Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., la plus récente est en haut).
Cette page-ci rassemble les entrées publiées en
juin 2016 : il y a aussi un tableau par
mois à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Le permalien de chaque
entrée est dans la date, et il est aussi rappelé avant et après le
texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the most recent is on top).
This page lists the entries published in
June 2016: there is also a table of months
at the end of this page, and
an index of all entries. Some
entries are classified into one or more “categories” (indicated at the
end of the entry itself), but this organization isn't very coherent.
The permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
Je vais éviter de trop
épiloguer sur le Brexit, parce que
tout a déjà été dit et parce que je ne suis décidément pas très doué
pour parler de politique. Je vais me contenter de toutes petites
remarques au niveau émotionnel et non rationnel.
J'ai promis de ne pas fanfaronner d'avoir fait une prévision
correcte, et honnêtement, d'une part je n'en ai pas l'humeur, d'autre
part il n'y aurait pas de quoi parce que c'était surtout mon pifomètre
qui parlait, ou peut-être simplement mon pessimisme. Mais l'évolution
de mon état d'esprit est intéressante. Comme beaucoup de gens, je me
suis couché jeudi soir vers une heure du matin (à Paris, donc minuit à
Londres) en pensant que le Remain l'avait emporté
de justesse (selon la BBC, Nigel Farage avait admis que
c'était probablement le cas), et je me
suis réveillé
vendredi pour apprendre que finalement c'était le contraire. Mais
je ne peux pas dire que l'un ou l'autre me rendait heureux : même si
le Remain passait, c'était par une marge
minuscule, et c'était une victoire à la Pyrrhus. Pour un
eurofédéraliste, ce referendum était un peu une
situation lose-lose, avec
d'un côté une Europe bradée et de l'autre une Europe mutilée, et dans
tous les cas une Europe paralysée par la peur d'un nouveau referendum
du même genre. On pouvait bien sûr imaginer, dans les deux scénarios,
des raisons d'espérer, mais il faut quand même une bonne dose de Foi
pour penser que l'Union sans cesse plus étroite (la chose qui
m'importe vraiment) n'était pas morte dans un cas comme dans l'autre,
et je ne suis pas spécialement doué pour avoir la Foi.
J'ai expliqué que j'aimais
l'Union européenne et pourquoi, je n'ai pas dit (comme certains ont pu
le croire) que j'y croyais encore. Peut-être que je n'y
crois plus du tout, en fait. Je pourrais en dire de la
sociale-démocratie, d'ailleurs.
Cela m'amène à une réflexion bizarre sur les attachements
politiques et idéologiques, la manière dont ils se forment et dont ils
nous emprisonnent. Fondamentalement, comme j'ai tendance à me tenir à
l'écart des discussions politiques, et comme ma voix compte pour un
cinq cent millionième ou quelque chose comme ça lors d'une élection,
mes opinions politiques ne servent qu'à une seule chose, c'est à me
rendre malheureux. Je ne me fais pas d'illusions : elles ne sont pas
dictées par des considérations rationnelles, elles sont le
résultat du hasard et de ma trajectoire personnelle, sans doute des
gens que j'ai côtoyés et admirés (encore que les fédéralistes, je n'en
connais pas des masses, donc je ne sais pas vraiment d'où ça me
vient). J'aimerais avoir le talent d'un Talleyrand, en l'occurrence
d'un Boris Johnson, pour rejoindre à chaque fois le parti des gagnants
ou des futurs gagnants, mais je n'ai pas le mode d'emploi pour changer
mes opinions politiques à volonté. Ça n'aurait rien de moralement
reprochable de retourner ma veste si c'est seulement pour être moins
malheureux, mais je ne sais pas faire.
Notamment, j'essaie de comprendre, quand je parle à des europhobes
français, comment ils pensent. (Je ne parle pas des souverainistes
d'extrême-droite, hein. Il y a des gens qui ont été assez idiots pour
comprendre dans une entrée passée que je disais que tous les
europhobes sont des nationalistes extrême-droite alors que je disais
que tous les nationalistes d'extrême-droite sont europhobes — donc je
prends la peine de devancer ce brûlage d'hommes de paille.) Mais je
n'arrive tout simplement pas à rentrer dans ce mode de pensée. Je me
plaignais que la campagne du referendum britannique avait été presque
exclusivement négative : les valeurs négatives servent à mettre les
gens en colère, mais pour convaincre ou être convaincu en direction
d'une idée politique, il faut se concentrer des valeurs positives.
(Donc déjà, europhobe ou eurosceptique est un mauvais
terme parce qu'il est défini par rapport à quelque chose de négatif,
j'en suis conscient, mais je ne sais pas quoi écrire d'autre,
justement parce que je n'ai pas compris où est le positif.) Peut-être
qu'il faudrait commencer par arriver à être
fier/content/satisfait/heureux de la France ou d'être français, et
c'est une première chose dont je n'arrive pas à comprendre comment
on y arrive.
Mais bon, faute d'arriver à me changer les idées, je peux au moins
me consoler en me disant que l'Union européenne va sans doute plutôt
s'orienter vers une lente agonie, une paralysie comateuse, que vers
une explosion brutale. Si j'étais un de ces britanniques qui ont voté
avec la minorité, je serais autrement plus effondré. Je m'étais
interrogé récemment sur l'effet émotionnel que peut provoquer une
déchéance de nationalité ressentie comme une injustice : si on
me déchoyait de ma
citoyenneté européenne, fût-ce suite au retrait du pays de l'Union, je
ressentirais cette perte de droits comme d'une violence inimaginable.
La pensée que mon avenir m'aurait été volé, que je serais prisonnier
des frontières, et de l'arbitraire du pouvoir, d'un pays si étroit, me
terrifierait. Quand je vois que sur le referendum de jeudi environ
les trois quarts des votants de moins de 25 ans ont voté pour rester
dans l'Union européenne, je suis affligé pour eux. Et voilà surtout
pourquoi il ne faut pas éprouver de Schadenfreude
(encore moins chercher à punir) quand il s'agit d'un pays entier :
ceux qui sont dans le camp électoralement perdant souffrent déjà bien
assez.
(En revanche, je rêve tout haut que l'Écosse demande son
indépendance, obtienne un nouveau referendum pour en décider, et que
les négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne
intègrent le fait que l'Écosse le remplace au moment de la sortie si
ce referendum est positif. C'est assez clairement le moins mauvais
scénario pour l'avenir.)
Quelques points (juridiques ?) supplémentaires au sujet du Brexit
Mon entrée précédente concernait
plutôt l'aspect politique du referendum sur la sortie du Royaume-Uni
de l'Union européenne et la campagne qui va avec. Mais je voudrais
ajouter quelques points sur d'autres aspects.
⁂
Le cadre juridique d'un retrait de l'UE est fixé par
l'article 50 du Traité sur l'Union européenne. (EUR-Lex n'arrête pas
de casser ses liens, je viens de leur écrire pour leur faire part de
mon agacement, mais la version consolidée française des traités
européens est
actuellement ici.
Attention, il y a plein d'articles 50, surtout que
le Club contexte a eu l'idée
géniale de faire nommer les traités Traité sur l'Union
européenne et Traité sur le fonctionnement de l'Union
européenne pour qu'on les confonde bien, d'y ajouter plein de
protocoles, et de reprendre à chaque fois les mêmes numéros comme
si les entiers naturels étaient une
resource rare.)
Cet article 50 prévoit que, à partir du moment où un État notifie
le Conseil européen de sa décision de quitter l'Union, un compte à
rebours s'engage au bout duquel l'État quittera forcément l'Union au
bout de deux ans maximum, sauf décision unanime de prolonger les
négociations ou bien accord via un traité (également unanime) sur
d'autres modalités. La rédaction est probablement prévue pour donner
un maximum de pouvoir à l'Union lors des négociations : en l'absence
d'accord négocié, l'État sécessioniste se retrouve purement et
simplement exclu de tous les traités européens (notamment, hors de
l'espace de libre-échange ou tout autre accord qu'il aurait voulu
préserver).
Mais il y a une faille dans ce système : c'est que rien n'oblige
l'État sécessioniste à « activer » immédiatement le mécanisme, en
l'occurrence, le Royaume-Uni au lendemain de (ou en tout cas,
rapidement après) un referendum sur la sortie de l'Union. On pourrait
même dire qu'il n'a aucun intérêt à déclencher un compte à rebours qui
ne fait que lui lier les mains. (Il semble que David Cameron ait
pourtant promis qu'il le ferait ; mais il n'est pas sûr qu'il reste au
pouvoir assez longtemps si le Leave l'emporte, et
il semble que des partisans du Brexit aient, au contraire, plutôt
indiqué vouloir ne pas faire appel, en tout cas
immédiatement, à l'article 50, histoire de gagner de temps dans les
négociations : donc la question n'est pas du tout théorique.) Alors
certes, les autres États pourraient purement et simplement refuser
d'ouvrir des négociations tant que le mécanisme n'est pas activé.
Mais jouer ainsi à une sorte
de Core War
juridique n'est probablement dans l'intérêt de personne, parce que
l'État sécessioniste a une carte encore plus puissante dans sa manche,
même si on se rapproche là du droit
théorique :
Comme l'Union européenne n'a aucun pouvoir exécutoire, un État peut
décider de quitter l'union sa façon « sauvage » (ou « passive
agressive », si on préfère), c'est-à-dire en modifiant son droit
interne pour que le droit de l'Union n'y ait plus de force, et en
ignorant purement et simplement toutes les condamnations de la Cour de
Justice de l'Union européenne qui ne peut pas faire exécuter ses
décisions. Cette façon de faire serait particulièrement facile pour
le Royaume-Uni, qui n'a qu'à passer une loi au parlement révoquant
la European
Communities Act 1972. Ils seraient alors dans une
situation juridiquement amusante : membres de l'Union pour le droit de
celle-ci (comme il n'existe aucun mécanisme pour expulser un État
membre de l'Union européenne, quelles que soient les condamnations
contre lui), mais non-membres pour leur droit interne (ce qui leur
permettrait d'ignorer totalement ce qu'on leur dit). Il est douteux
que qui que ce soit ose pousser à ce point le culot (j'ai entendu dire
que Nigel Farage avait mentionné cette hypothèse, mais je n'ai pas
trouvé de confirmation claire, et j'ai peut-être mal compris), ceci
étant, la question se pose de savoir quel moyen de réponse/rétorsion
le reste de l'Union, ou les autres États membres, auraient : saisir
des avoirs britanniques hors du Royaume-Uni ?, pas clair.
Une réponse (amusante) du même ordre, et qui pousse encore plus
loin le droit théorique, serait de faire un nouveau traité
à N−1 États (typiquement, N=28) qui (a) crée une
nouvelle union intitulée Union européenne 2.0 entre États
signataires, (b) fait sortir tous les états signataires de la
version 1.0 (également de façon « sauvage »), (c) s'autoproclame
successeur de la version 1.0 (en confisquant tous ses avoirs et toutes
les institutions pour la reverser à la nouvelle version). Mais encore
faudrait-il que toutes les autres institutions internationales et tous
les autres États acceptent la partie (c), ce qui n'est pas forcément
gagné (par exemple, pour attribuer à l'Union européenne 2.0 le siège
d'observateur à l'ONU de la version 1.0, les
représentations qu'elle a dans des pays tiers, et toutes sortes
d'autres avoirs, ou simplement accepter qu'elle s'y substitue dans des
contrats de droit privé dans des juridictions étrangères, que
l'euro 2.0 remplace l'euro 1.0 dans tous les instruments financiers,
etc.). Bien sûr, tout ça est complètement théorique. Une version
moins théorique serait simplement que les autres États membres
déclarent unanimement qu'ils interprètent cette sortie « sauvage »
comme une invocation implicite de l'article 50.
Je m'étais fait des réflexions dans le même genre
pour contourner la clause de la Constitution française qui précise
que : Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire
n'est valable sans le consentement des populations intéressées.
