David Madore's WebLog: Homo sum, humani nil a me alienum puto

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(dimanche)

Homo sum, humani nil a me alienum puto

[Attention, rant ahead : cette entrée est fort longue (peut-être en ferai-je une page séparée). Mais ça fait un moment que je me propose d'écrire ce mot, qui me tient beaucoup à cœur, alors il faut bien m'y lancer un jour.]

Je pars de l'extrait suivant (daté du 26 février 2002) du Journal interrompu de Sylviane Agacinski (l'épouse de l'ancien Premier ministre Lionel Jospin, mais c'est ici « en tant que » philosophe qu'elle parle, de sorte que cette précision est peu pertinente), dont je recommande au passage la lecture :

  • Je comprends que l'on parle des complications de l'identité sexuelle, puisque le masculin et le féminin ne s'appliquent pas simplement aux hommes et aux femmes et que chacun est mixe, à sa façon. Dans cette mesure, on peut dire qu'il y a plus de deux « genres ». Mais je conteste que cette multiplicité, cette multiplication des genres, puisse jamais réduire, encore moins annuler, la division sexuelle originaire. Il y a au moins deux genres, et là est l'irréductible.
  • L'hétérogénéité sexuelle de l'espèce fonctionne comme modèle de toutes les divisions — comme de toutes les oppositions hiérarchiques.
  • Toute neutralisation de la différence (comme de dire que la binarité sexuelle est disséminée jusqu'au point où « elle cesse de faire sens ») est contraire à ce qui relève pour moi de l'ordre d'une expérience élémentaire. Ainsi la possibilité d'être enceinte et porter un enfant constitue-t-elle une épreuve absolue de l'altérité sexuelle de deux façons au moins : elle est l'épreuve du corps maternel, qui accueille en lui un autre ; et elle est l'épreuve de l'altérité sexuelle, celle du mâle sans lequel le corps féminin ne peut être fécond.

D'autres expériences, fort obscures, font que n'importe quel homme m'est toujours étranger, toujours étrange, même si je l'aime, alors que n'importe quelle femme est un peu une sœur — même si je ne l'aime pas. Et la lionne elle-même m'est plus proche que le lion. […]

  • Enfin le différend sexuel est beaucoup plus ancien et profond que la division secondaire entre homosexuels et hétérosexuels. L'affirmation de caractères ou de valeurs liés à l'homosexualité en général ne devrait pas être affaiblie par le fait que les gays sont des hommes et les lesbiennes des femmes. Ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a plusieurs « genres » de femmes, et plusieurs « genres » d'hommes, et non un seul de chaque « côté ». Mais il n'y en a pas moins deux côtés : penser la femme comme l'autre côté de l'être humain. Non pas son mode mineur, ou faible, mais son autre face.
  • Selon Augustin, Ève a été tirée d'un côté d'Adam, et non de sa côte (latus, et non costa).
  • Les genres se démultiplient, mais ils ne se neutralisent pas (contrairement au ni… ni… de la pensée queer).

Je suis parfaitement en accord avec ces remarques (à quelques détails près), et surtout avec l'utilisation du mot profond (le différend sexuel est beaucoup plus […] profond que la division secondaire…). C'est essentiellement sur ce point que je voudrais insister.

En bref : je suis un homme (vir — individu de genre masculin) avant d'être homosexuel. Certainement les deux qualifications ont leur importance (comme beaucoup d'autres, je vais y venir), mais la première, l'affirmation de mon genre (tant biologique qu'identitaire) en a nettement plus que la seconde, affirmation de mon orientation sexuelle.

Pourquoi éprouvé-je le besoin de le souligner ici (et maintenant) ? Je vais tenter d'expliquer pourquoi je pense cette profession de foi capitale et ce qu'elle signifie concrètement (car ce n'est pas qu'une déclaration abstraite et une pétition de principe sub specie æternitatis).

