Je parle rarement de politique ici, alors je vais en faire un peu pour une fois (tout en tâchant de garder la neutralité de rigueur du devoir de réserve® du fonctionnaire).
On commence par une prévision, c'est sur ce qui va se passer en 2007, parce qu'on m'a dit de l'écrire dans mon blog pour qu'on puisse se moquer de moi après coup. Je la fais pas tellement parce que j'y crois que parce que personne d'autre ne semble accorder ne serait-ce qu'une seconde d'attention à ce scénario : il s'agit d'imaginer que M. Sarkozy soit élu président de la République mais qu'aux législatives qui suivent son parti, l'UMP, perde nettement face au PS, donnant une nouvelle cohabitation (où le Premier ministre aurait des chances assez importantes d'être, par exemple, M. Strauss-Kahn). Je ne dis pas que je considère ce scénario comme très probable : mon pipotron lui donne environ 35% de chances de se réaliser, contre, disons, 30% pour une victoire du PS aux deux élections, 20% pour une victoire de l'UMP après l'élection de M. Sarkozy, et 15% pour n'importe quelle sorte de scénario un peu exotique (par exemple, une absence de majorité absolue à l'assemblée). Bref, je ne me mouille pas trop : mais je m'étonne de voir qu'on me traite parfois d'illuminé de la simple évocation de ce cas de figure. Rapidement, je dirais que les raisons de penser qu'il n'est pas invraisemblable sont que (1) M. Sarkozy est assez populaire, mais il l'est à titre individuel, son parti, lui, ne l'est pas énormément (et a subi un revers considérable lors des dernières élections), (2) l'adversaire principal qu'on lui désigne généralement, Mme Royal, pourrait échouer à obtenir l'investiture de son parti à cause d'une division interne du PS (ou pour d'autres raisons : on a évoqué, par exemple, la possibilité de bourrage d'urnes depuis que le parti a autorisé des inscriptions « internet » à bas prix permettant néanmoins de voter dans les primaires), (3) une dispersion des voix, plus probable à gauche qu'à droite, pourrait conduire à l'élimination des candidats de gauche au premier tour de la présidentielle, typiquement au profit de l'extrême-droite comme en 2002, alors que cette élimination a peu de chances de se produire de façon significativement répétée sur les législatives, (4) les Français n'ont tout simplement jamais reconduit une majorité à l'Assemblée nationale depuis 1981, (5) les Français ne semblent pas fondamentalement hostiles à la cohabitation, lorsqu'on leur pose la question directement (dans un sondage) ou indirectement (lors d'une élection législative, en '86, en '93 et en '97), (6) s'il est vrai qu'ils pourraient être réticents à voter coup sur coup pour une assemblée de couleur politique opposée à celle du président, ils seraient aussi probablement réticents à reproduire le scénario de 2002 qui donne actuellement un exécutif dont l'impopularité est exceptionnelle. Bref, toutes ces raisons ne font peut-être pas un cas hautement probable, mais au moins digne d'être pris en considération, or je n'ai entendu personne, ni homme politique ni analyste de quelque sorte que ce soit, ne serait-ce qu'évoquer cette possibilité. Je trouve ça étrange, qu'on ferme autant les yeux dessus.
Passons. Parler de cette élection m'amène à évoquer un point de programme qui est partagé par les deux principaux candidats et qui me semble, pour le dire tout de suite, absolument révoltant, c'est l'idée d'établir un service civique obligatoire pour les jeunes (ici le projet socialiste, là une présentation de celui de M. Sarkozy). Des blogueurs ont déjà argumenté de façon convaincante contre cette idée : ici par exemple, ou là, ou encore là, rien pour ce qui est des aspects économique du projet, donc pas la peine que je reproduise ces arguments ; de toute façon, je pense qu'il est irréalisable, c'est une promesse électorale vaseuse qui n'engage que ceux qui y croient et qui est destinée à séduire à la fois toutes sortes de gens qui s'imaginent qu'il faut inculquer quelques saines valeurs à cette jeunesse désorientée, un thème qui fait recette depuis Mathusalem — mais dans les faits, ça restera une promesse vide parce qu'il y aurait une terrible levée de boucliers et parce que l'individualisme est quand même bien ancré dans les mentalités : personne ne se risquerait à perdre l'électorat potentiel de cette jeunesse censément désorientée ; et aussi, plus simplement, parce que ce serait impossible de trouver l'encadrement nécessaire ; il sera, de toute façon, bien commode après les élections de prétexter que l'argent manque (ce qui est vrai) ou que c'est juridiquement impossible (c'est contraire à la Constitution et à tous les protocoles sur les droits de l'homme). En gros, on aménagera les possibilités de service civique volontaire (ce qui me semble une très bonne chose, là, surtout si on trouve un moyen d'améliorer la compatibilité avec les cursus universitaires) et on oubliera discrètement le côté obligatoire (là aussi, je m'en réjouirai, car c'est uniquement cet aspect-là qui me pose problème).