Si tous les Français veulent se débarrasser de l'Île de
Nouvelle-Mafiosonie mais que les autochtones ne veulent pas être
indépendants, on peut imaginer la solution suivante : tout le reste de
la France demande son indépendance, qui peut alors se faire avec un
referendum sur toute la France plus un referendum sur toute la France
moins l'Île en question (puisque c'est ce « reste » qui devient
indépendant). Mais, problème, l'Île devient alors « la France » du
point de vue du droit international, puisque c'est le reste du pays
qui a obtenu son indépendance, et cela peut être embêtant. Débat
théorique, mais pas tant que ça : après tout, un ergotage de ce genre
à lieu au sujet de la Chine puisque deux États prétendent chacun être
« la Chine, la seule et l'unique », la République de Chine (de facto,
Taïwan) et la République populaire de Chine (qui fait un caca nerveux
quand on montre du doigt l'évidence, c'est à dire qu'elles sont, en
fait, deux pays : donc tout le monde doit faire semblant de croire à
un script absurde, mais bon, je me
suis déjà plaint de ce genre de
choses) ; et la question de savoir laquelle des deux siège à
l'ONU a été résolue d'abord en faveur de la
République de Chine
puis, depuis
1971, la République populaire de Chine.
⁂
And now for something completely different:
Switzerland.
Le 9 février 2014, les Suisses ont approuvé par
referendum une
initiative (au titre particulièrement vomitif : contre
l'immigration de masse) soutenue uniquement par leur parti
d'extrême-droite-mais-qui-en-français-se-prétend-centriste-on-se-demande-pourquoi,
imposant des plafonds et contingents annuels pour le séjour des
étrangers en Suisse, qui doivent être fixés en fonction des
intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du
principe de la préférence nationale. Ces dispositions étant
contraires à plusieurs traités internationaux, le texte de
l'initiative prévoyait encore (a) qu'aucun traité international
contraire ne serait conclu, et (b) que le Conseil fédéral disposait de
trois ans pour renégocier les traités antérieurs contraires aux
dispositions en question. Je n'ai pas bien compris si les traités
ainsi contredits incluent la Convention internationale de 1951
relative au statut des réfugiés (spécifiquement pour le principe de
non-refoulement), mais en tout cas il y a clairement les accords
bilatéraux entre la Suisse et l'Union européenne, et spécifiquement
l'accord du 21 juin 1999 sur la libre circulation des personnes.
(Retrouver le texte précis du traité est un peu naviguer dans un
labyrinthe, mais il me semble que
c'est celui-ci.)
Or les accords bilatéraux Suisse-UE sont liés par une
clause « guillotine » qui impose qu'ils entrent en vigueur
simultanément et que la dénonciation de l'un d'entre eux emporte la
dénonciation de tous, sauf accord négocié du contraire. Donc si la
Suisse est obligée de dénoncer celui sur la libre circulation des
personnes pour satisfaire à ce qui fait maintenant partie de sa
Constitution[#], sauf à
convaincre l'Union européenne du contraire, elle perd du même coup
tous les accord commerciaux et qui équivalent de facto à une
appartenance à l'espace économique européen.
C'est peu dire est que l'Union européenne est dans une position de
force : la proportion des exportations suisses qui va vers le Marché
commun est gigantesque (plus de 50%), et même si dans
l'absolu l'Union perdrait plus que la Suisse à ne plus commercer
avec elle (la balance commerciale entre les deux est excédentaire pour
l'Union, principalement au bénéfice de l'Allemagne), relativement à
l'ensemble des exportations de l'Union la Suisse ne représente
qu'environ 7%. Les citoyens de l'UE (du moins ceux qui
ont entendu parler de l'histoire et en connaissent un peu les détails,
ce qui ne fait pas grand-monde, en fait) semblent divisés entre ceux
qui se scandalisent d'une mesure populiste qui dénonce un accord
international et ceux qui saluent un choix démocratique ; mais en tout
état de cause, il y a bien chez certains une volonté de punir la
Suisse.
Pendant à peu près un an (sur les trois dont le Conseil fédéral
suisse dispose pour renégocier un accord), la Commission européenne
n'a même pas accepté d'ouvrir la discussion, renvoyant aux autorités
suisses essentiellement le message qu'ils auront l'accord actuel ou
rien du tout, et que c'est à eux de se débrouiller avec leur droit
interne.
(Voici
ce qui s'appelle envoyer chier.) En février ou mars 2015, la
Commission Juncker a un peu assoupli sa position et a accepté de
discuter, mais plus d'un an après il ne semble pas que les
négociations aient abouti à grand-chose, malgré la nomination côté
suisse d'un négociateur en chef (Jacques de Watteville) à l'été
2015.
Je n'arrive pas à savoir exactement où en est le dossier, d'autant
que c'est sans doute une information peu publique, et que
la seule
source d'information est essentiellement dans les conférences de
presse du Conseil fédéral suisse, qui durent environ une heure
chacune, dont une partie dans un allemand que je ne comprends pas
parfaitement à cause de l'accent et des termes juridiques. De ce que
j'ai
compris, en
mars 2016, le Conseil fédéral suisse a décidé, de façon
apparemment contradictoire : (1) tout en continuant (et en
privilégiant) les discussions avec l'UE comme « plan A »,
de présenter comme « plan B » en cas d'échec des négociations,
l'invocation d'une clause de sauvegarde
unilatérale[#2] pour déroger
aux accords avec l'UE, et proposer conséquemment à
l'Assemblée fédérale un système de quotas en application de
l'initiative votée en 2014 ; et (2) néanmoins, de signer un
protocole élargissant à la Croatie les accords bilatéraux avec
l'UE, sachant qu'il ne pourra pas être ratifié tant que
la question principale ne sera pas réglée. La signature du protocole
(mais apparemment pas sa ratification) était exigée par
l'UE pour accepter que la Suisse participe aux programmes
de coopération scientifique et éducative Horizon 2020
et Erasmus+. Par ailleurs, en tout état de cause, les
discussions sur la question principale ne peuvent pas avancer avant le
referendum sur le Brexit.
La raison pour laquelle je raconte tout ça est qu'il y a clairement
un lien entre ce dossier suisse et le dossier britannique si le
referendum donne une majorité au Leave :
les deux situations sont assez semblables en ce qu'un État va, suite à
une modification de son état juridique interne prise par referendum,
devoir négocier avec l'Union européenne dans des délais serrés (trois
ans pour la Suisse, deux pour le Royaume-Uni), faute de quoi il se
retrouvera exclu de tout accord commercial. Même si le Royaume-Uni
décide de rester dans l'Union, la gestion du dossier suisse donnera
peut-être une idée de la manière dont les choses se seraient
passées (se sereraient passées ? j'ai besoin d'un conditionnel
futur antérieur…). Et si le Royaume-Uni décide de sortir, il sera
intéressant de comparer la manière dont les deux pays sont
traités.
Ajout () :
Un article
du Guardian fait le point sur la
situation des négociations UE-Suisse au lendemain du vote
du Brexit.
[#] Oui, c'est
inimaginablement crétin, mais les votations fédérales suisses de ce
genre modifient la Constitution, parce qu'il n'y a pas moyen de
simplement passer une loi fédérale par referendum, et personne n'a
encore eu la bonne idée ou n'a été assez geek pour modifier la
Constitution afin de le permettre. Du coup, la Constitution
helvétique est un pot-pourri de conneries qui n'ont rien à faire dans
une Constitution : les gens qui s'offusquent que les traités européens
(vaguement constitutionnels, donc) contiennent les mots vessies et
estomacs d'animaux (authentique !) devraient regarder un peu ce
qu'il y a dans la Constitution helvétique (à l'origine une magnifique
œuvre de Napoléon, soit dit en passant).
[#2] Mais je n'arrive
pas à comprendre si cette « clause de sauvegarde » est quelque chose
d'explicitement prévu dans le traité, et interprété de façon un peu
tarabiscotée, ou une invention pure et simple du Conseil fédéral (que
la Suisse ne pourrait en aucun cas opposer à l'UE). Dans
tous les cas, il est certain que cette clause de sauvegarde
unilatérale comporte une certaine insécurité juridique.
⁂
Enfin, je voudrais proposer à mes lecteurs de réfléchir à la
problématique suivante. La livre sterling est cotée aux bourses de
Tōkyō, Singapour et Hong Kong, qui seront encore ouvertes vers la fin
des opérations électorales en Grande-Bretagne. À ce qu'il semble (ou
si ce n'est pas le cas, faisons comme si), des hedge funds ont
commandité des sondages « sortie des urnes », non publiés, à leur
propre usage, afin d'être les premiers à vendre ou acheter de la livre
selon le résultat du vote. Ceci soulève un certain nombre de
questions, notamment :
Une telle opération, avant la publication officielle des résultats
du vote, rentre-t-elle légalement dans la définition d'un délit
d'initié ? (Discuter selon la juridiction.)
Indépendamment de la réponse à la question précédente,
cela devrait-il rentrer dans le cadre du délit
d'initié ?
Devrait-on tenter de l'empêcher ?
Si oui, comment ? (Suspendre la cotation de la livre ? Interdire
les sondages « sortie des urnes » ? Réglementer plus précisément qui
peut en commanditer ou y avoir accès ? Obliger les sondeurs à
annoncer pour qui ils travaillent et faire une grande campagne « si on
vous sonde en sortie de bureau de vote et que c'est J. P. Morgan,
mentez effrontément » ?)
Dans une semaine, les britanniques vont voter pour décider s'ils
veulent rester dans l'Union européenne et, selon mon pronostic, ils
choisiront de partir (à ce stade-là, beaucoup de gens commencent en
effet à douter sérieusement des chances
du Remain, même si
actuellement predictwise
leur donne encore 60% de probabilité ; ça fait bien longtemps que
je répète à tout le monde que je suis sûr que
le Leave gagnera, mais mon propos n'est pas ici
de m'autocongratuler pour mes talents
oraculaires[#]). Je pense qu'il
n'est pas trop tôt pour examiner les leçons à tirer de cette campagne,
qui sont surtout, pour ce qui me concerne, et indépendamment du
résultat du vote, une nouvelle démonstration du fait
que le referendum est très rarement une
bonne idée, en l'occurrence parce que les deux camps mettent en
avant les arguments les plus malhonnêtes. J'ai déjà dit un
mot ici, mais je veux entrer un peu
plus dans les détails.
[#] De toute façon, je
ne suis pas un bon oracle : j'avais pronostiqué que les Écossais
voteraient pour quitter le Royaume-Uni pour essentiellement les mêmes
raisons que je pense maintenant que les Britanniques voteront pour
quitter l'Union européenne, et de toute évidence, j'ai eu tort. Je ne
mangerai pas mon chapeau si mon pronostic de Brexit est incorrect, et
je ne pavanerai pas s'il est correct. • Aparté : Par
ailleurs, une des raisons pour lesquelles je n'ai pas mis de l'argent
chez un bookmaker du côté du Leave, c'est que les
paris sont en livre, et si j'ai raison la livre perdra beaucoup de sa
valeur : donc même si j'étais totalement certain de pouvoir lire
l'avenir, il n'est pas clair que j'y gagne. Je suppose que ce genre
de considération biaise la lecture des cotes, d'ailleurs.
La première chose qu'on voit dans cette histoire, évidemment, c'est
David Cameron se tendre un piège à lui-même : il a promis ce
referendum pour remporter les élections générales de 2015, il était
ensuite obligé de s'y tenir sous peine de voir son parti se fracturer,
et il va y perdre sa place (certainement si les électeurs choisissent de
quitter l'Union, et peut-être même s'ils choisissent d'y rester),
malgré les annonces, pas crédibles une seule seconde, selon lesquelles
sa démission n'est pas conditionnée par le résultat du referendum. Et
on voit l'ancien maire de Londres, Boris Johnson, en profiter pour
convoiter la place de calife de son ancien condisciple et ami : comme
tête conservatrice de la campagne Leave, il aura
un chemin tout tracé jusqu'au 10 Downing Street si les électeurs
suivent ses recommandations. Nigel Farage, chef du
parti UKIP, se voit
offrir une tribune inespérée pour accroître sa visibilité médiatique
et passer pour le vrai chef de l'opposition. Quant à Jeremy Corbyn,
le leader travailliste, il a l'air d'avoir adhéré résolument à la
campagne Undecided. Mais bon, laissons de côté
les questions de personnages et de luttes de pouvoir.
