Vendredi soir il y avait à l'ENS un événement
apparemment annuel appelé
la Nuit Sciences &
Lettres (c'était la Nuit des Sciences
l'an dernier,
et ils ont ajouté les Lettres cette année), une sorte de festival
scientifique, littéraire et culturel qui mélange des installations
artistiques, des exposés de vulgarisation très courts, des
démonstrations d'expériences, des débats et des expositions d'histoire
des sciences et des lettres, bref, un peu de tout, dans une ambiance
de cocktail mondain. L'idée est très intéressante, mais le programme
était un peu mal indiqué : il n'y avait apparemment plus d'exemplaires
papier quand je suis arrivé, ils n'ont pas pensé à en mettre aux murs,
donc j'ai dû avoir recours à la lecture sur mon smartphone
d'un PDF mal structuré péniblement récupéré par un Wifi
bégayant. Comme en plus je suis arrivé très tard, parce que j'avais
un dîner avec des copains avant (un groupe d'anciens normaliens,
justement), et que la première mini-conférence à laquelle je pensais
aller était complète, je me suis rabattu un peu par hasard sur un très
court exposé du
philosophe Frédéric
Nef intitulé Explications en métaphysique
.
Je crois bien que c'était censé être un exposé de vulgarisation. Mais je crois aussi que l'orateur n'avait pas bien reçu cette consigne, ou alors il n'a pas la même idée que moi de ce que c'est que la vulgarisation, ou encore il n'a pas voulu faire l'effort. Je reconnais que parler au grand public, en vingt minutes (plus autant pour les questions), d'un sujet pointu, c'est tout un art : moi-même, quand je fais de la vulgarisation, en tout cas à l'écrit, j'ai tendance à m'étendre en longueur, les lecteurs de ce blog en savent quelque chose. Mais il y a bien des gens qui arrivent à présenter leur sujet de thèse en cinq minutes (voire, trois minutes), c'est d'ailleurs devenu un exercice « standard », pour lequel il y a des concours internationaux ; alors en vingt minutes, on doit réussir à faire passer quelque chose, que ce soit sur l'inhibition des protéines anti-apoptotiques, la vibrothermographie, la théorie homotopique des schémas, Homère dans la culture romaine, la correspondance d'Efrain Huerta, les établissements de paiement, ou, en l'occurrence, les explications en métaphysique.
Le fait est que je n'ai essentiellement rien compris, et si j'interprète correctement l'hilarité mal contenue de l'assistance au fur et à mesure que l'orateur accumulait les phrases jargonnantes, et le nombre de gens qui sont partis sans attendre la fin des ving minutes d'exposé, j'étais loin d'être le seul.
Je n'ai même pas compris si le mot explications
dans le
titre de l'exposé était un terme technique ou un terme utilisé
essentiellement dans son sens courant. (Je ne sais pas, en fait, si
la différence est vraiment marquée en philosophie, comme elle l'est en
maths où un schéma, un corps, un anneau, et dans une moindre mesure
une fonction ou un ensemble, ont très peu de rapport avec ce que le
langage de tous les jours entend par là.) J'ai à peine réussi à
décoder le plan de l'exposé, où il était question d'abord
d'explications internes à la métaphysique, puis
d'explications… euh, pas internes, je suppose, au sein desquelles il
semblait encore distinguer deux sous-types, avec comme exemples une
explication métaphysique de la maladie et une explication métaphysique
de la causalité. Il était question de propriétés
d'objets
(je suppose que ce sont des termes techniques) et
d'universaux
et de relata
(là, ce sont certainement des
termes techniques). Et dans la seconde partie, il a notamment évoqué
des exemples de ce à quoi pourraient ressembler des explications
métaphysiques du SIDA (j'ai oublié ce que c'était,
mais ça paraissait tellement absurdement saugrenu que dans n'importe
quel autre contexte j'aurais pris ça pour une blague ; il s'est
contenté de dire que ça lui semblait insatisfaisant
ou quelque
chose comme ça), et de la maladie d'Alzheimer.
Le meilleur indice que l'orateur ne s'abaissait pas
à essayer de faire de la vulgarisation était sans doute le
nombre de phrases du genre vous savez bien sûr que Hume <pensait
ceci-cela>
. Déjà, on ne dit jamais vous savez bien
sûr
quand on fait de la vulgarisation, et c'est déjà beaucoup
supposer du grand public qu'il sache que Hume était un philosophe
écossais du XVIIIe siècle, on ne peut rien supposer qu'il
sache des thèses que le Monsieur a pu défendre.
Bref, l'ensemble me semble formellement indistinguable de, par exemple, cet exposé, du même orateur (au moins si j'en juge par une écoute rapide à des points aléatoires), également dans le domaine de l'ontologie, et dont je comprends tout aussi peu, c'est-à-dire, rien du tout. En ce qui me concerne, c'est du même ordre de compréhensibilité que le fameux sketch du turbo-encabulateur (voir aussi celui-ci).