Pour commencer, peut-être ma proclamation suprendra-t-elle des lecteurs de ce 'blog : on ne compte plus les entrée dans lesquelles j'ai cru utile de rappeler que j'étais pédé — à peu près chacune, en fait, celle-ci comprise — alors que je n'ai pas cru nécessaire d'insister lourdement et péniblement sur le fait que, sans contrefaçon, je suis un garçon. Mais cette insistance est trompeuse : les faits les plus fondamentaux ne sont pas ceux sur lesquels nous devons insister le plus constamment (deux plus deux font quatre, répétez après moi, deux plus deux font quatre…), et parfois le langage le fait pour nous : chacun de nos mots présuppose tout l'Univers et toute notre conception d'icelui. En l'occurrence, chaque phrase dans laquelle j'accorde avec moi un adjectif ou un participe au masculin renvoie à mon genre, ce n'est pas un choix délibéré de ma part, c'est simplement la grammaire française qui le veut (d'autres langues ne le font pas), mais ce n'est pas pour autant anodin. (Je ne compte pas faire une petite crise de Sapir-Whorf-isme, je vous rassure, ni prêter allégeance à Lacan.) Et au-delà du langage : il n'est pas forcément évident, quand on me croise dans la rue, de m'identifier comme gay, alors qu'il est passablement clair que je suis un garçon (sinon, vous avez besoin de lunettes).

Concrètement, cela veut dire que je me sens le plus proche, que j'ai le plus de facilité à m'identifier, dans ma sensibilité, dans ma manière d'appréhender le monde (je ne parle pas spécifiquement de la pensée rationnelle, que je crois asexuée), d'un homme hétérosexuel que d'une femme (quelle que soit son orientation sexuelle). Certainement, je partage avec les lesbiennes l'appartenance à une minorité identifiée par son orientation sexuelle, et donc un certain nombre de valeurs ou de revendications qui peuvent procéder de l'appartenance à cette minorité. Certainement, je partage avec les « hétéroïnes » une attirance affective ou sexuelle pour le genre masculin. Mais l'appartenance à ce genre masculin prime sur l'attirance ressentie pour lui. Et la femme, la féminité, me restent distantes et inaccessibles, même incompréhensibles (Das Unbeschreibliche, / Hier ist's getan; / Das Ewigweibliche / Zieht uns hinan). J'insiste sur le fait que je ne parle pas ici de la pensée rationnelle, qui assurément ne connaît pas les frontières du sexe (ni peut-être celles de l'espèce, cela est un autre problème) : mais réduire l'individu à l'étroitesse de la pensée rationnelle est une fort singulière limitation de sa richesse et de sa diversité.

Concrètement, cela veut dire aussi que je trouve extrêmement blessante l'habitude qu'ont certains (notamment des homosexuels eux-mêmes, justement) de parler au féminin des garçons homosexuels ou de les désigner par des mots féminins (si j'ai écrit que « pédé » ne me gêne pas, en revanche je trouve « tapette » ou même le censément affectueux « tapiole » très insultants). Évidemment, je reconnais à tout le monde le droit de se désigner comme ils le veulent : juste soyez assez aimables pour ne pas dire « elle » en parlant de moi, merci (ni « elles » d'un groupe dont je fais partie — si vous n'aimez pas le fait que la grammaire française demande le masculin à moins que tous les membres du groupe soient féminins, dites par exemple « elles et ils »). Il va de soi que je ne trouve rien d'insultant au féminin in ipso : c'est juste que je ne m'y rattache pas. Au demeurant, ce sont autant les femmes qui pourraient être insultées de la suggestion que prendre un homme et lui retirer son goût pour les femmes fait de lui un individu féminin : quel singulier outrage à la dignité féminine que de penser qu'une femme est un homme « avec quelque chose en moins » !

Si je souligne aussi lourdement, c'est que cela correspond pour moi à un lourd traumatisme (et mon but n'est donc pas ici seulement de débiter mes théories mais aussi de parler de moi, ce qui est normal, c'est mon 'blog et c'est fait pour ça). Je n'ai jamais eu le moindre problème pour m'identifier moi-même (par rapport à moi-même, j'entends : devant les autres il m'a fallu plus de temps) comme homosexuel, ni évidemment comme individu de sexe masculin ; mais l'image que la société (ou que ma vision, adolescent, de la société) me renvoyait de l'homosexualité masculine, apparemment associée à des caractéristiques féminines ou efféminées que je ne trouvais pas du tout en moi, m'a causé un profond trouble identitaire. Comment pouvais-je réconcilier ma masculinité (ou, n'ayons pas peur du mot, ma virilité) avec mon homosexualité alors que toute l'iconographie ou l'idéologie que je recevais au sujet de ces idées les présentait comme contradictoires ? Comme je ne pouvais douter de ma masculinité (je suis en train de le dire, c'est ce qui est le plus significatif), j'ai pu me demander si ce que j'identifiais comme de l'homosexualité n'était pas une erreur de jugement de ma part : il m'a fallu un certain temps avant de comprendre qu'il n'en était rien, c'était seulement une certaine représentation de l'homosexualité qui ne correspondait pas à la réalité. Maintenant je fais un rejet extrêmement fort de l'association d'idées entre l'homosexualité masculine et la féminité ; rejet qui pourtant n'a rien à voir avec une « follophobie » comme certains en éprouvent (et que je réprouve), mais seulement avec un traumatisme d'adolescence.

