l'informatique fait une timide apparition dans les classes.)

Maintenant, une chose qui me fascine, et qui est peut-être lié au fait qu'on n'attire pas assez leur attention sur le côté algorithmique, c'est la difficulté que peuvent avoir les étudiants à appliquer un algorithme. (Ces étudiants, que la cohérence n'étouffe pas, sont capables de se plaindre, quand on leur pose des problèmes nécessitant de la réflexion, que c'est trop conceptuel, et quand on leur pose des problèmes dont la solution est algorithmique, que c'est trop fastidieux, et dans les deux cas de se tromper. Mais passons.)

Quand je dis difficulté à appliquer un algorithme, il y a plusieurs aspects : rester bloqué sans rien faire à la question (parfois alors qu'on a constaté que le même étudiant a été capable d'appliquer l'algorithme sur un autre cas : ce n'est donc pas qu'il ne l'a pas compris), essayer d'être plus malin que l'algorithme et imaginer des optimisations qui sont fausses, ou, bien sûr, essayer de l'appliquer et se tromper parce qu'on n'est pas soigneux.

Le dernier cas est particulièrement mystérieux. Je comprends qu'on se trompe en faisant des calculs, ça arrive à tout le monde, mais normalement, on doit pouvoir se forcer à aller lentement et à s'appliquer et ainsi arriver à un résultat certain, quitte à revérifier derrière (le mieux est bien sûr de refaire tout le calcul algorithmique en cachant la première application). Les algorithmes que j'ai demandé à mes étudiants d'appliquer lors des différents cours que j'ai enseignés n'étaient jamais terriblement compliqués. Pourtant, les taux d'erreurs sont stupéfiants.

Rien qu'à Télécom ParisPloum, par exemple, j'ai participé à l'enseignement d'un cours d'optimisation dont une grosse partie consistait à appliquer l'algorithme du simplexe pour la programmation linéaire, que le cours décrivait de façon applicable à la main (je ne me prononce pas sur la question de savoir si c'est quelque chose d'utile à enseigner : ce n'est pas moi qui ai conçu ce cours ni décidé le programme) ; les étudiants savaient qu'ils seraient interrogés sur l'algorithme du simplexe, qui, franchement, n'est pas terriblement compliqué, et beaucoup trouvaient le moyen de ne pas savoir mener les calculs. Un autre enseignement sur la théorie des langages contient une grosse moitié sur les langages rationnels et automates finis, et là aussi une bonne partie porte sur des algorithmes de base autour des automates finis (générer un automate à partir d'une expression régulière, déterminiser un automate, minimiser un automate — bon, je veux bien admettre que le dernier est un poil plus délicat), les étudiants savent qu'ils seront interrogés dessus, ce sont des algorithmes franchement simples et les cas sur lesquels on leur demande de les appliquer sont très petits et donc parfaitement gérables à la main, pourtant la proportion d'erreurs est colossale.

J'avoue ne pas comprendre. Ne pas savoir répondre à une question qui demande de la réflexion, ça se comprend, mais ne pas savoir appliquer un algorithme qui vous a été donné, c'est vraiment bizarre. On peut trouver ça fastidieux, mais quand il y a des points à un examen à la clé, a priori, les gens sont motivés.

Le cas qui m'a le plus épaté est dans un cours de théorie des jeux que j'ai donné récemment et dont je viens de finir de corriger les copies. (Les notes de cours sont ici, le sujet du contrôle et son corrigé  ; je parle ci-dessous de la question 4 de l'exercice 2.) Je demandais de calculer pour 0≤x≤5 et 0≤y≤5, la valeur xy (produit de nim) définie récursivement par : xy est le plus petit entier naturel qui n'est pas de la forme (uy)⊕(xv)⊕(uv) pour u<x et v<y, où l'opération “⊕” (somme de nim) est l'opération « ou exclusif » des nombres écrits en binaire (et je précise que leurs notes de cours, auxquelles les étudiants avaient le droit, contiennent une table complète de ab pour 0≤a,b≤15, donc ils n'avaient pas à passer par l'écriture binaire, ils pouvaient juste consulter ces tables). Bref, il s'agit d'exécuter à la main le code suivant (traduction algorithmique de ce que je viens de dire en français, noter que le ^ du C est exactement le ⊕ dont j'ai parlé) :