Je n'irai pas jusqu'à conclure que l'exposé était dénué de sens. Après tout, je suis chercheur dans une discipline dont je sais qu'un exposé typique (en l'absence d'effort de vulgarisation) sera tout aussi incompréhensible au commun des mortels, et pourtant, j'ai la certitude que les maths ont un sens (il y a aussi des gens qui en doutent : ils sont probablement moins nombreux que ceux qui pensent que la métaphysique n'a pas de sens, mais ce n'est pas le nombre qui fait la raison). En fait, il faudrait sans doute distinguer plusieurs niveaux. Par exemple : (0) Est-ce qu'il y a une structure minimale, qu'on pourrait tester, par exemple, au fait qu'un étudiant de F.N. serait capable de reconnaître fiablement un bout de texte du F.N. et un texte écrit par un farceur éventuellement aidé d'un générateur de texte markovien ? (1) Est-ce qu'il y a vraiment une communication qui obéit à des règles précises ? (2) Est-ce que cette communication véhicule de l'information ? (3) Est-ce que cette information a un intérêt ? Je ne tenterai pas de répondre à ces questions, je me contenterai de faire la méta-remarque que c'est difficile.
La lecture très très en diagonale de pages comme celle-ci ou celle-là (qui, à la différence de l'exposé de Frédéric Nef, semble faire un véritable effort, avec même des petits dessins et des exemples illustratifs, pour expliquer quelque chose à l'adresse de gens comme moi qui ne sont pas pré-renseignés) me donne l'impression superficielle que le sujet — à supposer qu'il s'agisse bien au moins approximativement du même sujet — est surtout constitué de tentatives pour rendre formelles des notions qui sont par essence mal définies parce qu'elles résultent d'une approximation intuitive des lois de la nature. (Je pense par exemple à la notion d'objet ou de cause et d'effet : au niveau physique fondamental, un « objet » n'existe pas, et tout ce qui est dans le cône de lumière du passé est la cause de tout ce qui est dans le cône de lumière du futur.) Ces questions me semblent donc devoir relever soit des sciences dures soit des sciences cognitives (par exemple, comment notre cerveau crée-t-il le concept d'« objet » qui n'existe pas dans la nature) ; ou, si on veut faire un pot-pourri, au moins le faire distrayant, à la façon de Hofstadter. Du coup, je suis assez sceptique quant à l'intérêt d'une approche « métaphysique » à part pour accumuler les termes compliqués. Mais il est fort possible que je n'aie rien compris, et pour le coup, c'est plutôt ma faute si je n'ai pas la patience de lire les longues pages que je viens de lier.
Quand l'orateur a fini son petit exposé, il s'est passé quelque
chose d'assez bizarre. La présentatrice/modératrice a demandé s'il y
avait des questions, et quelqu'un s'est mis à faire un petit discours.
Il a d'abord esquissé une explication médicale
du SIDA et de la maladie d'Alzheimer (les deux
exemples que l'orateur avait pris), explication elle-même un peu
jargonnante mais, pour autant que je puisse en juger, scientifiquement
tout à fait raisonnable. À ce moment-là je me suis dit que ce
Monsieur devait être médecin ou biologiste (ou alors s'était renseigné
sur Wikipédia pendant l'exposé). Mais, après avoir accusé l'orateur
de dire des choses vides de sens (je ne sais plus les termes exacts
qu'il a utilisés, mais c'était de ce genre), il s'est mis à parler de
Hegel, et la suite du discours-question était aussi peu compréhensible
pour moi que l'exposé qu'il prétendait vide de sens. Face à cette
attaque, l'orateur a simplement ignoré la question. Le questionneur a
dit quelque chose comme le silence est une forme de réponse et elle
est éloquente !
Puis les choses sont devenues encore plus
confuses : quelqu'un d'autre s'est mis à poser une question, non pas à
l'orateur mais à celui qui avait posé la première question, ce dernier
a rétorqué qu'il n'était pas là pour répondre à des questions ni pour
débattre, et l'orateur a continué à rester muet. Je me sentais
vraiment mal pour la modératrice du débat, qui devait être vraiment
mal à l'aise. Enfin, une troisième personne a posé une question, qui
était cette fois apparemment dans le même code-jargon que l'exposé, et
l'orateur a bien voulu y répondre (inutile de préciser que la question
et la réponse étaient incompréhensibles pour moi). Je suis parti à ce
moment-là.
J'avoue que je serais assez curieux de savoir qui est cette personne qui a posé une question attaquant l'orateur : un scientifique agacé par un discours qui lui semblait dénué de sens ? un philosophe d'une école opposée à la métaphysique ? un ennemi personnel bien connu de l'orateur ? En tout cas, l'ensemble de la scène était assez surréaliste.