Passons. Cependant j'en profite pour demander s'il est réellement opportun de rassembler, comme on le fait fréquemment, les transgenres et transsexuels, avec les homosexuels. Au-delà du fait trivial que tous ces groupes prônent de façon générale une plus grande tolérance sexuelle de la société (mais ce fait-là regrouperait également les zoophiles ou adeptes du sado-masochisme, par exemple) et peut-être la demande que la loi n'ait jamais connaissance du genre d'un individu, je ne vois pas ce qui regroupe les transgenres et les homosexuels. Et à vouloir assimiler ceux-là à ceux-ci ou ceux-ci à ceux-là, on risque de perdre de vue que leurs revendications ne sont pas du tout les mêmes (bien qu'elles puissent s'allier) ; donc oublier la spécificité des transgenres et entretenir des idées fausses sur les homosexuels. Je maintiens : l'homosexualité n'a rien à voir avec une confusion des genres (pas plus que la transsexualité, d'ailleurs), c'est au contraire nier l'existence même de l'homosexualité que de la ramener à une confusion des genres (le ni… ni… dont parle Sylviane Agacinski) dans laquelle il n'y aurait plus d'homosexualité ni d'hétérosexualité mais une pansexualité tout simplement contraire à l'observation la plus immédiate. Et c'est aussi ignorer la bisexualité (un oubli trop fréquent) que prétendre qu'il y a un clivage fondamental entre l'hétérosexualité et l'homosexualité.

Je ne prétends évidemment pas qu'il existe une séparation absolue et infrangible entre les genres. D'abord, ce n'est pas parce que j'insiste sur l'existence et l'importance de l'altérité sexuelle que je nie pour autant le fait que nous ayons chacun en nous des caractéristiques identifiables comme masculines et d'autres que l'on pourrait qualifier de féminines. C'est d'une telle banalité que j'ai presque honte à le dire ; mais parfois il faut défoncer les portes ouvertes pour être sûr d'être parfaitement bien compris. Je ne prétends nullement jouer au « macho », nier ou rejeter ma féminité en affirmant distinctement que je suis un individu de sexe et de genre masculin et en proclamant ma fierté quant à ma virilité, ni même en me prétendant incapable de comprendre la femme ; je prétends en revanche que cette féminité en moi n'a pas à voir avec mon homosexualité. Et je prétends encore que si l'on passe de l'affirmation (banale et de peu d'intérêt) « il y a du masculin et du féminin en chacun d'entre nous » à « tout est en tout et réciproquement » on risque de sombrer dans une eau de vinaigre intellectuelle qui ne mène à rien. S'il faut une illustration, je propose plutôt cette très jolie phrase (que j'ai d'ailleurs déjà citée) : I'm more man than you'll ever be and more woman than you'll ever get.

Mais continuons à attaquer au bélier les rares portes ouvertes encore intactes : il est évident qu'encore plus important que notre genre est le fait que, femmes et hommes ensemble, nous soyons des humains. Car la discrimination, toute discrimination, et notamment celle fondée sur le sexe, vient non d'une exagération de la différence entre les genres, mais de l'oubli simple de cette donnée vitale : notre genre est masculin ou féminin peut-être, mais c'est aussi le genre Homo (pun unintended, mais assurément bienvenu). N'oublions pas non plus que nous sommes encore d'autres choses. Par exemple : des mammifères ; cela peut paraître très bête à dire, mais de notre identité mammalienne proviennent certaines des fonctions « nobles » de notre cerveau, les émotions les plus importantes (dont l'amour maternel) ; donc je le dis sans crainte du ridicule, soyons fiers d'être des mammifères, voyons en les chats, les chiens, les rats et les vaches nos cousins, et n'ayons pas peur de dire que nous avons survécu là où les dinosaures ont péri. Je laisse au lecteur le soin de trouver ce qui doit être tiré de notre identité de primates, de vertébrés, et tout simplement d'êtres vivants (et quelle importance doit être donnée à chacune).

Merci de votre attention. Vous pouvez maintenant faire passer les mèmes. ☺️

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