Je ne sais pas comment enseigner, pourtant c'est mon
métier : quand je dis ça, je ne veux pas dire que je suis mauvais
enseignant (c'est un peu difficile d'avoir du retour à ce sujet,
d'ailleurs, donc je n'en sais rien). Ce que je veux dire, c'est que
je n'ai pas de grande théorie sur la façon dont il faut enseigner.
Je dis ça parce que c'est incroyable combien d'enseignants, ou même
de gens qui n'ont jamais enseigné, ont des idées, voire des théories
(des grandes théories), sur l'enseignement, à tel ou tel
niveau : sur ce qui ne va pas, sur les raisons de ce qui ne va pas, et
parfois sur ce qu'il faudrait faire pour que ça aille (mieux).
Pourquoi le niveau baisse, comment il faudrait motiver les étudiants,
discipliner les lycéens, ou apprendre à lire aux enfants en primaire :
pour chacune de ces questions et pour bien d'autres, il y a des gens
qui proposent des solutions miracles.
Miracles, parce qu'on en est un peu comme à l'époque de la médecine
pré-scientifique : sans doute y a-t-il des bonnes idées dans tout ça,
et certainement il y a beaucoup de constatations très justes —
mon intention n'est pas de me moquer des gens qui proposent leur
remède, surtout s'ils le font avec une certaine humilité — juste
de remarquer que tout est terriblement empirique. Mais je ne sais
même pas comment on pourrait dépasser ce niveau empirique pour faire
de la pédagogie une vraie science.
((Il serait d'ailleurs intéressant de mener des expériences au
moins à une échelle limitée : trouver des volontaires, de niveaux
normalisés, qui seraient payés — comme un job d'été, si j'ose
dire — pour recevoir un cours dans un certain domaine, mais
dispensé selon des méthodes pédagogiques différentes, leur niveau
étant ensuite évalué en aveugle. Mais comme l'ampleur de l'expérience
serait forcément limitée, comme il n'est pas évident d'isoler les
méthodes pédagogiques à contraster, et comme la façon d'évaluer est
elle-même sujette à débat, ces expériences seraient nécessairement
très imparfaites. Ce qui ne veut pas dire dénuées de valeur.
Peut-être ont-elles déjà été tentées, en fait, je n'en sais
rien.))
Ce que je constate notamment, c'est la tentation pour chaque
enseignant, et j'y succombe certainement moi-même, à penser que la
meilleure façon d'enseigner — qu'il s'agisse des méthodes ou du
contenu même de son cours — est justement celle qui lui
donnerait le plus de plaisir à pratiquer, ou celle par laquelle il a
pris le plus de plaisir à apprendre. Ce n'est pas nécessairement
faux, d'ailleurs (on peut s'imaginer que quand l'enseignant est plus
heureux d'enseigner, il est aussi plus efficace) : mais ce n'est pas
automatiquement vrai pour autant. Une autre tentation est de croire
que la discipline (ou le sujet, ou le cours) qu'on
enseigne est plus important (ou plus
spécial, ou plus indispensable) que les autres. Ou celle de croire
que si les étudiants ne sont pas intéressés c'est forcément leur
faute, ce qui est aussi faux que de penser que c'est forcément la
faute du prof (généralement on pense ça des autres disciplines que la
sienne ).
⁂
Une des questions qui se pose notamment dans l'enseignement, et sur
laquelle chacun va de sa petite théorie, est celle de savoir s'il faut
enseigner par cours magistraux, ou par projets, ou toute solution
hybride. J'ai certainement un certain scepticisme vis-à-vis de
l'enseignement par projets (c'est-à-dire qu'on donne aux étudiants une
tâche à accomplir, ou un sujet à étudier, et qu'on se tient à leur
disposition pour les aiguiller, mais sans leur dispenser de
connaissance de façon pré-formatée). Peut-être à cause de la
ressemblance avec la recherche par projet (qui est une catastrophe
absolue, mais c'est un autre débat). On m'a cependant convaincu que
dans certains domaines au moins, et notamment pour ce qui est
d'apprendre à programmer, peut-être parce que la programmation est
justement plus un savoir-faire qu'un savoir, cette
façon d'enseigner a des vertus.
