Les résultats du concours du CNRS seront probablement
connus d'ici un ou deux jours. Je n'ai que très peu d'espoir pour
moi-même (ne serait-ce que parce que, comme m'a averti un jour mon
directeur de thèse : votre thèse ne contient pas de cohomologie, et
donc n'impressionnera jamais les Français
), donc je ne suis pas
trop stressé[#], mais cela m'offre
l'occasion de réfléchir à ce système bizarre de recrutement des
mathématiciens par concours.
Outre que le nombre de places est ridiculement faible eu égard au
nombre de candidats (12 places pour autour de 260 candidats), je vois
au moins deux problèmes graves à recruter par concours. Le premier,
c'est que concours implique classement et qu'il est impossible de
comparer deux candidats, étant donné qu'ils ne passent pas une épreuve
mais présentent un dossier, et que le jury en est donc réduit à
l'absurdité de savoir s'il vaut mieux avoir démontré le théorème
foo ou le théorème bar[#2], sachant qu'en général l'un
n'implique pas trivialement l'autre donc un classement ne correspond
pas à un ordre logique, bref, de faire un tri plus entre les domaines
de recherche qu'entre les candidats. Le second problème, encore plus
grave, c'est que c'est fondamentalement contraire à l'esprit de la
recherche, telle que je la conçois, que de placer les chercheurs
dans une situation de compétition : le principe même de la
science est d'être une collaboration entre les hommes contre,
disons, globalement, l'adversité (les forces de la nature ou, dans le
cas des mathématiques, la difficulté à mettre de l'ordre dans le
paradis platonique). Et même si le métier du mathématicien est
largement solitaire (ce en quoi il diffère radicalement de celui qui
travaille dans les sciences expérimentales), il n'en demeure pas moins
que nous travaillons pour une cause commune et que nous
mettre en concurrence les uns avec les autres est exactement opposé à
ce que nous voudrions faire.
J'ai néanmoins l'impression, pour ce que je vois d'autres branches
de la science, que les mathématiques sont très gentlemanly, c'est-à-dire qu'on ne se tire pas dans
les pattes (en refusant de communiquer des résultats, ou ce genre de
choses), du moins beaucoup moins qu'ailleurs. C'est sans doute une
des raisons qui m'ont poussé dans cette direction (après mon
inclination naturelle, bien entendu) : je m'en réjouis donc. Mais
même : personnellement j'ai découvert que je travaillais bien plus
efficacement lorsque j'ai l'impression que ma réflexion est dénuée de
tout enjeu — et surtout celui de ma carrière — lorsque je
travaille, donc, gratis pro amore arithmeticæ[#3] ; je suppose que je suis loin
d'être le seul dans ce cas, et, par conséquent, cela doit faire
beaucoup de productivités qui sont réduites par le simple fait de
placer les gens en situation de concurrence.
Je n'irais pas jusqu'à honnir celui qui travaillerait pour la
gloire : je comprends que, pour certains, c'est un stimulant utile,
voire nécessaire. Ce n'est pas mon cas, et je trouve que la
satisfaction d'avoir démontré un théorème prime sur toute réputation
qu'il peut vous valoir. (Ou, pour dire les choses autrement, si un
génie pervers m'offrait le choix entre réussir par moi-même à
démontrer l'hypothèse de Riemann mais devoir n'en tirer aucune gloire,
ou bien en trouver une démonstration toute cuite par magie dans mon
tiroir et pouvoir la publier à mon nom, je n'hésiterais pas une
seconde à choisir le premier.) Je suis donc partagé quant au bon goût
de nommer les théorèmes d'après les mathématiciens qui les ont trouvés
— c'est une chose, d'ailleurs, que Bourbaki a toujours refusée.
Et si un jour j'estime ma carrière suffisamment avancée, je pense que
je ferai publiquement savoir que toutes mes publications seront
désormais anonymes (ce qui ne veut pas dire que l'auteur soit
totalement secret[#4],
mais qu'il ne figure pas sur l'article et qu'on doive donc citer ce
dernier par son simple titre) et j'inciterai d'autres à en faire de
même : l'idéal étant même d'être complètement oublié sauf dans la
mesure où cela aide à la recherche[#5] (par exemple, pour savoir qui
est compétent pour répondre à telle ou telle question).
J'allais dire que la compétition devrait être laissée à l'esprit
combatif des plus jeunes, mais même dans ce cas c'est douteux. Plutôt
qu'organiser des olympiades de mathématiques, ne devrait-on
pas concevoir des défis où des groupes de jeunes reçoivent des
problèmes à résoudre collectivement, se les répartissent
comme ils veulent, partagent leurs idées pour arriver à une solution,
et sont collectivement récompensés s'ils parviennent au bout d'un
nombre important de problèmes ? Car l'idée du concours, une fois
qu'elle rentre dans les esprits, n'est pas si facilement délogée (ma
maman, par exemple, n'a toujours pas compris que c'est une bêtise
dangereuse que sa fierté maternelle d'avoir eu un petit garçon qui
réussissait bien
).
Hélas, mille fois hélas ! Si je dis que le concours est gravement
délétère pour les mathématiques (et sans doute pour les autres
sciences, même si je ne peux pas vraiment parler pour elles), je ne
sais pas quoi proposer à la place. Je me suis dit un moment que ce
serait peut-être un moindre mal d'avoir un examen avec un numerus
clausus roulant sur plusieurs années, mais au mieux cela reviendrait
au même et au pire cela conduirait à des spéculations malsaines sur
qui pourrait venir les années suivantes. Je reste du moins persuadé
que tant qu'à avoir des concours, il faut qu'ils soient placés
relativement en amont dans la carrière (donc, si possible,
avant la thèse), pour éviter que des jeunes se retrouvent
devant la situation où, ah, vous avez passé dix ans de votre vie à
travailler pour ça ? merci d'avoir joué, nous n'avons pas de place
pour vous
…
[#] Ce qui m'inquiète
plus, en fait, est de savoir combien de places de maîtres de
conférences seront libérées par le fait que les candidats déjà admis
au CNRS sont essentiellement rayés des listes.
[#2] Déjà, il est
douteux que la qualité d'un mathématicien (c'est-à-dire sa capacité à
faire avancer la recherche) se réduise à sa production de théorèmes
(qui mesure sans doute, plutôt sa consommation de
café) : c'est faire l'impasse sur sa capacité à reformuler des
démonstrations qui existent déjà, à discuter avec d'autres
mathématiciens pour les aider à éclaircir leurs propres idées ou leur
proposer des pistes intéressantes, etc. Et bien sûr, à poser les
bonnes questions : car la recherche, c'est au moins autant de poser les bonnes questions que d'y
trouver la réponse.
[#3] Certains
pourraient être tentés de me rétorquer que j'ai bien réussi des
concours, dans ma jeunesse. En vérité, je n'ai jamais travaillé
pour eux : j'ai travaillé avant, et j'ai passé ces concours
pour voir ce qu'ils donnaient.
[#4] Je ne veux pas
priver les historiens des mathématiques de leur travail, en le rendant
impossible !
[#5] Ou à
l'enseignement, d'ailleurs… un effet positif inattendu de sa
relative déconsidération dans le système français est qu'il n'y a pas
de compétition à ce niveau-là : enseigner, c'est vraiment se mettre
dans le même camp que les autres enseignants et aussi que ceux à qui
on enseigne.