(Il y a bien Nicola Sturgeon — le Premier ministre
écossais — que je n'ai pas citée, dont je trouve le ton convenable et
les arguments intelligents. Mais j'ai un problème particulier avec
Nicola Sturgeon, c'est que quand elle parle, le phonéticien amateur
que je suis est tellement fasciné par son accent merveilleux que j'ai
le plus grand mal à écouter ce qu'elle dit.)
Ajout/correction
() : En fait, j'ai été assez
injuste envers Corbyn, dont je n'avais pas entendu
notamment ce
discours, qui est vraiment bien, qui évite globalement beaucoup
des critiques que je décris ci-dessous quant au ton de la campagne, et
qui a le mérite de répondre aussi très bien aux gens, notamment des
Français, persuadés que l'UE est intrinsèquement
« néolibérale » (ou autres critiques du même goût) en remettant en
perspective certains points de son action.
Le fait est surtout que la campagne tourne à un niveau abyssalement
lamentable. Le camp du Leave martèle à
répétition les mots take back control et décrit
l'UE comme une sorte de léviathan bureaucratique
(mots-clés : red tape), sans aucun fondement
démocratique (mots-clés : unelected eurocrats),
qui prend l'argent et impose ses règles sur le Royaume-Uni ; mais,
outre le fait que le Royaume-Uni a un siège au Conseil, des députés au
Parlement, un Commissaire à la Commission, etc., ils s'abstiennent
prudemment de dire ce qu'ils voudraient faire ou changer avec le
contrôle qu'ils reprendraient. Sauf pour l'immigration, pour laquelle
ils réclament un système de points à la manière de l'Australie, et sur
laquelle ils ont largement réussi à faire porter tout le débat :
au-delà de l'idée nébuleuse de la souveraineté, leur campagne est
essentiellement fondée sur la peur de
l'immigré[#2], typiquement
est-européen, qui vient accaparer les emplois et les services publics
britanniques et que l'Union européenne interdit d'empêcher de rentrer.
Et pour alimenter la peur de l'étranger, le reste de l'Union
européenne est décrit comme étant en déliquescence économique. Quant
à l'idée même d'une Europe unifiée, Boris Johnson a comparé ça au rêve
de Napoléon et de Hitler.
[#2] Ils ne parlent pas
du tout, bien sûr, des britanniques qui auraient émigré dans
d'autres pays de l'Union. Pour une raison simple : c'est que ceux-là
n'auront pas le droit de voter dans le referendum en question, pas
plus que les citoyens de l'Union qui habitent au Royaume-Uni.
(Bizarrement, en revanche, les citoyens du Commonwealth, ainsi que les
Irlandais, résidant légalement de façon permanente au Royaume-Uni,
eux, auront le droit de vote : je me demande comment ceci s'est
négocié.)
Comme j'ai fait mon coming-out
d'eurobéat, on ne sera pas surpris que je sois affligé par de
tels arguments. Mais en vérité, je trouve les arguments du camp
du Remain presque pires. En vérité, ils ne nient
aucune des critiques faites à l'UE ni ne tentent de
dissiper la peur des immigrés ; le gouvernement souligne avoir obtenu
des exceptions et exemptions (ce qui est largement un mensonge) ; mais
quand Nigel Farage récite sa petite musique selon laquelle l'Union
européenne, aussi nobles qu'aient été ses idéaux initialement, a
complètement échoué et s'est transformé en cauchemar, personne du camp
adverse ne trouve la moindre chose à lui répondre. À la place, ils
avertissent : quitter l'Union sera un saut dans l'inconnu, et un
désastre économique, et peut-être aussi un désastre sécuritaire. Je
suis tout à fait persuadé de cette conclusion (au moins
économiquement, le Brexit sera un désastre pour le Royaume-Uni ; pour
l'Irlande aussi, bien sûr, et dans une certaine mesure pour le reste
de l'Union), mais ça reste un argument épouvantablement
mauvais. Les gens ont le droit de ne pas vouloir mettre
l'économie par-dessus tout. Et si on propose aux électeurs une
alternative (c'est le principe d'un referendum), il est profondément
scandaleux d'essayer de leur dire ensuite qu'un des choix conduira à
un désastre. Or c'est exactement ce que fait la campagne
du Remain : d'une part ils ne font pas le
moindre effort pour rendre l'Union européenne sympathique ou
agréable aux électeurs, d'autre part ils agitent toutes les peurs
possibles, à peu près aussi répugnantes que la peur de l'immigré, pour
convaincre les électeurs de voter de rester. Or faire peur aux
électeurs est une tactique répugnante.
…Et en plus, ça ne marche pas. La
campagne Remain a invoqué tout le beau monde de
la planète pour prophétiser toutes sortes de problèmes en cas de
Brexit : le président des États-Unis Barack Obama, le président
chinois Xí Jìnpíng, la directrice générale du FMI
Christine Lagarde, le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark
Carney, les ministres des finances du G20, le Taoiseach d'Irlande
Enda Kenny, la chancelière allemande Angela Merkel, et bien d'autres,
ainsi que quantité d'économistes, de scientifiques et de célébrités en
tous genres
(même mon
chimiste à tête de savant fou préféré s'y est mis), et bien sûr
des chefs d'entreprises anglaises, européennes ou multinationales, ont
exprimé leurs inquiétudes face à un Brexit, leur souhait de voir le
Royaume-Uni rester dans l'UE, ou leurs avertissements
dans le cas contraire. Or il n'y a certainement rien de plus
contre-productif que de dire aux gens de voter <truc> parce que
plein de gens importants pensent qu'ils devraient. (Le seul qui est
resté très bruyamment silencieux, dans l'histoire, c'est Vladimir
Poutine : d'aucuns en ont conclu qu'il se frotte les mains, ce qui est
certainement vrai, mais c'est là aussi un très mauvais argument à
sortir, que ce soit de dire qu'il faut partir pour faire plaisir à
Poutine ou, au contraire, qu'il faut rester pour ne pas faire
plaisir à Poutine.)
Au contraire, il y a beaucoup de gens qui, se sentant trahis par la
classe politique en général, seront ravis de voter pour ce qui leur
semblera le plus emmerder les élites : accumuler encore plus d'élites
pour leur dire quoi faire n'améliorera pas le schmilblick. Ces
électeurs désespérés pourraient refuser de voter une loi affirmant que
2+2=4 simplement pour montrer leur mécontentement. Ils auront tort,
bien sûr, en pensant emmerder les élites : Boris Johnson est
exactement de la même classe sociale que David Cameron, et
le UKIP est du même terreau que le parti
conservateur. Comme ils auront tort en pensant ne pas se faire de
mal ; et encore plus, en pensant ne pas se faire manipuler : car les
petits calculs de quelqu'un comme Rupert Murdoch sont pour beaucoup
responsable dans l'europhobie de l'opinion publique anglaise. Et à un
niveau encore différent, promettre aux électeurs des difficultés
(économiques ou autres) peut les inciter à montrer leur courage en
bravant ces difficultés.
Je pourrais refaire tout un petit couplet
sur le mal que je pense des
referenda en général, mais je vais essayer de faire court pour ne
pas trop dévier du sujet. J'ai déjà
expliqué assez longuement pourquoi il faut arrêter le mysticisme
autour de la démocratie, et l'idée que le Peuple Souverain®,
s'exprimant directement a forcément raison et ne saurait mal faire,
fait partie de ce mysticisme (qui peut conduire, par exemple, à la
tyrannie de la majorité, mais ce n'est pas le propos ici). Mais je
conçois qu'on considère le Peuple Souverain® comme le fondement de
toute autorité à condition que ce Peuple Souverain® s'exprime de façon
claire, réfléchie et
informée[#3]. Il faut
notamment qu'on puisse légitimement penser qu'il n'est pas biaisé par
d'autres questions (comme la popularité du gouvernement) ; il faut que
la campagne se déroule dans un esprit serein ; et il faut que les
citoyens soient raisonnablement au courant des faits objectifs du
dossier et des conséquences prévisibles de leur vote. Aucune de ces
conditions n'est ici satisfaite. L'ignorance du Britannique moyen (et
je pourrais en dire autant du Français moyen) quant au fonctionnement
de l'UE, ses institutions ou ses pouvoirs, est colossale,
et aucune des campagnes en présence n'a tenté d'y remédier, d'autant
moins que le débat s'est mis à porter sur tout autre chose
(l'immigration). Quant aux conséquences d'un Brexit, il est évident
que personne ne peut les prévoir vu qu'elles dépendront largement de
négociations compliquées dont les acteurs ne sont même pas certains.
Nigel Farage
lui-même a
admis qu'il n'avait aucune idée de ce que seraient les
conséquences d'une sortie de l'UE.
[#3] Digression : Il y a des gens
qui proposent de remplacer les referenda (voire, pour les plus
extrêmes, toute forme d'élection) par le tirage au sort, à la façon
des jurys d'assises ou de certaines institutions de la démocratie
athénienne antique : on aurait un panel de citoyens chargés — à plein
temps sur une période prédéfinie — d'étudier un dossier précis pour se
faire un avis éclairé et de trancher ensuite une question au nom de
l'ensemble de la société. L'idée étant qu'on aura ainsi un avis,
statistiquement équivalent à un vote du corps électoral si le panel
est relativement grand et tiré au hasard, mais où les jurés peuvent
prendre le temps (et ont l'obligation morale) d'enquêter sérieusement
sur la question, d'écouter des avocats chargés de représenter les
différentes positions, bref, de s'informer vraiment. Je ne suis pas
du tout convaincu par cette idée, et je ne vais pas en discuter ici,
mais elle a le mérite de mettre l'accent sur l'importance de
s'informer avant de décider, et d'illustrer le fait que d'autres modes
de démocraties sont imaginables que la directe et la représentative.
[Ajout : sur ce sujet,
voir cette entrée ultérieure]
Mais à ce stade-là, il est beaucoup trop tard pour faire une
campagne intelligente, c'est-à-dire une campagne fondée sur des
valeurs positives et pas sur la peur. Même si je ne suis pas d'accord
avec eux sur le fond, j'imagine que le Leave
peut-être aurait pu en faire une en s'y prenant assez tôt et
en tablant sur autre chose que les clichés de la bureaucratie et de la
peur de l'immigré : plus maintenant. Quant
au Remain, c'est encore plus désespéré. Gordon
Brown a tout
récemment essayé de dépasser les arguments anxiogènes et de se
focaliser sur quelque chose de, disons, plus positif, et je salue
l'effort, mais c'est trop tard. Expliquer à quoi sert l'Union
européenne, cette sorte de cathédrale des compromis et des concessions
(or personne n'aime spontanément les compromis et les concessions),
demande un débat subtil, réfléchi, nuancé, qu'on ne peut pas avoir une
semaine, ni même un an, avant l'échéance.
Surtout quand, depuis le départ, la relation des Britanniques à la
Communauté européenne est un vaste malentendu : ils voulaient
un Marché commun là où d'autres rêvaient à une Union sans
cesse plus étroite. Et surtout quand, en face, on a
le Sun, qui va débiter en pleine page des
slogans simplistes plus rapides, plus faciles, plus séduisants.
