J'ai déjà publié un certain nombre d'éléments autobiographiques par ici : outre cette autobiographie couvrant les années 1976–1996, j'avais écrit ce billet de blog sur mon rapport à mon orientation sexuelle, celui-ci sur ma découverte des ordinateurs, et d'autres choses çà et là, comme (ce qui a un rapport avec ce que je veux évoquer ci-dessous) ici sur ma lecture de Tolkien ou bien là sur celle d'Asimov. Je voudrais dire ici quelques mots sur les histoires que j'ai moi-même écrites quand j'étais ado, sur ce qu'elles racontent et sur ce qu'elles disent sur moi (même si je les ai déjà évoquées en passant comme ici ou là, et plus récemment là). Au minimum, je voudrais raconter un peu quelle est leur intrigue et comment elle m'est venue, et, pour que vous n'ayez pas à les lire vous-mêmes — comment j'ai pu produire des choses aussi mauvaises ou, en tout cas, bizarres. Et ce que j'ai appris à travers elles.
Mon papa m'avait un jour fait la
remarque, que je trouve très juste, que quand on enseigne la
littérature à l'école, on sélectionne ce qu'il y a de mieux, les
meilleures œuvres des plus grands auteurs, et sans doute montrer aux
enfants pourquoi c'est si bien écrit, mais peut-être que la médiocrité
a en fait autant à nous apprendre que le génie (ne dit-on pas, après
tout, qu'il faut apprendre par les erreurs des autres, parce qu'on ne
peut pas vivre assez longtemps pour les commettre toutes soi-même ?),
ou encore la comparaison entre les deux (peut-on vraiment se rendre
compte que Shakespeare est un dramaturge de génie sans le comparer à
un autre qui n'en est pas un ? ou d'ailleurs simplement à des moments
où il ne l'est pas vraiment
— quandoque
bonus dormitat Homerus — mais c'est assez tabou de montrer un
passage de Shakespeare pour dire là ce n'est franchement pas
terrible
, alors qu'on osera plus facilement avec un auteur qui a
moins marqué toute la civilisation). Et un texte médiocre reflétera
en outre peut-être mieux le contexte historique et social dans lequel
il a été écrit que celui d'un auteur que sa stature même rend
singulier, et qui nécessite sans doute pour être décodé correctement
de traverser plusieurs couches d'interprétation et de réinterprétation
plaquées par les époques intermédiaires.
Je ne sais pas si mes œuvres forment même un bon exemple de médiocrité, ou même si je peux me mettre en avant comme exemple typique (whatever this means) d'ado qui, nourri d'une pop-culture « tolkienisante » en France dans les années '80–'90, s'est mis à produire son propre sous-Tolkien ou sous-Asimov, mais je peux toujours essayer. Il n'y a pas que le cadre (fantastique ou science-fiction) qui mérite un mot, parce que mes romans disent aussi autre chose sur moi, comme mon obsession pour le mysticisme et la symétrie, et derrière le sous-Tolkien il y a du sous-Oulipo, ou quelque chose comme ça.
Pour redonner un peu de contexte, même si j'ai déjà raconté ça
plusieurs fois, j'ai grandi « un pied dedans, un pied dehors » par
rapport à une pop-culture que je qualifie ci-dessus
de tolkienisante
: je n'ai lu The Lord of
the Rings qu'à 15 ans (encore une
fois, cf. ici ; j'avais
lu The Hobbit bien avant), mais j'avais des
amis qui l'avaient lu bien avant, et qui m'en avaient parlé, et je
m'étais formé une certaine idée de l'œuvre, et surtout,
j'avais été exposé à un certain nombre de — comment dire — produits
dérivés du Seigneur des Anneaux. Je n'ai pas joué
à Dungeons & Dragons (ou peut-être
juste une ou deux fois, pour des parties très courtes), mais j'ai
côtoyé des gens qui y jouaient beaucoup (ou à d'autres jeux de ce
genre), et j'ai assisté à de telles parties, ça m'intéressait
plus de m'asseoir à côté du DM et
de tout observer que de participer personnellement à l'action ; de
même s'agissant des Livres
dont Vous Êtes le Héros
, je n'y jouais guère (je
n'avais pas la patience de prendre les dés pour les combats, suivre
les règles, et subir la frustration d'être tué et de recommencer),
mais j'aimais quand même les lire, quasi linéairement, en
explorant des choix un peu au pif, d'où il résultait d'ailleurs une
idée assez confuse de la trame générale de l'intrigue que je
découvrais finalement dans un désordre à peu près total ; parfois
(surtout en fin d'école primaire, donc vers 10 ans), des amis et moi
nous construisions mutuellement des aventures
, dans un cadre
informel, sans dés ni plateau ni règles précises, nous proposant juste
oralement situations et nous invitant à dire ce que nous voulions
faire, et ces aventures étaient pleines de magie. Et une autre chose
qui m'a beaucoup marqué, ce sont certains jeux d'aventure sur
ordinateur : je ne redis pas ce que j'ai
déjà écrit ici (ainsi
que là
et là), mais j'ai beaucoup été
influencé par la
série King's
Quest et
surtout Ultima.