Nous sommes en ce moment à Télécom en train de réfléchir (ou en
tout cas, des gens réfléchissent) sur une réforme de la première année
de la scolarité, qui dans le jargon local s'appelle BCI
pour Base des Connaissances Indispensables
(on aime beaucoup
les sigles, dans cette maison). La part de l'enseignement par projet
est une des questions étudiées. Par ailleurs, il se pourrait aussi
que cette réforme apporte plus d'heures d'enseignement des
mathématiques (ce qui est souhaitable puisque c'est une discipline
évidemment plus importante, plus spéciale, et plus indispensable que
les autres ). Reste qu'il faut savoir comment les
répartir entre cours, comment en faire bon usage, comment concevoir un
enseignement modulaire : toutes sortes de questions difficiles sur
lesquelles on se rend compte que prendre une décision n'est pas
aisé.
⁂
Justement alors que je me faisais ces réflexions, on m'a signalé
des textes intéressants[#] du
mathématicien Pierre
Colmez, un grand nom des maths p-adiques (et
accessoirement un des anciens champions de France de go), professeur à
l'École polytechnique, qui n'a pas beaucoup apprécié cette expérience
d'enseignement[#2] : il fait
publiquement connaître ses
griefs sur le
programme des classes prépa (qu'il dénonce comme beaucoup trop
faible et surtout trop incohérent)
et sur
l'enseignement des maths à Polytechnique. Son point de vue est,
disons, incisif. J'ignore s'il a raison. J'aimerais qu'en
réformant le programme des classes prépa comme il le propose on en
améliore le niveau : mais je ne sais pas si j'y crois. Je ne sais
pas, pour ma part, pourquoi le programme de ces classes est
généralement jugé comme difficile, ou pourquoi des élèves sont en
réelle difficulté (je m'en rends compte même en faisant passer un
concours notoirement « élitiste » qu'est celui des ENS),
même quand ce programme ne cesse d'être allégé (et même s'il est plus
léger que ce qui se fait dans d'autres pays), et je ne sais pas si la
solution serait de l'alléger encore plus, ou d'inverser le
mouvement.
Une des vraies difficultés de l'enseignement, et je pense tout
particulièrement de celui des maths où il y a plus d'effort
d'abstraction que de mémoire, est de comprendre qu'on puisse ne pas
comprendre. Il semble d'ailleurs que la familiarité avec un concept
mathématique fasse aussitôt qu'on oublie comment on a pu soi-même ne
pas le comprendre, et comment il a pu sembler dur : tout le monde
connaît certainement la blague du matheux qui réfléchit pendant des
jours entiers sur un problème pour finalement conclure ah oui,
c'est évident !
— et on a beau s'efforcer de ne pas tomber
dans cette erreur, on la commet tout le temps, car on ne comprend plus
comment on peut ne pas comprendre ce qui semble après coup évident.
De là il résulte qu'il est impossible d'enseigner correctement les
maths : soit on est soi-même ignorant, soit on ne comprend pas que
l'élève puisse l'être. Peut-être que l'intuition mathématique est
vraiment incommunicable[#3].
[#] Quoique beaucoup
trop chargés de notes en bas de page. Et je m'y connais.
[#2] Il en résultera au
moins
un livre
très bien écrit. Mais je souligne que très bien écrit
ne
signifie pas automatiquement pédagogiquement très bon
.
[#3] Même si c'est
vrai, j'exagère bien sûr en disant que cela rend les mathématiques
impossibles à enseigner. Il n'y a pas que la compréhension des
concepts et l'intuition à acquérir. Un talent pédagogique plus facile
à définir, et certainement plus atteignable, est celui de mettre de
l'ordre dans un sujet qui paraît brouillon, désordonné. Plus d'une
fois ai-je pensé d'un
domaine : quel labyrinthe
de théorèmes tous semblables !
, ou encore, que ces
définitions semblent ad hoc et impossibles à mémoriser !
— il manque un bon pédagogue pour y mettre un peu de clarté.