À titre d'exemple, à part le déficit de démocratie (qui est
largement la faute des gouvernements britanniques successifs — et
français, disons-le — qui refusent de transférer plus de pouvoir au
Parlement comme celui de choisir le chef de la Commission), un des
reproches qu'on fait le plus souvent à l'Union européenne est la
quantité de réglementations[#4]
qu'elle produit. Autrefois, il n'y avait pas tant de normes et tant
de règles, se plaint l'homme du café du commerce. S'est par exemple
immiscée dans la campagne du Brexit la question de savoir quelle
proportion des lois britanniques était d'origine européenne : la
réponse est surtout que la question n'a pas de sens, parce qu'il faut
définir proportion, loi, origine
et européenne, et que ça changera tout à tout selon la manière
dont on comprend ces termes ; il y a une certaine contradiction à
reprocher à l'Union de perdre son temps à réglementer des choses
triviales comme la courbure des bananes
(idée
largement répandue) et de voler aux États membres leur
souveraineté sur des points importants, mais restons-en aux
réglementations techniques censément trop nombreuses. Je suis peu
convaincu que l'Union européenne produise beaucoup plus de normes
juridiques qu'un pays souverain comme les États-Unis, le Canada ou le
Japon (c'est, bien sûr, impossible de trouver des chiffres, et même si
on en trouve, tout dépend de nouveau de ce qu'on entend
par produire et par norme juridique) : cela semble être
un effet de la société moderne complexe que nous n'arrivions plus à
fonctionner sans une logorrhée législative et réglementaire. (Et il y
a peut-être un parallèle à dresser avec le fait que n'importe quoi
demande maintenant aussi des zillions de lignes de code informatique,
code qui constitue, autant que les lois, un corpus à la complexité
terrifiante et qui nous échappe.) L'Union européenne est certainement
partie de ce scénario, mais je ne vois pas de raison de penser qu'elle
y participe plus que ne le ferait un pays souverain : au contraire, on
peut espérer qu'elle divise (peut-être pas par 28, mais au moins un
peu) la quantité totale de normes produites en Europe. Si le
Royaume-Uni recouvre sa liberté de réglementer la courbure des
bananes, il y aura toujours des bureaucrates non-élus qui s'occuperont
de ce genre de questions, ils travailleront à Londres plutôt qu'à
Bruxelles, mais le plus probable est qu'ils adopteront les mêmes
règles que leurs amis à Bruxelles, notamment s'ils veulent faire
commerce avec eux, et le gain démocratique est, disons, douteux. Le
point que je veux souligner est que ces questions sont complexes,
délicates, et ne se prêtent pas à un jugement à l'emporte-pièce.
[#4] Le public a
tendance à être extrêmement incohérent dans ses demandes de
réglementation, et à les réclamer en même temps qu'il les décrie. Je
ne parle pas seulement des européens bien contents que les frais
de roaming sur la téléphonie mobile baissent
régulièrement suite à l'action européenne (ou qui réclament qu'ils
baissent encore plus ; ou qui s'étonnent que cette baisse des tarifs
ne concerne pas les tarifs nationaux, laissés, justement,
hors du champ de la réglementation européenne par le principe de
subsidiarité). Tout scandale alimentaire, par exemple, ou le simple
« principe de précaution » devant une situation nouvelle, provoque
immanquablement des appels à plus de contrôle et plus de
réglementation. Un des principaux arguments contre les accords de
libre-échange notamment UE-USA, est la perte
du haut niveau de protection du consommateur (i.e., justement, de
réglementation !) qui en résulterait en Europe. (Et encore, je ne
parle même pas des quotas de pêche, qui, parmi les différents aspects
de la réglementation européenne, sont probablement celui que les
britanniques ont le plus en grippe, et dont on attend qu'il réalise
l'impossible quadrature : préserver les populations de poissons, et
laisser les pêcheurs libres de pêcher — forcément, c'est impossible,
alors on montre du doigt le coupable qu'on peut.)
De toute façon, mon intention n'est pas de me livrer ici à une
défense de l'UE, ni même d'esquisser les directions dans
lesquelles la campagne du Remain aurait pu mener
une telle défense. Je ne peux que me désoler du gâchis, et espérer
qu'il sera quand même bon à quelque chose. Si les Britanniques votent
pour partir, les négociations seront très dures, parce qu'il y aura
des gens qui voudront le leur faire « payer », par exemple en leur
refusant tout accord de libre-échange, ou alors seulement sur les
bases de leur acceptation unilatérale et sans condition de tout
l'Acquis communautaire sur l'élaboration duquel ils n'auront plus voix
au chapitre. La Schadenfreude n'a rien de
reluisant quand elle s'oppose à un pays entier (en revanche, voir
David Cameron perdre son poste et Nigel Farage face à ses mensonges
présentera bien un certain goût de satisfaction). Mais si le désastre
économique annoncé a bien lieu et oblige d'autres à réfléchir un peu
plus fort avant de se brûler eux-mêmes, ce sera déjà ça de pris ; et
si on est vraiment optimiste, on peut même imaginer que le fait de ne
plus avoir l'opposition systématique des Anglais à l'Union sans
cesse plus étroite serait une bonne chose pour cette dernière (là,
honnêtement, je n'y crois pas : je crois que les europhobes ne
conduiront pas que le Royaume-Uni à la catastrophe, ils mettront tout
le continent le nez dans le caca chacun de leurs nationalistes
locaux).
Ajout () : le
journal The Economist (dont je trouve
l'orientation politique « capitaliste décomplexée qui se croit
moderne » insupportable en général, mais dont il faut reconnaître
qu'il sont extrêmement bien renseignés) a fait
un guide
du Brexit intéressant à lire sur tout un tas d'aspects.
Je ne parle guère sur ce blog des romans que je lis (encore moins
que des films que je
vois), entre autres parce que lire un livre prend beaucoup plus de
temps que voir un film, et à la fin je ne sais plus bien ce que je
pensais au début, ou peut-être que, comme l'expérience est moins
ramassée dans le temps, ça me motive moins à en parler. Mais comme
j'ai écrit récemment une entrée sur ma
lecture du cycle de Fondation d'Asimov, il faut que
dise un mot sur un roman que je viens de
finir : Psychohistorical Crisis, publié
en 2001, du romancier et mathématicien canadien Donald Kingsbury.
Il s'agit d'une suite de Fondation. Une suite non
autorisée, c'est-à-dire que pour éviter les problèmes de
copyright[#] tous les noms ont
été changés, je vais y revenir ; et du coup, pour ceux qui considèrent
que ce concept a un sens[#2],
ce n'est
pas canon.
En fait, plus précisément, c'est une suite de la trilogie « centrale »
de Fondation, c'est-à-dire les trois volumes publiés au
début des années '50
(soit : Foundation, Foundation
and Empire et Second Foundation,
voyez mon entrée précédente pour
plus d'explications sur le cycle asimovien) ; Kingsbury ne contredit
pas explicitement les autres romans du cycle
de Fondation[#3],
il y a même un ou deux points où il m'a semblé qu'il faisait une
référence extrêmement obscure aux préludes, mais c'était plus un clin
d'œil qu'un lien interne à l'histoire, généralement parlant il les
ignore simplement, donc on peut considérer qu'on a une histoire qui se
tient en ajoutant ce roman à la suite de la trilogie centrale
de Fondation.
Mieux, cette histoire a une fin, ce qui n'est pas vraiment le cas
de la trilogie de Fondation, qui reste un peu en plan (et
peut-être encore plus si on y ajoute les romans qui se passent après).
Et peut-être encore mieux, sur certains plans, je trouve que le roman
de Kingsbury reste plus dans l'esprit, ou dans la trajectoire
narrative, de cette trilogie, alors que les romans plus tardifs
d'Asimov partaient un peu dans une autre direction (notamment par la
volonté de faire le lien avec le cycle des robots, mais j'en ai déjà
parlé). On pourrait même dire que Kingsbury éclaircit certains points
qu'Asimov avait laissé un peu obscurs, et peut-être même corrige une
sorte d'incohérence (c'est très discutable, mais on peut défendre
cette position) dans Fondation, voire, dans les
mathématiques de Hari Seldon. D'une certaine manière, ce qu'il fait
m'évoque que j'avais imaginé dans ce
fragment, et c'est peut-être pour ça que ça m'amuse. Plus
généralement, certains aspects de sa façon d'écrire me renvoient à ma
propre lecture d'Asimov, il faut croire que Kingsbury en a un peu la
même approche (peut-être parce qu'il est lui aussi matheux ?).
En revanche, il faut préciser que Kingsbury change, en plus des
noms, un point important dans l'histoire d'Asimov. Enfin, ce n'est
pas totalement clair s'il s'agit d'un changement rétroactif (au sens
où le roman de Kingsbury se placerait à la suite d'un roman différent,
quoique très parallèle, à celui d'Asimov), ou si c'est un changement
de situation dans l'histoire interne, mais ça n'a pas grande
importance de le savoir et l'ambiguïté est peut-être voulue.
Pour être un peu moins vague, après les deux notes qui suivent, je
vais présupposer la lecture de la trilogie centrale
de Fondation, et je vais donc la spoiler (par contre, je
ne spoilerai pas, ou alors de façon très mineure, le roman de
Kingsbury). De toute façon, une critique
de Psychohistorical Crisis n'a probablement
aucun intérêt pour quelqu'un qui n'aurait pas lu la trilogie centrale
de Fondation vu qu'il est quasiment nécessaire de l'avoir
lue pour lire cette « suite » (ce n'est pas rigoureusement
indispensable, les événements importants sont toujours rappelés, mais
peut-être pas de façon très compréhensible, et en tout cas de manière
à gâcher le plaisir).
[#] Digression : C'est une question
sur laquelle j'aimerais un peu mieux connaître l'état du droit : dans
quelle mesure le droit de la propriété intellectuelle, dans différents
pays et différents régimes (copyright/droit d'auteur d'une part, droit
des marques de l'autre), s'applique aux personnages, lieux et univers
de fiction, c'est-à-dire (1) spécifiquement à leurs noms, et
(2) indépendamment de leurs noms. • Kingsbury ou ses éditeurs ont
l'air d'avoir fait l'hypothèse que, au moins pour les pays où ils
publient et au moins sur les régimes que les ayants-droit d'Asimov ont
couvert, le copyright ne s'applique qu'aux noms, et que des
modifications vraiment simples de ceux-ci, parfois une simple
permutation des lettres, écartent les problèmes ; si c'est vrai, je
trouve ça heureux (politiquement et, si j'ose dire, artistiquement /
littérairement), mais surprenant (juridiquement). • Il est vrai que
beaucoup de pays protègent la parodie et/ou l'analyse critique, mais
le roman dont je parle ici ne tombe probablement pas sous ces
exceptions, et elles sont assez étroitement définies (par exemple, je
me souviens que des gens ont eu des problèmes en voulant publier un
dictionnaire des personnages de je ne sais plus quelle série de
livres, peut-être Harry Potter : apparemment ça ne
passait pas pour de l'analyse littéraire). • Peut-être aussi
simplement que les héritiers d'Asimov ne sont pas des infâmes connards
rapaces et procéduriers comme le sont les héritiers ou avocats d'une
proportion considérable des auteurs à succès (remarquez l'habileté
avec laquelle j'évite de nommer qui que ce soit pour ne pas risquer
d'être traîné en justice pour diffamation).
[#2] Je trouve que le
« canon » est un concept idiot, parce qu'il nie justement ce qui est
le plus intéressant dans la fiction par rapport à la réalité :
l'univers n'est pas uniquement défini, un auteur est libre de se
contredire, de revenir en arrière, de modifier ce qu'il a déjà écrit,
de reprendre tout ou même une partie de ce qu'un autre auteur
a écrit et de bâtir dessus (modulo problèmes de droit d'auteur, cf. la
note précédente), et même de rendre volontairement obscur ou incertain
le fait que plusieurs romans puissent se passer ou non dans le même
univers. (Je m'amuse avec ça dans mes fragments littéraires
gratuits : j'aime bien l'idée qu'on ne sache pas bien lesquels sont
reliés auxquels ou de quelle manière, quels personnages sont les
mêmes, etc.) Après, comme toute liberté, il est possible d'en faire
n'importe quoi et de se tirer dans le pied avec,
mais abusus non tollit usum (vieil adage que des
gens ont parfois du mal à comprendre).
[#3] Ah si, maintenant
que j'y pense, il contredit Foundation and
Earth pour ce qui est du destin de la Terre. Mais bon, ce
n'est pas un point majeur, finalement.
🌠
Pour situer les choses, Psychohistorical
Crisis se passe environ 2700 ans après le début
de Foundation, donc après le début du
Second Empire galactique. Comme je le disais plus haut, tous les noms
ont été changés, de façon d'autant plus mineure qu'ils sont peu
importants, mais on les reconnaît très facilement quand on a
lu Fondation : par exemple, Terminus
devient Faraway, Kalgan
devient Lakgan, l'empereur Cleon devient Cleopon
(ç'aurait été plus amusant de l'appeler Solon ou Dracon,
mais bon… de toute façon le nom n'apparaît que dans une ligne d'une
annexe chronologique), Anacreon
devient Nacreome, Siwenna devient Sewinna, etc. ;
je n'ai pas compris la logique, mais Trantor
s'appelle Splendid Wisdom
(pourquoi Wisdom ? aucune idée), le Mulet
(the Mule dans l'original) devient [c'est
notamment là que ça spoile violemment Foundation
and Empire, je vous aurai
prévenu] Cloun-the-Stubborn, on apprécie la
blague, et Hari Seldon n'est jamais nommé et devient
simplement the Founder ; la Fondation
elle-même est the Fellowship,
le First Speaker est First
Rank(ing) [Psychohistorian/Pscholar]. Bref, on voit l'idée.