Je viens de lister quelques uns des ingrédients des mondes de mon imagination, mais il y a autre chose que je devrais surtout essayer de dire c'est : pourquoi la heroic fantasy ? Ce n'est pas uniquement une influence extérieure qui m'a poussé vers ce genre. Il y a bien sûr l'aspect d'avoir besoin de rêver un peu de magie dans un monde qui n'en a pas (et peut-être d'autant plus fortement que, fasciné par les sciences, je devais reléguer le surnaturel à mes rêves et fictions). Mais il y a un autre aspect auquel on pense peut-être moins évidemment que « l'envie de rêver » :
- Écrire une histoire se déroulant dans le monde réel demande soit une expérience de celui-ci, soit un effort de documentation, qui sont difficilement accessibles quand on est ado, surtout à une époque où Wikipédia n'existait pas et même le Web quasiment pas. (Ou alors on va se limiter à des récits qui se déroulent dans un collège/lycée français, ce qui présente certes des possibilités assez considérables d'exploration psychologique, mais limite sérieusement l'intrigue elle-même. En tout cas, je n'ai jamais eu envie de reproduire dans ce que j'écrivais ce que je vivais déjà chaque jour. Mais en même temps j'étais trop maniaque de la précision pour accepter de simplement ignorer mon ignorance, inventer ce que je ne savais pas, et admettre que je ferais forcément plein d'erreurs.)
- A contrario, le cadre « médiéval-fanastique tolkienisant
standard » offre à la fois suffisamment de références partagées pour
pouvoir commencer à écrire une histoire sans perdre une éternité en
exposition si on ne le souhaite pas (si je dis
elfe
, mon lecteur s'imagine quelque chose de vaguement conforme au standard ISO de l'elfe), mais suffisamment de flexibilité pour permettre d'y insérer à peu près n'importe quoi comme intrigue. C'est un cadre générique, peu envahissant, mais hautement paramétrable (à commencer par le réglage critique « niveau et type de magie disponible »), dont on peut faire absolument ce qu'on veut, et où on n'a à se soucier que de cohérence interne sans que qui que ce soit vienne vous reprocher, par exemple, que la rue Servandoni n'existait pas à l'époque où se situe votre roman.
Alors oui, on peut considérer que le cadre médiéval-fantastique tolkienisant standard est un peu cheap, qu'il s'agit du plastique à tout faire d'un million de mondes interchangeables. (J'ai moi-même souvent ressenti l'agacement extrêmement bien décrit ici par Boulet et qui pourrait directement attaquer beaucoup des histoires que j'ai écrites.) Mais on doit savoir gré à Tolkien d'avoir créé ce cadre standard qui ouvre les portes du royaume de l'imagination à mille adolescents qui ne deviendront jamais écrivains mais qui ont besoin de rêver, et peut-être à un qui deviendra écrivain, quitte à rester dans ce cadre mais en en faisant quelque chose de créatif car il est bien sûr possible de dépasser le cliché. (Pour être bien clair, je ne prétends absolument pas que je fantastique soit un genre réservé aux adolescents ou jeunes adultes : je dis juste qu'il est plus facile de se mettre à écrire dans ce cadre quand on est adolescent ou jeune adulte.)
C'est intéressant, parce qu'il semble qu'il (Tolkien) ait voulu créer une mythologie de l'Angleterre, mais ce qu'il a créé est à la fois plus large (dépassant largement l'Angleterre) mais aussi différent. La distinction entre un cadre imaginaire et une mythologie cohérente est assez subtile : il est plus facile d'écrire une histoire dans un monde basé le cadre médiéval-fantastique tolkienisant que sur les mythes grecs, par exemple, ou bien sur le cycle Arthur-Lancelot-Merlin-Graal, parce que ces derniers renvoient à des histoires assez précises avec lesquelles le lecteur s'attendrait à trouver une articulation (qu'il s'agisse de Thésée ou de Perceval, on leur associe plus que des caractéristiques générales, mais des événements bien définis), alors qu'il est beaucoup plus facile d'importer quelques idées des mondes à la Tolkien sans importer toutes les histoires de la Terre du Milieu. Allez savoir pourquoi : peut-être est-ce grâce à Dungeons & Dragons que se sont répandues non seulement l'idée de ce cadre générique mais aussi l'idée encore plus importante que chacun est libre de s'en emparer et d'en faire ce qu'il veut.
L'autre type de cadre dont on peut facilement imaginer s'emparer, c'est la science-fiction (et on peut peut-être croire que, pour moi qui avais une certaine culture scientifique déjà à quinze ans, ç'eût été plus naturel). J'ai certainement été beaucoup influencé par la trilogie originale des films Star Wars (j'ai vu l'épisode VI à sa sortie) et par la lecture du cycle Foundation d'Asimov (je ne vais pas redire ce que j'ai déjà écrit ici), et sans doute aussi, à un certain niveau, par le livre de vulgarisation scientifique Cosmos de Carl Sagan : quelle que soit la part de ces différences influences, je rêvais de civilisations galactiques, mais en même temps je voyais bien qu'il était très difficile d'écrire des histoires scientifiquement sensées dans un tel cadre. Car quels que soient les mécanismes imaginés pour contourner les obstacles évidents que présentent la finitude de la vitesse de la lumière, l'immensité des échelles d'espace et de temps impliquées, la rareté des planètes habitables et l'imagination des formes de vie extra-terrestres (ou l'explication de leur absence !), pour arriver à quelque chose de ne serait-ce que plausible scientifiquement, non seulement on devra faire d'immenses efforts d'exposition, mais en outre on arrivera certainement à un univers tellement étranger à l'expérience familière de l'auteur et du lecteur qu'il sera difficile de rentrer dedans. L'autre solution était de jeter résolument la science à la poubelle et de traiter le space opera comme on traite le médiéval-fantastique, comme un décor en plastique où on peut insérer n'importe quelle manière d'histoire, mais j'étais plus hostile à suspendre mon incrédulité scientifique de cette manière qu'en imaginant des elfes, des nains et des gnomes.