Cela faisait longtemps que je
n'avais pas parlé de sommeil. En fait, en général, je ne dors pas si
mal (en tout cas beaucoup mieux que la lecture du billet que je viens
de lier peut le laisser penser). Mais en ce moment, mon immeuble
subit un ravalement de façade, donc des bruits de travaux de 8h15 à
17h (en gros) tous les jours ouvrés, et l'effet sur mon sommeil est
catastrophique. L'occasion de raconter un peu ce que je comprends des
phénomènes qui influent sur le sommeil (le mien, en tout cas, mais je
suppose que je suis loin d'être le seul à subir certains de ces
effets).
La première chose que je veux évoquer est la classification des
gens en « lève-tôt » et « couche-tard » (en anglais on
dit lark
et [night] owl
,
cf. cette
page qui ne dit cependant pas grand-chose). Il n'y a aucun doute
que je sois du côté « couche-tard » (hibou), et il est intéressant de
se demander comment ce genre de choses se manifeste : disons que j'ai
l'impression que « couche-tard » n'est qu'un symptôme et que la cause
est un peu différente. L'analyse que j'ai envie de mener s'appuie sur
cette merveilleuse citation de l'ex d'un ami :
Il y a deux moments agréables dans la journée : le soir quand on se
couche, et le matin quand on ne se lève pas.
Non seulement c'est très drôle, mais je pense que c'est une clé
importante de compréhension de la relation qu'on peut avoir avec le
sommeil. Considérons ces deux plaisirs du sommeil : le fait de se
coucher le soir, et le fait de ne pas se lever le matin. Je pense que
la classification en « lève-tôt » et « couche-tard » est mieux
reflétée par la réponse à la question du plaisir que chaque personne
éprouve dans ces deux moments. Il y a des gens, bien sûr, qui
n'aiment pas spécialement dormir ou n'éprouvent pas le besoin de le
prolonger au-delà d'un minimum, ni dans un sens ni dans l'autre, et
qui sont donc à la fois couche-tard et lève-tôt. (Je ne sais
pas si je dois les envier : certes, ces personnes ont plus d'heures
productives dans la journée, mais ça veut aussi dire qu'elles ont
moins de rêves, or rêver est une des
choses que je préfère dans la vie : donc, au final, pendant une
période de temps donnée, elles auront peut-être plus vécu dans le
monde réel, mais moi, pendant ce même temps, j'aurai volé dans les
nuages, pratiqué la magie, fondé et détruit des empires, affronté et
vaincu des créatures terrifiantes, et toutes sortes d'autres choses
que je ne regrette pas.) Mais parmi les gens qui apprécient le
sommeil, on peut se demander si on préfère se coucher ou ne pas se
lever — prolonger le sommeil du soir en se couchant plus tôt ou celui
du matin en se levant plus tard. Et je pense que les heures
auxquelles on se couche ou se lève ne sont qu'un effet secondaire de
notre relation à ces deux plaisirs : sans contrainte, j'ai
naturellement tendance à me coucher de plus en plus tard et à me lever
de plus en plus tard, pas tellement parce que j'aime me coucher
tard ni me lever tard dans l'absolu mais parce que
j'aime rester plus longtemps au lit beaucoup plus que je
n'aime m'y mettre.
Dans mon cas l'explication est simple : passer du réveil au sommeil
ou vice versa est une forme de violence, donc dans les deux cas
je vais avoir tendance à la repousser. Quand je réfléchis à quelque
chose (surtout quand j'ai enfin
trouvé le
flow), je n'ai pas envie de m'interrompre pour aller dormir ; de
plus, pour moi, comme je le disais
ici, le sommeil du soir n'est pas très agréable, je suis
facilement victime de petites hypothermies (ou au contraire
d'hyperthermie), de crises d'angoisse, de confusions nocturnes, bref,
ce n'est pas un début qui me motive beaucoup à aller au lit ; en
revanche, quand je n'ai aucune contrainte m'obligeant à me lever, plus
mon sommeil dure, plus il devient agréable, rempli de rêves (or
j'adore rêver), bref, entre les deux moments évoqués par l'aphorisme
cité ci-dessus, je préfère largement le second. Ce phénomène de
retardement de l'heure de lever et de coucher finit par buter contre
des limites liées à toutes sortes d'effets de la vie sociale ou
simplement de la lumière solaire, mais il m'est beaucoup plus facile
de me décaler vers le tard que vers le tôt.