#include <stdio.h>
#include <assert.h>

int
main (void)
{
  int nimprods[6][6];
  for ( int x=0 ; x<6 ; x++ )
    for ( int y=0 ; y<6 ; y++ )
      {
        int excluded[16];
        for ( int z=0 ; z<16 ; z++ )
          excluded[z] = 0;
        for ( int u=0 ; u<x ; u++ )
          for ( int v=0 ; v<y ; v++ )
            {
              int z = nimprods[u][y] ^ nimprods[x][v] ^ nimprods[u][v];
              assert (z < 16);
              excluded[z] = 1;
            }
        for ( int z=0 ; z<16 ; z++ )
          if ( ! excluded[z] )
            {
              nimprods[x][y] = z;
              printf ("%d (*) %d = %d\n", x, y, z);
              break;
            }
      }
  return 0;
}

Pour calculer le résultat suivant :

012345
0000000
1012345
20231810
303121215
40481262
505101527

Même si on s'y prend de façon complètement naïve en suivant mécaniquement ce qui est ci-dessus, il y a 225 étapes de calcul (je veux dire, 225 valeurs (x,y,u,v) à considérer), ce qui n'est pas gigantesque, surtout s'agisant d'une question importante sur un contrôle de trois heures. L'exercice suivant donnait toutes sortes d'éléments pour simplifier les calculs (par exemple en remarquant que xy = yx, que x⊗0=0 ou encore que x⊗1=x, ou même que x⊗3=(x⊗2)⊕x) ou pour les vérifier (par exemple en sachant qu'à part la ligne et la colonne 0 tous les nombres de chaque ligne et colonne doivent être distincts), mais ce n'était pas nécessaire : j'avais moi-même vérifié que les calculs étaient parfaitement menables à la main, sans optimisation, en une poignée de minutes. Or sur 25 étudiants, pas un seul n'a réussi à mener les calculs à bien (celui qui a le mieux réussi a calculé 32 des 36 cases du tableau). Pourtant, j'ai des raisons de croire que, au moins pour la grande majorité d'entre eux, la question était claire, et ils savaient ce qu'ils devaient faire (je précise aussi que le concept de « plus petit nombre qui n'est pas sous la forme <truc> », qui peut être déstabilisant, a été pas mal rencontré dans le cours qu'ils ont eu, avec assez d'exemples). Leur problème a vraiment été d'appliquer l'algorithme sans se tromper, pas de le comprendre.

Voici la façon raisonnable d'appliquer l'algorithme ci-dessus à la main : on remplit le tableau case par case dans l'ordre de lecture ; pour chaque case (x,y), on parcourt toutes les lignes u strictement avant x et toutes les colonnes v strictement avant y, on note mentalement les trois valeurs situées aux trois coins du rectangle formé par les lignes u et x et les colonnes v et y (le quatrième coin étant la case qu'on cherche à remplir), pour chacun on fait la somme de nim des trois valeurs lues, ce qui se fait de tête en une fraction de seconde dès qu'on a l'habitude du binaire, et on note toutes les valeurs ainsi rencontrées, puis on recherche la plus petite qui ne l'a pas été.

On peut évidemment trouver que c'est idiot de faire exécuter des algorithmes par des humains, les ordinateurs sont là pour ça. Mais c'est un peu fallacieux : évidemment on ne va pas faire faire à des humains des cas vraiment compliqués des algorithmes, mais je pense qu'on ne comprend vraiment un algorithme que quand on sait en appliquer des cas simples à la main, et c'est quelque chose qu'on est effectivement amené à faire quand on développe l'algorithme, quand on cherche à le comprendre, ou quand on a besoin de débugguer une implémentation (même si on a un débuggueur pas à pas, on va souvent être amené à faire des étapes à la main pour confirmer qu'il se passe bien ce qu'on attendait, ou comprendre la différence). Je pense qu'un étudiant en informatique (et ceux dont je parle sont dans une filière spécialisée en mathématiques et informatique théorique) doit arriver à exécuter à la main du code tel que celui qui figure ci-dessus, et j'avoue que je suis un peu désemparé qu'aucun n'ait réussi.

Je serais presque tenté de militer pour l'inscription au concours d'entrée d'une épreuve d'« application mécanique d'algorithmes simples ».

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