Ce qui m'inquiète, c'est, plus que le projet lui-même (dont je
viens d'expliquer qu'il ne sera sans doute jamais réalisé), le fait
qu'il puisse être avancé sans que ça fasse broncher qui que ce soit.
Car, je suis désolé, si ce projet viole toutes les conventions sur les
droits de l'homme, ce n'est pas pour une question de forme ou pour un
problème technique : c'est qu'il s'agit vraiment d'une
violation des droits de l'homme, de forcer quelqu'un à travailler (je
pourrais sortir le mot esclavage
, là, mais ça ne convaincra que
ceux qui ont déjà compris, donc évitons-le), et si le service
militaire obligatoire est vu comme une exception historique pour
nécessité d'État (que je conteste, d'ailleurs, et je suis bien content
qu'il ait été supprimé en France) et si l'éducation obligatoire est
agrémentée de sauvegardes importantes (plus obligatoire au-delà de 16
ans, et en-deçà les parents ont le choix du mode d'éducation qu'ils
veulent donner à leurs enfants), ce n'est pas un hasard. Une fois
qu'on considère qu'un individu est adulte est responsable, on doit
admettre qu'il est seul maître à décider de ce qu'il fait de sa vie.
C'est très dur pour les gens qui aiment tant mettre leur nez dans les
oignons des autres.
Ce qui me fait peur, donc, c'est qu'on puisse proposer une mesure
qui va directement à l'encontre d'une liberté individuelle
fondamentale, et que ça fasse, finalement, aussi peu de remous. (Et
une fois de plus, je me lamente
que des gens confondent systématiquement machintruc est
une bonne chose
et
‹rendre machintruc obligatoire› est une
bonne chose
… mais je vais y revenir.)
Le problème, avec les libertés individuelles, ou, dans un autre
angle, avec le droit des minorités, c'est qu'il faut les protéger y
compris contre la majorité. C'est pour ça que la démocratie, qui est,
empiriquement, la forme de régime politique la plus respectueuse des
droits individuels (‹remous sur les bancs des libertaires du
fond de la classe›), est aussi potentiellement dangereuse : car
il est difficile, dans un système de gouvernement qui prétend donner
le pouvoir à la majorité, de protéger les libertés des individus ou
des minorités même contre les décisions de la majorité. C'est pour ça
que nous avons des juges, et c'est pour ça que la justice est censée
être indépendante du suffrage universel, et c'est pour ça que
j'enfonce des portes ouvertes, aussi. Toujours est-il qu'il y a une
chose qui m'effraie, c'est qu'on piétine ces libertés individuelles à
grandes acclamations de la vox populi, vox dei, à
grands coups de sondages et de mesures populaires (et, puisque les
gens confondent systématiquement être souhaitable
et être
souhaitable qu'il soit obligatoire
ou être indésirable
et
être souhaitable qu'il soit interdit
, on peut leur faire avaler
toutes sortes de salades). Je ne suis pas sûr que les moyens de
communication que nous avons en ce début de XXIe siècle soient
toujours complètement un progrès pour la liberté : j'avais d'ailleurs
déjà ranté à ce sujet.
L'autre problème, apparenté, c'est qu'on s'imagine qu'on a fait des progrès dans la liberté de X en voyant qu'on a fait des progrès dans la technique de X. Ceci vaut particulièrement si X = la communication. La situation de l'Internet en Chine semble bien montrer que cet outil de communication, qui peut certes devenir un outil de liberté, ne l'est que si on veut qu'il le soit, pas automatiquement (et vlan ! une autre porte ouverte copieusement enfoncée à la hache bénie +2). L'ennui, c'est qu'on confond les deux.
J'ai peur, en fait, qu'on se dirige vers une société toujours plus despotique, mais d'un despotisme non pas d'une oligarchie mais de la majorité bien-pensante, dont les outils de communication, toujours plus développés, deviendraient des outils d'ostracisme des déviants de toutes sortes, en même temps qu'on se féliciterait bien haut que la liberté ne cesse de progresser, comme si la liberté d'expression se mesurait en mégabits par seconde.
Zut, j'ai encore ranté, et je n'ai pas été clair. Tenez, ce n'est pas vraiment le sujet (en même temps, je n'ai pas arrêté de faire des coqs-à-l'âne, alors le sujet…), mais dans un pays toujours plus en avance que nous pour ce qui est des reculées sociales, voilà ce que ça peut donner, le despotisme du bien-pensant.