Je suppose, donc, qu'il y a une certaine symétrie et que les gens
qui aiment se lever tôt (et qui aiment quand même bien dormir)
apprécient plus le fait de se coucher que le fait de traîner au lit le
matin, et que ça a tendance à les décaler progressivement dans l'autre
sens.
Bref.
Des travaux qui font du bruit à partir de 8h15, on peut me dire, ce
n'est pas furieusement tôt : tout de même, se lever à 8h15 ce n'est
pas bien méchant ! De fait, il m'arrive assez souvent de devoir
donner cours à 8h30, et ce à Palaiseau
qui plus est, donc je dois me lever bien plus tôt que ça.
Pourquoi est-ce que ces travaux de ravalement m'affectent tant,
alors ?
Un des effets les plus pervers de mon sommeil est que non seulement
les tracas et l'anxiété m'empêchent de dormir (or je suis facilement
anxieux), mais en plus, la cause d'anxiété qui m'affecte le
plus pendant la nuit, et m'empêche le plus souvent de dormir, est
justement celle de manquer de sommeil. De là un cercle
vicieux dans lequel je tombe trop facilement : je ne dors pas pour une
raison X ou Y, je sens bien que l'heure tourne,
je me dis que le nombre d'heures de sommeil que je vais avoir diminue,
et plus je sens qu'il diminue plus j'angoisse à l'idée que je vais
manquer de sommeil, et du coup, moins j'arrive à m'endormir. Ce
cercle vicieux de l'insomnie peut être encore empiré si mon poussinet
fait lui-même de l'insomnie, parce qu'à ce moment-là nous avons
tendance à nous empêcher l'un l'autre de nous rendormir en gigotant
dans le lit parce que nous n'arrivons pas à dormir (jusqu'à ce que
parfois, n'en tenant plus, l'un de nous emporte son matelas et aille
dormir dans le salon). Mais le phénomène de base est vraiment
celui-ci : la crainte de manquer de sommeil m'empêche de
dormir donc s'auto-alimente.
D'où un paradoxe : si je me couche, disons, à minuit et que je sais
que je peux dormir autant de temps que je voudrai (parce que je n'ai
pas de rendez-vous, pas de cours à donner, pas de réveil à mettre, pas
de crainte que quelque bruit de chantier me réveille), je vais dormir
peut-être jusqu'à 8h ; si d'aventure je fais un peu d'insomnie, je
vais généralement me rendormir rapidement parce que je sais que ce
n'est pas grave, qu'il me suffira de dormir un peu plus tard (et du
coup, je n'ai pas d'inquiétude, du coup je me rendors facilement, du
coup je n'ai pas besoin de me lever plus tard). Alors que si
je programme un réveil pour, disons, 8h30 (donc après le
moment où je me serais sans doute réveillé spontanément sans
contrainte), je sais que je ne peux me permettre « que » 30min
d'insomnie sous peine de manquer de sommeil, et dès que quelque chose
va me réveiller, je vais m'inquiéter de ne pas réussir à me rendormir
en 30min, et du coup je ne vais, effectivement, pas y arriver. Donc
en fait, si je veux bien dormir en mettant un réveil à 8h30, je dois
me coucher très très tôt, pas pour dormir autant de temps, mais pour
être rassuré sur le fait qu'il est peu plausible que je fasse
tellement d'insomnie.
Bon, mais comme je le disais, ça m'arrive bien de temps en temps de
devoir me lever tôt. Alors pourquoi est-ce que ce n'est pas tellement
la catastrophe ? Et pourquoi ces travaux de ravalement sont-ils
différents ?