Le changement essentiel par rapport aux écrits d'Asimov est qu'il
semble que le mulet ne soit pas un mutant et que les psychohistoriens
n'aient pas de pouvoirs psi. En tout cas, personne n'est capable de
modifier à distance les émotions d'un autre. À la place (si j'ose
dire), Kingsbury imagine que les gadgets évoqués par Asimov que sont
la sonde psychique (psychic probe) et
le visi-sonar (Kingsbury rebaptise ça en visi-harmonar)
ont évolué techniquement et donné naissance au fam (abréviation
de familiar), une sorte d'ordinateur qui
interface avec le cerveau humain et qui sert à augmenter à la fois ses
capacités analytiques et son auto-contrôle émotionnel ;
essentiellement tout le monde en a un (mais tous les modèles ne se
valent pas, et il y a une inégalité sociale fondée sur la possibilité
de s'acheter un plus ou moins bon fam). • Je n'étais pas super
convaincu par cette invention, qui joue un grand rôle dans l'intrigue,
mais il faut dire que je n'étais pas non plus super convaincu par
l'idée d'Asimov de la possibilité de modifier les émotions, et il faut
admettre que Kingsbury fait un assez bon usage de son gadget (les
possibilités du fam sont un petit peu à géométrie variable, mais à peu
près autant que les pouvoirs psi chez Asimov). Il laisse aussi
ouverte la porte que son roman s'inscrive vraiment dans la
continuation de ceux d'Asimov en suggérant que le fam a aussi comme
fonction d'empêcher le contrôle émotionnel par autrui ; et peu
importe, finalement, que le Mulet ait déstabilisé le Plan Seldon en
utilisant un pouvoir de mutant ou la technologie du visi-sonar, le
point important est qu'à l'époque où le roman se passe,
essentiellement tout le monde a un fam et les émotions ne sont plus
contrôlables par ce type d'attaque.
Il y a aussi des points sur lesquels Kingsbury, sans contredire
Asimov, étend ce qu'il a fait, clarifie ou donne de la profondeur.
Pour ce qui est de la psychohistoire, qui joue un rôle majeur, on
sent que l'auteur est mathématicien et cherche à rendre la chose
scientifiquement aussi plausible que se peut, alors qu'Asimov, il faut
le reconnaître, se contente souvent de pipoter des termes
mathématiques un peu ridicules. Évidemment, il ne faut pas s'attendre
à ce que le roman contienne des vrais morceaux de mathématiques. Mais
par exemple, Kingsbury est plus détaillé qu'Asimov sur l'objection
inévitable qu'il n'est pas imaginable que l'ensemble de l'histoire de
l'humanité soit prévisible, fût-ce statistiquement : il explique que
la prévision est possible en général mais qu'il y a des régions des
paramètres psychohistoriques, qu'il appelle topozone
crossings (dans mes propres fan-fictions d'Asimov j'avais eu la
même idée et appelé ça des nexus), où le cours des affaires
humaines sera sensible à de petites perturbations, et qu'il faut donc
contrôler avec beaucoup plus de précision, et c'est en ces points que
l'avenir se joue vraiment. Je pourrais aussi dire, je l'ai évoqué
ci-dessus, que le cœur de l'intrigue consiste à corriger un problème
crucial, presque une incohérence, dans le Plan Seldon (ceci explique
qu'il puisse y avoir encore des choses à raconter après l'avènement du
Second Empire) : je ne vais pas en dire plus parce que ce serait
impossible sans spoiler de façon majeure, mais disons que je suis
d'accord à la fois avec le problème et avec sa solution.
Il y a par ailleurs un passage de l'intrigue qui concerne
l'astrologie qui est certainement inspiré
d'Umberto Eco (par exemple, des
thèmes du Pendule de Foucault), et les idées
sous-jacentes sur le rapport entre psychohistoire et astrologie, entre
science et mystification, me plaisent beaucoup, et je me suis un peu
frappé le front en me disant mais pourquoi je n'ai jamais
pensé à ça ?, tellement j'ai trouvé l'idée brillante. (Je ne vais
pas en dire plus pour ne pas spoiler, mais je volerai certainement le
concept dans quelque chose que j'écrirai un jour.)
Kingsbury développe aussi l'histoire de l'humanité et notamment du
Premier Empire galactique, de façon beaucoup plus détaillée qu'Asimov
ne l'avait fait. Il semble partager ma fascination pour les empereurs
et la fait partager à son personnage, qui trouve intéressant
de lire les biographies des plus pittoresques d'entre eux. Kingsbury
développe aussi toutes sortes de détails qui donnent de
la profondeur et de solidité à l'Univers décrit, parce qu'il
faut reconnaître que chez Asimov il est un peu en carton-pâte (à part
pour ce qui est de Trantor, et encore). Par exemple, il imagine les
unités de temps et de longueur qu'une civilisation galactique pourrait
utiliser de façon un peu plus sérieuse qu'Asimov. (Tout est basé sur
le mètre : une année, par exemple, est le temps qu'il faut pour que la
lumière parcoure une lieue de 1016 m, ce qui donne
notre année à 6% près ; une veille est le temps qu'il faut pour
que la lumière parcoure 1013 m, soit un peu plus de 9 de
nos heures ; une heure est le dixième de ça, une inamin
est le dixième centième de ça, soit 33 de nos secondes, et un jiff est
le centième de ça, soit un 1/3 de nos secondes. Tout ça se lit très
bien, et est plus plausible qu'un système basé sur la
seconde SI comme j'avais moi-même imaginé.)
Mais bon, si jusqu'à présent j'ai dit surtout du bien de ce livre,
il faut que j'en dise aussi du mal. Parce qu'autant le fond général
me plaît bien et je considère qu'il y a le matériau d'une véritable
suite-et-fin de la saga commencée par Asimov, autant la forme me
déplaît sur plusieurs aspects.
Essentiellement, c'est très brouillon et le rythme
est très déséquilibré. Par exemple, certains passages sont
extraordinairement développés, foisonnent de détails, et juste après,
un point important de l'intrigue est expédié de façon lapidaire. On a
droit à des passages extrêmement longs, et à mon avis franchement
idiots, où le héros est sur Terre (pour des raisons vraiment peu
importantes) et essaie notamment de reconstruire un bombardier de la
seconde guerre mondiale, et les derniers un ou deux chapitres où tout
se dénoue sont écrits tellement vite qu'on se sent un peu volé. On a
des passages très détaillés sur les unités de mesure, des rants
bizarres (et à mon avis quelque part entre « scientifiquement
inexacts » et « not even wrong ») sur le
déterminisme des lois de la physique et la conservation de
l'information, et à côté de ça on n'apprend quasiment rien sur des
groupes qui jouent un rôle essentiel dans l'intrigue. On apprend des
choses étonnamment précises sur le maniérisme de tel personnage un peu
secondaire et rien sur le physique d'un autre beaucoup plus important.
Les idées brillantes que j'ai évoquées ci-dessus sur l'astrologie
sont, finalement, mal mises en valeur dans le rythme du roman et dans
l'intrigue en général.
Et puis Kingsbury se spoile lui-même. Je trouve ça
particulièrement dommage parce que je suis amateur de coups de
théâtre, mais apparemment lui ne l'est pas du tout : à chaque fois
qu'il a construit un mystère qu'il pourrait nous révéler de façon
théâtrale (et asimovienne), il semble qu'il veuille le désamorcer, le
dé-dramatiser, et un roman qui pourrait être riche en rebondissements,
au moins dans sa forme, se transforme en long fleuve tranquille.
(Peut-être que certains préféreront, après tout, c'est une question de
goût, les coups de théâtre peuvent être jugés artificiels, mais enfin
là il n'y en a vraiment aucun qui résiste, même pas en hommage à
Asimov.)
Enfin, il y a le traitement des femmes qui est vraiment bizarre.
C'est une chose que les femmes jouent des rôles moins importants que
les hommes — après tout, on ne peut pas juger une œuvre individuelle
sur ce genre de choses, ça ne peut s'estimer que statistiquement — et
qu'aucune femme ne soit psychohistorienne ou mathématicienne, mais il
y en a un certain nombre qui sont quasiment placées au niveau de
jouets sexuels, et qui plus est l'auteur insiste plus ou moins
lourdement sur le fait qu'elles sont tout juste pubères. Alors il est
possible qu'il ait voulu justement dénoncer le traitement des femmes
dans la SF des années '50, ou s'en moquer, ou quelque
chose comme ça. (Il y a moins de grands rôles féminins que masculins
chez Asimov, par exemple, et je ne suis pas sûr de pouvoir citer une
seule de ses œuvres qui satisfasse
au test de
Bechdel, mais enfin dans la série Fondation, il y a
quand même Bayta Darrell et sa petite-fille Arcadia Darrell, qui sont
des personnages de tout premier plan, dans les romans écrits plus
tard, Dors Venabili et Wanda Seldon, et dans d'autres séries, Susan
Calvin ou Noÿs Lambent.) Si l'auteur avait écrit une petite réflexion
sur la question, avait mis en scène un personnage qui se plaigne de la
misogynie de sa société, ou quelque chose de ce genre, on pourrait
comprendre, mais là il est difficile de ne pas prendre les choses au
premier degré, et c'est vraiment gênant.
Au final, je recommande quand même le roman, en tout cas à ceux qui
trouvent comme moi qu'il manque un peu une fin à la trilogie centrale
de Fondation, et que les romans écrit plus tard par
Asimov n'en fournissent pas vraiment une, voire en trahissent la
prémisse ; je le recommande à ceux qui veulent voir le thème de la
psychohistoire un peux mieux développé ; mais seulement à condition
d'être capable de sauter des passages inutilement longuets, de
supporter que les révélations soient mal mises en valeur et que
d'accepter de fermer les yeux sur la présentation vraiment bizarre des
femmes. Il est dommage que des idées d'intrigue vraiment excellentes
soient desservies par une forme douteuse.
Je suis un grand fan de la
méthode Assimil pour
l'apprentissage des langues (je
l'ai déjà dit,
à plusieurs reprises). Je pense
que c'est la méthode la plus efficace pour apprendre des
langues en ce qui me concerne : je ne pense pas qu'elle soit
forcément la plus efficace pour tout le monde, mais pour ceux qui,
comme moi, ont surtout une mémoire auditive, la méthode Assimil avec
ses enregistrements est sans doute parmi ce qu'il y a de mieux. Comme
je suis un dilettante professionnel, je ne vais jamais jusqu'au bout
de la méthode (seule exception, l'Assimil d'allemand « avancé »). Du
coup, je mesure ma connaissance d'une langue en nombre de leçons
d'Assimil suivies (ça va généralement jusqu'à 100, sauf qu'en fait ce
serait 149 puisqu'à partir de 50 on doit reprendre la
leçon n−49 de façon plus active dans ce qu'ils appellent la
« deuxième vague »). C'est ainsi que j'en suis actuellement à 25½
pour le chinois (je pensais que
j'aurais abandonné avant, mais ça ne saurait tarder), je suis arrivé à
78 pour le suédois, 5 pour le russe « avancé » (je me suis surtout
rendu compte que j'aurais voulu plus de révisions grammaticales et
moins de vocabulaire qu'il n'en proposait), 70 (la fin) pour
l'allemand « avancé », 54 pour le néerlandais, 42 pour l'arabe, 13
pour le japonais, et 12 pour le hongrois (bon, là c'était juste pour
avoir une toute petite idée de la langue avant de passer une semaine à
un congrès à Budapest). Je peux aussi mettre 0 pour le portugais
parce que je l'ai acheté mais même pas sorti de sa boîte. (Il y a
d'autres langues dont j'ai appris des notions autrement que par la
méthode Assimil, mais pas grand-chose.) Je n'exclus pas d'augmenter
ces chiffres, même s'il est toujours un peu délicat de redémarrer un
apprentissage qu'on a commencé et interrompu, et toujours plus amusant
d'essayer de commencer une autre langue lorsque comme c'est mon cas on
veut juste voir du paysage et pas vraiment communiquer avec qui que ce
soit.
