Il y a quelques jours, j'évoquais
la mémoire auditive (musicale, plus spécifiquement), qui est parfois
si insaisissable quand il s'agit de remettre un nom sur un air. Mais
encore plus insaisissable est la mémoire olfactive. Avez-vous déjà
joué à reconnaître des odeurs (censément familières) à partir de
petits pots blancs portant pour toute étiquette un numéro ? C'est à
en devenir fou : je me rappelle avoir fait ce test plusieurs fois
(dans des musées de sciences ou des choses de ce genre) et à chaque
fois m'être cogné la tête contre les murs en lisant les réponses
(la vanille ? comment ai-je pu ne pas reconnaître ça !
).
Il y a pour commencer un manque de description. La musique, au moins, a une notation précise : personnellement, elle me parle très peu (j'arrive à suivre une partition en écoutant la musique, mais si je lis simplement la partition sans rien entendre, c'est du chinois pour moi et je serais incapable d'y reconnaître un air triste ou un air joyeux, et c'est à peine si je discernerais un temps de valse), mais je sais qu'il y en a pour qui elle est parfaitement limpide. Les odeurs, elles, n'ont rien de tel. J'ai lu quelque part (je ne sais pas quelle confiance il faut accorder à cette affirmation) qu'il y a sept « odeurs primaires » comme il y a trois « couleurs primaires » (c'est-à-dire trois types de récepteurs de couleurs, voir ma page à ce sujet pour plus de précisions) : camphre, musc, fleur, menthol, éther, odeurs piquantes et odeurs putrides (bien sûr, si c'est comme pour les couleurs, il ne faut pas attribuer à ces récepteurs élémentaires une odeur bien précise, de même qu'il est faux de dire qu'il y a des cônes rouges, des cônes verts et des cônes bleus : chaque odeur doit stimuler un peu des septs types de récepteurs, et évidemment il n'y a pas d'odeur « fleur » unique, chaque fleur se distinguant des autres par les stimulations de tous les récepteurs), les cinq premiers étant sensibles à la forme stérique de la molécule et les deux derniers à ses propriétés électriques (en gros, son moment dipolaire et son électronégativité ou quelque chose de ce genre). Si ce modèle est juste, il faudrait définir un espace à sept dimension des odeurs de même qu'on en définit un à trois dimensions pour les couleurs ; et encore, peut-être ce modèle est-il très simplifié et la réalité est-elle bien plus complexe. On a des moyens d'analyser scientifiquement et objectivement un son (dessiner sa courbe, faire son analyse de Fourier), une couleur (filtrer son spectre avec les courbes de sensibilité des trois récepteurs rétiniens), mais pas vraiment une odeur (on peut faire une analyse chimique, mais cela ne dira pas forcément ce que « ça sent » : par exemple, qui pourrait expliquer pourquoi l'éthanoate de pentyle a une odeur de poire et l'éthanal une odeur de pomme ? peut-être simplement parce que ces fruits contiennent ces produits — mais probablement plutôt pour des raisons bien plus subtiles). Bref, rien de plus élusif qu'une odeur.
Pourtant, le multimédia ne sera vraiment multimédia que lorsqu'on pourra faire des pages Web en odorama. C'est une blague classique, mais je suis à moitié sérieux en disant ça.
Que dire des parfums ? (Je veux dire, ceux qu'on met sur soi, pas
les odeurs en général.) Souvent, dans un lieu public, je croise une
odeur familière : impossible de me rappeler qui portait ce parfum,
encore moins quel en est le nom (généralement je ne l'ai jamais su),
mais il subsiste en moi une impression, agréable ou pas, en partie
liée à l'odeur elle-même et en partie à me souvenirs subconscients qui
y sont liés. Je n'ose pas demander aux gens le nom de leur eau de
toilette. Personnellement, je porte soit du Team
Force d'Adidas soit du
Crave de Calvin Klein (d'accord, ça ç'a été choisi en
bonne partie à cause du modèle, Travis
Fimmel , mais j'aime bien l'odeur), selon mon
humeur. Reste que je serais complètement incapable de décrire ces
odeurs (de façon complètement arbitraire et pipo j'ai envie de
qualifier la première de plutôt salée
et la seconde de
plutôt sucrée
, mais c'est vraiment n'importe quoi). Les pubs
pour les parfums, évidemment, ne peuvent pas montrer l'odeur, et
doivent rester dans le non-informatif complet, avec des vagues
associations d'idée dans une atmosphère onirique : reste que les
associations d'idées que nous faisons sur une odeur de parfum sont
sans doute plus liées aux personnes que nous avons connues portant ce
parfum qu'aux « concepts » que le nez qui l'a créé a pu vouloir mettre
dedans — du moins je pense.
L'odeur du pouss'mousse (de Palmolive) au lait
d'amande (qui n'est pas exactement l'odeur du lait d'amande lui-même,
c'est pourquoi je précise que je parle bien du savon liquide ;
d'ailleurs, de façon générale, je n'aime pas trop l'odeur d'amande) me
rappelle irrésistiblement le garçon (Laurent T.) dont j'ai été
éperdument amoureux en 2001. Je n'ai aucune idée de pourquoi : je ne
pense pas qu'il se parfumait au Palmolive pouss'mousse au lait
d'amande, et je ne pense de toute façon pas que je n'avais jamais
rencontré cette odeur avant. Quoi qu'il en soit, elle reste associée
à lui dans mon souvenir (et ce n'est pas forcément désagréable).
L'odeur de fleur d'oranger est associée à quelque chose de très vague
mais de très fort en moi, je n'arrive pas bien à savoir quoi. Dans
mon roman La Larme du
Destin (au chapitre 20) j'ai écrit
cette phrase à laquelle, rétrospectivement, je trouve un côté
« impressionniste » intéressant :
Et le Magicien Blanc disparut soudainement, ne laissant derrière
lui qu'une vague odeur de fleur d'oranger fanée et un souvenir de
cheveux blancs.
Question subsidiaire : qui a été le premier à parler des cinq
sens
? On pourrait dire que c'est une évidence, il suffit de
compter, mais en fait ce n'est pas évident de délimiter ces cinq sens
exactement : par exemple, on peut regrouper l'odorat et le goût en un
seul sens, vu à quel point ils sont liés ; on peut distinguer le
toucher de la sensation de chaleur, par exemple ; on peut rajouter le
sens de l'équilibre, la proprioception (sensation de la position
relative des membres, notamment), ou encore les sens internes. Bref,
la liste « canonique », vue, ouïe, toucher, odorat, goût, est assez
arbitraire quand on y pense. Quelqu'un a bien dû être le premier à
l'établir : qui donc ?