Parce que, en temps normal, je sais que c'est, justement,
exceptionnel : si je dois me lever, disons, le lundi à 7h, je vais me
coucher le dimanche soir vers 22h, mais surtout, je vais me
dire bon, même si je manque un peu de sommeil cette nuit, ce n'est
pas bien grave, parce que la nuit dernière j'en ai eu assez, parce que
la nuit suivante j'en aurai assez, et au pire je pourrai toujours
faire une sieste
(en vrai, je ne fais jamais de sieste, mais le
fait de pouvoir éventuellement en faire une me rassure quant
au fait que je ne vais pas manquer gravement de sommeil), du coup
l'anxiété de manquer de sommeil reste maîtrisée, et la moindre petite
insomnie ne débouche pas sur le cercle vicieux que j'ai décrit.
L'autre chose c'est que, tant que ça reste occasionnel, je
peux prendre des substances qui m'aident à dormir. La doxylamine
(antihistaminique en vente libre sous le nom de Donormyl®) a un effet
très fort sur moi : tellement fort que les comprimés de 15mg, prévus
pour être coupés en deux, je les coupe typiquement en quatre (ce qui
demande, d'ailleurs, une certaine habileté), i.e., je prends environ
4mg (parfois même seulement 2mg, un huitième de comprimé, mais là
c'est limite du microdosing), et ça m'aide merveilleusement à me
rendormir si je fais de l'insomnie. Mais ça ne marche qu'une
seule nuit : si je recommence le lendemain, ça marche beaucoup
moins bien voire pas du tout, et il y a un contrecoup les nuits
suivantes. En plus, comme la doxylamine a une demi-vie très longue,
il ne faut surtout pas la prendre pendant la nuit (sinon on
est groggy toute la matinée) mais seulement au moment de se
coucher, donc il faut décider à l'avance si le risque d'insomnie
est fort : tout ça me va très bien si je dois, disons, un ou deux
jours par semaine me lever à 7h, mais je ne peux pas en prendre
régulièrement. Sinon, j'ai aussi de la mélatonine (pour le coup, la
demi-vie doit être de quelque chose comme 30min), mais ce n'est pas
vraiment un somnifère, c'est plutôt quelque chose qui aide à se
recaler quand on est décalé. Et j'ai du zopiclone (qu'un psychiatre
m'a prescrit au début du premier
confinement) qui me fait aussi un effet très fort donc je coupe
les comprimés en quatre voire en huit, mais là aussi j'ai peur de
l'accoutumance, et ce n'est vraiment pas un sommeil très agréable,
donc je n'en prends que rarement, quand je sens que je pars vraiment
dans un cercle vicieux d'insomnie. Au rayon
des quasiplacébos, je prends des
tisanes « nuit tranquille » (mais ça fait faire pipi, ce qui n'est pas
forcément malin) ou de l'Euphytose, mais ça reste très limité.
Bref, les médicaments peuvent m'aider ponctuellement, mais dans le
cas présent ils ne me sont pas d'un grand secours.
L'autre conseil qu'on m'a donné, c'est de miser sur la régularité :
plusieurs personnes m'ont dit en substance :
Prends l'habitude de te lever tous les jours à la même heure, aussi
précisément que possible, même le week-end, et de te coucher dès que
tu es fatigué (que ce soit tôt ou tard), et tu dormiras vite bien.
Alors d'abord, c'est un conseil de lève-tôt, ça, et ça représente
un effort d'une très grande violence pour un couche-tard, ou plus
exactement quelqu'un comme moi pour qui, ainsi que je l'évoque plus
haut, le plus grand plaisir est de ne pas se lever — ça
demande justement à renoncer à ce plaisir. En outre ça pose un
problème pratique qui est que, si j'ai des cours occasionnellement
pour lesquels je dois me lever très tôt, ça voudrait dire que je dois
tous les jours me lever à l'heure la plus tôt qui convienne à tous ces
cas. Mais oublions ce point. Le fait est surtout que ça ne marche
pas pour moi.
Programmer mon cerveau pour me réveiller à une certaine heure, je
sais assez bien faire, en fait : si un jour donné je suis réveillé à,
disons, 8h, et que je mets une lumière assez forte dans mon champ
visuel à cette heure-là (j'ai une lampe de luminothérapie à cet
effet), surtout si, en même temps, je mange un peu, alors le lendemain
je me réveillerai à l'heure en question. Ça marche très bien. Mais
l'ennui c'est que ça ne signifie absolument pas que je ne serai pas
fatigué à l'heure en question : je me réveille mais crevé et incapable
de me rendormir.