(Surtout qu'Assimil s'est mis à faire des méthodes
pour les langues anciennes. Il y avait depuis longtemps un Assimil de
latin, en fait constitué de traductions de leurs méthodes d'autres
langues, et qui n'hésitaient pas à raconter les histoires de gens
partant en vacances en voiture ; mais ils l'ont complètement réécrit
avec des textes un peu plus « authentiques », et ils ont aussi fait
des méthodes de grec ancien, sanskrit et égyptien hiéroglyphique.
Bon, je ne suis pas super convaincu de leur sérieux : le sanskrit,
passe encore, il y a des vrais gens qui parlent couramment le
sanskrit, c'est une langue zombie parce qu'elle continue à remuer
alors qu'elle est censée être morte ; mais l'égyptien ancien, vu qu'on
ne connaît même pas les voyelles de la plupart des mots, ça me paraît
un peu farfelu d'apprendre à le parler. Qu'importe !, c'est rigolo,
et c'est ça qui compte. Donc je salue l'initiative.)
Évidemment, il ne faut pas s'attendre à parler couramment la langue
au bout de 100 ou 149 leçons !, ils annoncent cibler le niveau B2
du cadre
européen commun à la fin de l'Assimil « normal » (qui s'appelait
autrefois sans peine, mais les nouvelles éditions n'ont plus ce
titre) et C1 à la fin de l'Assimil « avancé »
(c'est-à-dire perfectionnement) quand il existe ; je trouve ce
système de niveaux assez foireux et mal défini, ne serait-ce que parce
qu'on peut avoir un niveau totalement différent en compréhension et en
expression, à l'oral et à l'écrit, ce qui fait quatre mesures
différentes, mais au moins l'ordre de grandeur est plausible pour ce
que je peux en juger. Et ce n'est vraiment pas mal, en six mois
d'apprentissage en solitaire, d'atteindre un tel niveau. (Il y a bien
sûr des gens particulièrement doués pour les langues qui pourraient
aller beaucoup plus vite, mais le point important est que cette
méthode convient pour tout le monde, ou au moins tous ceux qui ont une
mémoire principalement auditive.)
En revanche, ce qui est à mon avis faux c'est quand ils prétendent
que la méthode demande 20 à 30 minutes d'attention par jour
(c'est écrit par
exemple ici).
Je ne crois pas être particulièrement lent, peut-être un tout petit
peu perfectionniste, mais en ce qui me concerne c'est plutôt 60 à 90
minutes par jour, peut-être même plus. Et encore, il m'arrive souvent
d'étaler une leçon sur deux jours quand je trouve que je ne l'ai pas
bien assimilée.
Le truc est que (même dans la « première vague ») il ne faut pas se
contenter d'écouter deux ou trois fois le texte : il faut l'écouter
jusqu'à ce qu'on le comprenne dans sa langue d'origine en
l'entendant, quitte à commencer par l'écouter par petits bouts de
phrases puis par phrases complètes, puis en entier. Je ne saurais pas
dire combien de fois je dois réécouter un dialogue Assimil avant
d'être satisfait du fait que je le comprends vraiment, parce
que ça varie beaucoup d'une fois sur l'autre (notamment s'il y a plus
de vocabulaire que d'habitude, ou des tournures syntaxiques
délicates), et évidemment d'une langue à l'autre. Mais ce qui est
certain est qu'il ne faut pas « traduire » : il faut vraiment que ce
soit le texte prononcé dans la langue qu'on apprend qui ait un
sens. Je ne lis d'ailleurs la traduction qu'une seule fois, et
encore, en essayant de ne regarder que le mot-à-mot (je ne regarde la
traduction en « bon français » que quand j'ai un doute sur le sens
global). Pour assimiler le sens d'une phrase, j'essaie de m'imaginer
l'action, parfois de faire un bout de mime avec mes doigts en même
temps que je prononce le mot, tout pour éviter de faire une
association avec un mot français (si j'ai vraiment besoin de
dire un mot, je vais parfois essayer de le dire en anglais ou en
allemand, histoire de ne pas faire des connexions trop tentantes).
Tout ça demande beaucoup de temps. Certes moins quand il s'agit
d'une langue de structure proche d'une langue que je connais déjà
(pour le néerlandais, par exemple, je n'ai essentiellement que du
vocabulaire à apprendre) que pour une langue où je dois en plus
obliger mon cerveau à comprendre des nouveaux arrangements
syntaxiques : pour le chinois, par exemple,
les classificateurs
me posent problème à intégrer dans mes circuits mentaux (je ne parle
même pas de les retenir ou de les associer aux bons mots, je n'en suis
pas là, mais de m'habituer à la structure).
Et puis il y a la prononciation. C'est surtout là que les
enregistrements d'Assimil sont précieux, et je passe de nouveau
beaucoup de temps à les écouter et à tenter de reproduire aussi
précisément que je peux la phonétique. Les manuels indiquent certes
la prononciation par une transcription à eux (différente pour chaque
langue, et qui essaie de s'inspirer de l'orthographe française), mais
il faut dire que ce genre de transcription
non-API est (forcément) merdique, et
la description des sons s'adresse aux gens qui ne connaissent rien à
la phonétique[#] et ne vaut pas
l'article L phonology (où L est la langue
en question) sur Wikipédia. Bon, la transcription pourrait servir
pour les cas où l'orthographe de la langue n'est pas en relation
claire avec la prononciation et que les enregistrements ne sont pas
parfaitement audibles ; sauf que ça ne marche pas toujours : en
suédois, par exemple, il est essentiellement impossible de prédire (ou
en tout cas, je n'ai pas trouvé de règle) si la lettre ‘o’ sera
prononcée /uː/ ou /ʊ/ d'une part, ou bien /oː/ ou /ɔ/ d'autre part (il
y a deux questions : le timbre et la longueur ; la longueur se devine
assez bien, mais le timbre, nettement moins), et ces andouilles
arrêtent les transcriptions systématiques au bout de je ne sais plus
quelle leçon et ne prennent pas la peine de la donner au moins
systématiquement pour tout nouveau mot contenant un ‘o’ — et les
enregistrements ne sont pas toujours totalement clairs (et je n'ai pas
non plus trouvé de dictionnaire suédois en ligne avec les
prononciations de tous les mots transcrites de façon inambiguë).
[#] Je pense que
quiconque veut apprendre n'importe quelle langue étrangère
devrait passer d'abord un petit peu de temps à apprendre des notions
générales de phonétique (en gros, la terminologie basique sur
les points
d'articulation,
les modes
d'articulation et ce genre de choses,
les voyelles cardinales, et les
symboles courants de l'alphabet phonétique). La plupart des gens ne
veulent pas faire cet effort, parce qu'ils ont l'impression de perdre
un temps qui pourrait être consacré à apprendre la langue qu'ils
veulent apprendre, mais je pense que c'est une grosse erreur : si on
veut à terme prononcer les choses correctement, il est beaucoup plus
efficace d'apprendre un peu de phonétique.
Chaque leçon d'Assimil est encore suivie de deux exercices, un
exercice de version et un exercice de thème où il faut compléter les
trous, dans les deux cas en reprenant surtout le vocabulaire de la
leçon qui vient d'être vue. L'exercice de version me semble
particulièrement important, j'essaie de le faire uniquement à partir
des enregistrements (pour m'exercer à la compréhension orale) et je ne
regarde le texte écrit que lorsque cinq ou six écoutes m'ont persuadé
que je ne comprendrai décidément pas la phrase, et que je n'arrive
même pas à trouver dans le lexique de quel(s) mot(s) il peut s'agir.
L'exercice de thème me semble moins utile, parce que bien souvent,
même avec juste des pointillés à compléter, on ne peut pas vraiment
deviner quelle tournure ils veulent vous faire retrouver. Je complète
le plus souvent en réécoutant des phrases tirées au hasard par mon
ordinateur parmi les 10–20 dernières leçons (et leurs exercices de
version) ; pour le chinois, j'ajoute encore l'exercice de reconnaître
les tons (et autres phonèmes délicats) des phrases que j'entends, en
revanche j'ai déjà à peu près abandonné l'idée d'apprendre un nombre
non-complètement-ridicule d'idéogrammes (même si je me suis fait un
petit jeu en JavaScript pour ça).
Si j'en profite pour donner un état d'avancement de mon expérience
mnémurgique consistant à voir comment j'arrive à mémoriser le chinois,
elle est peu concluante : je suis un peu moins mauvais que je pensais
pour retenir des idéogrammes, mais ça demande quand même énormément
d'efforts et ça ne m'intéresse pas assez pour que je déploie la
motivation correspondante (il faut bien le dire franchement, ce
système d'écriture est vraiment d'une connerie hallucinante) ;
j'arrive à peu près à mémoriser les tons des mots chinois que je
retiens, mais je ne sais pas bien si je les mémorise comme faisant
partie intégrante de la phonétique du mot ou si ça reste dans mon
cerveau comme une donnée annexe.
Il faut inventer un code correcteur résistant aux journalistes
L'autre jour je tombais dans Le Monde (qui n'est
pourtant pas le pire — et pas le meilleur non plus — quotidien
français en matière de journalisme scientifique) sur un article qui
rapportait un progrès quelconque en matière de réalisation d'un
ordinateur quantique. Sans doute une avancée microscopique (c'est le
cas de le dire) montée en épingle, mais peu importe : le fait est
surtout que je n'ai absolument pas compris, à la lecture de l'article,
quelle pouvait être cette avancée, même dans les grandes lignes, alors
que je sais quand même ce qu'est un ordinateur quantique, un qubit,
etc., choses que le journaliste essayait d'« expliquer ». Je n'ai
évidemment pas l'intention de parler d'informatique quantique ici,
mais du journalisme scientifique.
C'est une blague récurrente que la qualité épouvantable du
journalisme scientifique
(exhibit A, exhibit B, exhibit C, exhibit D, exhibit E [suggéré en commentaire] ;
voir aussi ce
qu'en disait John Oliver récemment dans Last Week
Tonight) : affirmations sensationnalisées, extrapolations
délirantes, études sorties de leur contexte, cadre scientifique
complètement ignoré, rapprochements hasardeux, explications tronquées
ou mélangées, métaphores foireuses, confusions de langage, erreurs de
chiffres et d'unités. J'avais donné un
exemple particulièrement frappant il y a longtemps, ce n'est pas
vraiment la peine de les multiplier, il suffit d'ouvrir quasiment
n'importe quel magazine grand public pour en avoir à foison.
En l'occurrence, j'imagine très bien comment la discussion avec les
chercheurs a pu se passer : il a demandé une première explication, en
a reçu une, a répondu trop compliqué pour nos lecteurs, essayez de
faire plus simple, en a reçu une seconde, et a recommencé jusqu'à
ce que les chercheurs se lassent, après quoi il — le journaliste — a
pris un mélange aléatoire des termes contenus dans les différentes
explications et a publié ça.
On pourrait prendre le problème sous l'angle sociologique (comment
se fait-il que la culture scientifique des journalistes, qui ont bien
dû passer par le lycée, soit aussi épouvantablement nulle ? comment se
fait-il que les gens ruent dans les brancards quand il est question de
toucher à l'enseignement au lycée du latin ou de l'Histoire même dans
les classes scientifiques mais que personne ne s'inquiète
véritablement que la physique ou la biologie puissent rester
totalement ignorés des « littéraires » ?). Mais on pourrait aussi
essayer d'approcher le problème scientifiquement :
Si on considère les journalistes comme une source de bruit qui
vient s'ajouter à un signal (ce que le chercheur a essayé de dire), la
question peut se poser de modéliser ce bruit et de trouver un code
correcteur d'erreurs qui permette de corriger ce bruit. Autrement
dit, trouver une façon de raconter les choses de façon que, même une
fois que le journaliste aura complètement déformé à sa sauce, une
personne instruite du code (donc, un autre scientifique) puisse
retrouver le message d'origine. Ou au moins, étudier
la capacité du
canal bruité, c'est-à-dire, le nombre de bits d'information qu'on
peut réussir à faire passer fiablement dans un article de journalisme
scientifique.
Je serais curieux de voir comment une telle étude serait traitée
dans la presse.
Bon, je ne suis bien sûr pas très sérieux en disant tout ça. Pour
l'être un peu plus, il faudrait voir par quelles techniques un
chercheur qui est amené à expliquer ses travaux à un journaliste peut
réussir à glisser dans l'article du journaliste quelques mots-clés ou
une URL miniaturisée permettant d'accéder à une
explication sensée des mêmes choses (souvent le nom du
scientifique suffit, mais pas toujours, surtout quand il s'agit d'un
travail d'équipe ou quand l'affaire fait sensation et que les articles
d'autres journalistes polluent complètement les résultats de Google) :
le journaliste servirait alors uniquement à faire passer le
message quelqu'un a trouvé quelque chose sur les foobars
bleutés, les mots-clés disséminés peut-être à l'insu du
journaliste permettant alors d'avoir une vraie information (tout le
monde n'est pas doué pour la vulgarisation, mais c'est rarement pire
que le gloubi-boulga qui paraîtra dans la presse).
Un exposé sur la métaphysique (dont je n'ai rien compris)
Vendredi soir il y avait à l'ENS un événement
apparemment annuel appelé
la Nuit Sciences &
Lettres (c'était la Nuit des Sciences l'an dernier,
et ils ont ajouté les Lettres cette année), une sorte de festival
scientifique, littéraire et culturel qui mélange des installations
artistiques, des exposés de vulgarisation très courts, des
démonstrations d'expériences, des débats et des expositions d'histoire
des sciences et des lettres, bref, un peu de tout, dans une ambiance
de cocktail mondain. L'idée est très intéressante, mais le programme
était un peu mal indiqué : il n'y avait apparemment plus d'exemplaires
papier quand je suis arrivé, ils n'ont pas pensé à en mettre aux murs,
donc j'ai dû avoir recours à la lecture sur mon smartphone
d'un PDF mal structuré péniblement récupéré par un Wifi
bégayant. Comme en plus je suis arrivé très tard, parce que j'avais
un dîner avec des copains avant (un groupe d'anciens normaliens,
justement), et que la première mini-conférence à laquelle je pensais
aller était complète, je me suis rabattu un peu par hasard sur un très
court exposé du
philosophe Frédéric
Nef intitulé Explications en métaphysique.
Je crois bien que c'était censé être un exposé de vulgarisation.
Mais je crois aussi que l'orateur n'avait pas bien reçu cette
consigne, ou alors il n'a pas la même idée que moi de ce que c'est que
la vulgarisation, ou encore il n'a pas voulu faire l'effort. Je
reconnais que parler au grand public, en vingt minutes (plus autant
pour les questions), d'un sujet pointu, c'est tout un art : moi-même,
quand je fais de la vulgarisation, en tout cas à l'écrit, j'ai
tendance à m'étendre en longueur, les lecteurs de ce blog en savent
quelque chose. Mais il y a bien des gens qui arrivent à présenter
leur sujet de thèse en cinq minutes (voire, trois minutes), c'est
d'ailleurs devenu un exercice « standard », pour lequel il y a des
concours internationaux ; alors en vingt minutes, on doit réussir à
faire passer quelque chose, que ce soit sur l'inhibition des
protéines anti-apoptotiques, la vibrothermographie, la théorie
homotopique des schémas, Homère dans la culture romaine, la
correspondance d'Efrain Huerta, les établissements de paiement, ou, en
l'occurrence, les explications en métaphysique.
Le fait est que je n'ai essentiellement rien compris, et si
j'interprète correctement l'hilarité mal contenue de l'assistance au
fur et à mesure que l'orateur accumulait les phrases jargonnantes, et
le nombre de gens qui sont partis sans attendre la fin des ving
minutes d'exposé, j'étais loin d'être le seul.
Je n'ai même pas compris si le mot explications dans le
titre de l'exposé était un terme technique ou un terme utilisé
essentiellement dans son sens courant. (Je ne sais pas, en fait, si
la différence est vraiment marquée en philosophie, comme elle l'est en
maths où un schéma, un corps, un anneau, et dans une moindre mesure
une fonction ou un ensemble, ont très peu de rapport avec ce que le
langage de tous les jours entend par là.) J'ai à peine réussi à
décoder le plan de l'exposé, où il était question d'abord
d'explications internes à la métaphysique, puis
d'explications… euh, pas internes, je suppose, au sein desquelles il
semblait encore distinguer deux sous-types, avec comme exemples une
explication métaphysique de la maladie et une explication métaphysique
de la causalité. Il était question de propriétés
d'objets (je suppose que ce sont des termes techniques) et
d'universaux et de relata (là, ce sont certainement des
termes techniques). Et dans la seconde partie, il a notamment évoqué
des exemples de ce à quoi pourraient ressembler des explications
métaphysiques du SIDA (j'ai oublié ce que c'était,
mais ça paraissait tellement absurdement saugrenu que dans n'importe
quel autre contexte j'aurais pris ça pour une blague ; il s'est
contenté de dire que ça lui semblait insatisfaisant ou quelque
chose comme ça), et de la maladie d'Alzheimer.
Le meilleur indice que l'orateur ne s'abaissait pas
à essayer de faire de la vulgarisation était sans doute le
nombre de phrases du genre vous savez bien sûr que Hume <pensait
ceci-cela>. Déjà, on ne dit jamaisvous savez bien
sûr quand on fait de la vulgarisation, et c'est déjà beaucoup
supposer du grand public qu'il sache que Hume était un philosophe
écossais du XVIIIe siècle, on ne peut rien supposer qu'il
sache des thèses que le Monsieur a pu défendre.
Bref, l'ensemble me semble formellement indistinguable de, par
exemple, cet
exposé, du même orateur (au moins si j'en juge par une écoute
rapide à des points aléatoires), également dans le domaine de
l'ontologie, et dont je comprends tout aussi peu, c'est-à-dire, rien
du tout. En ce qui me concerne, c'est du même ordre de
compréhensibilité
que le fameux
sketch du turbo-encabulateur (voir
aussi celui-ci).
Je n'irai pas jusqu'à conclure que l'exposé était dénué de sens.
Après tout, je suis chercheur dans une discipline dont je sais qu'un
exposé typique (en l'absence d'effort de vulgarisation) sera tout
aussi incompréhensible au commun des mortels, et pourtant, j'ai la
certitude que les maths ont un sens (il y a aussi des gens qui en
doutent : ils sont probablement moins nombreux que ceux qui pensent
que la métaphysique n'a pas de sens, mais ce n'est pas le nombre qui
fait la raison). En fait, il faudrait sans doute distinguer plusieurs
niveaux. Par exemple : (0) Est-ce qu'il y a une structure minimale,
qu'on pourrait tester, par exemple, au fait qu'un étudiant de
F.N. serait capable de reconnaître fiablement un bout de texte du
F.N. et un texte écrit par un farceur éventuellement aidé d'un
générateur de texte markovien ? (1) Est-ce qu'il y a vraiment une
communication qui obéit à des règles précises ? (2) Est-ce que cette
communication véhicule de l'information ? (3) Est-ce que cette
information a un intérêt ? Je ne tenterai pas de répondre à ces
questions, je me contenterai de faire la méta-remarque que c'est
difficile.
La lecture très très en diagonale de pages
comme celle-ci
ou celle-là
(qui, à la différence de l'exposé de Frédéric Nef, semble faire un
véritable effort, avec même des petits dessins et des exemples
illustratifs, pour expliquer quelque chose à l'adresse de
gens comme moi qui ne sont pas pré-renseignés) me donne l'impression
superficielle que le sujet — à supposer qu'il s'agisse bien au moins
approximativement du même sujet — est surtout constitué de tentatives
pour rendre formelles des notions qui sont par essence mal définies
parce qu'elles résultent d'une approximation intuitive des lois de la
nature. (Je pense par exemple à la notion d'objet ou de cause et
d'effet : au niveau physique fondamental, un « objet » n'existe pas,
et tout ce qui est dans le cône de lumière du passé est la cause de
tout ce qui est dans le cône de lumière du futur.) Ces questions me
semblent donc devoir relever soit des sciences dures soit des sciences
cognitives (par exemple, comment notre cerveau crée-t-il le concept
d'« objet » qui n'existe pas dans la nature) ; ou, si on veut faire un
pot-pourri, au moins le faire distrayant, à la façon de Hofstadter.
Du coup, je suis assez sceptique quant à l'intérêt d'une approche
« métaphysique » à part pour accumuler les termes compliqués. Mais il
est fort possible que je n'aie rien compris, et pour le coup, c'est
plutôt ma faute si je n'ai pas la patience de lire les longues pages
que je viens de lier.
Quand l'orateur a fini son petit exposé, il s'est passé quelque
chose d'assez bizarre. La présentatrice/modératrice a demandé s'il y
avait des questions, et quelqu'un s'est mis à faire un petit discours.
Il a d'abord esquissé une explication médicale
du SIDA et de la maladie d'Alzheimer (les deux
exemples que l'orateur avait pris), explication elle-même un peu
jargonnante mais, pour autant que je puisse en juger, scientifiquement
tout à fait raisonnable. À ce moment-là je me suis dit que ce
Monsieur devait être médecin ou biologiste (ou alors s'était renseigné
sur Wikipédia pendant l'exposé). Mais, après avoir accusé l'orateur
de dire des choses vides de sens (je ne sais plus les termes exacts
qu'il a utilisés, mais c'était de ce genre), il s'est mis à parler de
Hegel, et la suite du discours-question était aussi peu compréhensible
pour moi que l'exposé qu'il prétendait vide de sens. Face à cette
attaque, l'orateur a simplement ignoré la question. Le questionneur a
dit quelque chose comme le silence est une forme de réponse et elle
est éloquente ! Puis les choses sont devenues encore plus
confuses : quelqu'un d'autre s'est mis à poser une question, non pas à
l'orateur mais à celui qui avait posé la première question, ce dernier
a rétorqué qu'il n'était pas là pour répondre à des questions ni pour
débattre, et l'orateur a continué à rester muet. Je me sentais
vraiment mal pour la modératrice du débat, qui devait être vraiment
mal à l'aise. Enfin, une troisième personne a posé une question, qui
était cette fois apparemment dans le même code-jargon que l'exposé, et
l'orateur a bien voulu y répondre (inutile de préciser que la question
et la réponse étaient incompréhensibles pour moi). Je suis parti à ce
moment-là.
J'avoue que je serais assez curieux de savoir qui est cette
personne qui a posé une question attaquant l'orateur : un scientifique
agacé par un discours qui lui semblait dénué de sens ? un philosophe
d'une école opposée à la métaphysique ? un ennemi personnel bien connu
de l'orateur ? En tout cas, l'ensemble de la scène était assez
surréaliste.
De la difficulté des étudiants à exécuter un algorithme
Donné un problème mathématique, avoir un algorithme qui le
résout, c'est une suite d'instructions à appliquer mécaniquement, sans
réfléchir, et qui conduit infailliblement à la solution. (Bon, bien
sûr, la bonne définition, passe par une machine de Turing ou
formulation équivalente de la calculabilité, voir par exemple le début
de cette entrée ou encore les notes
référencées depuis celle-ci, mais
ce n'est pas ce qui m'intéresse ici, parce que je ne veux pas vraiment
parler de maths.) Le mathématicien considère souvent qu'il a clos un
problème lorsqu'il a trouvé un tel algorithme : parfois c'est abusé,
par exemple quand l'algorithme n'est pas du tout applicable dans la
pratique parce qu'il a une complexité colossale qui dépasse tout ce
qu'on peut faire sur un ordinateur (ainsi la caricature du matheux qui
considère qu'il a résolu une question parce qu'il l'a ramenée à
l'étude algorithmique d'un nombre fini de cas, même si le nombre de
cas dépasse le nombre d'atomes dans l'Univers). Mais il y a aussi,
heureusement, des algorithmes qui sont vraiment applicables, même à la
main sur des instances assez petites du problème.