Les bruits de travaux, donc, me forcent en ce moment à être
réveillé tous les jours quelque part entre 8h15 et 8h30. (En fait,
c'est pervers, parce qu'ils ne font pas forcément tout le temps
beaucoup de bruit, mais comme je n'ai aucun moyen de savoir à l'avance
combien de bruit ils vont faire, mon cerveau table sur le pire cas.)
Du coup, je tombe de sommeil vers 22h, voire avant (il y a quelques
jours, je me suis couché à 20h45, ça n'a pas dû m'arriver souvent dans
ma vie hors des jours où j'étais carrément malade). Je m'endors sans
problème au moment où je me couche, et… trois nuits sur quatre, je me
réveille environ quatre heures plus tard et fais une énorme insomnie.
Donc oui, j'arrive à être très régulier, mais c'est une régularité
complètement merdique, où je me réveille en étant quand même
totalement mort de fatigue, je passe la journée à bâiller, je me
couche très tôt, je m'endors immédiatement, je me réveille au milieu
de la nuit plus du tout fatigué, mais angoissé à l'idée que je fais
une nouvelle insomnie, je me rendors seulement au bout de trois ou
quatre heures, et le cycle de merde reprend. Et même les jours où par
chance je ne fais pas d'insomnie, certes cela me procure une journée
agréable où je suis intellectuellement alerte, mais ils alimentent le
problème la nuit suivante, parce que comme du coup j'ai plutôt trop
dormi (de 22h à 8h15 ça fait quand même pas mal), et soit je vais être
poussé à me coucher plus tard et l'insomnie ne sera que plus forte
parce que le risque de manquer de sommeil le sera, soit je me couche
quand même tôt et ça cause aussi une insomnie en favorisant le sommeil
biphasique.
Encore une autre option serait, donc, de me dire que tant pis, je
vais assumer pleinement le sommeil biphasique, disons entre 21h30 et
1h30 et entre 4h et 8h (puisque cela semble être grosso modo le
cadencement auquel me conduisent mes insomnies). Il y a toutes sortes
de gens qui ont toutes sortes de théories selon lesquelles le sommeil
biphasique ou interrompu est « naturel » (whatever
the f*ck this may mean) :
voir cet
article Wikipédia, notamment les références à Ekirch dans la
section intitulée interrupted sleep
(théorie
aussi résumée
dans cet article que
j'avais déjà référencé). Mais on a
beau avoir toutes sortes de théories sur lesquelles on peut profiter
des heures d'éveil entre, disons, 1h30 et 4h pour travailler, en
pratique ça marche très mal, et quant au fait de se coucher à 21h30
c'est tout de même socialement très handicapant (surtout quand on a un
copain qui rentre assez tard du bureau et qui n'a pas une grande
motivation à se coucher tôt, et qui, a contrario, apprécie très
peu d'être réveillé au milieu de la nuit).
Bref, ces travaux de ravalement de façade, non seulement ils
m'auront coûté en gros le même prix
que ma nouvelle moto et leur bruit
me rend le travail très difficile même quand je suis réveillé et
alerte (bon, pour ça j'ai des pistes pour trouver des endroits où
travailler, je vais finir par en faire marcher une), mais en plus j'ai
l'impression qu'ils sont en train de me coûter six mois de ma vie en
sommeil perdu, et je n'avais pas vraiment besoin de ça juste après une
pandémie qui nous en a tous déjà fait perdre dix-huit. Mais au-delà
de mon cas personnel, je mesure combien toute l'organisation sociale
est construite en faveur des « lève-tôt » au détriment des
« couche-tard » qui doivent souffrir immensément quand ils ont un
emploi qui exige une présence tous les jours à une heure inflexible,
et il n'est pas très surprenant, comme le
mentionne le
truc de la BBC que je citais tout en haut que cela se
ressente sur l'espérance de vie des « hiboux ».