Je regrette que notre système éducatif ne mette pas assez en valeur
ce fait lorsque c'est le cas. Pourtant, l'étude d'algorithmes
commence dès l'école primaire : quand on apprend aux enfants à
ajouter, soustraire, multiplier et diviser des nombres écrits en
décimal, on leur donne des algorithmes pour le faire (les
algorithmes de multiplication et division sont d'ailleurs
sous-optimaux, peut-être même pour une application manuelle, mais
c'est une autre histoire). Autrement dit, il ne faut pas réfléchir
pour les appliquer, seulement être patient et soigneux.
Je pense que ça devrait être quelque chose qu'on devrait
souligner : il y a des problèmes de maths pour lesquels on vous
demande de réfléchir, parce qu'on ne vous a pas enseigné un algorithme
tout cuit qui produit infailliblement le résultat (il est vrai que les
problèmes de maths jusqu'au lycée tendent à être tellement simples et
surtout tellement formatés, que la réflexion disparaît
presque complètement, mais il reste vrai qu'on n'a pas donné un
algorithme qui traite tous les cas) ; et il y en a d'autres pour
lesquels aucune réflexion n'est nécessaire, comme si on doit
multiplier deux nombres de 30 chiffres décimaux, ce sera long et
pénible, on aura intérêt à refaire plusieurs fois le calcul pour
traquer les inévitables erreurs d'inattention, mais normalement
on doit y arriver, on ne peut pas dire je ne sais pas, je
ne trouve pas.
Or cette distinction n'est pas mise en valeur. Par exemple, au
lycée (je ne sais pas exactement dans quelles classes, ça fait trop
longtemps que j'y suis passé, les programmes ont dû changer douze
fois), on apprend à calculer des dérivées (peu importe ici ce que
c'est, mais c'est quelque chose qui transforme une fonction en une
autre fonction) et des primitives (l'opération réciproque de la
dérivée) de fonctions réelles sous forme symbolique : or il y a une
différence cruciale, c'est que le calcul d'une dérivée est
algorithmique, l'élève a tous les outils nécessaires pour calculer la
dérivée de n'importe quelle expression, aussi compliquée fût-elle,
faisant intervenir les fonctions élémentaires qu'il connaît, et il n'y
a pas besoin de réfléchir ; alors que le calcul d'une primitive, lui,
peut demander de l'astuce et de l'intelligence et peut échouer. (Bon,
il s'avère
qu'il y a
bien un algorithme pour intégrer les fonctions élémentaires en
forme élémentaire, et décider au passage quand c'est possible, mais il
est compliqué, peu connu, et en tout cas n'est pas enseigné au lycée ;
alors que l'algorithme de dérivation est enseigné, même si on
ne dit pas exactement que c'est un algorithme.)
De même, toujours au lycée, il me semble qu'on ne met pas en valeur
la différence entre une tâche comme « simplifier » ou « factoriser »
une expression algébrique, et résoudre un système linéaire — le
premier n'est pas algorithmique et d'ailleurs le but n'est pas
toujours parfaitement clair (enfin, à un niveau un peu plus avancé,
factoriser a un sens totalement clair, mais ce n'est pas exactement ce
qu'on demande au lycée), tandis que la résolution d'un système
linéaire par une méthode de pivot est algorithmique, et elle est
enseignée au lycée, malheureusement sans qu'on souligne vraiment cet
aspect algorithmique. (Peut-être que les choses ont un peu changé
maintenant que l'informatique fait une timide apparition dans les
classes.)
Maintenant, une chose qui me fascine, et qui est peut-être lié au
fait qu'on n'attire pas assez leur attention sur le côté
algorithmique, c'est la difficulté que peuvent avoir les étudiants à
appliquer un algorithme. (Ces étudiants, que la cohérence n'étouffe
pas, sont capables de se plaindre, quand on leur pose des problèmes
nécessitant de la réflexion, que c'est trop conceptuel, et quand on
leur pose des problèmes dont la solution est algorithmique, que c'est
trop fastidieux, et dans les deux cas de se tromper. Mais
passons.)
Quand je dis difficulté à appliquer un algorithme, il y a
plusieurs aspects : rester bloqué sans rien faire à la question
(parfois alors qu'on a constaté que le même étudiant a été
capable d'appliquer l'algorithme sur un autre cas : ce n'est donc pas
qu'il ne l'a pas compris), essayer d'être plus malin que l'algorithme
et imaginer des optimisations qui sont fausses, ou, bien sûr, essayer
de l'appliquer et se tromper parce qu'on n'est pas soigneux.
Le dernier cas est particulièrement mystérieux. Je comprends qu'on
se trompe en faisant des calculs, ça arrive à tout le monde, mais
normalement, on doit pouvoir se forcer à aller lentement et à
s'appliquer et ainsi arriver à un résultat certain, quitte à
revérifier derrière (le mieux est bien sûr de refaire tout le calcul
algorithmique en cachant la première application). Les algorithmes
que j'ai demandé à mes étudiants d'appliquer lors des différents cours
que j'ai enseignés n'étaient jamais terriblement compliqués.
Pourtant, les taux d'erreurs sont stupéfiants.
Rien qu'à Télécom ParisPloum, par exemple, j'ai participé à
l'enseignement d'un cours d'optimisation dont une grosse partie
consistait à appliquer
l'algorithme
du simplexe pour la programmation linéaire, que le cours décrivait
de façon applicable à la main (je ne me prononce pas sur la question
de savoir si c'est quelque chose d'utile à enseigner : ce n'est pas
moi qui ai conçu ce cours ni décidé le programme) ; les étudiants
savaient qu'ils seraient interrogés sur l'algorithme du simplexe, qui,
franchement, n'est pas terriblement compliqué, et beaucoup trouvaient
le moyen de ne pas savoir mener les calculs. Un autre enseignement
sur la théorie des langages contient une grosse moitié sur les
langages rationnels
et automates
finis, et là aussi une bonne partie porte sur des algorithmes de
base autour des automates finis (générer un automate à partir d'une
expression régulière, déterminiser un automate, minimiser un automate
— bon, je veux bien admettre que le dernier est un poil plus délicat),
les étudiants savent qu'ils seront interrogés dessus, ce sont des
algorithmes franchement simples et les cas sur lesquels on leur
demande de les appliquer sont très petits et donc parfaitement
gérables à la main, pourtant la proportion d'erreurs est
colossale.
J'avoue ne pas comprendre. Ne pas savoir répondre à une question
qui demande de la réflexion, ça se comprend, mais ne pas savoir
appliquer un algorithme qui vous a été donné, c'est vraiment bizarre.
On peut trouver ça fastidieux, mais quand il y a des points à un
examen à la clé, a priori, les gens sont motivés.
Le cas qui m'a le plus épaté est dans un cours de théorie des jeux
que j'ai donné récemment et dont je
viens de finir de corriger les copies. (Les notes de cours
sont ici,
le sujet du
contrôle là
et son
corrigé là ;
je parle ci-dessous de la question 4 de l'exercice 2.) Je demandais
de calculer pour 0≤x≤5 et 0≤y≤5, la
valeur x⊗y
(produit de nim)
définie récursivement par : x⊗y est le plus
petit entier naturel qui n'est pas de la forme
(u⊗y)⊕(x⊗v)⊕(u⊗v)
pour u<x et v<y, où
l'opération “⊕” (somme de nim) est l'opération « ou exclusif » des
nombres écrits en binaire (et je précise que leurs notes de cours,
auxquelles les étudiants avaient le droit, contiennent une table
complète de a⊕b pour
0≤a,b≤15, donc ils n'avaient pas à passer par
l'écriture binaire, ils pouvaient juste consulter ces tables). Bref,
il s'agit d'exécuter à la main le code suivant (traduction
algorithmique de ce que je viens de dire en français, noter que
le ^ du C est exactement le ⊕ dont j'ai parlé) :
#include <stdio.h>
#include <assert.h>
int
main (void)
{
int nimprods[6][6];
for ( int x=0 ; x<6 ; x++ )
for ( int y=0 ; y<6 ; y++ )
{
int excluded[16];
for ( int z=0 ; z<16 ; z++ )
excluded[z] = 0;
for ( int u=0 ; u<x ; u++ )
for ( int v=0 ; v<y ; v++ )
{
int z = nimprods[u][y] ^ nimprods[x][v] ^ nimprods[u][v];
assert (z < 16);
excluded[z] = 1;
}
for ( int z=0 ; z<16 ; z++ )
if ( ! excluded[z] )
{
nimprods[x][y] = z;
printf ("%d (*) %d = %d\n", x, y, z);
break;
}
}
return 0;
}
Pour calculer le résultat suivant :
⊗
0
1
2
3
4
5
0
0
0
0
0
0
0
1
0
1
2
3
4
5
2
0
2
3
1
8
10
3
0
3
1
2
12
15
4
0
4
8
12
6
2
5
0
5
10
15
2
7
Même si on s'y prend de façon complètement naïve en suivant
mécaniquement ce qui est ci-dessus, il y a 225 étapes de calcul (je
veux dire, 225 valeurs
(x,y,u,v) à considérer),
ce qui n'est pas gigantesque, surtout s'agisant d'une question
importante sur un contrôle de trois heures. L'exercice suivant
donnait toutes sortes d'éléments pour simplifier les calculs (par
exemple en remarquant que x⊗y
= y⊗x, que x⊗0=0 ou encore
que x⊗1=x, ou même
que x⊗3=(x⊗2)⊕x) ou pour les vérifier
(par exemple en sachant qu'à part la ligne et la colonne 0 tous les
nombres de chaque ligne et colonne doivent être distincts), mais ce
n'était pas nécessaire : j'avais moi-même vérifié que les calculs
étaient parfaitement menables à la main, sans optimisation, en une
poignée de minutes. Or sur 25 étudiants, pas un seul n'a
réussi à mener les calculs à bien (celui qui a le mieux réussi a
calculé 32 des 36 cases du tableau). Pourtant, j'ai des raisons de
croire que, au moins pour la grande majorité d'entre eux, la question
était claire, et ils savaient ce qu'ils devaient faire (je précise
aussi que le concept de « plus petit nombre qui n'est pas sous la
forme <truc> », qui peut être déstabilisant, a été pas mal
rencontré dans le cours qu'ils ont eu, avec assez d'exemples). Leur
problème a vraiment été d'appliquer l'algorithme sans se tromper, pas
de le comprendre.
Voici la façon raisonnable d'appliquer
l'algorithme ci-dessus à la main : on remplit le tableau case par case
dans l'ordre de lecture ; pour chaque case
(x,y), on parcourt toutes les
lignes u strictement avant x et toutes les
colonnes v strictement avant y, on note
mentalement les trois valeurs situées aux trois coins du rectangle
formé par les lignes u et x et les
colonnes v et y (le quatrième coin étant la case
qu'on cherche à remplir), pour chacun on fait la somme de nim des
trois valeurs lues, ce qui se fait de tête en une fraction de seconde
dès qu'on a l'habitude du binaire, et on note toutes les valeurs ainsi
rencontrées, puis on recherche la plus petite qui ne l'a pas été.
On peut évidemment trouver que c'est idiot de faire exécuter des
algorithmes par des humains, les ordinateurs sont là pour ça. Mais
c'est un peu fallacieux : évidemment on ne va pas faire faire à des
humains des cas vraiment compliqués des algorithmes, mais je pense
qu'on ne comprend vraiment un algorithme que quand on sait en
appliquer des cas simples à la main, et c'est quelque chose qu'on est
effectivement amené à faire quand on développe l'algorithme, quand on
cherche à le comprendre, ou quand on a besoin de débugguer une
implémentation (même si on a un débuggueur pas à pas, on va souvent
être amené à faire des étapes à la main pour confirmer qu'il se passe
bien ce qu'on attendait, ou comprendre la différence). Je pense qu'un
étudiant en informatique (et ceux dont je parle sont dans une filière
spécialisée en mathématiques et informatique théorique) doit arriver à
exécuter à la main du code tel que celui qui figure ci-dessus, et
j'avoue que je suis un peu désemparé qu'aucun n'ait réussi.
Je serais presque tenté de militer pour l'inscription au concours
d'entrée d'une épreuve d'« application mécanique d'algorithmes
simples ».